2.1 Transformation de la structure de l’emploi dans la région urbaine de Lyon

Depuis la décennie 1970, bien des recherches ont mis en lumière une baisse, sinon toujours absolue, du moins relative, du nombre des emplois dans le secteur industriel et un gonflement inverse de ceux attachés au secteur tertiaire. L’industrie, hier encore au centre de l’activité économique et du développement urbain, a désormais cédé le pas devant les services. Alors que le secteur industriel occupait plus de 40% de la population active française durant les trente glorieuses, il n’en employait plus qu’un quart au recensement de 199052.

Si tout un chacun peut aisément convenir que les avancées technologiques ont eu une large incidence sur ces changements, qu’elles ont induit une croissance de l’information et de la conception dans les processus de fabrication et, à l’inverse, une diminution des interventions manuelles ; le sens et la portée sociale de ce basculement de l’emploi ont donné lieu pour leur part à bien des débats. La question fut posée de savoir si cela correspondait ou non à la fin d’un cycle historique et en l’occurrence, au passage d’une société basée sur la production de biens matériels vers une autre bien plus centrée sur les services53. Tout comme la première révolution industrielle avait généré autrefois la transformation d’une société dominée par le commerce en une autre basée sur l’industrie, certains postulent que les évolutions actuelles marquent l’avènement d’une société postindustrielle54 ou informationnelle55.

Nous pouvons nous demander, cependant, si cette évolution n’est pas accentuée, et son sens plus ou moins travesti, par la nature même des données ou des typologies de données qui servent à l’observer. La tertiarisation de l’économie est en effet mise en lumière à partir d’une typologie de l’emploi bien particulière, fondée sur une classification ternaire (primaire, secondaire, tertiaire) issue des recherches de Colin Clark. Si cette grille définit relativement bien les deux premiers secteurs (ceux liés à l’exploitation et à la transformation des matières premières), elle se borne en revanche à regrouper dans un vaste secteur tertiaire l’ensemble des activités qui ne rentrent pas dans les deux précédents. Le secteur tertiaire amalgame en conséquence des activités extrêmement hétérogènes, allant des services de base aux ménages (assistantes maternelles, commerce de proximité, etc.) aux services aux entreprises les plus élaborés (assistance informatique, publicité, recherche-développement, etc.). Suite aux évolutions économiques actuelles, 73% de la population active française56 se trouve désormais regroupée dans ce que nous pourrions appréhender comme un nouveau tiers état. Cette image d’une vaste catégorie qui regrouperait une part croissante de la population n’est d’ailleurs pas qu’un simple effet de style. La rhétorique de la tertiairisation de l’emploi est bien souvent utilisée pour accréditer la conception simmelienne d’une intégration sociale progressive, conduisant à la résorption des structures de classes consubstantielles à la société industrielle et à l’événement d’une société relativement homogène, dans laquelle les inégalités sociales ne renverraient plus qu’à la seule capacité des individus à se promouvoir socialement et économiquement.

Mais le gonflement du secteur tertiaire renvoie-t-il véritablement à une homogénéisation de la société ? Ne rend-il pas plutôt compte des limites désormais atteintes par une typologie incapable de différencier des situations et des dynamiques pourtant extrêmement différentes ? Pouvons-nous regrouper dans une seule et même catégorie, et par-là même assimiler les uns et les autres, les services induits par les transformations des processus de production ainsi que par les avancées technologiques, et les services domestiques ? Ces deux grands types de services renvoient-ils aux mêmes dynamiques économiques, aux mêmes niveaux de qualification et de rémunération ou encore, plus globalement, aux mêmes systèmes d’emploi ?

Nous pouvons, en somme, nous demander si, par sa conception même, la catégorisation de l’emploi issue des travaux de Colin Clark ne constitue pas une gêne pour qui veut lire et comprendre les évolutions économiques actuelles. Face à ce problème, plusieurs auteurs ont déjà tenté de subdiviser le troisième secteur en tertiaire banal et tertiaire supérieur ou quaternaire. D’autres sont allés plus loin en proposant une refonte globale de la typologie de l’emploi57. C’est dans cette dernière perspective que se situe la proposition élaborée par l’équipe STRATES au début des années 199058. A partir de la nomenclature des activités et des produits (NAP) détaillée à 600 postes, cette équipe de recherche a élaboré une nouvelle typologie regroupant d’une part l’ensemble des activités liées à la production (production de biens matériels et services aux entreprises) et de l’autre, les emplois liés à la reproduction sociale (services aux ménages), l’armée étant classée à part. Cette nouvelle typologie a l’avantage évident de nous permettre de distinguer les services aux entreprises de ceux aux ménages et, plus globalement, de nous aider à mieux appréhender la part respective des activités concourant à la production de celles participant à la reproduction sociale. Cela nous permet, en d’autres termes, de différencier dans la tertiarisation de l’emploi les dynamiques qui nous renvoient à la transformation des processus de production, consécutive aux avancées technologiques (l’essor des services aux entreprises), de celles qui reflètent la transformation des besoins sociaux et, à travers elles, une modification du fonctionnement social (la croissance des services aux ménages).

Les données agrégées selon cette nouvelle typologie n’étant disponibles à l’INSEE que pour les années 1982 et 1990, nous ne pourrons les utiliser sur toute la période qui nous intéresse ici. Nous exploiterons donc, en premier lieu, la typologie ternaire pour la période allant de 1968 à 1990, ce qui nous permettra de mettre en relief l’indéniable tertiairisation de l’emploi durant cette période. Nous affinerons par la suite ces premiers constats en utilisant la typologie STRATES pour les années 1982 à 1996. Jusqu’à 1990, nous traiterons les données des recensements généraux de la population ; par la suite, nous utiliserons celles issues du fichier UNEDIC, ce dernier ne portant que sur les seuls emplois salariés de droit privé. Cette analyse de la grille STRATES nous permettra, plus particulièrement, de mettre à jour l’ambivalence actuelle de la croissance des services.

Notes
52.

Source : INSEE, 1990.

53.

La croissance du tertiaire a donné lieu à deux grands types d’interprétation. Pour les uns, dont J. Fourastier (1949) fut sans doute le précurseur, ceci révélerait l’avènement d’une société postindustrielle dominée par les services ; pour de plus amples informations, le lecteur pourra se référer ici à l’ouvrage de D. Bell (1976). Pour les autres, en revanche, nous serions toujours dans une société industrielle ou néo-indutrielle, dans laquelle la production reste centrale. La croissance des services serait, en effet, intimement liée à la production de biens matériels. Le lecteur pourra se référer ici à A. Lipietz (1983), ou pour une variante plus originale (l’économie de self-service) à J. Gershuny (1978).

54.

Touraine A., 1969 ; Bell D., 1976.

55.

Castells M., 1989.

56.

p. 129, Noin D., 1998.

57.

Sanguin A.L., 1978 ; Soppelsa J., 1978.

58.

STRATES, 1993 ; INSEE, 1995.