La frontière entre la signification dite scientifique du mot air et la / les signification(s) courante(s) n’est pas facile à tracer, comme en témoigne l’embarras des dictionnaires qui, sauf le PR, ne s’engagent pas franchement dans une telle dichotomie. L’air est en effet une réalité physique fondamentale dans l’expérience humaine, qui entretient une fonction vitale connue de tous, la respiration des êtres animés. Il est donc difficile de ne pas posséder à son sujet quelques-unes des connaissances élémentaires qui entrent dans le champ de cette expérience. D’autre part, il se situe si haut dans la hiérarchie des objets naturels, qu’il n’est guère possible, si on veut le définir, de ne pas faire appel à un minimum de notions savantes, comme gaz ou fluide, auxquelles l’enquête hyperonymique précédente a rapidement conduit. Je dirai donc qu’il existe probablement dans l’opinion commune, qui sait qu’elle respire, un simulacre de signification scientifique, qui reprend plus ou moins vaguement les contours de cette signification première. C’est sans doute cette indistinction entre les deux types de significations que le GR a voulu exprimer par la mention un peu déroutante Phys., chim. et cour.,qui introduit la toute première définition. Mais cette présentation revient à assimiler totalement le savoir courant avec la connaissance proprement scientifique. Il est peu probable par exemple qu’une signification courante retienne les proportions précises des éléments qui constituent l’air (on notera d’ailleurs que le GR lui-même a modifié ces proportions d’une édition à l’autre 151 !), ou encore les propriétés physiques de compressibilité et d’élasticité qui le caractérisent.
Je proposerai donc une sorte de signification scientifique courante, se présentant comme un dégradé de sens de la précédente dont elle retiendrait les traits suivants :
Il m’est en fait assez difficile de dessiner les contours de cette signification que je qualifie de « scientifique courante », dans la mesure où je suppose qu’elle existe, plus que je n’en trouve trace dans les dictionnaires, que ce soit dans les définitions ou les exemples. Elle tient une place en quelque sorte intermédiaire entre la signification scientifique qui a avant tout pour objet l’air-matière, considéré en lui-même, et les significations courantes qui vont privilégier des représentations anthropocentriques, dans lesquelles l’air sera situé par rapport à l’homme, et d’abord comme son milieu vital. Dans cette signification pseudo-scientifique, une telle représentation me semble déjà à l’arrière-plan, dans la mesure où, si la composition chimique de l’air est partiellement connue, c’est surtout en fonction des éléments qui entrent dans le cycle des échanges respiratoires.
Une telle signification est susceptible de présenter des variations selon les individus. Pour en saisir toutes les formes, il serait sans doute nécessaire de mobiliser la sémantique du prototype 154 , qui enregistrerait avec précision tous les « dégradés de sens » que peut engendrer la signification scientifique de base. C’est donc à titre tout à fait hypothétique que j’en donne ici les grandes lignes.
. On trouve en effet dans le GR 1953-1964 la définition suivante :
Air : fluide gazeux, compressible, expansible, liquéfiable, composé d’oxygène (23% en poids), d’azote (75%), d’argon (1,5%), de gaz rares en très petite quantité (hélium, krypton, néon, xénon), d’acide carbonique, de vapeur d’eau, de traces d’hydrogène et d’ozone, et dont la masse forme l’atmosphère.Cette définition contient en plus les propriétés physiques de l’air, et peut être considérée comme plus scientifique que celle de l’édition de 1985, mais elle n’est précédée d’aucune mention.
. Comme le montrent les synecdoques d’usage s’oxygéner (les poumons), un bol d’oxygène, elles-mêmes susceptibles de dérivations métaphoriques.
. On dit aujourd’hui dioxyde de carbone pour le gaz carbonique.
. Voir G. Kleiber, 1990a.