3.2 La mobilité spatiale au coeur du fonctionnement urbain quotidien

Si la déconnexion entre les deux grandes sphères de la vie quotidienne, emploi et habitat, est plus modérée qu’il n’y paraît de prime abord, c’est toutefois bien plus dû à la structuration socio-spatiale préexistante qu’aux dynamiques actuelles. En effet, les dynamiques affectant l’emploi et les ménages (évolution de l’emploi, migrations résidentielles) sont bien loin d’avoir autorisé, reconduit ou renforcé une quelconque proximité spatiale entre ces deux termes. Bien au contraire d’ailleurs, puisque la périurbanisation des ménages provoque, en général, une augmentation substantielle des migrations pendulaires.

L’étude menée par le Laboratoire d’Economie des Transports69 de Lyon nous indique à ce titre que 23,29% des actifs de la seconde couronne du SDAU de Lyon travaillaient en 1990 dans leur commune de résidence ; mais si nous ne prenons en compte, dans ce même secteur, que les seuls périurbains, c’est-à-dire ceux originaires de la première couronne ou du centre de l’agglomération, alors ce taux de travail dans la commune de résidence tombe à 6% seulement. L’exurbanisation semble donc s’accompagner d’un accroissement notable des distances entre domicile et travail et l’étude de M.H. Massot confirme cette impression. Cette dernière relevait en effet, à travers l’examen des migrations pendulaires à partir du lieu de travail, et non plus de résidence, que « travailler dans le périurbain semble supposer que nous y résidons aussi, alors que la proposition inverse est beaucoup moins souvent vérifiée : résider dans le périurbain suppose souvent un emploi lointain »70.

Cette tendance à la déconnexion croissante entre lieux de résidence et lieux de travail ne peut évidemment que nous interpeller. Si naguère encore nous pouvions nous accorder à considérer que les migrations résidentielles étaient intimement liées à la recherche d’une proximité spatiale maximale avec son emploi, si hier toujours les entreprises pouvaient également rechercher des localisations au voisinage immédiat de leur main d’oeuvre, parfois même en créant de toute pièce cette cohabitation par la construction de cités ouvrières, il semble aujourd’hui que les migrations résidentielles, la périurbanisation en l’occurrence, s’effectuent selon des logiques plus ou moins déconnectées des questions professionnelles ; les relocalisations des entreprises ne s’effectuent plus, du moins en premier lieu, en vertu d’une recherche de proximité avec les zones d’habitation de leur main-d’oeuvre.

Trajectoires résidentielles et trajectoires des activités, car nous sommes très loin d’être convaincus qu’il s’agit toujours de stratégies, ne semblent plus aujourd’hui se renvoyer les unes aux autres ou, en d’autres termes, être déterminées par des questions d’accessibilité mutuelle. Nous pouvons donc, en premier lieu, nous interroger quant aux causes de cette évolution.

Nous pourrions évidemment proposer un premier élément de réponse : les conditions économiques ont notablement changé ces dernières années et rendent difficiles la recherche constante d’une proximité spatiale optimale. Le marché du logement, d’une part, s’est quelque peu durci. La hausse des loyers au cours des années 1980 rend délicat un déménagement qui bien souvent implique une augmentation notable du prix à payer pour un logement, même similaire. Le développement de la propriété individuelle gêne également, du moins pouvons-nous le penser, le changement de domicile. Le marché immobilier est, en effet, notablement moins fluide en France que ce qu’il est, par exemple, en Amérique du Nord.

Outre ces questions liées au choix du lieu de résidence, nous pouvons penser que le durcissement du marché du travail a également joué pour beaucoup dans cet accroissement des distances entre domicile et emploi. L’essor du travail précaire et plus globalement encore la perspective, crainte ou espérée, de changer à plus ou moins court terme d’emploi ne refrène-t-elle pas certaines velléités de se rapprocher d’un travail sans doute provisoire ? La remise en cause de l’emploi à vie, hier encore promu non seulement par le fonctionnariat mais aussi plus largement par le fordisme, ne génère-t-elle pas une instabilité profonde, une difficulté fondamentale à engager une quelconque stratégie résidentielle ? Une enquête menée par le C.E.M.T. (Conférence Européenne des Ministres des Transports)71 semble bien confirmer ces quelques hypothèses sur le rôle déterminant du contexte économique actuel. Elle souligne, en effet, que les choix de localisations, tant du lieu d’habitation que du lieu du travail, sont désormais rarement ouverts du fait des contraintes économiques et qu’ils ne sont que très secondairement influencés par les problèmes de transport. « Ces choix sont des compromis entre désirs individuels et possibilités effectivement offertes »72.

Si ces questions économiques peuvent influer sur le comportement des ménages, elles paraissent également agir sur celui des entrepreneurs. Le choix de localisation des activités n’est-il pas bien plus lié, aujourd’hui, à des questions de fiscalité locale, d’accès rapide aux grandes voies de communication, de proximité à de vastes aires de chalandise73 et de larges bassins d’emploi74 qu’à une quelconque recherche de contiguïté avec ses propres salariés ?

Cette déconnexion croissante entre habitat et travail semble donc résulter de déterminants économiques plus ou moins prégnants. Il nous semble cependant que nous ne puissions pas la réduire à cela et qu’elle renvoie également à une évolution sociologique plus profonde, évolution intimement liée, évidemment, aux transformations économiques. Il y a peu encore, l’emploi structurait en effet l’ensemble de la vie des individus, par le temps occupé par le travail au cours d’une journée, mais aussi au cours de la vie. Les journées de travail étaient notablement plus longues qu’aujourd’hui, tout comme la durée des carrières professionnelles. De plus, le temps « libre » était lui aussi très largement sous influence professionnelle. Les institutions et rapports sociaux qui organisaient ce temps non travaillé (syndicats, associations de quartiers ou de villages, mais aussi les réseaux de voisinage) n’étaient-ils pas en large part induits par la réalité et les modalités de l’emploi ?

Aujourd’hui, en revanche, nous assistons à une montée importante du temps non travaillé. L’entrée dans la vie active est notablement plus tardive et le départ à la retraite plus précoce, du moins pour l’instant. Les rythmes hebdomadaires et quotidiens de travail ont, en outre, été abaissés. Tout ceci conduit, in fine, à une forte diminution du temps de travail dans la vie de chacun et, vraisemblablement, à la place du travail dans la vie de chacun. Cette réduction du temps de travail est certainement loin d’être toujours voulue par les intéressés eux-mêmes. La longue liste des chômeurs, des précaires et des temps-partiels imposés nous rappelle à l’envi, que celle-ci peut être autant voulue que subie, autant source de liberté que de misère, car dans notre société salariale, la réduction du temps de travail va bien souvent de pair avec une réduction des revenus. Voulue ou non, bénéfique ou non, la vie professionnelle tend néanmoins à perdre de son importance dans la vie quotidienne des individus, sans bien sûr s’effacer totalement. Nous pourrions considérer en cela que la croissance des distances entre domicile et travail traduit, reflète ou bien encore inscrit dans l’espace cette désimbrication entre vie sociale et vie professionnelle.

Par-delà ses causes, il est évident que cette mise à distance croissante entre domicile et travail a eu une incidence importante sur l’organisation sociale et spatiale de la ville. Certains ont même pu l’interpréter comme une dislocation de nos cités, un dépérissement de l’urbanité75 et plus globalement un affaiblissement des interactions sociales, révélateur d’une certaine forme de décomposition de la société76. Mais une telle analyse ne revient-elle pas à faire abstraction du fait que cette évolution ne s’est pas effectuée à niveau technique et à fonctionnement social constant ?

En effet, comme l’a très bien souligné Samuel Bordreuil77, ce désajustement socio-spatial a été de pair avec une montée de la mobilité quotidienne, autorisée et favorisée par la diffusion d’innovations techniques et, en l’occurrence, par la démocratisation de la voiture particulière et le développement des infrastructures de transport. De fait, cette croissance de la mobilité quotidienne nous permet alors d’envisager comment la ville peut se segmenter sans pour autant dysfonctionner. N’est-ce pas elle, en effet, qui permet de compenser l’accroissement des distances et ainsi de pallier la fragmentation de la ville et de nos vies ? N’est-ce pas elle qui constitue ce fil rouge qui relie chaque jour les différents fragments de la ville et qui, ce faisant, met en lien les différents aspects complémentaires de nos vies ?

Dans cette perspective, il semble bien qu’il nous faille considérer avec L. Voyé et J. Rémy78, que l’accroissement des distances entre domicile et travail ne renvoie pas à une dislocation de la ville, mais plutôt à une transformation en profondeur de son mode d’organisation. Hier encore79, la cohabitation entre emploi et résidence, qui allait parfois jusqu’à se fondre en un seul et même lieu, proclamait à l’évidence la proximité spatiale comme principe fondamental d’organisation de l’espace urbain et de la vie urbaine. En cela d’ailleurs, la ville ne se différenciait pas fondamentalement de la campagne ; l’une et l’autre entretenaient une imbrication très forte entre domicile et travail et, plus globalement encore, entre les différents aspects de la vie et les différentes fonctions afférentes. Aujourd’hui80 en revanche, la déconnexion entre les grandes fonctions de la ville et les grandes sphères de la vie quotidienne semble ériger la mobilité spatiale comme nouveau principe de fonctionnement urbain.

De fait, la segmentation croissante des espaces urbains n’a pas été de pair avec un affaiblissement des interactions sociales, ni une décomposition de la ville ou, plus précisément, ne peut en être tenue pour directement responsable. Nous pourrions même l’analyser, à l’inverse des apôtres de la non-ville, comme un progrès relatif, comme une source potentielle de plus grande liberté. Car, comme le font remarquer fort justement L. Voyé et J. Rémy81, cette combinaison de mobilité et de fragmentation n’est-elle pas à même d’autoriser une plus grande indétermination des interactions, c’est-à-dire une plus grande liberté de choix pour tout un chacun quant aux moments, aux lieux et aux sujets d’interaction ? Ainsi, pourrions-nous considérer que dans cette ville fragmentée mais mobile, nous sommes plus libres qu’autrefois, lorsque nous étions confinés dans nos quartiers et nos villages, de choisir quand, où et qui nous voulons rencontrer, quand, où et avec qui nous voulons interagir. Loin d’être une gêne ou un handicap au fonctionnement social, du moins dans le cadre du développement actuel des moyens de locomotion, cette segmentation socio-spatiale pourrait ainsi être appréhendée, a contrario, comme une nouvelle source de liberté et donc comme un progrès social, au moins relatif.

Nous devons, cependant, nuancer les vertus de cette évolution, car participer pleinement à la vie urbaine nécessite inévitablement de pouvoir se déplacer aisément d’un point à l’autre de la cité. Nous voyons sans peine ce que l’immobilité partielle ou totale peut signifier. Si hier le bannissement et la relégation constituaient les formes majeures d’exclusion de la ville et de la vie, l’immobilité n’en est-elle pas désormais une cause bien plus redoutable ? L’éloignement ou la séparation, dans les deux cas la distance, ne renvoie plus nécessairement, en effet, à la relégation, au ghetto ou encore au bannissement. Nous pouvons être en périphérie et pourtant parfaitement intégré à la cité. A l’inverse, l’immobilité implique presque immanquablement la captivité, car en pareil cas, les individus ou les groupes sociaux se trouvent irrémédiablement mis à l’écart du fonctionnement de la ville et, par-là même, de la société.

Nouveau facteur de ségrégation sociale, la mobilité pourrait ainsi être analysée de manière bien plus critique et nous pourrions même poursuivre en disant que, si elle reflète une montée en puissance de la segmentation spatio-fonctionnelle, elle renvoie également à un renforcement de la ségrégation socio-spatiale. Car à travers cette fragmentation de la ville, les groupes sociaux ne mettent pas simplement à distance certaines fonctions. Ils s’éloignent également d’autres groupes sociaux. Dans cette perspective la mobilité sert tout aussi bien à rapprocher et à relier qu’à éviter et à esquiver.

Notes
69.

Andan O., Cusset J.M., Faivre-d’Arcier B. & Raux C., 1991.

70.

p. 43, Massot M.H., 1999.

71.

CEMT, 1977.

72.

p. 18, CEMT, 1977.

73.

Dans le sens d’un espace permettant d’écouler les marchandises ou les services produits.

74.

C’est-à-dire un espace, véritable vivier, dans lequel une entreprise donnée pourra recruter un personnel adapté à ses besoins.

75.

Choay F., 1994.

76.

Touraine A., 1997.

77.

Bordreuil S., 1995.

78.

Rémy J. et Voyé L., 1992.

79.

Même s’il s’agit là avant tout de la ville médiévale, ce système a perduré à Lyon jusqu’à l’orée du XX° siècle à travers les ateliers – domiciles des canuts, notamment à la Croix-Rousse.

80.

De fait cette déconnexion s’est-elle engagée dès le début du XIX° siècle avec l’essor de la première révolution industrielle.

81.

Rémy J. et Voyé L., 1992.