1.4 Apparition des modes de garde actuels

Dans les milieux bourgeois et aristocratiques, la transition entre nourrice sur lieu et bonne d’enfant fut un peu tardive, car une nourrice sur lieu était la marque extérieure d’un certain niveau de vie. Différents ouvrages et articles de presse avaient bien tenté de faire la promotion de l’allaitement par la mère ou à l’extrême au biberon. Ils avaient aussi souligné avec force les funestes conséquences du sevrage précoce de l’enfant de la nourrice. Cette oeuvre de moralisation n’eut pas tous les effets escomptés : elle n’aboutira qu’à faire légèrement baisser cette pratique. D’après C. Rollet-Echalier, c’est davantage l’application stricte de la loi, qui provoqua la résorption de ce mode de garde et de nourrissage281. Depuis l’ordonnance royale de 1762, il était, en effet, légalement prévu que l’enfant d’une nourrice devait avoir 7 mois révolus au moment du placement de sa mère. Ces prescriptions furent confirmées par la loi Roussel de 1874 (première loi de protection de l’enfance), mais elles étaient très loin d’être respectées. D’après une étude effectuée à la fin du XIX° siècle, 88,85% des enfants de nourrice sur lieu étaient en deçà de cette limite lors de l’embauche de leur mère282. Il fallut attendre 1901 pour que les pouvoirs publics ne s’emploient enfin à faire appliquer la loi283. Les contrôles furent alors renforcés, des amendes dressées le cas échéant et les familles aisées préférèrent progressivement les bonnes d’enfant.

Dans les milieux populaires, le mouvement de substitution des nourrices à emporter par des nourrices de jour s’effectua plus rapidement. Dès l’orée du XX° siècle, le placement permanent n’étant plus obligatoirement nécessaire, l’invention du lait maternisé permettant de nourrir les enfants au biberon sans grand risque, les parents confieront de plus en plus fréquemment leur enfant à une gardeuse ou une nourrice sèche, comme on les appelait. Bien moins chère que le placement à demeure chez une nourrice à boire, les enfants seront gardés à la journée non loin du domicile de ses parents. La promulgation de la première loi de protection de l’enfance284 permettra enfin d’améliorer et de garantir les conditions d’accueil.

Tous les enfants de moins de 2 ans gardés hors du domicile familial contre rémunération seront désormais placés sous contrôle sanitaire et administratif public. Cette surveillance concernait les placements en crèche, auprès des nourrices à emporter et des gardeuses ; les nourrices sur lieu285 et les bonnes d’enfant n’étant pas concernées. Cette distinction n’est pas due au hasard. Elle résulte d’un choix délibéré opéré après bien des débats, un choix qui fera dire à F. Faÿ-Sallois et C. Rollet-Echalier qu’à travers cette politique différenciée de protection infantile, l’Etat reconnaissait la capacité à certaines classes sociales de surveiller convenablement leurs enfants même lorsqu’ils sont gardés par des tiers, alors qu’il la déniait à d’autres. Les choses n’ont du reste pas substantiellement changé depuis, car les aides maternelles (descendantes des nurses) qui gardent aujourd’hui les enfants au domicile de leurs parents ne sont toujours pas soumises à contrôle ni agrément public, alors que tous les autres modes de garde le sont.

Pour les enfants gardés hors du domicile familial seulement, la loi de 1874 prévoira donc qu’ils devront désormais être déclarés au préfet. Les nourrices, les crèches et les intermédiaires devront aussi obtenir une autorisation préalable de ce même pouvoir départemental pour prendre en charge des enfants. Un corps de médecins inspecteurs, ancêtre des médecins de PMI, fut institué pour agréer et contrôler ces différents modes de garde. Un pouvoir de sanction leur fut octroyer.

Les fondements de la protection infantile actuelle étaient posés. Quelles qu’en soient les limites, ce contrôle sanitaire permit d’améliorer notablement les conditions d’accueil des enfants.

Ainsi au tournant du XX° siècle, les nourrices de jour, celles que l’on appelle aujourd’hui tout simplement les nourrices, devinrent le mode de garde quasi-exclusif hormis dans les milieux très aisés. La seule offre alternative, très marginale au demeurant, était constituée par les crèches. La première structure de ce type est attribuée d’ordinaire à Firmin Marbeau (1798-1875)286. Adjoint au maire de Paris, ce dernier avait été chargé d’étudier le fonctionnement des salles d’asile (ancêtres des écoles maternelles287). Prenant conscience de la situation des enfants d’ouvriers non seulement dans les salles d’asile, mais aussi avant leur admission dans ces établissements, c’est-à-dire avant deux ans, il avait ouvert une première crèche dans le quartier de Chaillot à Paris (le 14 novembre 1844). Celle-ci n’accueillait que les enfants légitimes dont la mère travaillait à l’extérieur de son domicile. Les enfants âgés de 15 jours à 3 ans et en bonne santé étaient admis en journée, sauf les dimanches et les jours fériés. L’entrée était interdite aux malades et un contrôle médical était assuré quotidiennement. Le fonctionnement des crèches telles que nous l’avons connu jusqu’en 1975 était, en somme, posé dès ce premier établissement.

Progressivement d’autres établissements furent ouverts et une société pour encourager leur création fut constituée dès 1846. La plupart des crèches était fondée et gérée par des institutions patronnées par l’église catholique. Fondations charitables destinées à la classe ouvrière, elles vivaient essentiellement de fonds privés : dons, quêtes, subventions annuelles de la société des crèches. Les subventions publiques (Etat et collectivités locales) furent longtemps dérisoires. Dans le département de la Seine, par exemple, elles ne représentaient que 0,4% des recettes en 1868. Le prix demandé aux parents était aussi très faible lorsque le service n’était pas gratuit. Environs 4 F par mois contre 12 à 20 F si l’enfant était placé en nourrice. La taille de ces structures, enfin, était relativement peu importante : une vingtaine de places en règle générale. Dans de nombreuses villes, comme à Reims ou encore à Lyon, les sociétés des crèches locales s’étaient d’ailleurs explicitement fixées comme objectif l’ouverture de petites crèches d’une dizaine de places, pour pouvoir les disperser dans les quartiers au plus près du domicile des familles288.

Avec l’avènement de la III° république, la nature des crèches changea. D’établissements religieux et privés, elles furent de plus en plus fréquemment laïques et publiques, sans pour autant obtenir le statut de service public. En 1870, Firmin Marbeau proposa bien au sénat de rendre les crèches obligatoires dans toutes les communes comptant plus de 100 femmes travaillant hors de leur domicile. Cette proposition fut cependant rejetée par peur d’une « collectivisation » de l’éducation des enfants et d’une remise en cause de la famille. Adolphe Thiers – celui-là même qui était pourtant surnommé le boucher de la commune - fut du reste taxé de communiste pour avoir osé vanter le mérite des crèches.289 Ces dernières ne seront donc jamais un service public, du moins légalement et cela à la différence des salles d’asile qui furent transformées en école maternelle. Cependant, la lutte des républicains contre l’influence de l’église se ressentira en ce domaine comme en d’autres. Ceci amènera un nombre croissant de communes et d’associations laïques à ouvrir des crèches : dès 1906, 66,98% des crèches étaient laïques dans le département de la Seine290.

Le mouvement de création se ralentira toutefois dès le début de ce siècle. En 1876, il n’y avait que 139 crèches au niveau national, soit 3.500 places. En 1936, leur nombre n’était que de 544 soit 11.000 berceaux291. De plus, elles n’étaient implantées que dans les villes les plus importantes. La baisse des besoins en matière de garde, les réticences d’une partie des pouvoirs publics, mais aussi de bien des familles à l’encontre d’un mode de garde jugé trop collectiviste, ainsi que le coût d’investissement et de fonctionnement de ces structures expliquent ce faible développement.

Parallèlement aux crèches de quartiers, quelques industriels s’essaieront également à développer à partir de 1846 des chambres d’allaitement dans les usines, puis avec le développement de l’allaitement artificiel des crèches d’entreprise292. Les enfants des salariées étaient regroupés sous la surveillance d’une gardienne dans un local de l’entreprise où sa mère pouvait se rendre régulièrement pour l’allaiter. Par la suite, ils y furent simplement gardés pendant la journée de travail des mères dans des conditions similaires aux crèches de quartier. Ces structures se développèrent tout au long du XIX° siècle dans des entreprises privées. Il fallut attendre le début du XX° siècle pour que des manufactures d’Etat et des hôpitaux publics n’en ouvrent également.

Dès le lendemain de la première guerre mondiale, le nombre de création chuta et plusieurs crèches d’entreprise furent même fermées. D’un coût bien plus bas que les crèches de quartier, ce n’est pas la conjoncture économique ou des questions financières qui provoquèrent cet arrêt brutal. Celui-ci semble plutôt résulter de la baisse globale des besoins conjuguée au fait que les ouvrières préféraient confier leur enfant à des nourrices de jour ou à des crèches de quartier. Les mères préféraient, en effet, confier leurs enfants à un mode de garde à proximité de leur domicile et non de leur lieu de travail.

Au début du XX° siècle, l’organisation socio-spatiale de la garde des enfants en bas âge avait donc radicalement changé. Désormais, la proximité spatiale entre domicile et lieu de garde était le principe fondamental structurant cette pratique. Les nourrices de jour étaient généralement une voisine ; les crèches de quartier étaient préférées aux crèches d’entreprises et si les nourrices sur lieu tendront à disparaître, ce fut pour être remplacées par des bonnes d’enfant. Quelle que soit la classe sociale, l’enfant était désormais gardé au plus près de son domicile familial. Ce nouveau principe de proximité optimale devait perdurer jusqu’à nos jours.

Notes
281.

p. 515, Rollet-Echalier C., 1990.

282.

p. 514, Rollet-Echalier C., 1990.

283.

Circulaire du 27-7-1901 du ministre de l’intérieur au préfet.

284.

Loi de protection de l’enfance du 23-11-1874.

285.

hormis sur la question de l’âge minimum des enfants des nourrices sur lieu.

286.

Même si l’on peut faire remonter cette institution au XVIII° siècle. Frédéric Oberlin (1740-1826) avait ouvert une structure similaire dans les Vosges vers 1770.

287.

Luc J.N., 1997.

288.

p. 530, Rollet-Echalier C., 1990.

289.

p. 274, Strauss P., 1901.

290.

p. 537, Rollet-Echalier C., 1990.

291.

p. 527, Rollet-Echalier C., 1990.

292.

p. 539, Rollet-Echalier C., 1990.