Chapitre 2
Du développement des banlieues à l’essor périurbain
D’une croissance agglomérée à l’expansion diffuse

Le chapitre précédent nous a permis d’approcher les dynamiques, qui ont travaillé la RUL au cours de ces trois dernières décennies et, plus précisément encore, d’esquisser les principaux traits du redéploiement de la métropole lyonnaise en tant que système socio-spatial. Nous voudrions à présent envisager les conséquences de ces évolutions sur cette ville, en tant que forme physique de ce système socio-spatial ou, en d’autres termes encore, en tant qu’espace construit reflétant un système socio-spatial sous-jacent. Il ne s’agit pas ici de reprendre l’étude précédente en la déclinant sur un objet faussement différent. La distinction que nous établissons entre la ville et le système urbain n’est pas une simple clause de style car, à l’invite de Fustel de Coulanges82, nous opérons une distinction très nette entre ces deux termes, entre le système socio-économique territorialisé et son « domicile ».

Par système urbain ou urbain, nous n’entendons pas seulement, ni même essentiellement d’ailleurs, un conglomérat de populations et d’activités, mais bien un ensemble organisé, notamment par des rapports de production. Cet ensemble forme de fait, un système se définissant, comme tout système d’ailleurs, avant tout et surtout par la nature et le sens des interactions qui relient ses différentes composantes.

Ce système socio-spatial n’étant pas, et pour cause, dématérialisé, il s’incarne dans ce que nous désignons sous le terme de ville. Mais si cette ville constitue bien la forme physique de l’urbain, elle n’en est pas pour autant le simple reflet. Ces deux termes ne sont ni équivalents, ni interchangeables : ce que la ville reflète de l’urbain, ce qu’elle inscrit dans l’espace, c’est essentiellement la structuration et l’organisation spatiale de ce système social, et en l’occurrence, comment se répartissent ses différentes composantes et comment s’organisent leurs interrelations. Or, comme le souligne fort justement M. Bassand83, la société urbaine ne se réduit pas à cette seule dimension synchronique. Elle est aussi foncièrement dynamique. En d’autres termes encore, si un système socio-spatial, celui de Lyon notamment, fonctionne en permanence, il évolue aussi constamment ; il est tout à la fois organisation et phénomène. Cependant la ville ne rend pas compte de la même manière de ces deux dimensions de l’urbain. Elle a tendance à refléter l’organisation synchronique de la société et à ne pas répercuter instantanément, ni entièrement toutes les évolutions du système social.

La ville n’est donc qu’un reflet partiel de l’urbain et, qui plus est, un reflet biaisé ; car en construisant physiquement les localisations des fonctions urbaines et des groupes sociaux, la ville matérialise certes la répartition spatiale des composantes de l’urbain, mais ne les sédimente-t-elle pas aussi ? En inscrivant concrètement dans l’espace les possibilités de connexion, de communication et d’échanges, la ville autorise, il est vrai, les interactions entre les composantes de l’urbain, mais ne les ossifie-t-elle pas également ? Ne pourrions-nous pas encore étendre ce discours en disant, toujours à l’invite de M. Bassand, qu’en instaurant concrètement les systèmes d’administration, de gouvernement et de régulation, la ville facilite et stabilise, sans nul doute, le fonctionnement de l’urbain, mais qu’elle le fossilise également ?

La ville procède de l’urbain, mais instaure un rapport ambigu avec ce qui lui donne naissance et sens. Loin d’être un simple reflet, même partiel de l’urbain, elle en est, pourrions-nous dire, l’organisation formelle ou, plus précisément encore, la formalisation de sa structure.

C’est bien dans cette acception des termes, dans ce distinguo plus fondamental qu’il n’y paraît, à notre sens du moins, qu’il nous semble heuristique d’analyser l’évolution de la ville en tant que telle. Par-delà les évolutions de forme et de bâti, l’étude de cette formalisation de l’urbain n’est-elle pas à même de nous offrir une image plus nette de ce qui a véritablement changé, de ce qui s’est fondamentalement transformé dans la structuration même du système socio-spatial sous-jacent ? Ceci ne nous permettrait-il pas d’affiner notre compréhension quant à la nature réelle des mutations en cours et, plus précisément encore, quant à la manière dont la métropole lyonnaise évolue aujourd’hui, c’est-à-dire se reproduit et se transforme tout à la fois ? Ceci ne nous amènerait-il pas à passer d’une simple lecture du redéploiement lyonnais à une première esquisse de sa recomposition ?

Nous verrons à ce titre, que le redéploiement urbain a tout d’abord donné lieu à un très important mouvement de formation de banlieues, mais qu’il génère, depuis les années 1970, l’essor de franges périurbaines, c’est-à-dire d’espaces d’urbanisation diffuse et fragmentée. Cette transformation d’importance des formes de croissance de la ville ne semble être ni en rupture radicale conduisant à l’émergence d’on ne sait quelle suburbia, ni en complète continuité avec le passé. Elle semble pour l’heure conduire à l’émergence d’une ville hétérogène à la fois dense et diffuse (section 1).

Les mutations en cours n’impliquent pas qu’un simple changement de texture de la ville en ses marges. Elles induisent également une profonde transformation quant à la structuration de cet espace bâti et, pouvons-nous le penser, du système socio-spatial sous-jacent. Dans la ville, en tant qu’espace résidentiel (section 2), l’essor périurbain semble introduire une certaine dose de dispersion. L’habitat dévolu aux populations urbaines tend à ne plus former un tissu continu et contigu à la ville préexistante. Les logements collectifs cèdent la place aux maisons individuelles et ces dernières tendent à se disperser en de micro-lotissements jusque très loin de l’agglomération-mère. Cette tendance contredit, à l’évidence, mais sans le détruire totalement, un des grands principes constitutifs des villes telles que nous les connaissions traditionnellement en Europe occidentale : le principe d’agglomération, c’est-à-dire d’accumulation de population.

L’essor périurbain semble également immiscer dans la ville, en tant qu’espace économique, cette fois (section 3), de nouveaux éléments structurant : les polarités périphériques. Celles-ci contredisent elles aussi partiellement un autre grand principe constitutif de nos villes traditionnelles : le principe de centralité, entendu comme une accumulation de fonctions. La périurbanisation des activités tend, en effet, non pas à les disperser jusque dans des marges lointaines à l’instar des ménages, mais plutôt à les re-polariser en des espaces relativement mono-fonctionnels. Se développent ainsi des pôles d’activité périphériques, productifs ou commerciaux, qui non seulement concurrencent la pouvoir d’attraction des centres urbains, mais qui tendent également et plus fondamentalement à substituer la polarité à la centralité comme élément de structuration urbaine.

Notes
82.

Fustel de Coulange N.D., 1864.

83.

Bassand M., 1997.