IV – CRITÈRE SÉMANTIQUE

Le mot air s’applique en principe aux personnes, mais nous avons vu qu’on pouvait parfois l’appliquer aux choses. Cette dichotomie 206 , qui relève de l’approche sémantique externe que nous avons définie dans la présentation, peut constituer un critère de structuration de la polysémie du mot air, Le TLF est le seul dictionnaire qui exploite ce critère dans la présentation de son article, en opposant A et B au plus haut niveau de la structuration :

  1.  – Apparence, comportement, attitude extérieure d’une personne (maintien, expression des traits...).
  2.  – Plus rare. Apparence extérieure d’une chose.

Il faut toutefois rappeler que le TLF n’a pas posé clairement la problématique relative à la séquence avoir l’air, et qu’à plusieurs reprises, on a pu relever des occurrences de la locution avoir l’air, qui s’étaient glissées parmi les emplois authentiques du mot air, en tant que lexème plein. Or le critère sémantique ne vaut que pour les emplois dans lesquels le mot air est autonome, syntaxiquement et sémantiquement, et non pour la locution avoir l’air, dans laquelle le mot air, non spécifié lexicalement, entre dans un composé verbal qui peut se rapporter indifféremment aux personnes et aux choses.

Je ne relèverai pas ici tous les emplois du mot air appliqué à des personnes, ce qui fera précisément partie du travail de construction du signifié du mot air que je proposerai plus loin. Je m’attacherai seulement aux emplois qui se rapportent aux choses, dans la mesure où ils posent des problèmes spécifiques. Pour cela, je dresse l’inventaire des citations présentes dans la partie B, en excluant celles qui contiennent la locution avoir l’air et qui ont précédemment fait l’objet d’une analyse (60, 65, 68, 70, 71 et 72) 207  :

‘1. ... et il a relevé ses chaussettes, qui avaient un peu l’air mélancolique.
l. aragon, Les Beaux quartiers, 1936, p. 257 (61).’ ‘2. Si bien qu’on vous admire, écouteurs infidèles,
(...)
Et que l’eau, palpitant sous le chant qui l’effleure,
Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure ;
Et que le dur tronc d’arbre a des airs attendris ;
...
v. hugo, Les Contemplations, En écoutant les oiseaux, t. 2, 1856, p. 34 (73).’ ‘3. Des nuées de mouettes passaient devant les fenêtres, et s’ébattaient sur les berges de l’Arve, dont le cours rapide mais peu profond se donnait des airs de torrent en couvrant d’écume ses rochers à fleur d’eau.
r. martin du gard, Les Thibault, L’Été 1914, 1936, p. 21 (75).’ ‘4. Beaucoup de voitures, beaucoup de bruit, l’air d’une capitale, un petit Paris méridional, voilà Naples.
g. flaubert, Correspondance, 1851, p. 127 (69).’ ‘5. Il était assis sur un banc de pierre, sous l’arcade d’une galerie qui donne à la maison du Bon-Sauveur des airs d’ancien cloître.
j. barbey d’aurevilly, Troisième memorandum, introd. 1856, p. 63 (74).’ ‘6. Ce palais d’un si grand air, ces jardins, c’est le lieu où le terrien français est venu se corrompre.
M. BARRÈS, Mes cahiers, t. 10, 3 avr.-août 1913, p. 80 (62).’ ‘7. La maison, reconstruite après l’incendie de 1922, a bon air entre les vieux arbres.
j. green, Journal, 1944, p. 118 (63).’ ‘8. Sur la nappe blanche, deux flambeaux d’argent prêtaient un faux air de richesse à cette pièce pauvrement meublée où les derniers rayons du soleil couchant brillaient encore au bas d’une plinthe.
j. green, Moïra, 1950, p. 9 (66).’ ‘9. ... Elle voulait donner un air « fiançailles » à cette liaison, pour que les apparences fussent sauves, mais seulement un air, pas de réalité.
h. de montherlant, Pitié pour les femmes, 1936, p. 562 (64).’ ‘10. Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums qui appuyaient sur des tiges turgides et velues d’énormes feuilles, de la forme d’un cœur ; tout en conservant entre eux un air de parenté, aucun ne se répétait.
j.-k. huysmans, À rebours, 1884, p. 119 (67).’

J’ai déjà mentionné certaines de ces citations, que ce soit dans le cadre de l’étude de la séquence avoir l’air (1), de celle des expressions marquant la ressemblance (10), ou lorsque j’ai pris en compte la forme airs au pluriel (2, 3, 5), et j’ai eu l’occasion d’évoquer le problème que pose l’éventualité d’un transfert métaphorique, en contexte, du mot air à des non-animés. Il me semble que c’est particulièrement le cas lorsque le mot air s’applique à des éléments du monde naturel, comme en 3, où l’on parle d’un cours (d’eau), et en 2, où les personnifications érotisées de l’eau et du beau sauleconduisent aux airs attendris du tronc d’arbre... Il en est de même pour cet objet prosaïque que sont les chaussettes affublées d’un air mélancolique (1). Ces citations relèvent plutôt, nous avons déjà eu l’occasion de le dire, d’emplois libres et de faits de style qui ne devraient pas prendre place dans un article de dictionnaire. On mettra toutefois à part l’air de parenté (10), qui, exprimant la ressemblance, peut être transféré à des plantes sans qu’il résulte un effet marqué de person­nification.

Mais si l’on examine les autres citations, on se rend compte que la frontière entre ces emplois libres et les usages inscrits dans la langue n’est pas toujours facile à tracer, ou du moins, à justifier. Ainsi les emplois du mot air, appliqué à une ville (4), ou à des constructions, comme palais (6), maison du Bon-Sauveur (5), maison (7), pièce (8), ne produisent pas le même sentiment d’écart que les figures précédentes. Serait-ce parce qu’il apparaît plus naturel de se figurer sous la même apparence les personnes et les lieux qu’elles habitent, qu’il s’agisse de comparaison (l’air d’une capitale, des airs d’ancien cloître), ou, plus encore, de jugement d’ordre social (grand air, bon air, air de richesse) ? Et ce jugement peut-il s’étendre aussi naturellement à des choses abstraites, qui relèvent des relations humaines, comme la liaison en 9, assimilée en apparence à des fiançailles ?

En admettant que de tels emplois appartiennent à la polysémie du mot air, il faut encore leur donner une définition, et les situer par rapport à la (ou aux) signification(s) relative(s) aux personnes. Si l’on admet la primauté de ces dernières, on se trouve en présence d’un processus de dérivation métaphorique, qui relève du plan de la langue, et qu’il convient d’expliciter, en recherchant les traits de sens qui assurent ce passage.

Passons au GR. J’exclus comme précédemment les citations 24.4 et 27 qui illustrent la locution avoir l’air, mais aussi la citation 26 qui contient n’avoir l’air de rien, expression difficile à décomposer et qui s’applique de toute façon autant aux personnes qu’aux choses. Je ne retiendrai pas non plus les exemples dans lesquels le mot air se dit d’une partie du corps qu’on peut considérer comme saillante dans l’observation de l’apparence, ou de l’expression d’une personne, comme c’est le cas dans la citation 13 :

‘13. Un certain air d’audace et de gaieté dans le regard contrastait avec cette apparence maladive.
MÉRIMÉE, Arsène Guillo, I.’

et, dans une moindre mesure (la bouche étant moins ordinairement considérée comme un trait expressif), dans la citation 6 (première occurrence) :

‘6. Cet air pincé de la bouche lui donne un petit air sucré.
diderot, Salon de 1765.’

Une fois ces mises au point faites, il me reste le corpus suivant :

‘18. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.
MOLIÈRE, Les Précieuses ridicules, 4.’ ‘12. Vous puis-je offrir mes vers et leurs grâces légères ?
S’ils osent quelquefois prendre un air de grandeur (...)
la fontaine, Fables, VIII, 4.’ ‘31. Je le tiens pour prodige, et tel que d’une fable
Il a l’air et les traits, encor que véritable.
la fontaine, Fables, XI, 9.’

Le corpus n’est pas très riche, et toutes les citations sont du XVIIe siècle. La première contient un support indéterminé (le bel air des choses ), mais le contexte conduit à donner aux dites choses le sens général de manières, comportement. Dans la citation 12, l’air de grandeur caractérise des vers, et, dans la citation 31, le mot air s’applique à l’événement qui doit faire l’objet du récit, repris par anaphore (le) en début de vers, et qu’on compare à une fable, en attribuant à l’un et à l’autre le même air. Il est évidemment difficile de statuer sur le type de métaphore présente dans ces emplois vieillis, et, de plus, traités isolément, quoique certains indices, en 12 et 31, aillent plutôt dans le sens d’une véritable personnification des choses abstraites. Nous reprendrons ces exemples, plus en détail, dans le cadre d’une étude d’ensemble des signifi­cations vieillies.

Le GLLF – si l’on exclut l’expression (ça) n’a l’air de rien peu instructive pour le moment – propose deux citations :

‘Les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent (Flaubert).’ ‘Quant à ces petits diamants, ils vous ont un air de vérité (France).’

Or il semble bien que ce dictionnaire refuse l’idée que le mot air puisse s’appliquer à des choses, si l’on en juge par son commentaire sur l’accord de l’adjectif (L’adjectif qui suit la loc. avoir l’air s’accorde avec le sujet s’il s’agit de choses), et par la pénurie d’occurrences représentatives de cet emploi. La première citation ne fait pas problème puisqu’elle est là pour illustrer la locution avoir l’air, et non une signification pleine du mot air. Mais la citation d’A. France n’est pas réductible de la même façon. Aussi, pour rester fidèle à sa position, le GLLF propose-t-il une analyse un peu particulière de cette occurrence. Il la donne comme illustration d’une expression avoir un air de (« présenter tous les signes extérieurs de ») qu’il rattache, avec les expressions avoir un faux air de, avoir un air de famille, avoir de l’air de, à la définition I2 relative à la ressemblance. Cette analyse est en plusieurs points discutable. D’abord on ne voit pas pourquoi la construction avoir un air de aurait le statut d’expression, et en quoi elle a une signification spécifique. La définition qu’il en donne, proche du sens courant du mot air, n’a de surcroît pas grand-chose à voir avec la notion de ressemblance. Et enfin je ne trouve pas dans la citation de France les deux éléments nécessaires à l’établissement de cette relation. Je crois pour ma part que, dans ce contexte, le mot air en tant que tel se trouve bel et bien appliqué à un objet concret. Mais on ne retrouve pas le même type de combinatoire que dans la citation 61 du TLF, avec la métaphore vivante des chaussettes d’Aragon (si j’ose dire). Il me semble qu’ici la caractérisation non psychologique (de vérité) abolit l’image qu’on peut se faire d’une apparence ou d’une expression proprement humaines. On aurait donc à faire ici à une signification proprement dite du mot air.

D’un dictionnaire à l’autre, les occurrences fondent, puisque, si l’on applique les mêmes critères d’exclusion que précédemment, le PR n’offre aucun emploi du mot air se rapportant à des choses...

Il n’empêche qu’on ne peut donner, à la question de savoir si on peut ou non employer le mot air dans des contextes relatifs à des choses (indépendamment, bien sûr, des transferts métaphoriques purement contextuels), une réponse aussi tranchée que celle qu’ont pu formuler certains dictionnaires à propos de la séquence avoir l’air. La notion de chose est trop vaste (elle ne recouvre pas seulement des objets concrets aussi prototypiques qu’une poire !), les propriétés combinatoires du mot air, à la fois avec son support nominal et son apport de caractérisation, sont trop ouvertes, pour que soit éliminée a priori la possibilité d’identifier dans ce domaine des significations spécifiques appartenant à la polysémie de ce mot.

Notes
206.

. Que l’on peut pondérer par l’introduction d’un tiers actant, l’animal, si l’on en juge par cette citation du GLLF : Cette bête vous avait des airs de deux airs (Escholier).

207.

. Là encore, je fais précéder chaque citation d’un numéro qui sera repris dans le commentaire (le numéro de citation du TLF se trouvant après la référence d’auteur).