ii – expressions

Les expressions sont moins massivement présentes que dans les articles relatifs à l’air physique. Leur nombre varie d’un dictionnaire à l’autre, le TLF présentant là encore le plus riche échantillonnage. Mais il existe une expression « incontournable », dont tous les dictionnaires font mention et qui entraîne immanquablement un petit commentaire syntaxique : c’est avoir l’air. Cette expression se détache nettement dans le PR et dans le GR, où elle occupe une sous-entrée définitionnelle – la dernière sous-entrée (en 3) dans le PR, et la quatrième dans le GR, juste avant deux emplois un peu particuliers du mot air (dans le domaine de la peinture, avec air de tête, et dans celui de l’équitation). Dans ces deux dictionnaires, se trouvent déclinées, de façon plus ou moins explicite, les différentes constructions syntaxiques auxquelles cette expression peut donner lieu, et dont je proposerai le classement suivant :

‘Après le spectacle, elle avait l’air heureux (GR).’ ‘Elle avait l’air hardi et content d’elle-même (Sand) (PR).’ ‘Tous ont l’air triste (Flaubert) (PR).’ ‘Elle avait l’air surprise (PR). ’ ‘Vous avez l’air très réservée (GR). ’ ‘Tu as l’air bien sérieuse (Colette) (PR).’ ‘Ils m’avaient l’air terriblement hardis (France) (PR).’

On peut ajouter ici les citations 24.2, 24.3 du GR.

‘Cette boutique a l’air fermée (GR).’ ‘Leur vitesse n’avait pas l’air excessive (Flaubert) (PR).’

On peut ajouter ici la citation 24. 4 du GR.

‘Avoir l’air comme il faut (PR, GR).’ ‘Vraiment on a l’air d’un laquais et non pas d’un amant (Banville) (PR).’ ‘De quoi ai-je l’air dans cette tenue ? (PR)’ ‘N’avoir l’air de rien (PR). ’ ‘Du dehors, la maison n’avait l’air de rien (Daudet) (PR, GR, 26).’ ‘C’est un travail qui n’a l’air de rien, mais qui demande de la patience (PR).’ ‘Sans avoir l’air de rien (PR).’ ‘Tu as l’air de me le reprocher (PR).’ ‘Avoir l’air de s’intéresser à qqch., de travailler... (GR).’ ‘(...) les innombrables minarets qui ont l’air de pointer vers les étoiles (Loti) (PR, GR, 27).’ ‘ça m’a tout l’air d’être fermé ; ça m’en a tout l’air (PR).’ ‘Sans avoir l’air d’y toucher (PR).’

C’est la construction avoir l’air + adjectif qui fait l’objet d’un commentaire, selon les marques d’accord en genre (et éventuellement en nombre) que porte l’adjectif, l’accord pouvant se faire avec le mot air ou avec le sujet. Précisons que, pour que ces marques soient apparentes, il faut que le sujet ne soit pas masculin singulier (ce qui est le cas du mot air), et que l’adjectif ne soit pas invariable (en genre ou en nombre). Si l’adjectif s’accorde avec le mot air, l’adjectif est en fonction d’attribut du complément d’objet direct. Le verbe avoir subordonne une construction prédicative dans laquelle une qualité (exprimée par l’adjectif) se trouve attribuée au mot air. Ce mot garde dans cette construction son autonomie syntaxique et sémantique. Si l’adjectif s’accorde avec le sujet, il est en fonction d’attribut du sujet. Le verbe avoir et le mot air forment un composé (le GR parle de locution verbale) équivalant à un verbe simple, tel que sembler, paraître. Le mot air perd alors son autonomie syntaxique et sémantique. Cette opposition est simple à comprendre, mais elle est un peu sommaire. Je m’en contenterai dans une première approche, mais nous verrons, lors de l’étude de cette expression, que les choses sont beaucoup moins tranchées, et beaucoup plus graduelles qu’il n’y paraît ici.

Cette alternance, libre dans un certain nombre d’emplois (le GR, citant F. Brunot, donne la paire : Cette femme a l’air bon / a l’air bonne), se trouve limitée par des contraintes lexicales. La première construction (accord de l’adjectif avec le mot air) ne peut être utilisée que si le mot air peut garder un sens plein, en rapport avec l’apparence, l’expression d’une personne (nous reviendrons naturellement sur ce point). Or cette interprétation peut être compromise, soit par le sémantisme de l’adjectif, s’il ne peut caractériser l’apparence ou l’expression d’une personne, soit par celui du sujet, s’il s’agit d’une chose. Le GR illustre ces deux cas par une citation de F. Brunot :

[...] C’est un contresens que de dire : cette doctoresse a réellement l’air savant, ou cette poire a l’air bon. (F. Brunot, La Pensée et la Langue, p. 624)

Ces contraintes jouent un rôle déterminant dans le choix d’une interprétation, lorsque l’adjectif, pour une raison ou une autre, est invariable, ou n’a pas de marque pertinente.

On placera ici l’expression avoir l’air comme il faut, dans laquelle la subordonnée comparative comme il faut 186 se trouve en fonction adjectivale, comme en témoigne la commutation avoir l’air convenable . On retrouve avec cette expression la même problématique que celle que nous avons rencontrée avec la structure du type avoir l’air + adjectif. Et comme rien n’empêche que l’apparence de quelqu’un, ou la totalité de sa personne, puissent être jugées convenables, l’ambiguïté reste ici de mise.

La construction avoir l’air + de + syntagme nominal prépositionnel / pronom n’est pas tenue pour ambiguë, dans la mesure où aucune marque formelle ne vient signaler une différence de construction syntaxique. Elle pose toutefois un problème de découpage équivalent, selon que l’on a à faire au verbe avoir suivi d’une expansion nominale dont le mot air est la tête (l’air d’un laquais, l’air... de quoi), ou au composé verbal avoir l’air (de) suivi d’un complément nominal ou pronominal prépositionnel (d’un laquais, de quoi, de rien). Là encore, selon le découpage, le mot air tend à garder son autonomie syntaxique et sémantique, ou à se fondre dans une unité morphologique et sémantique supérieure. Dans le premier cas, la construction avoir + l’air d’un laquais peut s’entendre comme « avoir le même air, la même apparence que celle d’un laquais » (l’air... de quoi étant en principe assimilable à cet exemple), alors que si l’on découpe avoir l’air + d’un laquais, l’interprétation sera proche de « sembler (être), ressembler à ». Les expressions n’avoir l’air de rien, sans avoir l’air de rien, qui sont fortement lexicalisées et donnent lieu à une réinterprétation métaphorique (du trait négatif de rien à la valeur nulle pour les choses, ou à l’absence de manifestations extérieures pour les personnes – avec une implication argumentative qui laisse entendre le contraire), sont à première vue plus opaques. Il conviendra de faire une étude plus fine pour démêler les interprétations possibles, et proposer des analyses syntaxiques appropriées.

Quant à la construction du type avoir l’air + de + infinitif, elle ne devrait donner lieu qu’à une seule lecture, avec le composé verbal avoir l’air (de), car on ne voit guère quelle interprétation sémantique pourrait être donnée à un syntagme du type *l’air de + infinitif, où le mot air garderait son sens plein et s’appliquerait à une action, un processus. Là encore, nous verrons que cette position tranchée mérite d’être nuancée, mais nous ne pourrons le faire qu’au cours d’une étude plus fine de la polysémie du mot air, et non dans le cadre de cette présentation générale qui a pour rôle de mettre en évidence les problèmes qui se posent. On notera la présence de l’expression métaphorique sans avoir l’air d’y toucher, donnée par le PR comme synonymique de sans avoir l’air de rien.

On le voit, l’expression avoir l’air est loin de recouvrir des phénomènes syntaxiques et sémantiques homogènes. Non seulement elle se trouve prise dans des suites formelles de diverses natures, mais on a pu observer qu’à une structure de surface identique (en particulier avoir l’air + adjectif) pouvaient correspondre des constructions différentes. De fait, dans le GR, la rubrique ouverte en 4 par l’expression avoir l’air tend à s’effilocher, laissant entrer, non seulement des expressions non verbales comme l’air de rien (expression adverbiale), un air de rien qui ne trompe personne (expression nominale), mais aussi des expressions construites sur d’autres verbes, comme donner l’air, se donner l’air, prendre l’air, un air sévère (on notera le changement de déterminant), l’air de... (et inf.) 187 , et enfin les expressions exprimant la ressemblance comme avoir des airs de qqn, avoir un faux air de qqn, ils ont un air de famille (dans lesquelles on ne trouve plus que l’article indéfini). On peut se demander s’il est légitime de poser l’existence d’une « expression » avoir l’air, dont l’unité résiderait dans cette suite purement formelle de constituants, alors que cette séquence est susceptible de présenter un fonctionnement syntaxique et sémantique différent selon les rapports qu’elle entretient avec l’envi­ronnement dans lequel elle se trouve. S’il est des emplois qui, à l’évidence, témoignent de la lexicalisation de cette séquence (en particulier, lorsqu’elle est suivie d’un adjectif qui s’accorde avec le sujet), il en est d’autres qui se présentent comme des constructions libres du verbe avoir (ainsi, en cas d’accord de l’adjectif avec le mot air, on a à faire à une double complémentation du verbe, avec attribut du complément d’objet).

On ne trouve pas, dans le GLLF et le TLF, de sous-entrée ou de subdivision consacrée à l’expression avoir l’air. Le GLLF la mentionne toutefois dans le cours de la rubrique qui correspond à la toute première définition, en lui donnant la signification « paraître » : il s’agit donc plutôt de la séquence lexicalisée. Trois citations s’y rattachent, que j’ordonne ci-dessous selon le principe de classement précédent  :

‘Il avait l’air un peu piqué (Romains).’ ‘Les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent (Flaubert).’ ‘Cet enfant a l’air de bien vous aimer, Madame (Daudet).’

La première illustre la structure du type avoir l’air + adjectif. La forme de l’adjectif ne permet pas ici de statuer de manière formelle sur le type de construction syntaxique, dans la mesure où le mot air et le sujet sont tous deux au masculin. Mais l’adjectif piqué qui dénote (familièrement) une légère atteinte psychique se dira plutôt, me semble-t-il, de la personne que de son apparence ou de son expression. On aurait donc à faire à la construction avec attribut du sujet, et au composé verbal avoir l’air. Dans la seconde citation, on retrouve la structure avoir l’air + de + syntagme nominal, en principe ambiguë. Mais on se trouve ici en présence d’objets. Le découpage de la séquence en verbe (avoir) + syntagme nominal (l’air de boucliers d’argent) aurait pour résultat d’attribuer doublement une sorte d’apparence humaine ou d’expression, aux boucliers d’argent et aux citernes. Cette interprétation peut faire hésiter 188 , et dans ce cas, on choisira, comme semble le faire le dictionnaire, l’autre lecture – soit le composé verbal avoir l’air (de), au sens de « paraître », « ressembler à », suivi d’un syntagme nominal prépositionnel (de boucliers d’argent). La dernière citation contient la construction du type avoir l’air + de + infinitif, dont on a vu qu’elle ne pouvait donner lieu (en principe...) qu’à une seule lecture, avec ce même composé verbal. Il apparaît donc que le GLLF a pris soin de regrouper des exemples qui illustrent plutôt l’emploi de l’expression (à proprement parler) avoir l’air (de) dans le sens « paraître ». De fait, la séquence concurrente avoir l’air + adjectif, dans laquelle le verbe avoir se construit avec un attribut du complément d’objet, ne figure pas ici. La mise en regard des deux constructions avec l’adjectif (attribut du sujet / attribut de l’objet), et le commentaire sur les variations d’accord de l’adjectif, se trouvent à la fin de l’article, après la mention Rem. Le corpus comporte un nombre relativement important (4) de citations non ambiguës qui illustrent la construction avec attribut du complément d’objet (comme si l’on voulait se racheter de les avoir passées sous silence dans le corps de l’article !).

Je présente ce corpus, en distinguant clairement les types d’emplois :

‘Elle avait l’air très fâché (Hugo).’ ‘La reine d’Espagne a l’air bon et bienveillant (Stendhal).’ ‘Et, en voulant arrêter mes larmes, elle avait l’air aussi inquiet que si c’eût été des flots de sang (Proust).’ ‘Maman souriait, mais elle avait l’air soucieux et fatigué (Duhamel).’ ‘Ils m’avaient l’air terriblement hardis (France) 189 .’ ‘Elle n’avait pas l’air trop fâchée (Maurois).’

Ces prétentions ont l’air excessives.

Le commentaire grammatical du GLLF reprend les données du problème précédemment posé, mais en les simplifiant. Pour ce diction­naire en effet, soit le sujet représente une personne, et l’alternance est possible :

Lorsqu’il s’agit de personnes, l’accord se fait avec le sujet si la locution a le sens de « sembler », « paraître » [...] ; l’accord se fait avec air si l’on veut insister sur le sens de « mine », « physionomie » [...]

soit il représente une chose, et dans ce cas :

L’adjectif qui suit la loc. avoir l’air s’accorde avec le sujet s’il s’agit de choses [...]

On ne retrouve pas ici le problème posé par l’air savant de la doctoresse... En revanche, une parenthèse propose une explication originale de la structure du type avoir l’air + adjectif appliquée à la personne (ex. : Ils m’avaient l’air terriblement hardis), et qui est la suivante :

[...] on peut alors généralement intercaler le verbe être entre la locution et l’adjectif [..]

ce qui revient à assimiler (par recours à l’ellipse) cette structure à celle du type avoir l’air (de) + infinitif. Notons que cette explication, qui semble réservée au cas où le sujet représente une personne, pourrait aussi bien s’appliquer à l’exemple qui contient un sujet exprimant une chose (Ces prétentions ont l’air excessives).

Si l’on revient maintenant, après le détour que nous a fait faire cette petite annexe grammaticale sur l’ambiguïté de la structure avec adjectif, dans le corps de l’article du GLLF, on s’aperçoit qu’à la suite des trois citations rattachées à l’expression avoir l’air, figurent un certain nombre d’expressions qui contiennent elles aussi la séquence avoir l’air. Ce sont, dans l’ordre d’apparition :

‘Sans en avoir l’air.’ ‘Avoir l’air comme il faut. Il a l’air très comme il faut (Dumas fils).’ ‘Avoir l’air en dessous.’ ‘N’avoir l’air de rien [en parlant d’une personne]. Cela n’a l’air de rien, mais...’ ‘N’avoir pas l’air d’y toucher.’

On retrouve les expressions lexicalisées rencontrées dans le PR et dans le GR, n’avoir l’air de rien (en parlant d’une personne ou d’une chose), n’avoir pas l’air d’y toucher. On peut leur rattacher l’expression synonyme sans en avoir l’air, qui peut être syntaxiquement assimilée à une structure du type avoir l’air (de) + infinitif (avec pronominalisation par en d’un syntagme de + infinitif à valeur générique, ce qui entraîne le figement de la structure). À l’expression avoir l’air comme il faut, relevée précédemment, on adjoindra avoir l’air en dessous, qui contient elle aussi un constituant d’une autre catégorie (locution adverbiale), employé en fonction adjectivale (pouvant commuter avec dissimulé, par exemple). Si l’on admet que cette qualification peut être attribuée à l’apparence, à l’expression, ou s’étendre à la personne entière, on retrouvera la même ambiguïté que précédemment.

J’ai gardé pour la fin l’examen du TLF, qui, peut-être en raison du critère distributionnel de classement qu’il a adopté et qui privilégie le contexte de droite du mot air (je reviendrai bien sûr sur ce point), n’identifie jamais clairement, en tant que telle, une expression ou une séquence avoir l’air. C’est donc à partir de la problématique que les précédents dictionnaires m’ont permis de poser que je propose un inventaire des structures rencontrées dans le TLF, en regroupant des exemples et citations qui se trouvent disséminés tout au long de l’article (je donne à chaque fois entre crochets les références précises permettant de les situer).

Voyons d’abord la structure avoir l’air + adjectif :

‘(avoir) l’air absent, agréable, attentif, fâché, honnête, hypocrite, indifférent, joyeux, maladif, moqueur, naïf, prétentieux, provocant, triste... ’ ‘Elle a l’air sot, elles ont l’air sot.’ ‘5. — Mahaut n’a pas l’air bien portante.
r. radiguet, Le Bal du comte d’Orgel, 1923, p. 163.’ ‘6. Ils avaient l’air tout à fait calmes et presque contents.
a. camus, L’Étranger; 1942, p. 1163.’ ‘Il a l’air bête.’

Conformément à son habitude de proposer sous forme d’une remarque attenante à telle ou telle sous-entrée, ou subdivision de l’article, les collocations usuelles du mot (qu’il appelle syntagmes fréquents), le TLF nous donne sous A1b un échantillonnage d’adjectifs qu’on peut trouver après avoir l’air. Mais ce qui l’intéresse ici, c’est moins cette séquence elle-même, que les possibilités de combinatoire lexicale de l’adjectif avec le mot air. Trois faits vont dans ce sens. D’abord, le nœud supérieur (A1) qui domine cette remarque, de nature purement syntaxique, pose la structure air + adjectif. Ensuite la sous-entrée A1b qui précède immédiatement ces collocations est faite d’une suite d’expressions avoir, prendre l’air, un air... (qui ont en commun de pouvoir être suivies d’un adjectif), dans laquelle la spécificité de la séquence avoir l’air n’apparaît guère. Enfin dans la rubrique syntagmes fréquents elle-même, le verbe avoir se trouve mis entre parenthèses, comme s’il ne servait que de support et de faire-valoir à la présence de l’adjectif. De plus, ces syntagmes sont pris hors contextes, ce qui ne permet pas de faire apparaître, à travers le phénomène de l’accord, la problématique de la construction adjectivale. On peut toutefois penser que se dessine quand même, derrière ces syntagmes, la structure du type avoir l’air + adjectif attribut de l’objet : le rapprochement du mot air et de l’adjectif (fait depuis le début de l’article), la mise sur le même plan des constructions avoir, prendre l’air, un air, le fait de proposer une sélection de formes adjectivales (qui n’aurait guère de pertinence dans le cadre lexicalement très ouvert de la structure avec l’attribut du sujet), semblent aller dans ce sens. Mais cette lecture est remise en cause par un examen plus attentif de ce début d’article. On s’aperçoit en effet que la structure du type avoir l’air + attribut du sujet se glisse subrepticement en plusieurs endroits où on ne l’attendrait pas. Sous la sous-entrée A1b dont on vient de parler, on trouve en effet trois citations : la première (4) contient la construction prendre l’air, et les deux suivantes (5 et 6) sont consacrées à avoir l’air : elles illustrent l’une et l’autre la construction avec l’attribut du sujet ! Mieux encore. La première remarque de l’article, celle qui suit la toute première définition d’ouverture en A, et qui précise les conditions distributionnelles d’emploi du mot air, donne l’interprétation sémantique suivante :

[...] Il [le mot air] sert à attribuer à une personne une certaine apparence, une manière d’être précisée par l’adj. ou le syntagme équivalent. Il a l’air bête signifie « il est apparemment bête ».

Dans le premier énoncé, il semble que soit donné au mot air le sens plein d’« apparence », « manière d’être ». Mais la paraphrase de l’exemple proposé, qui contient la séquence avoir l’air suivie d’un adjectif (comme par hasard épicène !) laisse perplexe. Le sémantisme du mot air se trouve contenu dans l’adverbe apparemment, qu’on tend à interpréter comme un modalisateur. De ce fait, cette paraphrase paraît mieux adaptée à la structure avec attribut du sujet qu’à celle avec attribut de l’objet... 191 . D’un autre côté, on voit mal comment cette structure lexicalisée, dans laquelle le mot air perd son autonomie syntaxique et sémantique, pourrait faire fonction d’exemple prototypique, sous la définition d’ouverture ! Le soupçon vient que la problématique liée à la séquence avoir l’air n’a pas été reconnue, occultée par l’attention excessive portée à l’adjectif, et sans doute aussi par une application mécanique du critère distributionnel qui n’a pas su prendre en compte la diversité des structures syntaxiques. Ce n’est qu’en avançant dans l’article qu’on récupère enfin, après (d), le petit commentaire sur l’accord de l’adjectif. Il est d’ailleurs particulièrement menu :

Rem. 1. Accord au fém. ou au plur. : l’accord se fait en principe au masc. sing. Elle a l’air sot, elles ont l’air sot. Mais les ex. d’accord au fém. ou au plur. ne sont pas rares (cf. ex. 5, 6). Cette rem. vaut également pour B (cf. ex. 60).

Placer ce commentaire en cet endroit laisse entendre qu’il se rattache soit à la sous-entrée précédente, qui introduit en (d) les constructions d’un air, de son air + adjectif, soit éventuellement qu’il vaut pour tout ce qui a été dit jusque-là (de a à d). Or les variations d’accord de l’adjectif ne peuvent concerner que la séquence avoir l’air, ce que, dans sa présentation lapidaire (accord au fém. ou au plur.), cette remarque n’explicite pas suffisamment : c’est seulement à travers l’exemple qu’il en est fait mention. D’autre part, la formulation n’est pas des plus claires : la mise en relation de l’adjectif avec le mot air ou avec le sujet se déduit de l’indication donnée sur les marques de genre et de nombre (au fém. ou au plur. ; au masc. sing.). Enfin l’alternance entre les deux structures, au lieu de faire l’objet d’une évaluation interprétative, est soumise à une sorte de règle générale, dont on ne voit pas très bien la légitimité – l’accord se faisant en principe avec le mot air. Pas un mot sur les contraintes lexicales (l’air bon de la poire ou l’air savant de la doctoresse) qui peuvent éventuellement conditionner ces variantes de structure. Ces considérations auraient pourtant d’autant plus leur place que certaines citations, qui se glissent avec naturel au milieu des autres, ne laissent pas de surprendre. Il en est ainsi de l’air mélancolique des chaussettes (61), qui suit la citation 60 (où les nouvelles ont l’air mauvaises)... Je reviendrai bien sûr sur cette problématique du mot air appliqué à des choses.

À cette structure du type avoir l’air + adjectif, on peut adjoindre la structure suivante dans laquelle le nom non précédé de l’article est mis en fonction d’adjectif 192  :

‘15. ... « cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée. »
g. de maupassant, Contes et nouvelles, t. 1, La Parure, 1884, p. 456.’

Cet emploi d’un nom non marqué entretient l’ambiguïté de la structure, la qualification (misère) pouvant se rapporter aussi bien à l’apparence de la personne qu’à toute la personne. On notera que, pour le TLF, cette citation illustre la distribution air + subst. (en A2) sans que soit posé le problème de la construction verbale.

Dans la même perspective distributionnelle, le TLF propose des exemples de la structure :

‘25. Vraiment on a l’air d’un laquais, et non pas d’un amant 193 .
t. de banville, Les Cariatides, Les Baisers de pierre, 1842, p. 63.’ ‘26. J’ai l’air d’un propriétaire d’écurie de courses, d’un cercleux, d’un vieux marcheur, Justin s’était pris à tourner autour de notre ami, l’œil mi-clos, la lèvre inférieure, qu’il avait grosse et fendue, avancée d’un air méditatif. — Mais non, mais non, disait-il. C’est parfait. Tu n’as pas l’air d’un grand-duc.
g. duhamel, Chronique des Pasquier, Le Désert de Bièvres, 1937, p. 26.’ ‘29. Mais j’aimais mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui qui questionne.
m. proust, À la recherche du temps perdu, Sodome et Gomorrhe, 1922, p. 1097.’

qu’il rattache à la structure air + compl. déterminatif (A3), le complément déterminatif pouvant être représenté par un subst. concr. actualisé (A3c) comme dans les citations 25 et 26, ou par un dém. antécédent d’une relative, en 29. Il n’est toujours pas question d’avoir l’air (alors que la citation 25, présente dans le PR, figurait sous la sous-entrée réservée à cette séquence). L’ambiguïté de découpage que nous avions précédemment signalée se retrouve pourtant ici. Le mot air peut garder son sens plein et être la tête d’un syntagme nominal complément. Il s’agit alors de l’apparence ou de l’expression qu’on reconnaît à un type social ou humain : l’air d’un laquais, d’un amant (25), l’air d’un propriétaire de course, l’air d’un grand-duc (26), l’air de celui qui sait, de celui qui questionne (29). Ou alors, on opte pour une interprétation plus faible (qui paraît peut-être plus naturelle, moins forcée ?), avec la locution verbale avoir l’air (de). On notera que le TLF, en posant une structure du type air + compl. déterminatif, choisit implicitement le premier découpage.

Je mettrai à part l’énoncé suivant, emprunté au Nouveau Larousse illustré, et construit également sur la séquence avoir l’air :

‘« Les enfants ont presque toujours l’air du père ou de la mère. » [A3a – loc. Rem.] ’

Cet exemple est contenu dans une remarque, qui se rattache logiquement à la subdivision précédente consacrée aux expressions nominales air de famille, de parenté, de ressemblance, et il est suivi immédiatement des expressions verbales avoir un faux air, Il a beaucoup de votre air. Ces structures voisines, dans lesquelles le mot air garde son autonomie syntaxique et sémantique, laissent à penser (conformément d’ailleurs à l’intuition) qu’il en est de même pour avoir l’air (du père ou de la mère), quoique nous entrions ici dans le champ lexical de la ressemblance, où le mot air prend un sens un peu particulier. On notera que les expressions, verbales et nominales, qui marquent la ressemblance sont présentes dans les trois autres dictionnaires, mais qu’aucun ne mentionne cette séquence avoir l’air. Pas même le GR qui, pourtant, rattache, comme on l’a vu, les expressions avoir des airs de qqn, avoir un faux air de qqn, Ils ont un air de famille, à la sous-entrée 4 réservée à la séquence avoir l’air.

Je citerai enfin l’expression métaphorique (n’avoir) l’air de rien, qu’on trouve prise, en A3g, dans un lot d’expressions qui, là encore, déclinent des compl. déterminatifs divers...

La dernière structure :

‘30. Je m’avançais vers elle et, modeste, ingénu :
« Vous m’avez accordé cette valse, Madame ? »
J’avais l’air de prier n’importe quelle femme,
Elle me disait : « oui », comme au premier venu.
sully prudhomme, Les Vaines tendresses, Invitation à la valse, 1875, p. 160.’

est présente, en A3f. Elle entre, elle aussi, dans le cadre des compl. déterminatifs, ce qui implique le découpage l’air + de prier, qui n’est certes pas le plus attendu... Les expressions en avoir l’air 194 , sans en avoir l’air, suivent l’expression (n’avoir) l’air de rien, cette fois dans le cadre des compl. déterminatifs divers (ce qui maintient le même découpage...). Ces expressions sont illustrées respectivement par les citations 40 et 39. L’expression n’avoir pas l’air d’y toucher ne figure pas 195 .

J’ai mis à part un petit groupe de citations, dans lesquelles la séquence avoir l’air a pour sujet un syntagme nominal référant à une chose concrète ou abstraite, et où l’on retrouve les mêmes structures que précédemment 196  :

‘1. ... et il a relevé ses chaussettes, qui avaient un peu l’air mélancolique.
l. aragon, Les Beaux quartiers, 1936, p. 257 (61).’ ‘2. Nous continuons à ne rien savoir. Mais les nouvelles m’ont l’air mauvaises.
g. flaubert, Correspondance, 1871, p. 252 (60).’ ‘3. Vraiment aussi, il trouve que cet arbre a trop l’air en bois.
j. renard, Journal, 1894, p. 210 (68).’ ‘4. Il a, dans la cuisse, une douleur rhumatismale qui a tout l’air d’une sciatique.
e. et j. de goncourt, Journal, févr. 1880, p. 59 (70).’ ‘5. L’univers porte en soi d’infaillibles conseils
Dont la sagesse a l’air d’une atroce démence :
...
sully prudhomme, La Justice, Commencements, 1878, p. 88 (65).’ ‘6. Il neigeait. Je regardais par la fenêtre les flocons immaculés s’amasser sur le gazon. Peyrot sonna. J’ouvris moi-même.
— Je savais vous trouver, monsieur, par un temps pareil.
— Un temps qui déshonore le pays.
— ça en a tout l’air. Il va bientôt falloir un traîneau.
j. de pesquidoux, Le Livre de raison, t. 3, 1932, p. 86 (72).’ ‘7. Une eau d’une limpidité qui a l’air de laver les pierres moussues, vert de bouteille, qui sont au fond, faisant des feuilles du velours, et des cailloux jaunes, de la topaze brûlée.
e. et j. de goncourt, Journal, août 1858, p. 520 (71).’

Le TLF place ces citations dans la seconde grande partie (en B), dans laquelle il regroupe tous les emplois du mot air appliqué à des choses, et qu’il introduit par ce commentaire :

Rem. Air s’emploie dans les mêmes conditions syntaxiques que sous A. Les grammairiens jugent cet usage incorrect.

Cette remarque laisse entendre que le mot air s’applique en principe (selon les grammairiens) à des personnes, non à des choses, mais que l’on trouve dans les textes les mêmes types d’emplois (les mêmes conditions syntaxiques) pour les choses que ceux qui ont été inventoriés en A pour les personnes. Or on a vu que dans cette première grande partie, la problématique syntaxique de la séquence avoir l’air n’avait pas été clairement posée, et qu’en particulier la distinction n’avait pas été faite entre les constructions syntaxiques dans lesquelles le mot air conserve son autonomie syntaxique et sémantique, et les emplois de la locution avoir l’air où il devient simple élément du composé verbal. La seconde partie entretient cette confusion, dans la mesure où elle mêle des structures du premier type, comme la citation 1 qui contient une construction avec attribut de l’objet (l’adjectif s’accorde avec le mot air), et d’autres, dans lesquelles on a à faire à la locution avoir l’air. C’est le cas à l’évidence de la citation 2, toujours en raison de l’accord de l’adjectif. Les contraintes interprétatives dictent le même choix pour la citation 3, dans laquelle, au problème du support (arbre) vient surtout s’ajouter celui de la caractérisation (en bois ne peut se dire de l’air !). En 4 et 5, le problème est plus délicat. On peut se demander jusqu’à quel point il est possible d’attribuer une apparence, une expression (?), à des sensations physiques (douleur rhumatismale, sciatique), ainsi qu’à des qualités abstraites (sagesse, démence)... La citation 6 présente la version pronominale de cette structure, si l’on comprend que en pronominalise le syntagme nominal qui précède ( = ça a tout l’air d’un temps qui déshonore le pays) 197 . Mais il paraît difficile d’attribuer un air au temps qu’il fait ! Enfin on relève un exemple de la structure avoir l’air de + infinitif, sans ambiguïté, on l’a vu, quant à l’identification de la locution avoir l’air. Parmi tous les exemples qui contiennent la séquence avoir l’air avec un sujet exprimant une chose, seule la citation 1 présente de façon certaine une construction libre du mot air, inséré dans une structure avec attribut du complément d’objet. Quatre d’entre eux illustrent l’emploi de la locution avoir l’air, et deux restent incertains. Mais la présence de la citation 1 dans ce corpus est sujette à caution. Elle semble plutôt relever d’un fait de style, par lequel on personnifie humoristiquement une paire de chaussettes, en leur attribuant non seulement du vague à l’âme, mais même une expression humaine ! Si on exclut cette citation, la majorité des exemples se rapportent donc à la locution avoir l’air, ayant pour sujet un nom de choses – ce qui va dans le sens de l’orthodoxie. La remarque introductrice notifiant l’avis des grammairiens, et qui n’a de pertinence que lorsque le mot air, syntaxiquement et sémantiquement autonome, s’applique en tant que tel à une chose, ne se trouve donc pas vraiment en accord avec ce lot de citations... Et la référence globale aux conditions syntaxiques d’emploi du mot air dans la partie A, qui suppose que dans tous les cas le mot air garde son sens plein, confirme, s’il en était besoin, que la diversité des structures relatives aux personnes n’a pas été vue non plus.

L’expression / séquence avoir l’air, plus ou moins reconnue selon les dictionnaires, mais partout présente, se taille donc la part du lion, et promet de donner quelque fil à retordre lors du travail de structuration de la polysémie du mot air... Pour autant, elle n’est pas la seule.

Je ferai un inventaire rapide des autres expressions rencontrées. Elles sont dans leur grande majorité relatives à la personne, et elles présentent généralement une structure de base du type :

ex. : avoir un grand air.

dans laquelle le mot air est la tête d’un syntagme nominal complément d’objet d’un verbe. Elles se construisent sur un nombre limité de verbes : avoir, prendre, se donner. Le déterminant est un article indéfini, mais peut aussi être absent. L’adjectif peut être antéposé ou postposé ; un constituant d’une autre nature peut le remplacer dans cette fonction (prendre des airs de supériorité ). On peut aussi trouver le syntagme nominal à l’état libre, précédé d’un article défini ou indéfini : le bel air / des airs penchés. D’autres structures moins typiques sont également possibles.

Je regrouperai les expressions rencontrées dans les dictionnaires en fonction d’un critère sémantique, relatif aux différentes qualifications du mot air.

Cette première série d’expressions concerne l’apparence sociale. Elle contient des épithètes évaluatives de portée très générale, presque toutes mélioratives, et même superlatives : bon air, bel air, grand air, très bon air, le meilleur air du monde / mauvais air. Le support verbal est le verbe avoir. Le syntagme nominal contient une épithète antéposée et un déterminant facultatif, ce qui témoigne d’un certain degré de figement. L’expression nominale, quand elle est positive, est donnée indépendamment du verbe (bon air, (le) bel air), et, sous une forme prépositionnelle, elle peut caractériser un support nominal (un homme, les gens du bel air, les gens, une personne du grand air). Les définitions du GLLF suggèrent toutefois une autre lecture du syntagme les gens du bel air, dans lequel le bel air ne serait pas une qualification du support nominal, mais pourrait dénoter métonymiquement le groupe social ainsi caractérisé (d’où l’équivalent « les personnes de la bonne société ») : c’est cette signification qu’illustreraient les citations de Furetière et de T. Gautier. On notera que ces expressions peuvent aussi s’appliquer à des choses, ce que signale le GR (le bel air des choses), et surtout le TLF, qui, en B1 – Loc., illustre les expressions (avoir) bon air, grand air, par des citations relatives où elles se rapportent à des bâtiments (ce palais en 62, la maison en 63). Les expressions mélioratives, (avoir) bon air, bel air, en particulier – à la différence de l’expression (avoir) mauvais air – portent généralement, comme on l’a vu, la mention vx, vieilli ou class. dans les dictionnaires.

Ces expressions ne sont pas utilisées comme sous-entrées définitionnelles, sauf, dans le GLLF, l’expression le bel air, qui ouvre la première sous-entrée de la seconde grande partie (II1). Dans le TLF, on trouve les expressions avoir bel air, bon air, grand air, au quatrième niveau de la structuration, en A1b – Loc. ; appliquées à des choses, elles remontent au troisième niveau, ce qui s’explique par la moindre richesse et complexité de cette seconde grande partie de l’article.

Ce petit groupe d’expressions a en commun de dénoter une attitude de hauteur, prise en mauvaise part. La structure de base présente un certain nombre de caractéristiques. Les verbes (prendre, se donner) expriment l’acquisition plutôt que la possession. Le mot air, précédé de l’article indéfini, est toujours au pluriel, et il est qualifié par l’adjectif grand, ou par des syntagmes nominaux prépositionnels à fonction adjectivale synonymes, tels que d’importance, de supériorité. Il est à noter le rôle que joue le pluriel du mot air, qui entraîne la péjoration de l’expression précédente (avoir grand air) 199 , et qui, même, en l’absence d’expansion adjectivale, suffit à emphatiser (de manière défavorable) le signifié du mot air (prendre, se donner des airs). Le TLF mentionne également les expressions nominales airs d’importance, de supériorité, à une certaine distance de l’expression grands airs (citation 51), qu’il dissocie elle-même curieusement de l’expression verbale se donner de grands airs (elle-même rattachée à se donner des airs, prendre des airs, en A6e) 200 . Ces expressions ne jouent pas le rôle de sous-entrée définitionnelle, sauf dans le TLF, se donner des airs, prendre des airs, qu’on trouve en A6e, au troisième niveau de structuration 201 . L’expression grands airs figure, elle, dans une subdivision du quatrième niveau.

Une expression de structure similaire (on retrouve en particulier le pluriel du mot air) pose problème. En effet, une même caractérisation (penché) conduit à des interprétations différentes selon les dictionnaires. Si le GR et le TLF sont proches l’un de l’autre (il s’agit toujours de produire un effet positif, intérêt ou séduction, sur autrui), le PR propose une lecture singulière, quasi contradictoire, puisqu’il évoque une activité mentale, intérieure. Il est aussi le seul à proposer l’alternance singulier / pluriel (à l’article penché). Dans tous les cas, le participe-adjectif n’est pas pris dans son sens propre, mais donne lieu à une dérivation métonymique. Là encore, ces expressions ne sont pas considérées comme des sous-entrées définitionnelles : tout au plus, dans le TLF, elles figurent dans une subdivision de quatrième niveau.

‘Il a un air d’en avoir deux, un air sur deux airs : un drôle d’air (GR).’ ‘Avoir un air de deux airs, en parlant de quelqu’un dont on déchiffre mal les sentiments, paraître afficher un certain mécontentement (GLLF).’ ‘Cette bête vous avait des airs de deux airs (Escholier) (GLLF). ’ ‘Être à plusieurs airs, un air sur deux airs : être hypocrite ou fantasque ; jouer en cachette plusieurs rôles à la fois, ou faire tantôt bonne et tantôt mauvaise mine à la même personne sans motif apparent.
l. larchey, Les Excentricités de la langue française en 1860, p. 362.’

Toutes ces expressions ont en commun de jouer, avec des formulations variables, sur deux ou plusieurs airs (un air d’en avoir deux, un air sur deux airs, un air de deux airs, plusieurs airs), et de signifier métonymiquement, par ce chevauchement d’apparences expressives, des dis­positions changeantes ou sournoises, en tout cas difficiles à interpréter. Les dictionnaires (le PR ne mentionne pas ce type d’expression) sont plus ou moins explicites, allant d’une définition lapidaire (GR) à un commentaire circonstancié, tiré d’un ouvrage sur la langue française (TLF). On notera que le support verbal est variable, puisqu’on peut utiliser aussi bien avoir que être (être à plusieurs airs). La citation 59 du TLF, extraite de Pagnol, contient l’expression nominale en fonction circonstancielle (on me / je te regarde d’un air sur deux airs ). Là encore, ces expressions ne jouent pas de rôle au niveau de la structuration des articles du GR et du GLLF, et se trouvent placées dans une subdivision de quatrième niveau dans le TLF.

Je regroupe ici les expressions qui expriment la ressemblance. J’ai déjà eu l’occasion de mentionner certaines d’entre elles, lorsqu’elles figuraient sous la sous-entrée réservée à la séquence avoir l’air dans le GR, ou lorsqu’elles intégraient dans leur champ un emploi de cette séquence (avoir l’air du père ou de la mère, extrait du Nouveau Larousse illustré cité dans le TLF). Dans la mesure où la notion de ressemblance établit un rapprochement entre deux personnes, les expressions verbales présentent une structure dans laquelle le mot air est suivi d’un complément nominal exprimant une personne, du type :

Cette structure peut prendre la forme avoir + art. déf. + air + compl. déterminatif, que j’avais déjà mentionnée dans l’étude de la séquence avoir l’air. Dans les autres cas, on observe certaines caractéristiques relatives à l’actualisation et à la caractérisation du mot air. Soit le mot air est précédé d’un article indéfini, et, dans ce cas, il est support d’une caractérisation : avoir un faux air. Soit il est employé seul, sans adjectif, mais il fait l’objet d’une actualisation spécifique. Ce peut être par l’article indéfini pluriel (avoir des airs de qqn), ou par la préposition de suivie de l’article défini (avoir de l ’air de), mais ce dernier usage est donné comme classique par le GLLF, et illustré par une citation de Mme de Sévigné. On notera que dans ce dernier cas, la présence du complément déterminatif empêche de considérer la suite de l(e) comme un partitif : il ne s’agit pas d’avoir une quantité indéterminée d’air, mais d’avoir quelque chose de (qui appartient à) l’air de quelqu’un, l’article défini ayant ici sa valeur pleine. Lorsque le mot air entre dans un syntagme du type air de famille, de parenté, de ressemblance , où il est caractérisé par un syntagme nominal préposition­nel exprimant la ressemblance ou la filiation, il ne peut plus avoir de complément exprimant la personne à qui on ressemble. Les constructions sont alors du type : Ils ont un air de famille, il y a entre eux un air de famille. On se reportera à citation 21 du TLF, ainsi qu’à la citation 20, qui propose, avec le verbe prendre, une autre tournure :

‘20. Ghéon a pris un air de ressemblance avec le brave curé de Cuverville.
a. gide, Journal, 1917, p. 627.’

Ces expressions sont également citées sous leur forme nominale, et l’on notera qu’elles peuvent être appliquées à certaines choses (si l’on peut appeler choses des plantes, comme dans la citation 67 de Huysmans, en B3a – Loc. du TLF).

Enfin, on relèvera une expression donnée comme régionale, et plus précisément méridionale, par le TLF qui cite le Nouveau glossaire genevois de J. Humbert (1852) : donner de l’air à qqn. Cette expression, qui présente cette fois un article partitif par suite de l’effacement du complément déterminatif, serait synonyme de l’expression avoir de l’air de qqn. Elle signifie en effet « avoir de son air, avoir sa tournure, avoir son allure, lui ressembler à plusieurs égards ». Il est curieux de remarquer qu’elle renverse en quelque sorte le sens de la comparaison, puisque c’est ici la personne prise comme repère (à qui l’on ressemble) qui est visée par la construction verbale (au lieu d’avoir de son air, on lui donne de l’air).

Ces expressions ne sont pas utilisées comme sous-entrées, et figurent dans des subdivisions secondaires dans le TLF, pour les personnes en A3a – Loc. (A5 – Région. pour donner de l’air à qqn) et pour les choses en B3a – Loc. On notera toutefois que dans le GLLF, la sous-entrée I2, qui s’ouvre sur le commentaire métalinguistique suivant Marque la ressemblance. est spécialement consacrée à ce champ d’expressions 202 .

Les expressions verbales ci-dessus contiennent cette fois la séquence avoir l’air (de). Elles ont donc été relevées dans le cadre de l’étude précédente, ainsi que les expressions non verbales (adverbiale et nominales). Nous avons vu qu’en raison de leur forte lexicalisation, elles ne présentaient pas toujours une structure syntaxique très lisible. Les structures du type avoir l’air de + infinitif / en (proforme d’infinitif) avoir l’air – c’est-à-dire n’avoir pas l’air d’y toucher, sans avoir l’air d’y toucher / sans en avoir l’air – nous ont paru relever des emplois de la locution avoir l’air (de) suivie d’un syntagme infinitival prépositionnel. Mais les structures du type n’avoir l’air de rien / sans avoir l’air de rien sont restées obscures. Sémantiquement, ces expressions ont en commun d’exprimer, par un trait négatif qui peut être contenu dans un pronom (rien), ou qui porte sur une forme d’infinitif (lexicale avec la métaphore verbale y toucher, générique avec le pronom en), une dévaluation de l’apparence, qui laisse entendre – et attendre – un jugement opposé sur la réalité des choses. Elles s’inscrivent ordinairement dans des énoncés du type : qqn / cela n’a l’air de rien, mais... (GLLF).

Ces expressions peuvent s’appliquer à des personnes et à des choses. Lorsqu’elles concernent les personnes, elles dénotent l’attitude de celui qui n’attire pas l’attention, qui ne se fait pas remarquer, qui ne manifeste pas ses pensées ou ses intentions – ce qui peut éventuellement traduire la dissimulation, la feinte, l’intention de tromper (d’où la mise au point contenue dans un air de rien qui ne trompe personne ). Quand il s’agit de choses, c’est l’aspect insignifiant, dérisoire, sans importance (d’une maison, d’un travail) qui est mis en avant, mais toujours dans le but opposé de souligner la valeur réelle de l’objet.

Ces expressions ne sont pas davantage que les précédentes utilisées comme sous-entrées ; et elles figurent dans le TLF, sous A3g, au quatrième niveau de structuration. On notera que dans le PR et le GR, elles se trouvent rattachées à la sous-entrée (respectivement en 3 et en 4) que constitue la séquence avoir l’air.

J’en viens maintenant à des expressions verbales isolées, plus rares, qui ne sont signalées que par le TLF :

Elles présentent une structure relativement simple du type verbe + dét. + air, qui a ceci de particulier que le mot air s’y trouve seulement précédé du partitif (comme dans certaines expressions marquant la ressemblance). La première est extraite du Dictionnaire argot-français et français-argot de G. Delesalle (1896). Elle est construite sur les verbes avoir / se donner, et elle a pour définition « avoir un air chagrin ». La seconde contient un verbe plus original (gagner) et elle signifie « changer à son profit » (citation 48). Ces expressions restent également secondaires dans la structuration (A5 – Pop. / – Loc.) 203 .

Je retiendrai en dernier une expression nominale, qu’on trouve dans le GR et dans le TLF :

donnée comme un terme de peinture (et de sculpture, dans le TLF), et qui exprime « l’attitude d’une tête, la manière dont une tête est dessinée » (d’après le Dictionnaire de l’Académie, 1798-1932, cité par le TLF). Si cette expression se trouve placée en A3b – Peint., Sculpt., dans le TLF, elle a droit à une sous-entrée dans le GR, en avant-dernière position (5).

J’ajouterai que je n’ai pas considéré comme faisant partie d’expressions liées au mot air certaines qualifications relativement courantes, présentes dans des constructions verbales (souvent avec avoir l’air) ou nominales. Je note que la caractérisation déjà rencontrée comme il faut est présente dans les quatre dictionnaires, insérée dans une construction verbale – avoir l’air comme il faut, avoir un air comme il faut (citation 36 du TLF) 204 . On trouve aussi un drôle d’air dans le PR et le GR. Ces deux caractérisations sont données comme familières par le GR. Plus ponctuellement, le GLLF propose le syntagme avoir l’air en dessous, déjà étudié, ainsi qu’avoir l’air mauvais, qu’il distingue d’avoir mauvais air (celui-ci concernant l’apparence sociale, celui-là touchant à l’expression, au caractère). Enfin le TLF n’est pas avare en collocations rencontrées au fil des textes, telles que l’air de tous les jours, des mauvais jours (syntagme présenté comme une locution en A3c – Loc.), un air à la mode, un air « sur les dents » (sous A3g). Si l’on veut parler d’expressions à propos de ce corpus, celles-ci concernent, non le mot air, mais certains syntagmes à valeur qualificative (comme il faut, de tous les jours, des mauvais jours, à la mode, sur les dents).

Notes
186.

. La proposition comme il faut peut également, en fonction de son figement, être considérée comme une locution adverbiale. C’est ce que propose le PR (à l’article falloir), en faisant référence à des synonymes tels que bien, convenablement.

187.

. Cette suite d’expressions est quelque peu cacophonique comme nous le verrons...

188.

. J’examinerai les choses de plus près quand j’étudierai les emplois du mot air appliqué aux choses.

189.

. Exemple déjà présent dans le PR.

190.

. Cette lettre me sert à indiquer précisément l’emplacement de la remarque où se trouve l’exemple, mais elle est entre parenthèses dans la mesure où la remarque n’a pas de lien direct avec cette entrée (elle se rattache à un nœud supérieur).

191.

. On notera également que les synonymes sembler, paraître, donnés en B après la définition du mot air appliqué à des choses, fournissent plutôt l’équivalent de la locution avoir l’air, que du mot air lui-même !

192.

. On relève en A3fRem. une structure fantôme du type avoir l’air + adv. ou loc. adv., qui incite à attribuer dans cette structure une fonction adjectivale à l’adverbe – fonction que confirme la citation 33 qui suit, à cela près qu’elle est sans rapport avec avoir l’air (puisque c’est la construction prendre un air qui est utilisée), et qu’elle ne permet donc pas de clarifier la fonction de l’adjectif dans la structure avec avoir ! De plus une glose grammaticale (avoir l’air + adv. ou loc. adv. mis pour avoir l’air d’être  + adv. [je souligne]) propose tout à fait arbitrairement de mobiliser une ellipse (pourquoi sur cette seule structure ?), de surcroît sans en lever l’ambiguïté.

193.

. Même exemple que dans le PR.

194.

. On peut contester le statut d’expression de cette séquence, dans la mesure où elle ne semble pas faire sens hors contexte. Mais son emploi est relativement figé dans le tour comparatif plus... qu’il n’en a l’air, qu’on trouve dans la citation 40.

195.

. On trouve en revanche l’expression un air de ne pas y toucher, dans laquelle on peut considérer que le mot air a un sens plein. Il en serait de même pour un air de rien qui ne trompe personne (GR). Je ne peux entrer ici dans le détail des analyses auxquelles donnent lieu ce type d’expressions, mais je les reprendrai plus loin.

196.

. Par commodité, je donne à chaque citation un numéro, qui sera repris dans le commentaire. La numérotation d’origine est donnée après la référence d’auteur, entre parenthèses.

197.

. Le TLF considère en avoir tout l’air comme une locution. Il me semble qu’ici le pronom en, en emploi libre, ne participe pas du figement de la structure. En revanche, la suite avoir tout l’air a tout l’air d’être lexicalisée ! Mais elle peut entrer dans d’autres constructions, comme par exemple ça m’a tout l’air d’être fermé ; ça m’en a tout l’air.

198.

. Ces expressions, données par le TLF en A1b – Loc. Rem., sont extraites du Dictionnaire de l’Académie, 1932.

199.

. Le GLLF regroupe d’ailleurs l’expression avoir grand air (disjointe, on l’a vu, des sens classiques) et se donner des airs, prendre de grands airs, sous une même entrée définitionnelle en I3.

200.

. Une telle présentation étant due à l’application du critère distributionnel que nous verrons par la suite.

201.

. Ces deux expressions sont curieusement précédées du syntagme de ces airs, qui n’est illustré d’aucune citation...

202.

. On ne voit toutefois pas bien ce que vient faire sous cette entrée la citation d’A. France, Quant à ces petits diamants, ils vous ont un air de vérité, qui illustre la construction avoir un air de au sens de « présenter tous les signes extérieurs » (GLLF). J’y reviendrai.

203.

. Le GR mentionne en 2b une « locution verbale » prendre l’air de... au sens de « affecter la forme de ». Je ne suis pas sûre que ce découpage soit pertinent. S’il y a expression, c’est plutôt celle qu’on peut tirer de la citation 23 qui suit : prendre l’air et les traits (avec coordination des deux mots).

204.

. Le syntagme nominal en apposition l’air très comme il faut (citation 22 du GR) peut être assimilé à une construction verbale elliptique ((ayant) l’air très comme il faut). J’y reviendrai.