VI – DÉFINITIONS

Ce détour important dans le champ distributionnel et syntaxique conduit à s’interroger sur la part accordée aux définitions, dans le TLF et, par comparaison, dans les autres dictionnaires.

Dans le TLF, elle est minime, puisqu’elle n’occupe, en tout et pour tout, que le premier niveau de structuration en A et B. Je rappelle que le second niveau de structuration est celui de l’approche distributionnelle, qui porte surtout sur le contexte de droite (le constituant adjectival) et, secondairement, sur le contexte de gauche (le déterminant). Quant au troisième niveau, il affine l’approche du constituant adjectival, qu’il s’agisse d’identifier plus précisément certaines catégories (l’infinitif, par exemple), ou de préciser la structure interne des syntagmes nominaux prépositionnels (par le critère sémantique et le critère d’actualisation). Au-delà de ces trois niveaux, ce sont les expressions qui prennent le relais. Cette hiérarchie est décalée et quelque peu perturbée lorsque le mot airs au pluriel vient occuper le second niveau de structuration, faisant alors descendre l’approche distributionnelle un niveau plus bas et mêlant parfois différents types d’approche. Mais dans tous les cas, le matériau définitionnel disparaît. Les deux seules définitions proprement dites de ce long article (si l’on ne prend pas en compte les équivalents donnés à certaines expressions), départagées par le critère sémantique, selon que le mot air s’applique aux personnes ou aux choses, sont donc les suivantes :

  1.  — Apparence, comportement, attitude extérieure d’une personne (maintien, expression des traits...).
  2.  — [...] Apparence extérieure d’une chose.

Un tel déséquilibre n’est pas sans poser problème. D’autant que, si les données formelles se trouvent mises au premier plan, elles ne sont pas toujours judicieusement élaborées, comme en témoigne la non-reconnaissance de certaines structures, et, tout particulièrement, de la locution avoir l’air (de). Tout se passe comme si le rédacteur de l’article avait voulu privilégier une approche distributionnelle et syntaxique sans avoir vraiment la maîtrise de l’outillage utilisé. On peut alors se demander si ce choix ne présente pas surtout l’avantage d’escamoter le travail lexicographique proprement dit, c’est-à-dire l’élaboration et la différenciation des significations, et la construction de la polysémie du mot air... On remarquera que la définition présentée en A, qui sert de définition de base, est passablement fourre-tout, passant de l’apparence à l’action (comportement), relativement abstraite par rapport à l’attitude physique, qui inclut à la fois le maintien qui concerne la totalité du corps et l’expression du visage...

Qu’en est-il des définitions dans les autres dictionnaires ?

Le PR présente trois sous-entrées : les deux premières sont constituées de définitions, la troisième étant consacrée à la séquence avoir l’air (construction verbale et locution étant mêlées). Il y a donc autant de définitions dans le petit article du PR que dans les quatre grandes pages du TLF, ce qui représente quand même un effort de structuration sémantique. Je cite ces définitions :

  1.  Apparence générale habituelle à une personne. => allure, façon, genre.
  2.  Apparence expressive plus ou moins durable, manifestée par le visage, la voix, les gestes, etc. => expression, mine.

Elles concernent l’une et l’autre la personne (le critère sémantique n’a pas été retenu à ce niveau), et se différencient, à partir d’un trait générique commun (apparence) par des variables en opposition telles que générale / expressive [...] manifestée par le visage, la voix, les gestes (les notations physiques venant préciser le champ de l’« expressivité »), et habituelle / plus ou moins durable. On notera la présence de synonymes dans chacune des définitions, ce qui amène à constater (autre indice significatif) qu’ils étaient totalement absents du TLF.

On se souvient que le GR adopte un mode de structuration un peu particulier, puisqu’il ouvre son article par une définition libre, qui couvre tout l’article, puis propose six sous-entrées successives. Les trois premières sont faites de définitions, les deux suivantes étant réservées aux expressions, avoir l’air (construction verbale et locution étant là encore réunies) en 4, puis air de tête en 5, et la dernière aux termes de manège. Voici les définitions proprement dites :

Manière d’être extérieure.

  1.  Façon, manière de se comporter, de se conduire. => Allure, comportement, façon, genre, manière.
  2.  Apparence expressive plus ou moins durable, manifestée par le visage, la voix, les gestes, etc. => Expression, mine, physionomie.
  3.  (Au plur.). Apparence.

Toutes les définitions concernent là aussi la personne. La toute première définition donne une combinaison minimale de traits – soit le trait générique (manière d’être) et le trait d’« extériorité » – qui doit servir de base aux définitions subséquentes. Avec la première définition, on passe par restriction de sens de l’« être » à l’« agir » (se comporter, se conduire), qui implique nécessairement l’extériorité. Dans la deuxième définition (identique au mot près à celle du PR), apparaît le mot apparence qui, si l’on suit la logique de la présentation, doit entrer en filiation avec le composé de traits de sens posé au départ. C’est le cas si l’on considère qu’il s’agit d’un synonyme de ce composé, qui condenserait les deux traits « manière d’être » et « extériorité ». Encore faudrait-il vérifier que l’apparence peut précisément être définie comme une « manière d’être »... La suite de la définition apporte une restriction de sens à l’« être extérieur », qui se trouve spécifié par le trait d’« expressivité », et les manifestations physiques qu’il implique. On note que le parallèle établi par le PR entre les deux premières définitions ne se retrouve pas ici. En revanche, on trouve les mêmes synonymes. Pour la première définition, on a ajouté comportement, manière, qui lexicalisent les traits manière, se comporter de la définition. Le mot physionomie vient compléter plus naturellement expression et mine dans le cas de la deuxième définition.

Il est intéressant de jeter un coup d’œil sur les corpus d’exemples qui correspondent à chacune des définitions. Sans entrer dans le détail, ni anticiper sur le travail de reconstruction qui va être fait, on peut noter un certain nombre d’impropriétés.

Voyons les exemples correspondant à la première définition. Après les trois premières citations, on tombe sur la construction avoir un (certain) air suivie d’une bonne cinquantaine d’adjectifs, qui, à première vue, sembleraient plus appropriés à la signification « expression du visage » qu’à celle de « comportement, manière ». Parmi les 12 synonymes cités à ce niveau (notons que leur prolifération contraste avec la relative pauvreté de la définition, et que certains, comme démarche, maintien, port, partent quelque peu à la dérive), on trouve d’ailleurs le mot visage (son voisin gueule est plus ambigu). Et ce qui vient confirmer cette interprétation, c’est le rappel explicite qui est fait en 2b de ce corpus d’adjectifs (les adjectifs honnête et pensif se trouvant dans les deux camps) :

  1. [...] b (Qualifié par un adj.) Un air honnête, fermé, etc. (–> ci-dessus, 1.). Un air bizarre. Un air tout pensif.

D’autre part, certaines citations contiennent des indices contextuels qui permettent de les rapporter sans hésitation à cette signification d’« expression du visage ». Citons parmi les plus représentatives :

‘6. Cet air pincé de la bouche lui donne un petit air sucré.
diderot, Salon de 1765.’ ‘9. Et tout le temps que je parlais, c’étaient entre eux des hochements de tête, de petits rires fins, des clignements d’yeux, des airs entendus (...)
alphonse daudet, Lettres de mon moulin, XII, p. 120.’ ‘10. Sa figure est bonne et franche ; ses yeux regardent bien en face ; rien de ce qu’on est convenu d’appeler l’air jésuite.
loti, Figures et choses..., À Loyola, p. 71.’

Après la définition 2 en revanche, on peut être surpris de trouver, après les syntagmes du type un air de... (en a) – dont certains, tels que un air d’extravagance, de grandeur (ce syntagme étant de surcroît appliqué à la poésie dans la citation 12), de vérité, laissent déjà perplexe – les expressions grand air, bel air, bon air (en b) :

‘Avoir (un) grand air, un air de distinction, de majesté, de noblesse.’ ‘Bel air : bon ton, manière du beau monde.’ ‘Bon air : allure élégante et distinguée.’

ainsi que les collocations :

‘Fam. Il a l’air comme il faut : convenable, correct, honnête.’

On notera que dans les définitions et synonymes donnés pour ces exemples, on rencontre les mots manière, genre, qui étaient précisément mobilisés dans la partie précédente (ajoutons que dégaine a pour synonyme allure dans le PR) 229  !

Enfin la troisième sous-entrée ne contient que le mot apparence, qui est censé définir airs au pluriel. Si ce mot équivaut à la manière d’être extérieure de la définition d’ouverture, on ne voit guère ce qu’il ajoute de spécifique à cette définition. D’autre part, on peut s’interroger sur la pertinence de cette définition par rapport aux emplois du mot airs au pluriel. Est-ce que l’expression prendre des airs, par exemple, se trouve convenablement glosée par prendre une apparence ?

Le dictionnaire qui offre le plus de définitions est le GLLF. La structuration adoptée dissocie, on l’a vu, les significations dites class. des autres, ce qui donne à l’article le plan d’ensemble suivant :

  1. Manière d’être, apparence d’une personne, qui donne une idée réelle ou fausse, de sa nature, de ses sentiments.
    1. Marque la ressemblance.
    2. Marque l’élégance ou l’affectation.
  1. Class. Le bel air, les manières de la société aristocratique [...]
    1. Class. Feinte, manière affectée.
    2. Class. Manière, façon.
    3. Comportement, manière d’agir, façon de se conduire.

Là encore, toutes les sous-entrées se rapportent à la personne. Dans la première partie qui a trait aux significations modernes, on trouve une première définition assez développée par rapport à celles des autres dictionnaires. Mais si on la décompose, on s’aperçoit qu’elle n’est pas très explicite quant aux traits qui donnent à voir l’extérieur de la personne. On ne trouve que les termes génériques manière d’être et apparence, et ce point de vue global ne permet pas de distinguer, comme le fait le PR – et, quoique moins nettement, le GR – l’apparence générale de l’expression du visage. Les exemples (si l’on excepte ceux qui contiennent la locution avoir l’air) jouent sur les deux interprétations, comme en témoigne de manière exemplaire l’opposition avoir mauvais air / avoir l’air mauvais. Les synonymes qui correspondent à cette définition, égrenés à la fin de l’article (allure, apparence, aspect, dehors, extérieur, façon, manière, mine) s’appliquent plutôt à l’ensemble de la personne, mais le mot mine est ambigu ; et dans la remarque grammaticale sur avoir l’air, qui suit cette énumération, le sens qu’on accorde au mot air est celui de « mine », « physionomie ». En revanche, ce qui est nouveau dans cette définition, c’est qu’elle introduit en quelque sorte un second actant, qui est celui qui voit, le témoin, le « récepteur » de l’apparence. Ce témoin est implicitement présent dans la relative qui donne une idée, réelle ou fausse, de sa nature, de ses sentiments : il se fait, à partir de l’extérieur de la personne, une représentation de son être, de son intériorité. Les deux sous-entrées suivantes contiennent des commentaires métalinguistiques plus que des définitions, et l’on y trouve des unités lexicales isolées (ressemblance, élégance, affectation), non des périphrases explicatives. De plus, ces lexèmes correspondent davantage aux expressions dans lesquelles entre le mot air plutôt qu’au sens de ce mot pris en lui-même. Les sous-entrées consacrées aux sens classiques sont plus nombreuses que celles de la première partie. Elles comptent trois définitions proprement dites, la première étant occupée par l’expression le bel air. Mais elles sont peu développées. Elles tournent toutes autour du terme générique manière. Ce trait se présente tel quel en 3. En 4, il est précisé par le trait d’« action » (agir, comportement, se conduire) qu’on avait rencontré dans le GR. La définition 2 ajoute le trait de « dissimulation », mais le trait précédent est implicitement retenu : il faut entendre « manière d’agir dissimulée ». Enfin les manières du bel air sont rattachées à une classe sociale, l’aristocratie.

D’une manière ou d’une autre, les dictionnaires ont du mal à dégager, à expliciter et à différencier les significations du mot air. Les définitions proposées sont peu nombreuses, et le plus souvent peu explicites. Elles jouent sur des termes à valeur générale – apparence, comportement, manière d’être – difficiles eux-mêmes à définir et à distinguer les uns des autres. Parfois, comme dans le TLF, on a à faire à une sorte de périphrase syncrétique, unique, qui couvre un abondant corpus livré ensuite au formalisme distributionnel et syntaxique. Dans d’autres cas, on s’efforce d’ouvrir la polysémie du mot, mais l’on n’aboutit pas toujours à de véritables définitions (GLLF), ou alors les exemples retenus ne sont guère en conformité avec les définitions proposées, et la présence de longues chaînes de synonymes apporte plus d’ombre que de clarté (GR). Seul le PR, avec des définitions développées qu’on peut facilement mettre en regard l’une avec l’autre, présente un assez bon rapport entre la quantité et la qualité de l’article !

Ce bilan, même s’il fait apparaître d’importantes carences dans le traitement lexicographique, n’a pas pour but de dénoncer, à partir d’un seul mot, les faiblesses de l’institution dictionnairique, mais il vise plutôt à nous faire prendre la mesure des difficultés qui nous attendent...

Notes
229.

. On peut expliquer (sinon justifier) ces bizarreries si l’on se reporte à l’article de l’édition précédente (GR 1953-1964). On y trouve à peu de choses près le même corpus d’exemples, mais la définition 2 ne figure pas. Il semble donc que cette définition a été ajoutée après coup, en ouverture (en 2a) des syntagmes du type un air de... et avant les citations 12, 13, 14, 14. 1 (qui conviennent en partie à cette définition), mais sans que l’on se soit soucié de redistribuer le reste du corpus en fonction de cette nouvelle donne.