2.1.2 L’ambivalence du tertiaire à travers la grille STRATES (1982-90)

La grille STRATES nous permet d’affiner notablement notre analyse et cela même si nous restons à un niveau important d’agrégation60. De 1982 à 1990, l’emploi dans la RUL est passé de 964.124 à 1.024.227, soit une croissance de + 6,23%. Cette augmentation est légèrement supérieure à la moyenne des villes françaises, qui ne bénéficiaient sur cette même période que d’un essor de + 5,59%. Si nous tentons de cerner l’origine des 60.123 nouveaux emplois gagnés par la région lyonnaise durant cette courte période, nous nous apercevons alors qu’ils proviennent presque exclusivement de l’expansion des services aux ménages.

Comme le montre le Graphique 4, ci-dessous, la sphère productive reste globalement stable. Les emplois concourant directement à la production de biens matériels (agriculture, industrie, BTP) sont en recul (- 8, 94%), alors que ceux qui y participent indirectement, les emplois de circulation et d’intermédiation (services financiers, commerce de gros, énergie, transports de marchandise, etc.), ont bénéficié d’une très forte progression (+ 21,64%). L’un dans l’autre, ces évolutions s’équilibrent et la sphère productive enregistre même une légère progression : 616.918 emplois en 1990, contre 610.544 en 1982, soit + 1,04%.

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Graphique 4 : Evolution de l'emploi dans la RUL (grille STRATES) de 1982 à 1990.

Si l’évolution est ambivalente pour la sphère productive, elle est, en revanche, univoque pour celle de la reproduction sociale. Les services aux ménages, aussi bien de base (reproduction sociale simple) que plus rares (reproduction sociale élargie), ont bénéficié d’une progression plus que notable. Les services basiques (commerce de détail, médecine générale, enseignement primaire et secondaire, services administratifs, etc.) ont eu le développement le plus important en valeur absolue (+ 42.937 emplois, soit + 15,03%) et la reproduction sociale élargie (enseignement supérieur, établissements hospitaliers, justice, culture, etc.) en valeur relative (+ 19,08%, soit 11.660 emplois).

L’essor global de l’emploi sur la région lyonnaise s’est, en définitive, essentiellement nourri pour ne pas dire exclusivement, du développement des services aux ménages ; les évolutions affectant la sphère productive ne font, de fait, que se contrebalancer. Une présentation succincte des données du fichier UNEDIC, portant sur l’emploi salarié de droit privé, confirme cette tendance et révèle même son accentuation durant ces toutes dernières années.

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Graphique 5 : Evolution de l'emploi salarié privé dans la RUL (grille STRATES) de 1990 à 1996.

Entre 1990 et 1996, les emplois salariés de droit privé ont connu une baisse de 21.154, soit – 2,84%. Ce sont encore une fois les emplois directement attachés à la production de biens matériels qui sont à la source de ce déclin. Ils enregistrent un déficit de 50.500, soit – 15,38%. Les deux autres secteurs ont bénéficié, a contrario, d’une certaine croissance. Les services aux entreprises ont connu un essor de + 17.138 emplois, soit + 7,64% ; les services aux ménages, un développement de + 12.191 emplois, soit + 6,33%. Durant cette dernière période, la réorganisation interne à la sphère productive n’a donc plus débouché sur un solde blanc. Le développement des services aux entreprises n’a pu compenser que très imparfaitement le déclin de la production stricto sensu. Sans l’apport des services aux ménages, ici uniquement ceux de droit privé, le déclin aurait même été encore plus important.

La grille STRATES nous révèle, en définitive, que la tertiarisation de l’emploi, mise en lumière par la grille ternaire, se nourrit de deux dynamiques relativement distinctes. Nous assistons, en premier lieu, à un basculement au sein de la sphère productive entre les emplois directement liés à la production de biens matériels et ceux qui n’y concourent qu’indirectement. Ce mécanisme rend compte, d’une part, du progrès technologique qui a induit une montée des emplois abstraits et une baisse concomitante du travail manuel. Il reflète aussi, d’autre part, la réorganisation globale du travail, et plus précisément le passage du fordisme au flexibilisme. Alors que depuis le XIXième siècle, la tendance était à la concentration des activités liées à la production au sein de vastes établissements industriels, depuis les années 1970, nous assistons à un mouvement inverse d’externalisation des activités hors de ces grandes unités de production, lorsque ce n’est pas à leur démantèlement pur et simple. Des emplois, hier encore insérés dans de vastes établissements industriels, et de ce fait dénombrés comme tel sont aujourd’hui dispersés dans des myriades de petites entreprises spécialisées et peuvent être désormais décomptés comme activité tertiaire. Ainsi, par exemple, un service de comptabilité, hier internalisé dans une entreprise industrielle, était de ce fait considéré comme relevant du secteur secondaire. Aujourd’hui, en revanche, si ce même service a été externalisé, il sera alors considéré comme participant au secteur tertiaire.

Quelle que soit l’importance de la transformation du mode de production dans la croissance du tertiaire, cette dernière ne découle toutefois pas uniquement des mutations internes à la sphère productive : elle se nourrit aussi du développement, en valeur relative comme en valeur absolue, des services aux ménages. La sphère de la reproduction sociale a connu un essor indéniable. Si l’offre répond à la demande, si tout ce qui existe est nécessaire, pour paraphraser Spinoza, nous sommes amenés à penser que cet accroissement du nombre des emplois affectés au service des ménages correspond à un développement notable de leur demande sur cette même période. Ceci révélerait que les conditions de vie et les modes de vie, qui déterminent les besoins et à travers cela la demande, se sont eux aussi quelque peu modifiés au cours de ces dernières décennies. La concomitance entre cette transformation, au moins postulée, des besoins des ménages d’une part, les mutations qui ont affecté la sphère productive d’autre part et, enfin, la déconcentration de la population que nous avons mise en évidence dans la première partie de cette section, nous invite ici à former l’hypothèse que ces trois phénomènes, sociaux, économiques et spatiaux, sont quelque part en congruence.

La ville, son économie et sa population ont évolué dans les mêmes temps et ces différentes évolutions semblent, à l’évidence, se renvoyer les unes aux autres.

A un niveau plus global, les changements qui ont affecté la sphère productive et celle de la reproduction sociale ont, in fine, modifié la part relative de l’une et de l’autre dans l’emploi total. Ceux liés de près ou de loin à la production ont eu tendance à baisser par rapport à ceux dévolus aux services aux ménages. Ce rééquilibrage reflète, sans doute, les délocalisations hors de la région lyonnaise d’une partie de l’appareil productif, ainsi que les gains de productivité opérés dans le processus de production par les avancées technologiques. On produit désormais autant, sinon plus, avec moins de salariés, et ces derniers ne travaillent plus obligatoirement à proximité immédiate du marché sur lequel est commercialisée la production.

Il convient, toutefois, de relativiser l’ampleur de la baisse du secteur productif, car celui-ci reste toujours et encore prédominant. Cette observation se vérifie d’ailleurs non seulement pour la région lyonnaise, mais aussi pour l’ensemble des villes de France. En 1990, l’emploi productif y représentait en moyenne 53% de l’emploi total, contre 57% en 1982.

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Graphique 6 : Répartition de l'emploi dans la RUL (grille STRATES) en 1982 et 1990.

Somme toute, la grille STRATES nous a proposé une lecture de l’évolution et de la structuration de l’emploi de la région lyonnaise, mais aussi national, qui semble bien mieux correspondre à la réalité. Par delà ses mutations, la métropole rhodanienne conserve un profil productif qui semble bien plus conforme à l’histoire et à la réalité actuelle de cette ville.

Notes
60.

Rappelons que nous ne pouvons pas descendre bien loin dans l’analyse sectorielle, du fait que les données sur l’emploi sont issues de sondages, ce qui nous impose très rapidement un seuil en deçà duquel la marge d’erreur est par trop importante.