POLYSÉMIE DU MOT AIR-APPARENCE

I – CRITÈRES DE STRUCTURATION

Je reviens sur les critères retenus dans la partie précédente afin de préciser l’utilisation que je compte en faire.

En ce qui concerne le critère historique, deux options se présentent, selon que l’on fait choix de suivre tel ou tel dictionnaire. Soit l’on se place dans une perspective moderne, comme c’est le cas du PR et du TLF, et l’on se contente d’intégrer les expressions vieillies bel air, bon air, grand air, qui font des incursions jusque chez des auteurs du XIXe et du XXe siècle. Soit, en plus de ces expressions, on fait entrer dans le corpus des significations sorties d’usage, comme le font les deux autres dictionnaires, et même, à la suite du GLLF, on en propose un traitement définitionnel spécifique. Dans la mesure où tous les articles traduisent, d’une manière ou d’une autre, la prégnance d’emplois vieillis, et où, on l’a vu, les frontières chronologiques sont parfois poreuses, je crois utile d’examiner exhaustivement les corpus et les définitions proposés, en incluant les significations dites classiques, de manière à démêler aussi précisément que possible les traits de sens les plus datés, les infiltrations éventuelles de sens vieillis dans des exemples récents, et les acceptions qu’on peut considérer comme modernes. Cette mise en perspective historique de la polysémie du mot air présente d’autant plus d’intérêt qu’elle s’articulera avec une étude approfondie de l’époque classique, dont nous aurons ici un premier aperçu, d’un point de vue moderne.

Passons aux expressions, et à la plus incontournable d’entre elles, présentée sous la forme avoir l’air. Nous avons vu que cette séquence peut se trouver prise dans des structures formelles apparemment identiques, dans lesquelles elle n’a pas le même statut syntaxique. Dans certains cas, elle peut être considérée comme une construction libre du verbe avoir, dans laquelle le mot air garde son autonomie syntaxique et sémantique. Il n’y a pas lieu alors de considérer avoir l’air comme une expression. Dans d’autres cas, le mot air se fond dans le composé verbal, où il perd cette double autonomie : on peut parler de locution verbale. Si la mise en regard de ces deux types de structures est éclairante d’un point de vue syntaxique, elle n’a pas de pertinence dans le cadre d’une étude sémantique, où l’on ne peut mettre sur le même plan, à partir de leur seule identité de forme, un lexème de sens plein d’une part, et d’autre part, une unité réduite morphologiquement et subduite sémantiquement. L’intérêt de la présentation du PR et du GR, qui accordent une sous-entrée définitionnelle spéciale à la séquence avoir l’air, toutes structures confondues, est de permettre, à travers ce regroupement d’exemples, que soit clairement posée la problématique, et que soient reconnus et différenciés les types d’emploi du mot air. Cette analyse syntaxico-sémantique étant faite, il convient de faire un traitement à part de la locution proprement dite avoir l’air. On n’imitera donc ni le TLF qui fait sournoisement courir cette locution tout au long de son article, ni le GLLF, qui tend à circonscrire cette locution avec son petit corpus d’exemples, mais sans en marquer clairement les limites, et en rattachant le tout à la première définition du mot air (alors que les constructions libres se trouvent dans la remarque finale, en dehors du corps de l’article). Quant aux autres constructions, on les replacera dans le lot commun des exemples où l’on trouve le mot air, sans se préoccuper nécessairement de la présence du verbe avoir.

Le mot air ne garderait-il pas la même signification à travers des contextes tels que :

‘1. La figure est brune, éveillée, coquette, le nez retroussé, les lèvres roses, le regard noir et droit, l’air franc, amical, fripon et bon enfant [...]
g. flaubert, Par les champs et par les grèves, Touraine et Bretagne, 1848, p. 183 (TLF).’ ‘Elle avait l’air franc, amical, fripon et bon enfant...’ ‘Elle vous fixait avec un air franc, amical, fripon et bon enfant... ?’

À la suite de l’étude de la séquence avoir l’air, nous avons mentionné plusieurs séries d’expressions : les expressions vieillies exprimant l’apparence sociale (jugée en bonne, et plus rarement, en mauvaise part), les expressions, avec le mot air au pluriel, dénotant une hauteur mal venue, des expressions propres à certaines attitudes, jouant sur la métonymie des airs penchés, ou sur la dualité / pluralité des airs (un air de / sur deux airs, plusieurs airs), les expressions relatives à la ressemblance, celles qui traduisent une dévaluation feinte de l’apparence des personnes et des choses, quelques expressions isolées, plutôt populaires ou régionales, enfin le terme de peinture air de tête. Nous avons remarqué que, de façon générale, ces expressions n’avaient pas de fonction particulière, ou avaient seulement une fonction secondaire, au plan de la structuration de l’article. D’autre part, nous avions posé comme principe, lors de l’approche de l’air physique, de ne pas isoler les expressions, mais de les rattacher aux significations dégagées dans le cadre de l’étude polysémique. Nous obéirons ici à ce même principe.

Le critère morphologique, on l’a vu, n’a pas de pertinence pris en lui-même, d’un point de vue seulement formel. Le mot airs au pluriel peut avoir, selon les contextes, sa valeur de base, ou d’autres valeurs usuelles, comme les valeurs distributive ou répétitive. Mais il apparaît que, dans certaines occurrences ou expressions, cette forme se charge d’un trait de sens emphatique, pris en mauvaise part. C’est ce qui justifie le fait que le GR et le TLF aient donné au mot airs au pluriel une sous-entrée autonome, qui introduit un corpus d’exemples illustrant cette valeur (les expressions relatives à deux ou à plusieurs airs ne sont peut-être pas tout à fait à leur place ici). Dans le cadre de notre étude, c’est évidemment l’interprétation sémantique de ce pluriel qui nous intéresse, mais nous ne pouvons préjuger la place à lui donner dans la structuration polysémique. Tout dépend de savoir si on a à faire à un changement de signification du mot air lui-même, ou si le pluriel ajoute simplement une valeur d’em­phase à un sens existant.

Le critère sémantique est plus ou moins reconnu selon les dictionnaires. Pour bien poser le problème, il convient d’abord d’exclure les emplois de la locution avoir l’air avec un sujet se rapportant à une chose, puisque, dans ce cas, le mot air, pris dans le composé verbal, n’a pas de support propre. On éliminera aussi les occurrences de l’expression n’avoir l’air de rien, qui peut se dire aussi bien des personnes que des choses. Reste à savoir si, dans d’autres contextes, le mot air peut s’appliquer à des choses. Sur ce point, les dictionnaires restent sur la défensive. Soit le problème n’est même pas évoqué, soit il fait l’objet d’une position de principe, souvent liée à l’inévitable remarque sur l’accord de l’adjectif qui suit la séquence avoir l’air, mais qui se trouve plus ou moins en accord avec les faits, c’est-à-dire les exemples proposés. Je rappelle les principales orientations, par rapport auxquelles je dois me situer. Le PR est muet sur ce point : aucun commentaire, aucun exemple allant dans ce sens. Le GLLF, si on lit entre les lignes, est assez expéditif. D’après le commentaire grammatical sur l’accord de l’adjectif, on comprend que, lorsque la séquence avoir l’air a un sujet se rapportant à une chose, il s’agit toujours de la locution – ce qui veut dire que le mot air ne peut s’appliquer qu’aux personnes. Et le seul exemple de tout l’article qui pourrait mettre à mal ce principe (Quant à ces petits diamants, ils vous ont un air de vérité) a été, on l’a vu, habilement glissé parmi les expressions relatives à la ressemblance. Le GR cite le commentaire de F. Brunot sur l’accord de l’adjectif, qui laisse entendre un peu sommairement (en prenant appui sur la seule poire !) que le mot air ne saurait se dire d’une chose. Deux citations du XVIIe siècle, où il est question de comportement humain (le bel air des choses) et de poésie (mes vers), restent alors en marge. Mais c’est le TLF qui nous met en face d’une contradiction entre la position de principe et certaines données. Après avoir rappelé que cet usage est, d’après les grammairiens, incorrect, il propose un corpus plus important que dans les autres dictionnaires, dans lequel le mot air s’applique à des éléments du monde naturel, à des lieux et des habitations, à des objets, à des choses abstraites. Le problème est alors de démêler les faits de langue (acceptions du mot air) des faits de style (personnifications en contexte), et, si l’on reconnaît des emplois en langue, d’identifier la nature des relations sémantiques qui unissent les significations qui se rapportent aux choses et les significations qui s’appliquent aux personnes. Mais le TLF se contente de poser cette dichotomie « personne » / « chose », sans fournir un matériau définitionnel suffisant pour que des correspondances puissent être établies entre ces deux grands types de significations. Pour ma part, je n’éluderai pas ce problème, et je m’efforcerai de dégager les mécanismes de sens qui permettent de passer des emplois relatifs aux personnes à ceux qui concernent les choses.

Passons au critère distributionnel utilisé massivement dans le TLF. On peut en faire une double exploitation, selon qu’on s’attache au contexte de droite ou au contexte de gauche du mot air. À droite, on trouve en principe un adjectif ou un syntagme équivalent. Mais les choses sont, on l’a vu, assez confuses. D’abord au plan syntaxique. Même une fois éliminées les structures qui contiennent la locution avoir l’air, on se rend compte que cette position de droite recouvre des fonctions hétérogènes. Certes la majorité des exemples fournissent des constituants en fonction d’expansion du mot air (qui entrent dans un syntagme dont il est la tête), mais on peut aussi trouver à droite du mot air , au sens littéral de l’expression, un constituant en fonction d’attribut de l’objet (dans la construction avoir l’air + adjectif), et même en fonction d’attribut du sujet, comme dans la citation 1, où le verbe être est elliptique, et dans la citation 14 où le verbe être est présent : si l’adjectif est sur la droite du mot air, on ne peut plus dire qu’il constitue le contexte de droite de ce mot (qui est suivi immédiatement du complément déterminatif : l’air de Lourdois ). Ces faits nous amènent à comprendre que ce qui se dessine confusément derrière cette apparente et maladroite approche distribution­nelle et syntaxique, c’est un plan notionnel plus profond, où l’on peut dire avec quelque pertinence que le mot air est support d’une caractérisation. Le principe selon lequel ce subst. (hormis les cas d’ell.) [...] est obligatoirement suivi d’un adj., etc., assez peu recommandable au plan syntaxique, puisqu’il est des contextes où l’expansion adjectivale est facultative, et qu’on ne peut guère parler d’ellipse dans ce cas, trouve une justification si on le reformule en termes notionnels. On peut dire alors que le mot air est toujours le support d’une caractérisation, qui, dans certaines conditions d’emploi, peut rester implicite. S’il est bien, à ce niveau, l’avant d’un après, cela ne signifie pas qu’il est obligatoirement suivi en surface d’une expansion adjectivale : tout au plus, la formule distributionnelle du type dét. + air + adjectif (en fonction d’épithète) apparaîtra comme la réalisation plénière et prototypique de cette structure profonde. Ajoutons qu’à travers cette interprétation notionnelle se trouve mise en évidence l’incomplétude sémantique de ce mot, nécessairement en appel d’un apport de caractérisation.

Si l’on se place maintenant au plan de la nature des constituants, les choses doivent également être repensées. Car, si l’on adopte ce point de vue notionnel, ce n’est pas un simple inventaire grammatical des constituants qui convient, non plus qu’une simple décomposition des unités formelles et lexicales qui constituent leur structure interne, mais à partir de ces données, une interprétation fine du rôle qu’ils peuvent jouer au plan de la caractérisation. De ce point de vue, on posera l’adjectif comme la catégorie prototypique, et l’on essaiera de classer les autres constituants selon le degré d’« adjectivation » qu’ils présentent (je m’en tiens au corpus proposé par le TLF, en A, de 1 à 4).

Certains d’entre eux peuvent être sans difficulté assimilés à l’adjectif. Je citerai :

  •  le nom non actualisé : j’aurai l’air misère (15), avec un air un peu grande sœur, très fille-du-monde (16) ;
  •  l’adverbe : sa physionomie prend un air « ailleurs » (33) ; on peut ajouter la subordonnée comparative (si on lui accorde un statut adverbial) : tâchant d’avoir un air comme il faut (36) ;
  •  le syntagme nominal prépositionnel quand il constitue une expression figée : prendre l’air à la mode (37), parfois de sens figuré : l’air de tous les jours, des mauvais jours, prit son air des mauvais jours (27), son air « sur les dents » (38) ;
  •  le syntagme infinitival précédé de la préposition de : un faux air de sortir des Sciences po (32), et avec un sens figuré qui conforte l’adjectivation, avec son air de n’y pas toucher (31) ;
  •  le syntagme infinitival précédé de la préposition à : d’un air à épouvanter (34).

Les syntagmes nominaux prépositionnels en emploi libre sont les constituants les plus difficiles à interpréter. Ils présentent des degrés d’adjectivation différents, liés, on l’a vu, à l’actualisation et au sémantisme du nom. Je crois intéressant de montrer comment se fait progressivement le passage au statut adjectival, en reprenant le corpus (j’ajoute le syntagme pronominal prépositionnel, dont le fonctionnement peut être corrélé à celui du syntagme nominal) et les analyses précédentes :

  1. [de + article défini + nom de personne : ex. (l’air ) du père ou de la mère de + pronom indéfini : ex. de qqn de + dét. possessif + air : ex. de votre air]
  2. de + article indéfini + nom de personne : ex. (l’air) d’un laquais (25).
  3. de + dém. + relative : ex. (avoir l’air ) de celui qui sait / de celui qui questionne (29).
  4. de + nom de personne sans article : ex. (un air) de reine irritée (23).
  5. de + article défini + nom abstrait : ex. (l’air) de la réussite (19).
  6. de + nom abstrait sans article : ex. (un air) d’abattement.

Pour bien montrer la progression, j’isole en (a) (entre crochets) les différentes formes de complément déterminatif rencontrées, dans lesquels le syntagme nominal prépositionnel, le pronom, et, de manière implicite, le possessif, ont une valeur proprement référentielle. En (b), le syntagme nominal contenant un nom de personne est actualisé, mais l’article indéfini à valeur générique sort l’occurrence du monde de référence pour la poser en tant que type au plan de la représentation abstraite. La fonction référentielle du syntagme nominal s’affaiblit au profit du lexème : se trouvent mises en avant les propriétés qu’implique le dénoté. Le constituant est en voie d’adjectivation. Il en est de même en (c), où le démonstratif de portée générale permet de dégager, au détriment de la référence, la propriété qu’implique la relative. En (d), c’est le lexème pur, dénotant la personne, qui, sans la médiation d’aucune occurrence individuelle, livre directement son sémantisme et les propriétés qu’il implique. Le processus d’adjectivation trouve, dans cette expression condensée, qui resserre le lien entre les deux constituants minimaux (préposition et nom) en faisant l’économie de la référenciation, une forme plus accomplie – même si le lexème, en raison de sa valeur concrète, garde un contour nominal encore assez marqué (que confirme un éventuel apport de caractérisation, comme dans reine irritée). Avec l’exemple (e), on passe aux noms abstraits, qui favorisent l’adjectivation dans la mesure où ils expriment plus directement des prédicats ou des propriétés, et où l’actualisation ne peut avoir les mêmes implications référentielles qu’avec un nom concret. Ainsi dans l’air de la réussite, où l’on a à faire à une nominalisation déverbale, l’article défini à valeur générique n’est quasiment qu’un indice formel qui permet le passage au discours du lexème, en lui conservant le statut de concept qu’il aurait hors discours. Lorsque le nom abstrait se rapproche encore davantage de l’adjectif, en dénotant les différentes notions qu’il peut recouvrir (qualité, état, sentiment, attitude), l’actualisation disparaît, comme en (f), dans un air d’abattement (on ne dit guère * l’air de l’abattement, à moins d’une caractérisation subséquente), et le syntagme de + nom est totalement adjectivé. Il garde quand même une spécificité par rapport à l’adjectif, du fait que la propriété, retenue dans la forme nominale, se trouve mise au contact du support nominal (le mot air) sans pour autant entrer avec lui en relation de consubstantialité. On pourrait ajouter à ce corpus l’occurrence aucun air de Paris (28), dans laquelle le nom propre, précédé de de, semble présenter un fort degré d’adjectivation 230 .

Reste le cas des relatives, qui présentent, on l’a vu, deux constructions différentes. Soit le mot air est précédé d’un article indéfini (d’un air où se mêlaient la convoitise et l’inquiétude, en 42), et la relative a une valeur adjectivale : on pourrait dire : d’un air avide et inquiet. Soit le mot air est précédé de l’article défini (de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, en 41) qui appelle par cataphore la relative, et la commutation se fera plutôt avec un syntagme nominal prépositionnel : de l’air d’un homme à la dernière extrémité. En ce qui concerne la relative l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa mère de Dieu (24), elle n’accepte pas non plus la commutation avec l’adjectif. Mais l’on pourrait trouver soit un groupe du participe passé (peint par Ingres), soit un syntagme nominal prépositionnel (l’air de tête du meilleur des peintres).

On le voit, le phénomène de caractérisation est complexe, parce qu’il ne se limite pas à une simple description des formes, mais qu’il relève de l’interprétation d’un processus, qui présente des degrés et des variations parfois difficiles à saisir 231 .

Le contexte grammatical de gauche est celui de l’actualisation, le paradigme des déterminants étant mis en relation avec la présence / absence du constituant adjectival – opposition que nous avons reformulée en termes de caractère obligatoire / facultatif. On a vu qu’il n’était pas possible d’établir, de ce point de vue, une distribution complémentaire entre les déterminants possessif et démonstratif (éventuellement interrogatif / exclamatif) d’une part, qui rendraient le constituant adjectival facultatif, et les articles défini / indéfini d’autre part, avec lesquels le constituant adjectival serait obligatoire. Là encore, les faits sont plus complexes et demandent à être interprétés.

On peut dégager deux structures fondamentales que je formulerai de la manière suivante :

  1.  quelqu’un a un air + constituant adjectival
  2.  l’air de quelqu’un / son air

Dans le premier cas, l’article indéfini rend, on l’a vu, l’expansion adjectivale obligatoire. Mais le syntagme un air + constituant adjectival est nécessairement rattaché en amont à un support nominal (dénotant en principe une personne). Je donne au verbe qui médiatise cette relation la forme minimale de l’archilexème avoir, mais le paradigme peut comporter d’autres lexèmes, tels que prendre, se donner, affecter, etc. On n’oubliera pas non plus que cette structure peut avoir une variante causative, dès lors que l’on évoque ce qui peut donner tel ou tel air, comme dans la citation 8 du TLF (un beau cheval ou un habit bien fait et d’une couleur nouvelle qui vous donne bon air) : le mot air n’est pas ici précédé de l’article, comme c’est souvent le cas avec ces expressions vieillies. On peut même lui rattacher la construction verbale changer d’air, dans la mesure où elle se laisse paraphraser par « prendre un autre air ».

La seconde structure est du type : l’air + de + syntagme nominal / pronom (son équivalant à de lui). L’article défini, on l’a vu, annonce par cataphore le complément déterminatif. Cette seconde structure représente la conversion sous la forme d’un syntagme nominal de la proposition précédente. On peut en effet paraphraser (b) par (a) : l’air de quelqu’un / son air –> quelqu’un / il, elle a un air [+ constituant adjectival]. Le support nominal, au lieu d’être présent dans le contexte de façon disjointe, vient s’attacher au mot air, en tant qu’élément nécessaire à l’actualisation, qui donne la référence visée par l’article défini. Avec cette structure, le constituant adjectival n’est plus obligatoire.

La comparaison de ces deux structures fait apparaître un phénomène intéressant. C’est que, dans les deux cas, qu’il entre en tant que complément déterminatif dans le syntagme nominal dont le mot air est la tête, ou qu’il s’installe à distance dans le contexte, le support nominal est obligatoirement présent. Cela met clairement en évidence la contrainte de construction que nous évoquions dans la présentation. Exprimant une « apparence », une « manière d’être », le mot air doit nécessairement prendre appui sur un autre mot qui dénote une substance (la personne). En tant que tel, il peut être dit syncatégorématique. Si l’on veut préciser les choses, on se reportera à G. Kleiber, 1981, revu par G. Kleiber, 1997, p. 32, pour qui les entités que dénote ce type de nom ne sont pas référen­tiellement autonomes, « parce que l’existence d’une de leurs occurrences nécessite l’existence de l’occurrence d’une autre entité ». Mais cette propriété s’inscrit aussi, qu’on ait à faire, d’ailleurs, à une construction contrainte ou non contrainte, dans le cadre d’un phénomène plus général que j’appellerai la détermination.

L’emploi de cette notion mérite d’être elle aussi précisée par rapport aux différentes interprétations qui sont faites de ce terme. Selon H. Bonnard (GLLF), il existe deux acceptions, l’acception logique (qui relève de l’actualisation) et l’acception syntagmatique (qui relève de la syntaxe). C’est la première acception qui nous intéresse ici. Mais, par rapport à H. Bonnard, nous adoptons à la fois un point de vue plus restreint et une perspective plus large. Je m’explique. Avec le syntagme nominal l’air de quelqu’un, nous sommes dans le cadre de la détermination nominale 232 . Celle-ci recouvre, en principe, diverses structures, parmi lesquelles on peut trouver, à côté du syntagme nominal du type l’air de quelqu’un, des constructions avec un adjectif épithète (ou des formes assimilées) à valeur déterminative. Or, pour nous, ces constructions doivent être soigneusement disjointes de la détermination et rattachées à la caractérisation – l’opposition entre ces deux notions jouant un rôle fondamental dans l’approche du mot air. C’est en vertu de ce principe que j’ai considéré comme relevant de la caractérisation la quasi-totalité des compléments (dits) déterminatifs du type N + de + N proposés par le TLF – la frontière entre détermination et caractérisation n’étant d’ailleurs pas toujours facile à établir, comme on l’a vu. Dans cette mesure, on peut dire que nous avons une conception restrictive de la détermination, selon laquelle le complément déterminatif doit contenir une expression référentielle et non une propriété (ou, selon les termes de C. Bally, 1965, exprimer une relation et non un rapport d’inhérence). Mais cette restriction première ne rend pas totalement compte de l’emploi que je fais du terme détermination dans cette étude. En effet, en reliant les deux structures l’air de quelqu’un –> quelqu’un a un air [+ consti­tuant adjectival], j’étends le concept de détermination, propre au syntagme N + de + N, à la phrase avec avoir dont il représente la conversion. C’est dire que je vais au-delà des structures formelles qui, habituellement, constituent le champ d’application de ce concept, pour me placer à un niveau notionnel plus profond, où l’on peut dire que, dans les deux cas, le mot air est déterminé par l’expression référentielle quelqu’un.

Mais cette approche notionnelle ne peut faire négliger le fait que le syntagme nominal l’air de quelqu’un entre dans la grande famille des syntagmes du type N1 + de + N2 et relève des constructions dites « possessives », et que de nombreuses études ont été consacrées à la fois aux syntagmes nominaux avec de et à la notion de possession. Que peut-on en retenir d’utile pour notre propos ? Certains auteurs se sont attachés à la description des propriétés formelles des syntagmes nominaux à relation possessive. C’est le cas de J.-C. Milner, 1982, qui a ainsi mis en évidence le fait que, dans ce type de syntagme, de n’est pas une préposition, mais une marque casuelle de N2 233 (analyse reprise et complétée par I. Bartning, 1987 234 ). Pour intéressante qu’elle soit, cette démonstration n’est pas d’une importance cruciale pour notre recherche.

C’est plutôt du côté de l’interprétation sémantique de la notion de possession qu’il convient de se tourner. Or la définition de cette notion n’est pas sans poser problème. Prise dans un sens strict qui correspond à l’usage courant, elle n’autorise que les syntagmes du type la voiture de Pierre (soit N1 / objet concret + de + N2 / humain), dans lesquels une personne peut être considérée comme propriétaire d’un objet. Encore ce type de syntagme ne se réduit pas à cette seule lecture. Ainsi, la voiture de Pierre pourrait aussi admettre une interprétation discursive du type « la voiture que Pierre a dessinée » (I. Bartning, 1996). Et elle ne convien­drait déjà plus guère à un syntagme nominal du type le pays de Pierre, mon pays (D. Creissels, 1984, p. 69). Quant à l’application de cette notion aux syntagmes dans lesquels N1 dénote une partie du corps (le bras de Jean) ou un lien de parenté (le fils de Pierre), elle relève plus d’une approche diffusément métaphorique que d’une extension raisonnée. C’est pourquoi certains auteurs (D. Creissels, 1979, 1984) ont jugé bon de remplacer la notion de possession prise dans son sens large, qu’elle se réalise dans des syntagmes nominaux ou dans des phrases, par celle de « sphère personnelle », dont la possession au sens strict ne serait qu’un cas particulier 235 . Signalons enfin que l’approche la plus restrictive de cette notion est celle de S. Karolak, 1996, pour qui la notion de possession ne devrait être reconnue que dans les cas très limités où l’on rencontre un lexème exprimant spécifiquement cette relation 236 . Ces objections sont parfaitement recevables, et je crois la notion de « sphère personnelle » plus pertinente et éclairante, en effet, que celle de possession. Toutefois, tout en retenant le bien-fondé de cette conception, je ne ferai pas preuve d’une rigueur terminologique absolue dans la mesure où la notion de sphère personnelle n’est pas d’un maniement terminologique commode dans une étude de corpus, et qu’il me faudra bien dénommer ça et là, dans des analyses de corpus sans prétention théorique, la relation de l’air à la personne. Il m’arrivera donc d’employer des mots relatifs à la possession et à l’appartenance. Cette seconde notion, plus tolérante et mieux tolérée, d’ailleurs, me servira à distinguer la phrase avec avoir, que j’appellerai structure d’appartenance, de la nominalisation.

Ceci dit, qu’il s’agisse de possession ou de sphère personnelle, quelle interprétation sémantique spécifique peut-on faire du syntagme nominal l’air de quelqu’un ? Il est significatif de constater que les corpus établis (du moins ceux que j’ai consultés) ne le citent jamais. On en est donc réduit à rechercher des apparentements possibles avec les syntagmes nominaux représentés.

Si l’on suit I. Bartning, 1993, 1996 237 , on note d’abord que l’air de quelqu’un fait partie des syntagmes nominaux à interprétation stable, dont on peut inférer le sens à partir de la structure même (et non au niveau du discours) – propriété qu’il doit à la nature sémantique du mot air, qui est un nom unirelationnel (ou unidirectionnel), c’est-à-dire qui évoque une seule relation avec l’autre entité. Mais cette propriété, qu’il partage avec un assez grand nombre d’autres syntagmes nominaux – qui ont pour tête un nom syncatégorématique (d’action, d’événement, de qualité, de sentiment), un nom de partie ou de parenté, ou encore qui ont en position de N2 un nom de lieu ou de temps (I. Bartning, 1996) – n’est pas vraiment significative.

Ce qui peut être plus intéressant, c’est l’approche prototypique qu’elle propose (en 1993) de la polysémie des relations exprimées dans les syntagmes nominaux en de. Posant au centre la possession, elle met en affinité la relation partie-tout avec la relation attributive (la gentillesse de Jean), ainsi qu’avec ce qu’elle appelle l’origine (l’idée, la voix, l’opinion de Jean), en se fondant sur le critère d’inhérence (on pourrait parler aussi de possession inaliénable). Or cette inhérence, qui fonde la différence entre la relation partie-tout et la possession, est précisément ce qui la rapproche des deux autres relations (origine et attribution) 238 . Cette configuration sémantique est fort intéressante par les affinités qu’elle dévoile entre la relation partie-tout et la relation attributive, et, dans cette mesure, elle peut avoir une pertinence dans le cadre de cette étude. Notre mot air, en effet, pourrait bien se situer à mi-chemin de ces deux interprétations. D’un côté, l’air est proche d’une relation partie-tout, en ce que l’apparence peut être considéré comme une partie de la personne physique, et nous avons vu, précédemment, que le mot air partageait certaines propriétés (relatives à l’enchaînement anaphorique et à la construction attributive) avec les noms dénotant des parties du corps. Mais l’assimilation pure et simple de l’air à une partie du corps n’est pas entièrement satisfaisante, ne serait-ce que parce qu’une partie du corps peut, par un hasard malheureux, être retranchée de son propriétaire et exister (provisoirement) par elle-même, ce qui ne saurait être le cas de l’apparence d’une personne. Certains indices militent en faveur d’une autre interprétation. Le mot air fonctionne, on l’a vu, comme support d’une caractérisation obligatoire – propriété qui le distingue notablement des noms dénotant une partie du corps. Dans cette mesure, on peut considérer qu’il exprime, sinon directement, du moins d’une façon médiate, une relation attributive. La commutation que nous avions établie entre douceur et air doux, dans le cadre de l’approche distributionnelle pure et dure que nous rappelions dans la présentation, peut être reprise ici 239 . Elle met en évidence une affinité indéniable entre le mot air et des noms abstraits tels que douceur, gentillesse. Pour autant, on ne peut dire que le mot air exprime une qualité abstraite, et peut être assimilé à ces noms pris dans leur entier. Précisément, on a vu, dans notre précédent exposé, que l’équivalence devait s’établir entre le mot air et le suffixe de ces noms (– eur, – esse) exprimant la qualité. Le mot air dénoterait donc, non telle ou telle qualité particulière, mais, en quelque sorte, la mise en appel de la qualité présente dans la caractérisation obligatoire. Et c’est justement parce qu’il n’exprime pas la qualité en elle-même, mais n’en est que le support, qu’il peut se charger d’une signification plus « physique » l’apparentant à une partie du corps. On tiendrait là un mot hybride, en affinité à la fois avec les parties du corps et les propriétés (en tant que support de propriété), ce qui pourrait peut-être expliquer qu’il figure rarement dans les études des syntagmes nominaux en de... Le mot air n’en est pas pour autant une sorte d’hapax lexical. Reportons-nous à l’étude de M. Riegel précédemment citée (1997) sur la construction du verbe avoir avec l’attribut de l’objet. Elle nous apprend que, si les parties du corps sont privilégiées dans cette construction, en tant qu’« instances prototypiques » (p. 103) de la relation au tout, il existe d’autres classes sémantiques de noms susceptibles d’entrer dans la même construction. M. Riegel en dénombre quatre, mais nous ne retiendrons que la deuxième, qui com­prend les noms exprimant « la manière générale d’être ou d’apparaître » (p. 103), des humains en particulier. Le mot air se trouve cité avec les mots allure, maintien, port, expression, geste, démarche. On tient là un petit groupe lexical homogène, dans lequel on retrouve cette dualité d’interpétation sémantique que je viens d’évoquer.

Je reviens maintenant à mes deux structures fondamentales :

  1.  quelqu’un a un air + constituant adjectival
  2.  l’air de quelqu’un / son air

Je peux produire, à partir de l’une et de l’autre, un certain nombre de dérivations me permettant de rendre compte d’autres exemples.

Prenons la première structure :

  • quelqu’un a un air + constituant adjectival.

On la retrouve, intégrée à une construction plus complexe, mais conservant sa valeur de base dans un schéma phrastique du type :

  • quelqu’un + verbe (action) + avec / d’un air + constituant adjectival.

Le syntagme nominal prépositionnel avec / d’un air + constituant adjectival est complément de manière d’un verbe. On peut le paraphraser par : en ayant un air + constituant adjectival. Ce constituant secondaire s’attache à une base verbale qui permet de récupérer plus en amont le nom de personne support. Les verbes qui entrent dans cette structure dénotent le mouvement, l’attitude physique, la parole. La citation 41 du TLF :

‘41. — Eh bien ! monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, j’accède à votre demande.
stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, p. 61.’

montre la récursivité de cette construction, qui peut venir s’emboîter dans une construction de même nature. Ainsi le syntagme nominal l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, qui représente la nominalisation d’un énoncé de base du type :

  • quelqu’un + verbe (parole) + d’un air + constituant adjectival
  • soit : il eût appelé le chirurgien d’un air [+ constituant adjectival]

devient à son tour, précédé de de, le complément de manière du verbe de parole dit.

On notera que les expressions relatives à la ressemblance (un air de parenté, un air de famille), impliquant une comparaison, s’inscrivent dans des structures plus complexes, où un second actant (personne comparée) doit faire pendant à la personne support. Soit le mot air s’applique à la personne support, et le mot dénotant la ressemblance est mis en relation avec le comparé, comme dans la citation 20 du TLF (a pris un air de ressemblance avec le brave curé), soit les deux personnes sont sur le même plan, et le mot air tient en quelque sorte l’équilibre entre l’un et l’autre support, dans un énoncé comme Il y avait [...] entre nous un air de parenté (citation 21 du TLF).

Enfin on relèvera une structure du type (être) d’un air + adjectif, qui fait penser à des exemples comme Il est d’une humeur massacrante, d’un caractère très doux, d’un tempérament fantasque, Il est d’une générosité sans égale (à l’article être du PR), qui mettent en jeu des noms de qualité et des noms (abstraits) supports de qualité. Mais il convient d’être prudent dans l’interprétation de cette structure. On note d’abord que les constructions attendues (que je mets entre crochets) :

  • [quelqu’un est d’un bel air, d’un grand air]
  • [quelqu’un d’un bel air, d’un grand air]

ne se présentent pas exactement sous cette forme, ces expressions étant précédées de l’article défini, comme dans les syntagmes un homme du bel air, les gens du bel air, les gens du grand air, ou non actualisées, comme le montrent les citations 7 (dévote de bel air) et 9 (quoiqu’il m’ait paru de bien grand air, avec, dans ce dernier exemple, la variante paraître) du TLF. Et surtout, cette structure n’apparaît qu’avec les expressions vieillies bel air, grand air. Ce type d’exemple devra donc être repris et replacé dans le cadre de notre étude sur le XVIIe siècle.

Voyons la seconde structure :

  • l’air de quelqu’un

Elle peut entrer dans un processus d’enchâssement assez complexe, où la détermination prend un caractère de récursivité. Ainsi dans une structure du type :

  • quelqu’un a l’air + d’un + nom de personne

ex. : on a l’air d’un laquais (extrait de la citation 25 du TLF)

on a d’abord à faire au syntagme nominal l’air d’un laquais, qui résulte de la nominalisation de l’énoncé de base :

  • un laquais a un air [+ constituant adjectival]

Notons que les chances de production de cet énoncé de portée générale, avec actualisation du nom sujet par l’article indéfini (à valeur générique), sont relativement faibles 240 . Dans le syntagme nominal l’air d’un laquais, le complément déterminatif premier d’un laquais, par référence à un type humain porteur de propriétés virtuelles, acquiert secondairement une valeur prédicative. On glisse de la détermination vers une caractérisation implicite. La totalité du syntagme l’air d’un laquais, se rapprochant alors d’un syntagme dans lequel le mot air serait qualifié, peut enclencher un second processus de détermination, et se mettre en quête d’un nouveau support. Il est peu probable que ce support vienne s’ajouter au premier, sous la forme d’un second complément déterminatif – ce qui produirait une sorte de « cacophonie » syntaxique (* l’air d’un laquais de Pierre). La nominalisation cède le pas à une structure propositionnelle du type on, Pierre a l’air d’un laquais, dans laquelle le syntagme l’air d’un laquais est mis en relation avec son support par l’intermédiaire d’un verbe. On pourrait proposer la même analyse pour le syntagme l’air de celui qui sait / de celui qui questionne (citation 29 du TLF), équivalant à l’air de l’expert / du questionneur (avec article défini à valeur générique).

J’ajouterai la citation 17 du TLF :

‘17. [...] elles n’ont point cet air de douceur, de modestie timide et de langueur voluptueuse des femmes arabes de la Syrie ; ...
a. de lamartine, Voyage en Orient, t. 2, 1835, p. 12.’

qui, comme nous l’avons vu, contient un cas d’actualisation un peu particulier par le démonstratif. Elle présente elle aussi une procédure d’enchâssement du syntagme nominal cet air de douceur, de modestie et de langueur des femmes arabes de la Syrie, issu d’une nominalisation. Mais la présence du démonstratif et de la caractérisation, ainsi que la relation cataphorique qui s’établit de l’un à l’autre, conduisent à poser un énoncé de base plus élaboré du type :

‘Les femmes arabes de la Syrie ont un (certain) air de douceur, de modestie et de langueur.’

la présence de la modalité un certain (air) étant nécessaire, si l’on veut obtenir, dans le syntagme nominalisé cet air de douceur, de modestie et de langueur des femmes arabes de la Syrie, ce soulignement de la caractérisation par la mise en appel cataphorique du démonstratif, dont nous avons déjà parlé 241 . Sans cette modalité, on obtiendrait une nominalisation du type l’air de douceur, de modestie et de langueur des femmes arabes de la Syrie, dans laquelle cette relation cataphorique du déterminant et de la caractérisation n’apparaîtrait pas aussi clairement (on pourrait y voir une simple mise en appel du complément déterminatif). Notons que cet énoncé, dans lequel l’article défini dans sa visée généralisante ne perd pas pour autant sa valeur référentielle, est beaucoup plus acceptable que le précédent. Dans la nominalisation qui en résulte, la caractérisation est toujours présente dans l’expansion adjectivale, et le complément déterminatif n’a donc pas de valeur prédicative – ce en quoi cette structure diffère de la précédente. La totalité de ce syntagme va, comme précédemment, entrer dans une structure propositionnelle avec avoir lui permettant de s’appliquer à un nouveau support (elles).

Enfin on peut encore illustrer ce processus de nominalisation par l’exemple suivant :

‘Les enfants ont presque toujours l’air du père ou de la mère.’

dans lequel le syntagme nominal l’air du père ou de la mère serait issu d’une phrase avec avoir. Mais la spécificité sémantique de cette structure exprimant la ressemblance (donc la permanence de traits) conduit à poser un énoncé de base minimal, du type :

‘Le père ou la mère ont un air (qui leur est propre).’

dans lequel la présence du mot air n’implique pas un constituant adjectival, mais simplement le trait de propriété, d’appartenance en propre (qui peut être considéré comme une forme minimale de caractérisation). La nominalisation qui en résulte a ceci de particulier qu’elle se passe de toute caractérisation, le complément déterminatif du mot air n’ayant pas, on l’a vu, de valeur prédicative. Lors de la procédure d’enchâssement du syntagme l’air du père ou de la mère dans la structure propositionnelle avec avoir qui lui donne un nouveau support (les enfants), l’article défini acquiert une valeur d’identité résultant de la mise en regard des deux supports (le père ou la mère d’une part, les enfants d’autre part), qui joue en quelque sorte le rôle d’une caractérisation.

Très en marge de ce processus de nominalisation, on pourrait encore citer cet exemple du TLF :

‘24. — Je crois entendre ce que dit en ce moment ma mère, me répondit-elle en prenant l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa mère de Dieu [....].
h. de balzac, Le Lys dans la vallée, 1836, p. 307.’

Le syntagme l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa mère de Dieu est issu de la nominalisation de l’énoncé :

  • Ingres a trouvé pour sa mère de Dieu un air de tête [+ constituant adjectival]

La structure quelqu’un trouve un air pour quelqu’un, totalement atypique, n’a de justification que dans le monde de la production artistique, où le peintre crée son objet, dessine un portrait auquel il attribue certains caractères (comme l’air de tête). De manière très lâche, on peut voir dans cette phrase une variante causative de la structure quelqu’un a un air [+ constituant adjectival], puisqu’en fin de compte la figure a l’air de tête que le peintre lui a donné. Dans cette mesure, on peut ramener la phrase ci-dessus à une structure du type :

  • la mère de Dieu (dessinée par Ingres) a un air de tête [+ constituant adjectival]

La nominalisation de cette structure conduit alors à la structure (b) posée au départ l’air de tête de la mère de Dieu (dessinée par Ingres). Cette structure, dans laquelle l’expression air de tête est implicitement caractérisée, et suivie d’un complément déterminatif qu’annonce l’article défini, peut, comme précédemment, s’appliquer à un nouveau support, comme dans le contexte de la citation 24 du TLF :

  • [...] me répondit-elle en prenant l’air de tête [de la mère de Dieu dessinée par Ingres].

Cette structure peut alors être rapprochée de celle de la citation 17 du TLF, dont elle ne diffère que par la non-réalisation en surface du constituant adjectival.

Il est donc possible de retrouver les structures de base que nous avons posées, sous des constructions tout à fait différentes en apparence, mais qui livrent des relations sémantico-actancielles fondamentalement similaires.

J’ajoute qu’à partir des deux structures posées en (a) et (b), je peux mieux expliquer certains mécanismes d’actualisation, atypiques en apparence, tels que ceux que nous rencontrons dans les citations 4, 27 et 31 du TLF 242 :

‘4. Il [...] prit son air sacerdotal.’ ‘27. Davis [...] prit son air des mauvais jours.’ ‘31. [...] avec son air de n’y pas toucher il avait l’art de poser les questions.’

Prenons l’exemple 4. On voit clairement que le syntagme nominal son air sacerdotal ne peut être assimilé à la structure (b) posée précédemment : l’air de quelqu’un / son air, qui pourrait ouvrir un énoncé du type :

‘Son air sacerdotal nous surprit.’

Dans cet énoncé en effet, le possessif (équivalant à de lui) fournit au mot air la détermination qui lui est indispensable, et l’on a à faire à une nominalisation. Dans les exemples ci-dessus, il n’en est pas de même. Cette détermination est présente contextuellement, dans le sujet du verbe, et ces phrases se présentent en fait comme des variantes de la structure quelqu’un a un air (la préposition avec de 31 peut être paraphrasée par « en ayant [son air de n’y pas toucher] »). Le caractère obligatoire de la caractérisation dans les syntagmes nominaux son air sacerdotal, des mauvais jours, de n’y pas toucher s’explique donc par le fait qu’en dépit des apparences, nous n’avons pas à faire ici à la nominalisation (b), mais à la première structure (a).

J’ajouterai la citation 17 du TLF qui présente un fonctionnement similaire :

‘17. Il y en avait de remarquablement belles : elles n’ont point cet air de douceur, de modestie timide et de langueur voluptueuse des femmes arabes de la Syrie ; ...
a. de lamartine, Voyage en Orient, t. 2, 1835, p. 12.’

Il nous reste à prendre en compte la construction attributive :

  • quelqu’un a l’air + adjectif (attribut du complément d’objet)

ex. : elle a l’air sot.

Cette structure est propositionnelle, comme en (a). Mais au lieu que l’actualisation du mot air soit liée à l’adjectif qui suit, elle est « tirée en arrière », puisque l’article défini renvoie par anaphore associative, comme on l’a vu, au sujet du verbe. Ce type d’anaphore, qui implique une relation de possession inaliénable, peut s’interpréter comme l’expression de la relation de détermination nécessaire qui existe entre le mot air et la personne support. Dans cette construction, l’adjectif n’est évidemment pas appelé par l’actualisation du mot air. De ce point de vue, il n’y a pas plus de relation entre le syntagme nominal l’air et l’adjectif qui suit que si la structure (b) se trouvait intégrée dans une phrase du type l’air de Pierre / son air est sot. On pourrait d’ailleurs établir une relation de paraphrase entre l’air de Pierre est sot et Pierre a l’air sot. La seule différence est que dans le second cas, la fonction attributive est rendue nécessaire par la présence du verbe avoir qui précède le syntagme nominal l’air, alors que dans la phrase précédente, le syntagme nominal sujet (l’air de Pierre, son air) pourrait être suivi de n’importe quel type de syntagme verbal (comme par exemple : l’air de Pierre m’a surpris).

Il est enfin des emplois dans lesquels le mot air ne se trouve attribué à aucun support. Ce sont, dans le TLF : l’air de la réussite (19), un air de famille / l’air de famille (22), l’air à la mode (37). Dans ce cas, il est obligatoirement suivi d’une expansion adjectivale qui spécifie de quel type d’air il s’agit, et il est précédé d’un article défini ou indéfini qui introduit cette caractérisation et donne au syntagme une valeur générique.

Je signale en dernier l’actualisation par le démonstratif à valeur anaphorique (comme dans la citation 10 du TLF), dans la mesure où ce déterminant donne simplement l’instruction de se reporter en arrière pour rechercher, dans l’une des structures que nous venons d’évoquer (et sans doute d’autres encore), le syntagme nominal qui contient le mot air, et dont il assure la reprise de façon indifférenciée. Ajoutons que ce fonctionnement anaphorique est plus ou moins entravé lorsque le mot air se trouve pris dans des expressions. Il est impossible dans le cas de la locution verbale avoir l’air.

Pour finir, je signalerai que, dans certaines expressions verbales, comme avoir de l’air, se donner de l’air, au sens d’« avoir un air chagrin » (G. Delesalle, Dict. argot-français et français-argot, cité par le TLF), et gagner de l’air, au sens de « changer à son profit » (TLF)), le mot air, précédé de l’article partitif, fait sens par lui-même, sans apport de caractérisation explicite ou implicite. On peut ajouter donner de l’air à quelqu’un, dans le sens de « lui ressembler » (J. Humbert, Nouveau glossaire genevois, cité par le TLF).

Repensée et replacée dans le cadre plus général de la détermination, la problématique de l’actualisation du mot air, on le voit, ouvre un certain nombre de perspectives intéressantes. On s’aperçoit en effet que les différentes constructions rencontrées reformulent quasiment toutes, à travers des variantes lexicales, des conversions sémantico-actancielles et des procédures d’enchâssement, les deux structures de base, quelqu’un a un air [+ constituant adjectival] et l’air de quelqu’un. Dans la mesure où la seconde représente la nominalisation de la première, on peut poser :

  • quelqu’un a un air + constituant adjectival

comme étant le noyau fondamental, la structure propositionnelle minimale dans laquelle s’intègre le mot air. Cette structure nous permet de reprendre et de compléter ce que nous avions dit précédemment sur la caractérisation du mot air. Elle montre en effet que ce mot entre dans une double relation, nécessaire, avec la personne sujet du verbe, et avec le constituant adjectival. Ce qui veut dire que si le mot air a besoin d’un apport (la caractérisation), il nécessite aussi la présence d’un support (la détermination). De plus la nominalisation :

  • l’air de quelqu’un

fait apparaître une différence entre ces deux relations. Si la caractérisation est notionnellement nécessaire, elle peut formellement s’absenter de la structure, alors que la détermination est dans tous les cas présente. Mais ce fait ne doit pas cacher la solidarité qui unit de façon constante détermination et caractérisation, en ce que la première appelle nécessairement la seconde, que celle-ci soit explicite ou implicite. C’est donc à partir de ces deux notions que nous essaierons de construire le signifié du mot air.

Quant à la construction attributive :

  • avoir l’air + adjectif

elle permet, elle aussi, la prise en charge de la relation de détermination nécessaire qui unit le mot air à la personne support, la caractérisation étant, de son côté, prédiquée à travers la fonction d’attribut de l’objet appelée par le verbe avoir. Elle permet aussi de mettre en évidence le caractère privilégié de la relation qui existe entre le mot air et la personne support, en tant qu’elle relève de la possession inaliénable – ce dernier trait ayant pu favoriser le passage de cette construction à la locution avoir l’air.

Quant aux définitions, elles diffèrent trop quantitativement et qualitativement d’un article à l’autre pour que nous puissions faire une exploitation directe de ce matériau, comme nous l’avons fait pour l’air physique, en regroupant et en comparant les définitions qui se correspondaient dans les quatre dictionnaires 243 . D’abord, si l’on met à part le choix de significations classiques, clairement distinguées par le GLLF, il n’est guère possible de dégager, à partir des autres définitions, un mode de structuration commun de la polysémie du mot air. Si certains termes génériques reviennent, comme apparence, manière d’être, et dans une moindre mesure comportement, ils s’emploient et se distribuent avec si peu de régularité qu’on ne peut tirer parti de ces récurrences. Ainsi si le PR reste attaché à apparence, le GLLF marie manière d’être et apparence, le TLF apparence et comportement ; quant au GR, il joue sur les trois termes (ou leurs équivalents), manière d’être, façon, manière de se comporter, et apparence. De plus, ces termes sont tantôt associés dans une même définition en tant que synonymes (apparence, comportement dans le TLF en A, manière d’être, apparence dans le GLLF en I1), tantôt disjoints, et, dans ce cas, ils servent à différencier les significations : ainsi dans le GR, on trouve façon, manière de se comporter en 1, et apparence en 2, sans compter la fonction plus ou moins hyperonymique de manière d’être en ouverture de l’article (de plus, on peut se demander si, dans ce dictionnaire, la question de la ligne de partage entre les sens classiques et les autres a été correctement tracée). D’autre part, la signification « expression du visage », qui, intuitivement, me semble de nos jours fortement attachée au mot air, soit ne figure pas dans les définitions (dans le GLLF, on trouve le synonyme physionomie dans la note grammaticale), soit apparaît au second plan (dans une parenthèse interne à la définition A du TLF), soit se trouve subordonnée sous forme adjectivale à apparence (apparence expressive dans le PR et le GR). Tous ces termes sont de surcroît quasiment aussi difficiles à définir que le mot air lui-même, et quand les dictionnaires ajoutent des synonymes à leurs définitions, ils le font parfois de façon si prolixe et disparate que cela contribue encore à étendre et à brouiller le champ de signification proposé. C’est le cas du GR, qui présente aussi, comme on l’a dit précédemment, un défaut de cohérence et d’articulation entre les définitions et les exemples.

Je ne peux donc prendre comme point de départ de mon travail les définitions et la structuration des articles proposées par les dictionnaires, en me contentant d’élaborer les données, et de réaménager sur certains points l’organisation d’ensemble. Je dois faire ici un véritable travail de reconstruction du sens, à partir d’une étude fine du corpus d’exemples, à partir aussi des éléments d’analyse que fournissent les définitions, en exploitant les critères que j’ai mis en place précédemment, et en essayant de dégager, par une synthèse personnelle, certains mécanismes de la polysémie de ce mot.

Notes
230.

. On peut reconnaître dans nos exemples (a, d’une part, et b à f, d’autre part), la distinction qu’établit C. Bally, 1965, p. 88 et suiv., entre l’actualisation explicite et la caractérisation – la seconde série d’exemples (b à f) obéissant au principe selon lequel « un virtuel qui en caractérise un autre ne peut recevoir lui-même de détermination actuelle » (p. 89). Ainsi, on ne saurait dire, en (b) : *l’air d’un laquais que j’ai rencontré l’autre jour. Pour une étude fine des propriétés et des ambiguïtés des SN du type LE N1 D’UN N2 (ex. : le fils d’un paysan), on se reportera à N. Flaux, 1992, 1993.

231.

. On voit, par l’examen de ce corpus, qu’une opposition du type le chien du berger / un chien de berger (que cite J. Cervoni, 1991, p. 116, note 105, en faisant référence aux analyses de L. Carlsson et de R. Vallin) simplifie considérablement les données du problème, en ce qu’elle ne rend pas compte de la complexité du processus d’adjectivation et du continuum qui s’établit entre détermination et caractérisation. Je précise ci-dessous la distinction entre ces deux concepts.

232.

. Précisons qu’ici détermination s’oppose à indétermination, et qu’il ne s’agit donc pas de détermination nominale au sens où l’entend M. Wilmet, 1986.

233.

. Selon J.-C. Milner, 1982, p. 69 et suiv., ce type de syntagme présente les propriétés suivantes :

— est paraphrasable par la phrase avec avoir ;

— n’accepte ni le déterminant indéfini ni le déterminant démonstratif devant le N1 ;

— n’accepte pas la pronominalisation de N2 sous la forme du pronom non clitique : *de lui ;

— n’accepte pas l’emploi attributif : *l’air est de quelqu’un.

Je précise que c’est moi qui applique ces tests au mot air, dont il n’est pas question dans cette étude.

234.

. Jugeant les critères de J.-C. Milner insuffisamment discriminants, dans la mesure où ils peuvent également s’appliquer à d’autres types de N1 + de + N2, elle met en place dans son étude une importante batterie de tests, parmi lesquels :

— la transformation de de + N2 en déterminant possessif : son N1 ;

— la dislocation : De Pierre, j’aime l’air / son air ;

— la dislocation / permutation avec le déterminant possessif : Pierre, son air.

Là encore, c’est moi qui applique les tests au mot air.

235.

. L’« expression de la possession n’est qu’une application parmi d’autres du sens général de ces constructions, que l’on peut décrire comme “ participation à la sphère personnelle ” : le propre des constructions dites “ possessives ” est de signifier la participation d’un élément x à la sphère personnelle d’un individu y sans avoir à spécifier de manière plus précise la relation exacte qui justifie le rattachement de x à la sphère de y » (D. Creissels, 1984, p. 66). Pour une approche récente de ce concept dans le cadre de la grammaire cognitive, on se reportera à D. Creissels, « Catégorisa­tion et grammaticalisation : la relation génitivale en mandingue », à paraître, in Hom­mage à Manessy, édité par R. Nicolai – D. Creissels faisant lui-même référence à R. W. Langacker, 1995, « Possession and possessive constructions », in J. R. Taylor et R. E. MacLaury (ed.), Language and the cognitive construal of the world, Berlin, Mouton, p. 51-79.

236.

. Ce dernier, au terme d’une sélection drastique fondée sur une approche conceptuelle (et non structurelle), ne retient dans les constructions possessives que les syntagmes nominaux qui ont pour nom-tête des mots tels que possesseur, propriétaire, propriété, possession, appartenance, ainsi que les énoncés sémantiquement équivalents, qui contiennent les verbes posséder, appartenir et leurs synonymes. C’est dire qu’il va jusqu’à exclure du champ de la possession / appartenance des syntagmes nominaux comme le trésor du père de famille, traditionnellement considérés comme prototy­piques.

237.

. Ces articles s’inscrivent dans le courant cognitiviste et font référence à des études sur le génitif anglais, de F. Durieux et J.-R. Taylor, en particulier, elles-mêmes inspirées par les travaux de R. Langacker et de G. Lakoff.

238.

. Il faut reconnaître que cette analyse n’est plus celle d’I. Bartning, 1996. Rattrapée par le remords structuraliste, celle-ci propose une autre répartition, plus conforme aux critères formels et insensible à l’inhérence, qui disjoint les relations précédentes. On peut voir dans cette expérience la difficulté qu’il y a à conjoindre les deux plans, sémantique et syntaxique...

239.

. Bien qu’établie à partir d’un texte du XVIIe siècle, cette équivalence fonctionne aussi de nos jours (on peut très bien poser une alternance du type L’air doux / la douceur de Pierre m’impressionna favorablement).

240.

. Cet énoncé passerait mieux, semble-t-il, avec une indication temporelle : ex. : un laquais a souvent un air [+ constituant adjectival].

241.

. On peut reconnaître, dans cet emploi, un mode de fonctionnement (par endophore cataphorique) du déterminant démonstratif (qu’il considère comme un quantifiant-caractérisant), décrit par M. Wilmet, 1986, p. 160 et suiv., 1997, p. 230 et suiv.

242.

. Je ne reprends pas, pour ces extraits, les références précédemment données avec les citations complètes.

243.

. Quant à la reprise à l’identique de la seconde définition du PR par le GR, elle n’est en elle-même d’aucune utilité.