1.1 Une pratique longtemps élitiste

La garde d’enfants en bas âge par d’autres personnes que leur mère est signalée en Europe occidentale depuis l’empire romain252. Les enfants des familles aisées étaient confiés à des nourrices, souvent des esclaves, qui comme leur nom l’indique, les nourrissaient au sein en lieu et place de leur mère. En règle générale, la nourrice vivait dans la demeure familiale. Elle devait interrompre l’allaitement de son propre enfant pour nourrir celui de ses maîtres, car, pensait-on communément, si deux enfants étaient nourris au même sein, le lait serait de moins bonne qualité. A une époque où les laits maternisés artificiels n’existaient pas, nous pouvons imaginer sans peine les conséquences dramatiques, que ces sevrages précoces avaient sur la santé des enfants des nourrices, voire sur leur vie.

Tout au long du moyen-âge, cet usage s’est perpétué dans les milieux aristocratiques253, malgré l’exemple mainte fois cité de Blanche de Castille allaitant elle-même le futur Louis IX. La nourrice, toutefois, n’était plus une esclave et pour cause ; elle ne vivait plus au domicile des parents et son enfant n’était plus obligatoirement sevré. Les jeunes aristocrates étaient désormais placés à demeure dans des familles populaires, généralement de paysans, habitant sur des terres appartenant à ses parents. Ils étaient élevés en compagnie des enfants de la nourrice. C’est du reste à cette époque qu’apparue la figure emblématique du frère de lait (le fils de la nourrice).

A compter du XVII° siècle, la mise en nourrice commença à se diffuser à d’autres groupes sociaux. En ce qui concerne la France254, ce fut tout d’abord la grande bourgeoisie parlementaire parisienne qui l’adopta, puis, dès le début du siècle suivant, cet usage se répandit à la majeure partie de cette classe sociale. A Lyon, par exemple, M. Garden255 nous indique que le placement en nourrice était désormais devenu la règle dans les grandes familles de négociants et de marchands. L’enfant était généralement placé jusqu’à 9 ou 10 ans auprès d’une nourrice habitant sur une des propriétés rurales des parents. Elle était sensée avoir déjà sevré son propre enfant, car on pensait toujours à cette époque qu’une mère ne pouvait nourrir qu’un nourrisson à la fois. En réalité, l’enfant de la nourrice était souvent privé avant l’heure du lait de sa mère.

Cette première diffusion de la mise en nourrice fut, somme toute, limitée. Elle s’effectua en vertu d’un effet de mimétisme social relativement classique. Pour l’aristocratie comme pour les bourgeois, les relations de propriétaire foncier à fermier exploitant, voire à valet de ferme, servaient généralement de substrat au placement nourricier. Pour les uns et les autres, cette pratique était induite du fait du rôle social que les femmes de ces milieux devaient exercer malgré les naissances, ainsi que par certaines croyances médicales.

Jusqu’à la fin du XVII° siècle, la théorie médicale recommandait en effet à la mère d’attendre vingt jours après l’accouchement avant d’allaiter. Conformément aux préceptes de Galien, on considérait que le lait maternel était du sang blanchi et que les saignements post-couches pouvaient en altérer la qualité. Les médecins conseillaient en conséquence de placer l’enfant auprès d’une nourrice durant les trois premières semaines de sa vie. Ceci créait une habitude d’autant plus facile à poursuivre, que cette période de carence ne favorisait pas la lactation chez la mère. Si cette croyance fut remise en cause dès le début du XVIII° siècle, il faudra néanmoins attendre plusieurs décennies, voire des siècles, pour qu’elles ne disparaissent totalement.

Les conceptions médicales en vigueur n’étaient, toutefois, ni la cause première, ni l’origine essentielle du placement nourricier : elles en étaient avant tout une légitimation. Car plus fondamentales encore que l’avis des médecins, intervenaient les pressions sociales. Les femmes de ces milieux avaient un rôle de représentation sociale, qui s’accordait mal avec les contraintes de l’allaitement. Les tenus vestimentaires, bustiers et corsets, gênaient la lactation, voire la rendaient douloureuse. Les obligations d’une présence régulière à la cour, au théâtre et autres salons, ne facilitaient pas non plus l’allaitement maternel, à une époque où dévoiler un sein en public était fort peu envisageable pour une femme du monde. Raisons de confort, croyances médicales, obligations sociales, tout ceci représentait un système de contraintes guère favorable à l’allaitement par la mère, d’autant plus qu’il était fortement dévalorisé socialement. Au XVIII° siècle, un médecin pouvait déplorer par exemple : « nous n’ignorons pas qu’une femme riche, belle, jeune, qui allaite son enfant est pour ce siècle un phénomène qu’on ne rougit pas de taxer de folie et que la crainte du ridicule étouffe tous les jours la voix de la nature et de la probité »256.

Notes
252.

Roussel A., 1986.

253.

Bresc H., 1986.

254.

p. 155, Gelis G., Laget M., Morel M.F., 1978.

255.

Garden M., 1970.

256.

p. 152, Desessartz J.C., cité par Gelis G., Laget M., Morel M.F., 1978.