III – CRITÈRE MORPHOLOGIQUE

Dans le cadre de l’étude précédente, nous avons rencontré, dans certaines expressions, une variante morphologique du mot air, mis au pluriel. Certains dictionnaires se servent de ce critère à des fins de structuration de l’article.

C’est le cas du GR, qui regroupe en 3, sous la définition « apparence » précédée de la parenthèse (Au plur.), les occurrences et surtout les expressions qui présentent cette caractéristique, et parmi lesquelles on reconnaîtra certaines expressions étudiées dans le cadre précédent :

On peut ajouter ici les citations 24 et 24.1.

Ce regroupement fait apparaître un phénomène sémantique intéressant. Il semble que, dans tous ces exemples, le pluriel contribue à ajouter au mot air un trait d’emphase, d’affectation (si l’on retient pour les expressions avoir, prendre des airs penchés, la définition de ce dictionnaire, soit « affecter certaines attitudes pour se rendre intéressant »).

Le GRmentionne également les expressions :

‘Il a un air d’en avoir deux, un air sur deux airs.’

qu’il accompagne du commentaire suivant jeu sur le sing. et le plur. Toutefois ici le mot airs au pluriel entre dans un syntagme qui vient en quelque sorte caractériser le premier mot air, qui, lui, est au singulier. Et il joue moins sur la pluralité que sur la dualité, la diversité des airs, ce qui apporte, non pas vraiment un effet d’amplification, mais plutôt l’image d’une superposition, d’une surimpression étrange, plus ou moins liée à la dissimulation.

Certains airs au pluriel échappent à ce regroupement, ce qui tend à montrer que ce critère morphologique se double implicitement d’un critère sémantique. C’est le cas des nobles airs de tête de la citation 5, où le pluriel a sa valeur de base, des airs entendus de la citation 9 (A. Daudet), où il marque la répétition, des airs de fête, des airs d’amour de la citation 14.1, où il a une valeur distributive (puisqu’il est question d’hommes et de femmes au pluriel), de l’expression avoir des airs de qqn, qui rejoint le petit lot d’expressions ayant trait à la ressemblance, des termes de manège, qui apparaissent en 6 – airs bas, airs relevés, pour dire les « allures du cheval ».

Le TLF accorde aussi une place importante à ce critère, en le faisant remonter au second niveau de la structuration – en A6 pour ce qui concerne les personnes, et en B4 pour ce qui est des choses – et en lui donnant, en l’absence de toute définition, le statut d’une sous-entrée véritable (Au plur. Airs).

Le premier corpus rassemble des expressions et des citations, dans lesquelles on reconnaît le pouvoir d’emphatisation du pluriel. On retrouve les expressions précédentes ou des expressions proches sémantiquement :

Quant aux citations, quand elles ne reprennent pas les expressions précédentes (je prenais des airs en 57, grands airs en 51), elles illustrent diversement en contexte le sens emphatique de ce pluriel. Ce peut être par l’entourage immédiat du mot air, qu’il s’agisse du sémantisme du verbe introducteur (affecter en 49, 50 et 55) et / ou de la caractérisation du mot air, qui exprime la vertu affectée (prudes en 50), l’assurance (airs dégagés, première occurrence de 49), la supériorité (airs écrasants, seconde occurrence de 49), l’aversion (dégoûtés en 50), la fausseté (faux airs de fraternité en 52). Ce peut être aussi à travers des associations plus éloignées (orgueil, dignité, aplatissait son Crevel, je voulais dominer en toutes choses, dans le contexte large des citations 53 et 57). On notera enfin la force de mépris (par une sorte d’emphase antiphrastique) qui peut s’attacher à ce pluriel, dans des contextes d’injonction, de reproche, de persiflage, comme dans les citations 54 et 56 205 . Les expressions être à plusieurs airs, un air sur deux airs figurent également, à la fin du corpus. On ne trouve aucune occurrence du pluriel dans la partie A en dehors de cette sous-entrée 6, sauf peut-être l’exemple suivant :

‘28. ... son imagination et sa coquetterie furent intéressées à ce drôle de garçon qui, sans avoir aucun air de Paris, était assez vivant pour s’organiser un jeu si compliqué.
M. BARRÈS, Les Déracinés, 1897, p. 110.’

dans lequel le déterminant de valeur nulle aucun (synonyme de pas un) implique la négation d’une pluralité, sans aucune valorisation sémantique. Même si le groupement d’exemples en 6 n’a été fait que d’un point de vue grammatical (le problème de la citation ci-dessus n’ayant pas été vu), le corpus proposé présente une réelle homogénéité sémantique.

En B4, à la sous-entrée réservée aux choses, on trouve un corpus moins abondant et moins significatif. Certains emplois semblent relever davantage d’un procédé d’auteur personnifiant les non animés que d’une signification proprement dite du mot air. C’est le cas en 75 et en 73, où il est question, respectivement, d’un cours (d’eau) qui se donnait des airs de torrent (on retrouve la valeur d’emphase), et d’un dur tronc d’arbre [qui] a des airs attendris (là, je verrais plutôt un trait de répétition). La citation 74 ([...] une galerie qui donne à la maison du Bon-Sauveur des airs d’ancien cloître) me semble mieux à sa place, mais le pluriel n’a pas ici une valeur d’emphase manifeste. Enfin le TLF mentionne en dernier les termes d’équitation airs bas, airs relevés et à tous airs qui renvoie aux diverses allures du cheval, ce qui tend à montrer que son point de vue n’est que morphologique.

Les deux autres dictionnaires ne font pas cas de ce critère morphologique, et introduisent leurs formes de pluriel au fur et à mesure qu’ils déclinent les définitions des différentes sous-entrées. Ainsi pour le PR, les trois exemples suivants :

se trouvent respectivement, pour le premier en 1, et pour les deux suivants en 2. En 1, l’expression prendre de grands airs fait suite à l’expression avoir (un) grand air (au sens de « [avoir] de la distinction, de la noblesse »), ce qui, par contraste, fait clairement apparaître la valeur d’emphase du pluriel. Ces deux expressions ne sont pas les seules à figurer sous cette première sous-entrée, où l’on trouve également le bel air, le bon air, l’air comme il faut, le drôle d’air, et les expressions marquant la ressemblance.En 2, on retrouve la citation de Daudet (citation 9 du GR) où le pluriel a une valeur de répétition. On peut associer les deux valeurs (emphase et répétition) pour les airs penchés, dans le sens que donne le PR à cette expression (« un air pensif, rêveur »).

On trouve également trois exemples dans le GLLF :

  • Des gens impossibles, malgré leurs airs dignes (Martin du Gard).
  • Cette bête vous avait des airs de deux airs (Escholier).
  • Se donner des airs, prendre de grands airs.

Les deux premiers se trouvent en I1, et le pluriel y a sa valeur de base. En particulier en 1, cette marque est appelée par le pluriel des gens (on ne pourrait dire * malgré leur air digne). S’il s’ajoute une valeur d’emphase, elle n’est que secondaire. On note que, dans la seconde citation, qui joue à nouveau sur les deux airs, c’est bien la première occurrence du mot air qui est au pluriel. Les expressions se donner des airs, prendre de grands airs, sont regroupées avec l’expression avoir grand air (illustrée par une citation d’A. Maurois). Ce petit groupe est seul à figurer sous l’entrée I3, qui introduit la définition (ou plutôt, le commentaire) suivant : « Marque l’élégance ou l’affectation » – ce qui fait clairement apparaître ici le trait d’emphase qu’apporte le pluriel.

Notes
205.

. Ces notations rapides seront reprises dans le cadre de l’étude de la polysémie du mot air.