C –Signification air au-dessus de la terre

1 – Traits sémantiques du mot air

Les quatre dictionnaires accordent une ou plusieurs définitions distinctes à cette signification, qui n’apparaît jamais en première position. Dans la présentation hiérarchisée du TLF, les deux significations « air-milieu » et « air au-dessus de la terre » s’opposent au premier niveau de la structuration des sens physiques du mot air (en IA et IB).

Voici les définitions :

PR : Espace rempli par ce fluide au-dessus de la terre.’ ‘ GR : Espace rempli par ce fluide au-dessus de la terre ; milieu aérien.
Le milieu aérien (où se déplacent aérostats et avions).’ ‘ GLLF : L’air en tant qu’il se trouve au-dessus de nous (en ce sens, s’emploie aussi au plur. avec une nuance littér.)’ ‘ TLF : L’air en tant qu’espace au-dessus du niveau du sol.
– Lieu où volent les oiseaux et autres volatiles.
– aviation – Espace aérien.’

Le PR et le GLLF ne proposent qu’une définition. Le GR donne (en I6 et I7) deux sous-entrées définitionnelles successives, qui, à première vue, ne se détachent pas clairement l’une de l’autre, la périphrase milieu aérien se trouvant en facteur commun. Quant au TLF, il propose une présentation hiérarchisée, qui conduit à distinguer nettement deux acceptions restreintes à partir d’une définition première 173 .

On remarque qu’à quelques variantes près, les dictionnaires s’entendent sur une définition commune, qui sert de point de départ aux autres définitions lorsqu’il y a plusieurs sous-entrées :

‘Espace rempli par ce fluide au-dessus de la terre (PR et GR).’ ‘L’air en tant qu’il se trouve au-dessus de nous (GLLF).’ ‘L’air en tant qu’espace au-dessus du sol (TLF).’

À chaque fois, ces définitions font référence, par anaphore (ce fluide) ou reprise du référent (l’air), à la définition de base précédemment posée, et lorsqu’il y a une nette disjonction entre la définition scientifique et la définition courante, de préférence à cette dernière. Il s’agit donc bien du « fluide gazeux qui constitue l’atmosphère » (au sens large du terme). Mais, repéré par rapport à l’homme, l’air peut être situé de différentes façons. Soit l’on considère l’air comme ce fluide qui nous entoure et que nous respirons, qui constitue notre milieu : c’est la représentation qui est contenue dans la signification de base. Soit, comme ici, l’on considère cette partie de l’air qui se situe dans un espace supérieur, qui est à distance, hors de portée de l’humain. C’est ce qu’expriment, avec un resserrement anthropocentrique de plus en plus marqué, les variantes au-dessus de la terre, au-dessus du niveau du sol, au-dessus de nous. Dans cette nouvelle perspective, l’air ne fait plus partie de notre milieu : il n’entre pas en contact avec l’homme, et ne se trouve plus pris dans le cycle de la respiration. Aussi tend-il à perdre de sa substance pour se confondre avec la perception de cet espace dans lequel on le projette et où l’homme n’est pas. De fait, les définitions des dictionnaires assimilent plus ou moins l’air et l’espace considéré, suscitant un certain flottement dans le choix des termes ou filiations génériques. Dans la définition du GLLF, le trait de localisation est second par rapport à la substance, le mot air dénotant ce fluide gazeux « en tant qu’il se trouve au-dessus de nous ». Dans le TLF, l’air se définit comme espace (« l’air en tant qu’espace »), substance et localisation étant perçues comme une unité. Dans le PR et le GR qui proposent la même définition, c’est le trait de localisation qui apparaît en premier, le mot air dénotant métonymiquement l’espace rempli par l’air. Dans ce cas, le synonyme qui vient naturellement est ciel (« espace visible au-dessus de nos têtes, et qui est limité par l’horizon »), que mentionnent ces deux dictionnaires.

On peut se demander ce qui justifie qu’une acception particulière du mot air vienne circonscrire une partie de l’air qui forme l’atmosphère pour la suspendre précisément au-dessus de nos têtes. En fait ce trait de localisation prend son sens dans une vision plus large, qui considère l’air comme le milieu spécifique de certaines espèces qui ont la capacité de « se soutenir et se déplacer dans l’air (PR) », c’est-à-dire de voler, et qui l’oppose à la terre, vue comme le lieu où se trouvent les êtres vivants, particulièrement les hommes, qui ne peuvent se tenir et se déplacer qu’en prenant appui, d’une manière ou d’une autre, sur le sol. C’est ici le mode de locomotion des espèces qui permet de différencier ces deux milieux, de la terre et de l’air. Pour cela, il faut qu’ils soient perçus indépendamment l’un de l’autre, comme deux mondes distincts qui ne peuvent entrer en contact, ce qui explique le fait qu’on mette l’air au-dessus de la terre. Cette mise à distance n’a rien d’objectif et de mesurable. Elle résulte de la projection dans l’espace de la ligne de partage, aussi indispensable qu’invisible, qui permet de structurer nos représentations. Ainsi, si ces représentants prototypiques de l’espèce volante que sont les oiseaux se meuvent effectivement assez largement au-dessus de nos têtes, certains petits insectes ailés, les mouches en particulier, le font souvent (que trop !) à hauteur d’homme, sans que cela remette en cause la perception d’un milieu commun à ces différentes créatures, qui a pour trait fondamental la perte de contact avec le sol.

Mais la technique moderne a créé des appareils qui, à l’instar des oiseaux, ont la propriété de se maintenir et se déplacer au-dessus du sol. L’air-espace est devenu le milieu de ces machines volantes, que sont les aérostats (ballon, dirigeable, montgolfière) et surtout les avions, et le mot air est entré dans le domaine de l’aviation 174 . Le problème se pose alors de savoir s’il n’y a qu’une signification d’« air-espace au-dessus de nous » qui fondrait l’air des oiseaux et celui des avions en un espace commun à tout ce qui peut voler, qu’il s’agisse d’êtres animés ou de produits de la technique humaine, ou si cet « air-espace » conduit à deux acceptions distinctes, correspondant à la saisie de deux milieux spécifiques. Les dictionnaires adoptent divers modes de présentation. Le GLLF et le PR ne livrent qu’une signification. Le GLLF laisse aux contextes d’emploi le soin de différencier les deux espaces, en les regroupant toutefois de manière homogène : les exemples relatifs à l’air des oiseaux sont donnés avant ceux qui illustrent l’air des avions. Le PR adopte ce même ordre, mais fait précéder explicitement les contextes du second type de la mention du domaine aviation. Le GR propose, on l’a vu, deux définitions successives. Si la seconde, qui fait mention des aérostats et des avions, est sans ambiguïté, la première est plus incertaine, ne se rattachant pas aussi directement à la gent volatile. Le choix des exemples, qui se rapportent prototypiquement à des mouvements et des déplacements d’oiseaux (le mot étant présent dans un énoncé), conduit toutefois à cette interprétation. Dès lors, la reprise d’une définition à l’autre de la périphrase milieu aérien s’éclaire, si l’on examine de plus près le sens du dérivé aérien. Cet adjectif, en tant qu’adjectif de relation, dégage assez nettement deux types de référence, l’une relative à l’air – plus particulièrement à l’air opposé à la terre –, et l’autre qui se rapporte métonymiquement au domaine de l’aviation. Le milieu aérien de la première définition est donc le milieu de l’air, en tant que milieu spécifique, qui a vocation naturelle à contenir le peuple des volatiles, tandis que le second dénote l’air-espace dévolu à l’aviation. C’est le TLF qui différencie et structure le plus clairement ces deux significations, en marquant explicitement les traits qui les opposent l’une à l’autre, et en les subordonnant à une même définition-souche qui les englobe toutes les deux :

‘L’air en tant qu’espace au-dessus du niveau du sol.
– Lieu où volent les oiseaux et autres volatiles.
– aviation – Espace aérien
[on retrouve ici le sens « relatif, propre à l’aviation » de l’adjectif].’

Tous les dictionnaires sont donc amenés, avec des moyens plus ou moins appuyés, que ce soit à travers les contextes d’emploi ou / et les définitions, à distinguer deux types d’air-espace au-dessus du sol. Certes, cette distinction se trouve objectivement légitimée par la distance qui sépare ces deux espaces. Avec le domaine de l’aviation, on atteint des couches élevées de l’air, très au-dessus de nous et de l’espace où se meuvent les oiseaux. Mais il me semble qu’au-delà de ce simple critère de localisation, on trouve deux représentations de nature différente. L’air-espace des oiseaux constitue un milieu naturel, lié à ses hôtes depuis les origines, et qui s’oppose à cet autre lieu de vie qu’est la terre. Le trait physique reste prégnant dans cette signification, qui subordonne le trait de localisation à celui de substance, et dénote plutôt le « fluide gazeux », en tant qu’il se trouve dans un certain espace, qu’il constitue cet espace. L’air-espace des avions est un lieu plus figuratif, plus abstrait, qui contient des produits que la technique humaine a fabriqués à une époque relativement récente, et ne peut être dit milieu que par métaphore. Dans cette représentation, l’opposition entre l’air et la terre, perçus avant tout comme des voies de communication, est moins concrète, plus fonction­nelle. Cette signification tend à faire passer le trait de localisation avant celui de substance, et à dénoter métonymiquement l’espace même que remplit l’air.

Notes
173.

. Ce corps de définitions est en fait plus étoffé, puisque la définition « l’air en tant qu’espace au-dessus du niveau du sol » se subdivise en quatre sous-entrées :

— en 1, l’expression en l’air (que j’examinerai à part) ;

— en 2, l’espace des oiseaux ;

— en 3, l’espace des avions ;

— en 4, « l’air en tant qu’il amortit »(dans des expressions telles que coussin d’air, matelas d’air, boudin d’air) : on ne voit pas du tout comment cette dernière sous-entrée, qui se rattacherait plutôt à la définition scientifique du mot air (dénotant l’air matière), a pu venir s’égarer ici. Aurait-on abusivement pris en compte la fonction de « surélé­vation » de certains des objets dénotés ?

174.

. Rappelons que les mots aviation et avion sont tirés du latin avis« oiseau ». C’est en 1863 que La Landelle, romancier maritime et linguiste (auteur de Le Langage des marins, 1859), et Ponton d’Armécourt, ont créé une série de mots construits sur le latin avis (dont le verbe avier, aujourd’hui disparu). Dans un numéro de L’Aéronaute (1864), La Lan­delle précise que c’est l’analogie avec le vol de l’oiseau qui motive le choix du terme aviation : « C’est le mode d’action de l’oiseau (avis, actio) non la forme de son corps ou de ses ailes qui nous a fait choisir et adopter le terme aviation  ». Quant à avion, il a été créé ultérieurement par Clément Ader, probablement en 1890, date officielle de dépôt du brevet de l’inventeur. Ce mot a concurrencé, puis supplanté, dans les années 1920, l’ancien aéroplane. On se reportera, pour l’histoire de ces mots, au Dictionnaire historique de la langue française, et surtout, à L. Guilbert, 1965.