B – Significations restreintes

1 – Air extérieur

Le mot air peut prendre, par restriction de sens, la signification d’« air extérieur ». Dans les emplois examinés jusque-là, le trait « extériorité » pouvait se dégager plus ou moins nettement de certaines associations – le recours à un contexte plus large s’avérant d’ailleurs souvent nécessaire – sans pour autant constituer un trait distinctif du mot air, susceptible d’en­trer dans une opposition marquée avec telle ou telle forme de milieu clos. Mais dans certains cas, ce trait peut venir s’inscrire dans le signifié même de ce mot. Cela se produit dans des conditions un peu particulières : au plan de la forme, le mot air se trouve pris dans des expressions assez fortement lexicalisées, comme à l’air, le grand air, prendre l’air, et au plan sémantique, la signification d’« air extérieur » a tendance à connaître des dérives métonymiques, en particulier celle qui la conduit vers le « dehors », le monde naturel 168 . On peut alors se demander si cette signification peut être posée en elle-même, et d’autre part si elle appartient en propre au mot air. On se souvient que nous avions retenu comme principe de ne pas traiter les expressions comme des significations à part entière, mais de les subordonner aux différents nœuds de la structuration polysémique du mot air. On note d’ailleurs que les dictionnaires divergent quant au mode de présentation de cette signification. Seul le TLF, en IA3, lui accorde une véritable sous-entrée définitionnelle (« l’air en tant qu’élément extérieur aux habitations »). Le GR, qui la fait figurer en quatrième position de ses définitions signale son contenu dans une parenthèse (« où air a la valeur de “ milieu extérieur, non protégé ” ») après la mention Loc. verbales – en proposant, de plus, un choix d’expressions discutable (on trouve par exemple changer d’air, pomper l’air à qqn. alors que l’air libre et le plein air sont placés en 2 !). Quant au PR et au GLLF, ils se contentent de rattacher les expressions concernées à la signification courante du mot air.

Pour ma part, je considèrerai comme distincte la signification d’« air extérieur », bien quelle trouve son mode d’expression privilégié dans des expressions métonymiques. Je fais choix de ce traitement particulier, contraire au principe que j’avais posé, pour deux raisons. D’une part, il n’est guère satisfaisant de décrire la dérive métonymique de ces expressions à partir de la signification courante, sans passer par la médiation du sens restreint d’« air extérieur », et d’autre part, ce sens restreint ne peut être isolé en dehors de ces expressions. Certes, si dans certaines d’entre elles (à l’air, prendre l’air) le trait d’extériorité semble bien porter sur le mot air qui constitue l’élément lexical fort du groupe, dans les autres (air libre, grand air, plein air), il est difficile de détacher ce mot de l’épithète avec laquelle il constitue une unité de sens. Je regrouperai malgré tout ces différentes expressions pour une étude commune, sans affiner davantage l’analyse.

Je retiendrai d’abord l’expression à l’air, qui, étant susceptible de plusieurs interprétations, va me permettre d’illustrer ce passage sémantique de l’air-milieu à l’air extérieur. Dans un premier temps, comme le montre la citation 16 du TLF (Elle était dorée comme le blé mûr [...] couleur de brique aux bras et aux jambes, si souvent exposés à l’air), cette expression, qui dénote la mise en contact avec l’air (d’une partie du corps), est proche d’une construction libre venant s’adjoindre au participe passé, et s’approprie un trait d’extériorité encore très lié au contexte, qui implique la mise en contraste de l’air avec la protection, la « fermeture » qu’apporterait un vêtement. Mais dans d’autres contextes moins recommandables, tels que les fesses à l’air, le cul à l’air, où l’on évoque une partie du corps qui en principe doit être recouverte, le mot air fixe par opposition le trait d’extériorité, et l’expression tout entière prend le statut d’une locution adjectivale, qui signifie, par une métonymie de l’effet pour la cause dont nous avons déjà parlé (le contact avec l’air dû à l’absence de vêtement), « non recouvert » (PR). Elle devient alors synonyme de nu, mais avec une forte connotation transgressive. Enfin à l’air peut exprimer, comme dans la citation 17 du TLF (il vit à l’air) 169 , une mise en relation avec l’extérieur, avec la nature,par suite d’un processus métonymique que l’on trouve dans un certains nombre d’autres expressions que j’examinerai maintenant. Je m’appuierai sur le TLF qui offre le corpus le plus riche, en regroupant les expressions (à l’air) et les contextes d’emplois donnés comme courants (vivre à l’air) :

  • –à l’air ; vivre à l’air ;
  •  à l’air libre (var. dans l’air libre, en air libre) ; être, sortir à l’air libre ;
  •  le grand air, au grand air ; vivre au grand air, aller au grand air ;
  •  au plein air, en plein air ; le plein-air ; de plein air ;
  •  prendre l’air, prendre, aspirer un(e) bol(ée) d’air.

La signification proprement dite d’« air extérieur » ne peut guère être retenue que pour l’expression le grand air, si l’on s’en rapporte à la citation 20 du TLF (Parmi toutes ces figures brunes, hâlées par le grand air et le soleil) : au trait d’extériorité vient alors s’ajouter une évaluation positive (« air sain et vif [...] » dit le PR à l’article grand) portée par l’adjectif à valeur intensive. Dans le cas de la locution verbale prendre l’air, cette signification est également présente dans une première lecture littérale de la séquence, avant sa réinterprétation métonymique. On remarquera qu’à l’article prendre, le PR rattache cette locution à des emplois du type prendre un repas, son café, un verre, un pot, ses médicaments, qui correspondent à la définition « absorber, mettre en soi ». Cette lecture littérale se trouve renforcée, dans les syntagmes prendre, aspirer un(e) bol(ée) d’air, par l’image à la fois métonymique (le contenant pour le contenu, ou la mesure pour la substance) et métaphorique (l’air étant assimilé à un liquide nutritif), qui implique, comme on l’a vu, des propriétés positives de l’air.

La dérivation métonymique nous fait passer de cette signification à l’évocation d’espaces considérés comme extérieurs : on remarquera la présence de prépositions de sens locatif, en et surtout à, en tête de la plupart des expressions. Précisons ce trait d’extériorité, à partir des définitions ou commentaires des dictionnaires :

‘milieu extérieur, non protégé (GR)’ ‘l’air en tant qu’élément extérieur aux habitations (TLF)’ ‘se dit de tout endroit situé à l’extérieur des maisons, et en particulier hors des villes (GLLF)’

Il s’agit ici d’un espace qui se situe hors des lieux de regroupement humains qui sont construits, limités et (peut-être) protégés – les maisons, les habitations, les villes. L’extériorité implique donc ici un espace naturel, découvert. C’est le sens que j’accorderai aux expressions à l’air, au grand air, au plein air, en plein air. Ces expressions prépositionnelles se construisent avec des verbes comme aller, et surtout vivre, et sont souvent paraphrasées dans le TLF par « au sein, au contact de la nature ». L’expression au grand air conserve son trait mélioratif (« là où l’air est supposé pur et vivifiant », dit le TLF), lié à la composition de l’air. Quant au plein-air, devenu forme substantivale et soudé en mot composé, il dénote par synecdoque le « lieu où l’on pratique un sport en plein air », puis par métonymie, les sports, les activités qu’on pratique en plein-air, dans une séance de plein-air (l’expression est soudée dans le GR, dessoudée dans le TLF...).

Mais une autre interprétation est possible, dans laquelle l’espace extérieur est mis en relation avec une habitation, considérée comme un lieu clos, fermé. C’est le sens qu’on trouve dans des expressions telles que prendre l’air, à l’air libre (l’adjectif métaphorisant de façon abstraite le non enfermement de l’air) – cette dernière expression se construisant plutôt avec le verbe sortir (qui est aussi compatible avec les précédentes expressions) :

‘L’air libre : milieu non clos (GR) 170 .
Être, sortir à l’air libre : être dehors, généralement après avoir été enfermé (TLF).’ ‘Prendre l’air : sortir de chez soi, aller se promener (PR et TLF).’

Notons que le GLLF accepte, pour prendre l’air, les deux interprétations, mais la citation qui suit illustre très précisément le sens précédent :

‘Prendre l’air : sortir de sa maison, de sa ville, etc. pour respirer l’air du dehors : Elle ne sortait jamais et prenait l’air dans le jardinet (Balzac).’

Les syntagmes prendre, aspirer un(e) bol(ée) d’air, quant à eux, semblent neutraliser la distinction faite entre les deux formes d’extériorité. Peut-être en mettant en avant les propriétés positives de l’air favorisent-ils davantage l’évocation de grands espaces : on notera que le PR donne comme synonyme de prendre un bol d’air le syntagme aller au grand air.

On pourrait ajouter les expressions donner de l’air, de l’air, signalées par le GR , au sens d’« aérer », c’est-à-dire « faire entrer de l’air dans (un lieu clos) » (article aérer du PR), mais on peut se demander si elles ne sont pas plutôt représentatives de la signification « air en mouvement » ( on remarque que le mot air s’y trouve précédé de l’article partitif). Il convient d’ailleurs de noter l’affinité qui existe entre l’extériorité et le mouvement, la représentation de grands espaces découverts en particulier produisant assez naturellement un effet de mise en mouvement de l’air. Notons que le PR rattache l’expression en plein air à la deuxième définition de son article(« ce fluide en mouvement »), et qu’il la définit ainsi : « dans le vent, au-dehors ». De même, à l’article grand, il donne la définition suivante de l’expression :

Le grand air : l’air sain et vif qui circule dans un espace découvert [je souligne].

Ajoutons que ces différentes expressions métonymiques ne produisent quasiment pas de sens figurés, sauf peut-être prendre l’air, au sens de « prendre la fuite » (GR), qui exprime métaphoriquement, par le passage d’un lieu clos à l’air libre, extérieur, le mouvement de fuite – comme si l’enfermement représentait une menace, et l’espace ouvert une échappée possible. La métaphore rend explicites les valeurs respectivement négative et positive qui tendent à opposer ces deux espaces. Le sens propre du mot air qui reste à la base de cette expression permet d’exprimer ce mouvement de fuite de manière très physique, à travers l’acte même de la respiration. En revanche, je ne retiendrai pas les emplois métaphoriques de plein air, grand air (au plein air de l’âme, au grand air de l’action)dans les citations 46 et 47 du TLF, qui doivent être considérées comme des figures de style. On peut enfin signaler une expression que donne seul le TLF, en l’illustrant par une citation d’A. Daudet :

‘mettre à l’air : faire montre de quelque chose avec ostentation.
67. Césaire, très bavard, très galant, mit toutes ses grâces à l’air pour éblouir la Parisienne.
a. daudet, Sapho, 1884, p. 108.’

dans laquelle la mise au contact avec l’air extérieur, qui se présente comme une ouverture sans limite, traduit métaphoriquement le fait de montrer, de mettre en vue de manière excessive, de faire étalage de quelque chose, comme s’il s’agissait d’une occupation physique de l’espace. Quoique daté de la fin du XIXe siècle et facilement interprétable, cet emploi me semble peu en usage actuellement.

Notes
168.

. On retrouve là une métonymie situative du lieu, selon M. Bonhomme, 1987.

169.

. Cette citation de J. Michelet, Le Peuple, 1846, p. 92, « passerait » tout à fait de nos jours :

Presque nu, sans sabots, avec un morceau de pain noir, il garde une vache ou des oies, il vit à l’air, il joue [...]

170.

. On peut aussi accorder cette signification à l’expression plein air dans les syntagmes cités par le TLF  : orchestre de plein air (citation 23), musique de plein air, où il est question d’un ensemble instrumental comme l’harmonie jouant à l’extérieur d’une salle de concert. On note aussi l’emploi d’école du plein air (citation 24) pour désigner une école de peinture, dans une citation d’É. Zola, L’Œuvre, 1886, p. 213.