1.4 La métropolisation et la périurbanisation : un seul et même processus d’organisation et de réorganisation permanente du territoire

Simple mais coûteux dérèglement de la croissance spatiale des agglomérations ou phénomène antithétique à celles-ci, la ville agglomérée semble toujours en danger. Pourtant, le recensement de 1990 indique une tendance relative au retour à la ville dense181, retour confirmé d’ailleurs par les premiers résultats du recensement de 1999182. A travers la gentrification 183, certains quartiers centraux ont été conquis ou reconquis par les classes supérieures. Les fonctions stratégiques, quant à elles, sont restées fortement regroupées dans les centres urbains184. Plus globalement encore, les recherches comparatives menées par l’équipe PARIS paraissent infirmer la thèse d’un dépérissement ou même d’un affaiblissement des agglomérations, non seulement en France, mais aussi en Europe, et ce tant au plan économique185, que démographique186.

Même si le déversement de populations et d’emplois dans des périphéries urbaines de plus en plus lointaines se poursuit, des flux inverses existent et ceci semble, au minimum, pérenniser la ville agglomérée. Avec Guy Burgel187, nous pourrions alors parler d’une certaine ubiquité des dynamiques actuelles. Mais s’agit-il bien de cela ? Ces nouvelles pièces apportées au débat rendent-elles compte seulement d’une ambivalence des mutations urbaines ? Sont-elles simplement l’esquisse d’un nouveau retournement de tendance ou bien d’une dualisation de l’espace urbain, d’un éclatement de la ville ? Ne nous invitent-elles pas à changer profondément notre regard à leur sujet ?

En effet, dans les analyses que nous avons précédemment abordées les dynamiques urbaines sont appréhendées, à l’échelon national, comme au niveau local, comme des phénomènes essentiellement univoques. La métropolisation serait un processus de concentration ; la périurbanisation, un mouvement de dispersion et les enseignements du recensement de 1990 nous renverraient simplement au caractère potentiellement réversible de ces flux, comme de tous les flux d’ailleurs.

Nous pouvons cependant nous demander si ces nouveaux éléments d’information ne nous invitent pas à prendre en considération dans un même mouvement les dynamiques centrifuges et les forces centripètes, au niveau local, mais aussi national et international. Cela ne nous incite-t-il pas à relire la métropolisation dans le sens de Michel Bassand188, c’est-à-dire comme un processus de concentration et de diffusion, d’échange et de tri des populations et des activités, à travers lequel la société se structure continuellement dans l’espace, s’organise et se réorganise territorialement et cela à toutes les échelles ?

Au niveau local, la sélectivité des flux centrifuges et des mouvements centripètes semble manifestement conforter cette idée. Alors que la production, la logistique et le grand commerce ont tendance à gagner la périphérie, les emplois stratégiques, services aux entreprises mais aussi certains services aux ménages relativement rares, affichent une propension inverse à gagner ou à rester dans le centre des métropoles. Tandis que les classes moyennes aspirent à la propriété périurbaine, les classes les plus aisées esquissent, pour leur part, un retour vers le centre et les classes populaires restent, bien souvent contraintes et forcées, pour le moins « attachées » à leurs banlieues ouvrières. A la lumière de ces trajectoires spatiales nettement différenciées au plan social et fonctionnel, il semble que les dynamiques en cours soient non pas des processus univoques mais plutôt des phénomènes de tri et de ré-allocation spatiale des populations et des activités.

Cette appréhension nous permet alors de résoudre la contradiction apparente entre un retour relatif au centre et la perpétuation de la périurbanisation, de façon sans doute plus convaincante qu’en faisant référence à une sempiternelle réversibilité des flux. Cela nous permet, également, d’envisager concrètement la manière dont peuvent se conjuguer la pérennité des agglomérations et le développement des franges périurbaines.

La proposition de Michel Bassand nous permet aussi de relire la métropolisation à une échelle plus large et de renouer le fil entre dynamiques globales et dynamiques locales. Car si les villes sont travaillées par un seul et même processus, par lequel elles se structurent en continu, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse qu’il en est de même au niveau national et international ? Plusieurs analyses démographiques et économiques189 ont d’ailleurs déjà souligné avec beaucoup de pertinence, que si certaines catégories de population et d’emploi ont eu tendance, et ont toujours tendance, à converger vers la capitale, d’autres, en revanche, la quittent pour la province, notamment vers les midis français190. Comme les villes, la France nous apparaît alors non plus travaillée par un phénomène univoque, qui viderait le territoire national de ses populations et de ses activités au profit quasi-exclusif des grandes métropoles, mais par un processus de structuration sociale et fonctionnelle plus nuancée, dans lequel l’essor de Paris n’interdirait pas tout développement au reste du pays. Ici encore, les premiers résultats du recensement de 1999 semble manifestement confirmer cette proposition191.

Cette appréhension plurivoque de la métropolisation a enfin comme ultime intérêt et non des moindres, de réintégrer ce phénomène dans un cadre historique plus large et, plus précisément, de nous le présenter comme une forme avancée du processus multi-séculaire d’urbanisation. Ceci nous permet, en l’occurrence, de le considérer non plus comme une rupture profonde avec le passé conduisant à une déconstruction et/ou à une désorganisation de la ville, mais au contraire comme une dynamique d’organisation permanente de la ville, relativement similaire sur le fond, si ce n’est toujours dans la forme, à ce qui a pu exister par le passé.

Si J. Steinberg192 a déjà souligné que la périurbanisation n’était pas un phénomène totalement nouveau, en tant que processus centrifuge ; si d’autres ont également fait remarquer que la concentration des richesses, des activités et des populations dans les villes les plus importantes n’était pas une tendance récente, une rapide introspection historique nous permet de constater que ces deux mécanismes se sont bien conjugués, hier comme aujourd’hui, en une seule et même dynamique de structuration permanente des villes. Ce phénomène fut d’ailleurs mis en lumière fort précocement et dès cette époque, interprété comme tel. In fine, cela permit même de fonder les premiers modèles d’organisation intra-urbaine, ce qui nous conduit bien loin de certaines appréhensions contemporaines quant à une hypothétique désorganisation des villes, à une supposée fin de la Ville.

Il nous semble intéressant ici de nous attarder quelque peu sur les observations et analyses développées à ce sujet, à la fin du siècle dernier, par un certain Désirée Pasquet. Ceci nous permettra de rendre hommage à ce géographe novateur, précurseur sans descendance immédiate, dont les travaux n’ont été exhumés que fort récemment, et très judicieusement, par Gilles Montigny193. Cela nous permettra également de souligner le caractère heuristique de cette approche.

Dès la fin du XIX° siècle, D. Pasquet souligna et analysa un phénomène d’exurbanisation dans les grandes villes européennes, alors même qu’elles connaissaient un essor démographique, économique et spatial important. Dans le cadre d’une recherche doctorale sur la capitale britannique194, il mit en évidence un déplacement des populations du centre vers la périphérie des villes à Londres, mais aussi à Paris et dans d’autres textes, à Berlin, Vienne ou encore Manchester.

‘« Depuis une cinquantaine d’années, la partie centrale de Londres se vide au profit des quartiers extérieurs ; la population reflue du centre vers les extrémités (...). Le phénomène, avons-nous dit, n’est pas particulier à Londres. Au recensement de 1896, on a pu constater à Paris, les premiers symptômes de ce dépeuplement des centres qui est une caractéristique de la vie moderne »195.’

Le constat étant posé, D. Pasquet ne se limita pas à décrire le phénomène, mais chercha à en identifier les causes. Il développa sur ce sujet une analyse de la rente foncière, largement inspirée de celle de Von Thünen196. Soulignons cependant le caractère profondément novateur de cette approche au niveau intra-urbain, car elle ne se diffusa véritablement dans la géographie urbaine française, qu’au lendemain seulement de la seconde guerre mondiale197.

‘« Dans la partie centrale des grandes villes, le terrain acquiert une valeur telle, que les maisons d’habitation n’y donnent plus qu’un revenu insuffisant. Les bureaux, les magasins, les entrepôts de toutes sortes y prennent peu à peu toute la place disponible et en expulsent les habitants. Le centre de la ville devient ainsi une sorte de bureau gigantesque uniquement consacré aux affaires ».198

Selon D. Pasquet, le marché foncier surdéterminerait, en somme, la distribution des ménages et des fonctions dans la ville199. La rareté des terrains dans le centre permettrait à leurs propriétaires d’en tirer une rente accrue ; populations et activités seraient contraints, en conséquence, d’accepter des localisations plus ou moins centrales, en fonction de leur capacité financière à rétribuer les exigences des propriétaires. D. Pasquet donne ainsi une explication socio-économique à l’exurbanisation et quitte, en cela, la simple description de l’évolution urbaine pour s’engager dans l’analyse même du mode de fabrication des villes.

‘« Le mouvement centrifuge, qui vide peu à peu la Cité et la région voisine produit (...) une sorte de sélection dans la population. Les éléments sociaux sont, pour ainsi dire, projetés à des distances variables et dans des directions différentes. Chaque quartier prend ainsi une physionomie particulière. Il est rare de rencontrer à Londres ce mélange de classes sociales, qui existe, par exemple, dans la plupart des arrondissements parisiens et qui est très apparent dans ceux du centre ».200

Compte tenu de ces éléments, D. Pasquet proposa, en conclusion, une explication quant à la manière dont la ville s’étend dans l’espace et s’y structure continuellement tant au plan fonctionnel, que social. Près d’un quart de siècle avant les premières publications de l’école de Chicago201, il élabora ici un des premiers modèles d’organisation intra-urbaine, que nous pourrions qualifier aujourd’hui de radio-concentrique.

‘ « L’étude que nous venons de faire nous conduit, en définitive, à voir dans l’agglomération londonienne actuelle une série de zones à peu près concentriques, ayant chacune son caractère particulier.
Au centre s’étend une région presque vide, qui s’élargit sans cesse, c’est le quartier des affaires (...). Tout autour de la Cité, la carte de la densité de Londres nous montre une zone généralement très peuplée et par endroit surpeuplée (...). Cette population est surtout ouvrière (...). D’une manière générale, cette zone renferme beaucoup d’ouvriers qui sont employés d’une façon souvent irrégulière à la manipulation de toutes les marchandises qui font l’objet du commerce mondial de la Cité (...). La troisième zone (...) comprend à l’est la plus grande partie de l’East End, région exclusivement ouvrière (...). A l’ouest de la Cité, au contraire, le West End (...) est le quartier le plus riche et le plus aristocratique de Londres : toute la société s’y retrouve de mars à juillet (...). Plus à l’ouest, dans Chelsea, Fulham et Hammersmith, la population n’est plus la même : la moyenne et petite bourgeoisie domine (...). Par delà cette zone commence la région des villas (...) ».202

Ce modèle est donc très proche de ceux qu’établiront plus tard Burgess203 ou Hoyt204. A la différence de ces derniers, cependant, D. Pasquet ne considère pas que cette structuration intra-urbaine renvoie à un fonctionnement « naturel » de la société, tel que le postuleront plus tard les tenants de l’écologie humaine. Les sociologues américains considéreront, en effet, que ces dynamiques structurantes reflètent pour l’essentiel une compétition entre groupes sociaux, en l’occurrence ethniques, pour l’occupation de l’espace urbain et cela dans des termes relativement similaires à ceux qui opposent, selon Darwin205, les différentes espèces animales et végétales dans leur lutte pour l’existence.

Or, pour Désirée Pasquet, cette structuration ne découle aucunement d’un processus naturel immanent, mais de la structure même et du fonctionnement propre à une société historiquement datée et géographiquement localisée. Pour lui, ce qu’inscrivent dans l’espace ces processus d’organisation, ce n’est pas la division du corps social en différents groupes ethniques, mais sa séparation en différentes classes sociales, aux capacités d’action différentes206, ce qui peut ou non recouper les origines culturelles. Ce que révéleraient, enfin, ces dynamiques, ce n’est pas une compétition entre groupes sociaux, ou alors une compétition pour le moins faussée, mais notamment une exploitation économique des locataires par les propriétaires, exploitation consubstantielle au système capitaliste, fondée au niveau foncier sur une propriété privée du sol et du bâti, garantie et protégée par l’Etat. Loin d’être un trait naturel a-historique et a-spatial, inhérent à la nature humaine, comme à l’ensemble de la vie, ces processus de ségrégation et de segmentation de la ville seraient, en définitive, pour D. Pasquet, un reflet et un produit de la société.

Somme toute, si l’observation de la ville a pu donner lieu à des modèles d’organisation intra-urbaine relativement similaires, et pour cause, les explications quant aux facteurs qui détermineraient cette structuration, furent pour le moins différentes. Sans rentrer plus avant dans les analyses des uns et des autres, ce qui déborderait amplement du cadre de cette thèse, il nous semble honnête d’informer explicitement le lecteur que nous nous situons, pour notre part, dans la mouvance de ce dernier et non dans celle des sociologues américains. La ville, telle que nous l’appréhenderons est bien un système socio-spatial, régi avant tout et surtout par des phénomènes sociaux et non pas naturels. La ville telle que nous l’envisageons est bien un reflet et un enjeu de l’humaine société, pour reprendre les termes d’Elisée Reclus.

Notes
181.

Sur le cas lyonnais voir notamment Andan O. et Faivre-d’Arcier B., 1992-a.

182.

p. 10-13, Le Monde, jeudi 8 juillet 1999.

183.

Terme introduit, selon Ascher F., 1995-a, par Glass R., 1964.

184.

Julien P., 1994.

185.

Cattan N., Moriconi F., Pumain D., Rozenblat C., Saint-Julien T., 1993.

186.

Berroir S., 1996, ou Guerin-Pace F., 1993.

187.

Burgel G., 1985 et 1992.

188.

Bassand M., 1997.

189.

Boudoul J. et Faur J.P., 1987, Voisard J. et Lavallard F., 1993.

190.

Brunet R. et Sallois J., 1986.

191.

p. 10-13, Le Monde, jeudi 8 juillet 1999.

192.

Steinberg J., 1990.

193.

Montigny G., 1992.

194.

Pasquet D., 1913.

195.

p. 42-43, Pasquet D., 1899.

196.

Von Thünen J., 1826.

197.

Alonso W., 1964.

198.

P. 42, Pasquet D., 1899.

199.

Soulignons toutefois, que D. Pasquet ne limite pas la détermination des localisations intra-urbaines au seul fonctionnement du marché foncier. Il montre, aussi, notamment l’importance de la structure de la propriété foncière, l’incidence du droit et de l’action politique sur ces localisations.

200.

P. 41, Pasquet D., 1899.

201.

Burgess E.W., Mc Kenzie R. et Park R., 1984, (1° édition 1925).

202.

P. 29-30, Pasquet D., 1899.

203.

Burgess E.W., Mac Kenzie R. & Park R., 1984, (1° édition 1925).

204.

Hoyt H., 1933.

205.

En réalité selon les darwinistes, car Darwin n’écrit aucunement que la compétition est la seule forme de relations inter et intra-espéces.

206.

E. Reclus, autre géographe de la même époque, dont les nombreuses analyses urbaines, sont très proches de celles de D. Pasquet, écrira par exemple à ce propos que « la division en classes sociales se marque [en ville] entre les ruelles sordides et les avenues somptueuses » , citation reprise p.40 par Gibblin B., 1976.