1.2 Une généralisation tardive

Il faut attendre le XVIII° siècle pour que la mise en nourrice ne commence à affecter les milieux populaires. Elle y atteindra des sommets dès le siècle suivant257, quoi qu’avec une ampleur variable selon les villes et les régions ; les grandes villes industrielles (Paris, Lyon, ...) étant les plus fortement touchées. Dans la capitale, la proportion d’enfants envoyés en nourrice a été estimée, selon les sources, entre 30 et 45% des nouveau-nés au milieu du XIX° siècle (tableau ci-dessous), c’est-à-dire au moment où cette pratique était à son paroxysme selon F. Faÿ-Sallois258.

Tableau 20 : Nombre d’enfants parisiens placés chaque année en nourrice vers 1865 selon diverses sources
Auteur Date Nombre % des naissances
Dr O. du Menil 1855-1865 13.885 30,2
Dr Husson 1865 17.958 32,5
Dr Husson 1865 20.049 36,3
Dr Brochard 1865 20.000 36,2
Enquête Roussel 1865-1866 25.000 45,7
Sources : p. 80, Rollet-Echallier, 1990

A Lyon, l’absence de contrôle des nourrices ne permet aucune estimation fiable avant la fin du XIX° siècle. Les témoignages de contemporains259 et les travaux des historiens actuels260 soulignent tous cependant que cet usage fut extrêmement massif dès la fin de l’Ancien Régime et qu’au milieu du XIX° siècle, seules les familles les plus démunies n’avaient pas recours à une nourrice261.

D’après M. Garden262, cette pratique commença par affecter certaines catégories d’artisans et de commerçants lyonnais. Dans le petit commerce et l’industrie de la soie, les épouses travaillaient au côté de leur mari. L’allaitement maternel aurait donc signifié l’arrêt de leur travail (au moins partiellement) et une embauche compensatrice. Le coût de cette dernière étant substantiellement supérieur au prix d’une nourrice, le placement de l’enfant permettait d’éviter un surcoût susceptible de mettre en péril l’équilibre du budget familial. A l’inverse, dans les professions où les femmes ne travaillaient pas avec leur mari et où leurs revenus étaient minimes (dévideuses de soie, brodeuses, marchandes ambulantes de fruits et légumes, ...), M. Garden relève que le placement en nourrice était très peu pratiqué. Les gains réalisés par la mère n’auraient conservé aucune rentabilité une fois les mois de nourrice payés.

Au XIX° siècle, la mise en nourrice se diffusa aux domestiques et aux ouvrières d’industrie. Les premières étaient généralement logées au domicile de leurs employeurs et ces derniers refusaient habituellement qu’elles gardent leur enfant auprès d’elle263. Cette contrainte existait déjà au siècle précédent, mais l’essor de la domesticité au XIX° siècle provoqua mécaniquement un gonflement spectaculaire du nombre d’enfants de domestique placés en nourrice. Les conditions de travail et de vie infligées à la nouvelle classe ouvrière, et en l’occurrence aux femmes, expliquent également pourquoi ces dernières eurent si massivement recours à des nourrices. La longueur de leur journée de travail en dehors du domicile familial et dans des usines où il était d’ordinaire impossible d’emmener des nouveau-nés rendait indispensable et inévitable le placement de leurs enfants264.

De par l’essor de la demande, les nourrices durent être recrutées de plus en plus loin des villes, où résidaient les parents. Le développement du chemin de fer permit à de nouvelles régions, parfois très reculées de s’ouvrir, à ce commerce bien particulier. Autour de Paris, le bassin de recrutement allait jusqu’en Normandie et jusqu’au Morvan, autour de Lyon jusqu’en Haute-Savoie et en Ardèche ; à Marseille encore, jusqu’aux Hautes-Alpes et aux Cévennes265.

Cette croissance des distances entre l’offre et la demande provoqua une transformation sensible du mode d’organisation de cette pratique. Contrairement à l’aristocratie et à la bourgeoisie, les milieux populaires ne pouvaient pas toujours s’appuyer sur des réseaux relationnels préexistant pour trouver une nourrice. De plus, l’ampleur du bassin de recrutement ne permettait pas une prospection directe, dans un contexte où la mobilité individuelle n’était pas aussi facile qu’aujourd’hui. Des intermédiaires entre parents et nourrices se développèrent en conséquence. C’est ainsi qu’apparurent des recommanderesses et des meneurs à Paris ou encore des entremetteuses à Lyon. Les recommanderesses se chargeaient de recruter des nourrices à la campagne et de les proposer aux parents. Les meneurs, pour leur part, étaient chargés d’accompagner les candidates jusqu’à la capitale puis de les ramener chez elles avec les nourrissons. A Lyon, les entremetteuses faisaient tout à la fois office de recommanderesses et de meneurs. Ces intermédiaires existaient depuis le moyen-âge266, mais ils prirent au XIX° siècle une importance accrue. L’essor du marché nourricier en fit une activité de plus en plus lucrative et de plus en plus difficilement contrôlable par la puissance publique, comme par les parents.

A ces intermédiaires revenaient théoriquement la responsabilité - contre rétribution - de choisir et de contrôler les nourrices trop éloignées des parents pour que ces derniers puissent eux-mêmes s’assurer des conditions d’accueil de leur enfant. Mais cette mission était plus ou moins bien effectuée. Les conditions de transport des nouveau-nés jusque chez les nourrices étaient souvent désastreuses. Les enfants étaient généralement drogués au laudanum ou au pavot (à l’opium en Angleterre) pour qu’ils se tiennent tranquilles durant le trajet. Un certain nombre d’entre eux en mouraient avant même d’arriver chez leur nourrice. En outre, les conditions d’accueil chez ces dernières étaient loin d’être toujours excellentes : par nécessité économique, bien des nourrices continuaient à travailler aux champs et ne s’occupaient que fort peu et fort mal des enfants qui leurs étaient confiés.

Drogues, conditions de transport souvent rudes et qualité des soins parfois insuffisante, tout cela avait une incidence non seulement sur le développement psychophysiologique des enfants, mais aussi sur leur vie. Une enquête réalisée en 1867 à la demande du sénat et de l’Académie de médecine sur dix départements proches de la capitale montra à ce propos que 52% des petits parisiens mis en nourrice à leur naissance mourraient avant l’âge de un an. Ce taux n’était que de 20% pour les enfants de ruraux nés et élevés par leurs parents dans ces mêmes départements267. Tous les enfants placés ne subissaient pas, il est vrai, les mêmes conditions de vie et n’avaient donc pas la même probabilité de mourir. Certes lorsque la nourrice résidait à proximité de la ville, les parents pouvaient s’assurer par eux-mêmes de la manière dont leur enfant était traité. Nous pourrions enfin rajouter que cette enquête n’est pas totalement fiable. Cependant, elle a souligné à l’époque, avec force, la différence de mortalité entre les enfants placés et ceux qui ne l’étaient pas et, en d’autres termes, les conséquences dramatiques qu’avait trop souvent le commerce nourricier. C’est en prenant conscience de cette situation que certains purent s’exclamer : ‘« envoyer un enfant en nourrice, c’est presque l’envoyer à la mort »’ 268.

Alors que le placement des enfants auprès de nourrices à emporter, comme on les appelait alors, s’était diffusé aux milieux populaires, les familles aisées modifièrent leur pratique en matière de garde d’enfants. Elles prirent l’habitude de conserver enfant et nourrice à leur domicile. Au XVIII° siècle, seules les plus fortunées, essentiellement des aristocrates, usaient de nourrices sur lieu. Les bourgeois préféraient encore envoyer leurs enfants à la campagne vivre au bon air, car celui des villes était considéré comme pathogène. Le siècle suivant, la situation avait considérablement évolué. L’ensemble de la bourgeoisie préférait désormais recourir à des nourrices sur lieu. Insignifiant au début du siècle, leur nombre était dans la seule capitale de 2.864 en 1865 et de 4.746 en 1891269.

Le prix d’une nourrice sur lieu étant au moins le double270 de celui d’une nourrice à emporter ; ces dernières étant d’autant moins chères qu’elles résidaient loin de la ville, la garde des enfants s’organisa tout au long du XIX° siècle de manière concentrique. Comme le prévoit la théorie de la rente foncière de Von Thünen, la distance au centre devint l’élément principal d’organisation socio-spatiale de cette pratique.

Les travaux de C. Rollet-Echallier et F. Faÿ-Sallois nous permettent de présenter la manière dont elle s’organisait autour de Paris dans la deuxième moitié du XIX° siècle (carte ci-dessous).

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Carte 50 : Départements d'activité des meneurs parisiens en 1984.
Notes
257.

Faÿ-Sallois F., 1980.

258.

Faÿ-Sallois F., 1980.

259.

Intervention de Prost de Royer, lieutenant de police à Lyon, devant l’Académie de Lyon en 1778 sur le placement en nourrice dans cette ville, (cité par Leroudier E., 1909).

260.

Bideau A., 1973, et Garden M., 1970.

261.

Bideau A., 1973.

262.

Garden M., 1970.

263.

Rollet-Echalier C., 1990.

264.

Rollet-Echalier C., 1990.

265.

Faÿ-Sallois F., 1980 et Rollet-Echalier C., 1990.

266.

A Paris, le premier édit réglementant le placement en nourrice et le rôle des recommanderesses date de février 1350.

267.

p. 31, Rollet-Echalier C., 1990.

268.

p. 1140, Dr Chevallier, Bulletin de l’académie de médecine du 11-9-1866, cité p. 31, par Rollet-Echalier C., 1990.

269.

p. 98, Faÿ-Sallois F., 1980.

270.

p. 77, Rollet-Echalier C., 1990.

271.

Ordonnance royale de 1762

272.

p. 5 Abbé le More, 1774, Principe d’institution ou de la manière d’élever les enfants des deux sexes par rapport au corps, à l’esprit et au coeur, Paris, cité p. 163, Gelis G., Laget M., Morel M.F., 1978.

273.

p. 77, Rollet-Echalier C., 1990.