Conclusion de section

Il fallut attendre la fin de l’Ancien-Régime pour que la mise en nourrice ne se diffuse aux milieux populaires. Ce phénomène s’accentua jusqu’à la première guerre mondiale au fut et à mesure de l’urbanisation et de l’industrialisation du pays, et ne déclina que durant l’entre-deux-guerres, lorsque le taux d’activité féminin régressa. La concomitance entre cette double évolution marque, évidemment, le lien étroit unissant l’intégration des femmes à la société salariale et les besoins de garde de leurs enfants. Mais cette pratique ne peut pas être réduite à une simple et unique conséquence de la révolution industrielle : elle existait auparavant et si les évolutions économiques ont modulé son ampleur et sa forme, elles ne l’expliquent pas fondamentalement en tant que fait social.

A notre sens, la garde des enfants en bas âges par des tiers découle en premier lieu de la division sexuée des tâches, qui traverse l’histoire européenne et les classes sociales. Aux femmes d’élever les enfants et de concilier au mieux cette tâche avec leurs autres rôles sociaux ; les hommes n’en ayant pas véritablement en la matière, même après l’invention du biberon et du lait maternisé. Ce dernier élément montre du reste, à ceux qui en douteraient encore, que cette division sexuée des tâches est une construction sociale et non une donnée naturelle à laquelle nul ne pourrait se soustraire.

Les évolutions socio-économiques n’interviennent qu’en second lieu, même si c’est avec force, pour démultiplier ou réduire le nombre de rôles sociaux que les femmes devront assumer et pour leur permettre de les accorder plus ou moins facilement. Manifestement, ces possibilités de conciliation ont été très variables selon les époques.

Au siècle d’or du commerce nourricier, le rôle de femme-active (ouvrière, domestique, commerçante mais aussi bourgeoise et aristocrate autant que leurs activités mondaines puissent être considérées comme une forme d’activité) était globalement contradictoire avec celui de mère. Les conséquences de cette contradiction très urbaine ont été clairement supportées par les femmes des campagnes, pour qui cela a induit une fusion ou une confusion entre leurs rôles de femme-active et de femme-mère, ce dernier devenant une activité lucrative, comme une autre. Ainsi la vieille division ville - campagne se trouvait-elle reflétée et confirmée jusqu’en matière de garde et de nourrissage d’enfants.

Après la première guerre mondiale, la pratique se transforma au niveau spatial et déclina au plan quantitatif. Ce n’est certainement pas parce que les femmes ont pu soudainement mieux concilier leurs différents rôles sociaux, mais parce que leur rôle de mère l’emporta désormais sur celui de femme-active. Ce problème de la conciliation des rôles féminins apparaît, en définitive, comme une constante. Il est d’ailleurs devenu au cours du XX° siècle un thème récurrent dans tous les débats politiques touchant à la natalité et à l’activité féminine.

La nécessité de faire garder son enfant par tiers semble donc procéder de mécanismes sociaux fondamentaux : répartition sexuée des tâches et plus ou moins grande intégration sociale des femmes hors du cercle domestique. La diffusion de cette pratique au XVIII° siècle, puis son déclin d’ensemble au XX° siècle pourrait donc être assimilée à une forme d’homogénéisation sociologique des populations urbaines. Toutes les femmes des villes auraient en somme à concilier un nombre plus ou moins important de rôles selon les époques et ce avec plus ou moins de facilité.

Toutefois nous ne partageons pas que cette appréciation. A notre sens, ce serait confondre ce qui est invariant et ce qui est structurant. Ce qui est invariant dans le besoin de faire garder son enfant, ce sont évidemment les mécanismes fondamentaux, que nous avons souligné ci-dessus. Ce qui est structurant, en revanche, c’est-à-dire ce qui lui donne son sens social profond, c’est la manière dont cette pratique s’est organisée selon les époques et la structure sociale que cela révèle.

Ce sont ces éléments structurant qui peuvent permettre de parler ou non d’homogénéisation sociale. Or il s’avère sous cet angle que nous sommes très loin d’une quelconque uniformisation des modes de vie urbains. Tout au long de cette période la garde des enfants des classes populaires se distingue très nettement de celle en vigueur dans les classes aisées. L’une et l’autre ne peuvent être confondues ni dans leur forme, ni dans leur contenu social.

Les formes d’accueil (nourrice sur lieu ou nourrice à emporter, puis nourrices de jour ou bonnes d’enfant) furent toujours nettement différentes selon les cas. Les relations entre les mères et celles qui gardent leurs enfants furent aussi toujours très différentes selon les milieux. Si du côté de la bourgeoisie et de l’aristocratie, les relations furent constamment maintenues dans l’ordre de la domesticité, du côté des milieux populaires, il s’agissait bien plus de la ‘« rencontre de deux misères »’, pour reprendre les termes de F. Faÿ-Sallois. Les exigences des parents, le positionnement des prestataires de service par rapport à ces derniers, les contraintes qui sont exercées sur les uns et sur les autres et plus globalement encore les interactions sociales qui structurent et spécifient cette pratique ne furent jamais identiques sur l’ensemble de la population urbaine. Ces éléments structurants doivent être pris en compte tout autant que les invariants pour comprendre les modes de garde passés mais aussi actuels. Ils permettent, en effet, de comprendre que la diversité des modes de garde ne renvoie pas seulement à des besoins individuels différents (travail à temps partiel ou à temps complet, etc.), mais aussi à des attentes collectives très différenciées selon les groupes sociaux. Ces demandes socialement marquées inscrivent dans la garde des enfants, tout comme plus tard dans le choix de l’école, la position sociale des parents et leur stratégie de reproduction ou de promotion sociale.