POLYSÉMIE du mot air-FLUIDE GAZEUX

i - axes de structuration

J’essaierai de situer ma propre démarche par rapport aux remarques qui viennent d’être faites, en montrant en quoi elle doit se différencier nécessairement des choix et des motivations des dictionnaires. Je retiendrai d’abord le principe d’une présentation hiérarchisée des significations du mot air, que je m’efforcerai toutefois de rendre systématique en excluant la présence de nœuds vides de sens.

Je retiendrai le premier axe de structuration, qui distingue une signification courante et une signification scientifique du mot. Cette distinction me semble tout à fait légitime, dans la mesure où l’air, en tant qu’objet du monde physique, est devenu un objet de connaissance spécifique de ces disciplines autonomes et scientifiques que sont la physique et la chimie. C’est peu à peu que l’air s’est constitué en objet de connaissance scientifique, au fur et à mesure que les techniques d’expérimentation sont apparues et que la théorisation en physique et chimie a permis la représentation des corps composés. De nos jours, les propriétés physiques de l’air sont établies ainsi que sa composition chimique. Certes la signification courante et la signification scientifique ne peuvent être totalement disjointes, certains traits de sens qu’elles tirent de leur objet commun, celui de « fluide gazeux » par exemple, se trouvant nécessairement en intersection avec l’une et l’autre. Mais je crois utile de poser chacune dans sa spécificité, même si, au plan des représentations, certains éléments appartenant au domaine scientifique sont largement passés dans le champ de la connaissance commune, comme par exemple la présence d’oxygène et d’azote dans la composition de l’air – ce qui explique par exemple l’emploi de s’oxygéner les poumons au sens de « respirer de l’air pur » (article oxygéner du PR). Cette distinction entre signification scientifique et signification courante consti­tuera le point de départ de la structuration, dans la mesure où elle implique des modes de représentation distincts qui conditionnent des trajets sémantiques différents.

Le second axe de structuration est celui qui établit une distinction entre sens propres et sens figurés, la frontière entre ces deux type de sens étant, comme on l’a vu, difficile à tracer de manière rigoureuse. Les dictionnaires qui prétendent se servir de ce critère pour proposer une première bipartition de l’ensemble des significations choisissent en fait de regrouper (si l’on excepte certaines métaphores indécises) les sens propres et les sens métonymiques d’un côté, et les sens métaphoriques de l’autre. Cette présentation apporte une clarification d’ordre sémantico-référentiel, dans la mesure où elle permet d’opposer les significations qui appartiennent à un domaine d’expérience homogène, qu’il s’agisse des sens propres qui dénotent directement l’air physique, ou des sens métonymiques qui restent en rapport avec l’air physique puisqu’ils en retiennent, d’une manière ou d’une autre, les traits génériques (c’est le cas de tous les termes relatifs à l’aviation), aux significations métaphoriques qui, en se libérant des traits génériques, ou du moins en les mettant (plus ou moins !) en veilleuse, sont susceptibles de toutes sortes de dérives et peuvent couvrir des champs référentiels multiples et hétérogènes. Mais une telle présentation ne nous apprend pas grand-chose sur le fonction­nement sémantique intrinsèque du mot, en particulier sur la nature des transferts de traits de sens sur lesquels reposent les productions métaphoriques. Or on sait depuis J. Picoche que l’examen de la relation entre sens propre(s) et sens métaphoriques s’avère particulièrement éclairant dans les deux « sens » de la relation, dans la mesure où, en raison de la nécessaire solidarité qui les unit, s’il est vrai que la présence de certains traits de sens immédiatement repérables dans le sens propre, comme par exemple le trait « environnement » pour le mot air, permet d’expliquer des dérivations métaphoriques telles prendre l’air du bureau, en retour l’apparition de certaines métaphores vient enrichir le sens propre de possibles implications dont on n’aurait peut-être pas sans cela soupçonné la présence 143 . Ainsi le sens métaphorique « en désordre, sens dessus dessous » de la locution en l’air dans Il a tout mis en l’air en cherchant ce papier oblige à repenser le sens propre comme virtuellement porteur d’un trait de « déstructuration », l’espace au-dessus de nous étant perçu comme étranger aux lois naturelles qui régissent notre monde. Et même lorsqu’elles sont plus ou moins prévisibles, les métaphores nous instruisent sur la plus ou moins forte prégnance de certains des traits présents dans les représentations premières. Si l’on entend faire un travail de lexicologue, c’est-à-dire analyser des mécanismes de signification, et ne pas s’en tenir au seul plan de la dénotation en donnant une simple traduction des figures, ce qui est l’objectif premier du dictionnaire (par exemple l’expression une tête en l’air définie par « un étourdi » dans le PR), ce mouvement de navette entre sens propres et sens métaphoriques s’impose, et il convient pour ce faire de choisir un mode de présentation qui favorise la mise en regard des deux types de significations. Ce que je ferai en m’efforçant de corréler sens propres et sens métaphoriques, et d’expliciter les traits de sens qui conditionnent les transferts. Ce travail sera fait sur les métaphores « locales » portant sur le seul mot air, mais aussi sur celles qui s’étirent sur une expression entière. À chaque fois, j’aurai comme objectif d’éclairer et d’enrichir la construction du signifié du mot air, à partir des diverses productions métaphoriques dont il est le siège. Je traiterai toutefois à part les métaphores qui, dans une expression, portent, non sur le mot air, mais sur un autre mot avec lequel il se combine, dans la mesure où il s’agit d’un processus différent, dans lequel le mot air n’est plus comparant, mais comparé.

Enfin je ne chercherai pas à différencier systématiquement les métaphores les unes des autres en fonction de leur plus ou moins grande « vitalité », dans la mesure où cette estimation, faite rapidement, risque de rester largement tributaire de l’intuition, et où la recherche de critères précis me conduirait trop loin de mon propos principal. Ainsi, étudiant les emplois métaphoriques de la locution en l’air, je mettrai sur le même plan, d’une part les paroles, promesses en l’air et d’autre part l’expression tête en l’air, même si, dans ce dernier cas, comme on l’a déjà vu, le figement de la séquence altère quelque peu la force de la métaphore. Je ne retiendrai pas toutefois les emplois les plus « littéraires » qui exploitent trop librement en contexte les ressources métaphoriques du mot air. On les trouve plus particulièrement dans le TLF, qui, parfois, use de la mention Littér. pour les introduire. La citation 45 de Ch.-M. Leconte de Lisle, que nous avons précédemment analysée, présente, à notre avis, un cas limite d’emploi pouvant figurer dans un dictionnaire. Quant aux citations 46, 47 d’une part, et 6, 7 d’autre part, elles relèvent davantage, à mon sens, du domaine stylistique que de celui de la lexicographie.

Le troisième axe de structuration passe par la distinction entre les emplois libres du mot air et les expressions dans lesquelles ce mot figure. Celles-ci, on l’a vu, sont nombreuses et diverses, et peuvent être soumises à plusieurs critères de classement : l’usage (terminologique ou courant), la nature (figurées ou non figurées, et parmi ces dernières, métonymiques ou / et métaphoriques), la structure formelle, le degré de lexicalisation, et dans le cas des expressions figurées, la portée et la vitalité de la figure – ces deux derniers critères ayant été évoqués dans la partie précédente. Les dictionnaires n’entrent pas dans de telles considérations, mais il leur arrive d’utiliser les expressions, comme on l’a vu précédemment, à des fins de structuration de l’article, en les faisant figurer à des nœuds où l’on s’attendrait à trouver des définitions (ou même en leur donnant un statut autonome, comme dans le cas de la locution en l’air dans le GLLF). Ce rôle est d’autant plus important que l’expression ne peut être rattachée explicitement à aucune définition du mot air. C’est nécessairement le cas dans les articles à présentation non hiérarchisée (ainsi pour la locution en l’air dans le PR), mais il en est de même dans le GR et le TLF, quand l’expression occupe une sous-entrée qui se subordonne à un nœud vide sémantiquement : ce sont les expressions métaphoriques qui, dans ces deux dictionnaires, se trouvent ainsi mises en avant.

Là encore, nous ne pouvons souscrire à la présentation des dictionnaires qui traitent certaines des expressions construites avec le mot air à égalité avec les sous-entrées définitionnelles, ou même en tant qu’entrée quasi concurrente (en l’air dans le GLLF). Que ce choix puisse avoir une justification formelle (comme dans le cas de cette locution), ou qu’il s’explique par le manque de visibilité de certaines métaphores, il ne peut être retenu dans le cadre d’une étude lexicale, qui a précisément pour but de cerner le plus précisément possible, dans les diverses expressions, quels qu’en soient la nature, le degré de figement ou d’opacité, les traits de sens présents dans le mot air, et de les relier aux significations retenues dans les emplois libres. Comme pour les sens métaphoriques, dont la problématique a partie liée, comme on l’a vu, avec celle des expressions, j’éviterai toute forme de traitement à part des expressions, que j’introduirai, de manière raisonnée, au fur et à mesure de l’examen des différents sens du mot air. Et comme ce qui m’intéresse est avant tout le fonctionnement sémantique de ce mot, je n’étudierai pas ces expressions pour elles-mêmes, à travers l’ensemble des problèmes qu’elles posent. Je me contenterai des aspects relatifs à l’usage (selon qu’on peut les rattacher à la signification courante ou savante du mot air) et à l’interprétation (dans le cas des expressions figurées), sans entrer dans le détail de leur structure formelle et de leur constitution plus ou moins figée.

Notes
143.

. Le principe de cette « navette » (J. Picoche, 1993, p. 115) entre sens propre et sens figuré joue un rôle fondamental dans la théorie de J. Picoche, et il se trouve particulière­ment bien illustré dans l’étude des mots bord et côté (J. Picoche, M.-L. Honeste, 1993 / 1995a, article n°15).