1 – Manière de se comporter

Cette signification est surtout présente dans l’expression (le) bel air. Voici le corpus des définitions et des exemples :

  • Le bel air : les manières du beau monde (PR)
  • Bel air : bon ton, manière du beau monde (GR)
  • Le bel air : les manières de la société aristocratique (GLLF)
‘17. Souvenez-vous bien, vous, de venir (...) là, avec cet air qu’on nomme le bel air, peignant votre perruque, et grondant une petite chanson entre vos dents.
MOLIÈRE, L’Impromptu de Versailles, III (GR).’ ‘19. Le bel air ne messied pas toujours, et un certain goût de bien dire ne gâte pas une femme.
france, Le Jardin d’Épicure, p. 194 (GR).’ ‘7. Une Madame de Pontcarré, dévote de bel air, qui s’était venue loger à Port-Royal, avait induit à ces dépenses par un don de vingt-quatre mille livres qui n’avaient servi qu’à payer les fondements.
ch.- a. sainte-beuve, Port-Royal, t. 1, 1840, p. 332 (TLF).’

Voyons d’abord les définitions. Elles donnent au mot air deux synonymes ton et manière(s) (je retiens la forme plurielle, plus souvent attestée, et plus pertinente sémantiquement) : 

‘Manière : au plur. Comportement d’une personne considéré surtout dans son effet sur autrui.’ ‘Ton : manière de parler et de se comporter en société [...]’

On retrouve dans ces définitions le trait générique « comportement » (parler, qui figure dans la définition de ton, étant considéré comme un hyponyme de se comporter).

Quant à l’adjectif, il fait place aux syntagmes nominaux prépositionnels du beau monde, de la société aristocratique. La présence dans les définitions de syntagmes nominaux à valeur référentielle, qui renvoient à une classe sociale déterminée, montre que, dans l’expression bel air, la caractérisation est solidaire de la détermination – le même adjectif pouvant d’ailleurs passer de l’une à l’autre (le bel air, du beau monde). L’expression le bel air doit donc être comprise comme « le bel air de (propre à) la société aristocratique », cette paraphrase explicitant le complément déterminatif contenant l’actant 1. En revanche, rien ne permet, en l’absence de toute attestation) de poser une phrase de base avec avoir sous-jacente à cette structure (? la société aristocratique a un bel air). Mais on peut supposer que cet actant collectif reste associé à l’expression, qui dénote un type de comportement « estampillé » socialement en quelque sorte. Ainsi stéréotypée, cette expression pourrait s’appliquer à un actant 1 « libre », par exemple dans quelqu’un a le bel air, le bel air de quelqu’un. On peut rappeler ici le principe de récursivité de la détermination que nous avions précédemment étudié, bien qu’il ne soit pas formellement visible par suite de l’effacement du complément déterminatif. Sans aller jusqu’à dire que l’article défini qui précède le mot air est en appel cataphorique de ce complément invisible, on peut penser que la présence à l’arrière-plan de cet actant contribue à donner à ce déterminant sa valeur de notoriété, le bel air dénotant une manière de se comporter connue dans le monde de référence, précisément dans cet aspect social.

On peut encore préciser le schéma actanciel. Certaines parties des définitions précédentes de manières et ton n’ont pas encore été prises en compte (je les souligne en italiques) :

‘Comportement d’une personne considéré surtout dans son effet sur autrui.’ ‘Manière de parler et de se comporter en société.’

On y trouve un actant collectif (autrui, société), qui n’est autre que notre actant 2. On se souvient du principe de complémentarité des rôles joués par les deux actants de notre schéma. Le mot air étant ici défini comme un comportement, l’actant 1 est actif. L’actant 2 ne l’est pas, comme le confirment les séquences soulignées. Soit il représente le milieu, l’environnement humain de celui qui agit en société, soit il est affecté par le comportement de l’actant 1, vu comme une sorte d’agent causal qui produit un effet, une impression sur les autres. Si l’on ajoute le trait d’« intentionnalité » à l’actant 1, on peut dire que l’actant 2 est visé par l’actant 1, qu’il constitue la cible de son comportement. Mais il n’est ni acteur, ni véritablement partenaire de l’action.

Les exemples donnés éclairent plus ou moins le sens de « comportement » qu’on peut attribuer au mot air à partir de ce corpus de définitions. La citation de Molière (GR, 17) est intéressante, car elle contient un emploi libre de ce mot, repris dans un commentaire métalin­guistique par l’expression le bel air (avec cet air qu’on nomme le bel air ), et développé par les appositions participiales en fin de phrase : peignant votre perruque, et grondant une petite chanson entre vos dents. Le bel air renvoie donc à un comportement physique, à la manière de se tenir (gestes, voix) : le mot air est ici synonyme d’attitude, contenance, et hyponyme de comportement 247 . La citation plus récente d’A. France permet également de rattacher au bel air la parole, l’expression verbale, comme le montre le bien dire de la seconde proposition.

Enfin on notera que dans les syntagmes un homme du bel air, les gens du bel air, cités par le TLF à partir du Dictionnaire de l’Académie (1932), le bel air fait l’objet d’une évaluation dépréciative :

‘« Un homme du bel air, les gens du bel air [...] 248  : se dit de ceux qui veulent se distinguer des autres par des manières plus recherchées [...] » (Ac. t. 1 1932).’

Dans le commentaire qui suit, si l’on trouve le synonyme manières, il n’est plus fait mention, comme précédemment, d’un groupe social déterminé. À la place de bel, on rencontre le participe-adjectif recherchées, qui doit être pris dans le sens d’« une recherche excessive », d’« un manque de naturel, de simplicité » (PR), l’expression le bel air étant considérée comme ironique. Sans exclure le fait que cette ironie a pu être présente dans des emplois classiques, on peut penser que l’évolution historique a conduit, avec la disparition de la classe sociale concernée, à l’inscrire dans la signification même de l’expression. Si le Dictionnaire de l’Académie de 1932 signale sans détour la péjoration et l’ironie du bel air, en rappelant que cette expression est aujourd’hui vieillie, on peut reconnaître cette même tonalité dans une citation antérieure de Sainte-Beuve (7), évoquant une dévote de bel air...

Un mot enfin sur les structures dans lesquelles on rencontre cette expression. On a déjà dit que le corpus ne présentait pas d’énoncé du type quelqu’un a un / le bel air. Même le syntagme le bel air de quelqu’un (d’une collectivité), qu’impliquent les définitions de l’expression bel air, n’apparaît pas. On trouve en effet :

  •  l’expression posée en tant que telle (citation de France), ou faisant l’objet d’un commentaire métalinguistique (citation de Molière) ;
  •  la structure (être) de / du bel air, dans les syntagmes du TLF, et dans la citation de Sainte-Beuve (7) ; on notera dans ce cas l’actualisation du mot air, qui, par l’article défini ou l’absence d’article, maintient la représentation du stéréotype, même lorsque l’expression s’applique à un actant 1 contextuel.

Quant à l’emploi libre du mot air qu’on rencontre dans la citation de Molière, il correspond à une structure du type :

  •  quelqu’un + verbe (venir) + avec [un] air [+ constituant adjectival] ;

dans laquelle les constituants entre crochets, non réalisés, sont remplacés par cet (air) qu’on nomme le bel air, c’est-à-dire par un déterminant démonstratif en appel cataphorique de la relative, qui permet de rattacher l’air en question à un type de comportement social reconnu.

Je récupère une seconde citation (du GR) dans la rubrique consacrée à la locution avoir l’air, où elle ne me semble pas avoir sa place :

‘29. (...) pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.
MOLIÈRE, Le Médecin malgré lui, III, 1 (GR).’

Le mot air est suivi d’un complément qui contient un nom de personne non actualisé à valeur générique (d’habile homme). Le syntagme nominal prépositionnel renvoie à un type social (habile ayant ici le sens vieilli de « docte », « savant » (PR)), et prend une valeur proche de la caractéri­sation. C’est par la mise en valeur de son discours (parer mon discours), par sa manière de parler, que le personnage prétend se donner l’air d’un savant. Il s’agit d’une manière sociale de se comporter. Cette occurrence se rattache donc à la signification, présente dans l’expression bel air, qui a le trait le plus dynamique.

Je signalerai enfin une citation du GLLF qui pose problème, et que nous avions déjà signalée dans la présentation :

‘L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces (Molière).’

Ce dictionnaire la rattache à la définition II4 « comportement, manière d’agir, façon de se conduire », c’est-à-dire qu’il la fait entrer dans le cadre de la signification que nous venons de voir. Mais le contexte (a infecté, s’est répandu) montre qu’on a plutôt là un bel exemple du transfert métaphorique de l’air physique à l’air « comportement », ce qui est précisément au cœur de la problématique de notre étude du XVIIe siècle...

Voyons maintenant les significations dérivées.

La première signification est métonymique. Elle confirme la présence sous-jacente d’un actant 1 collectif dans l’expression (le) bel air, qui permet de passer du comportement à la classe privilégiée qui l’initie :

‘Les gens du bel air : les personnes de la bonne société (GLLF).’ ‘C’était un de ces jeunes bourgeois qui, malgré leur naissance et leur éducation, veulent poser pour des gens du bel air (Furetière). (GLLF)’ ‘Il avait été admiré au Cours-la-Reine, parmi les raffinés et les gens du bel air (Gautier). (GLLF)’

Ce corpus est extrait du GLLF, qui, seul, explicite cette signification et l’illustre d’exemples. On ne s’en étonnera pas dans la mesure où ce dictionnaire consacre toute la seconde partie de son article aux sens classiques : or cette signification est plus naturellement liée aux temps où l’aristocratie pouvait apparaître comme la classe dominante. Précisons que dans la citation de T. Gautier, la mention du Cours-la-Reine confirme, comme je l’ai suggéré au début de cette étude, que l’action doit se situer au XVIIe siècle (on pense au Capitaine Fracasse). Notons qu’on retrouve ici le syntagme les gens du bel air, formellement identique à celui que citait le TLF. Mais la relation sémantico-syntaxique n’est évidemment pas la même, puisque ici l’on doit comprendre que les gens en question appartiennentà la bonne société, alors que dans les syntagmes cités par le TLF, le bel air s’applique aux personnes qui en sont le support. Toutefois en l’absence d’un contexte plus large, le doute peut subsister quant à la bonne interprétation, et les syntagmes précités pourraient évidemment entrer dans le cadre de la signification métonymique (si je n’ai pas choisi cette analyse, c’est que l’on trouve sur le même plan dans le TLF les gens du bel air, du grand air, et que l’expres­sion le grand air ne connaît pas ce sens dérivé).

La seconde signification résulte d’un processus de subduction (non métaphorique) : on passe de « comportement », de « manière de se comporter » à « manière » tout court. Voici le corpus de citations 249  :

‘1. Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
Que l’air dont vous viviez vous faisait un peu tort (Molière) (GLLF).’ ‘2. (...) Mais de l’air qu’on s’y prend,
On fait connaître assez que notre cœur se rend (...) 250
MOLIÈRE, Tartuffe, IV, 5 (GR, 1).’ ‘3. (Lucile) m’a parlé d’un air à m’ôter tout soupçon.
MOLIÈRE, Le Dépit amoureux, III, 8 (GR, 2).’ ‘4. Parlez, Dom Juan, et voyons de quel air vous saurez vous justifier (Molière) (GLLF).’

On reconnaît ici une structure du type :

‘quelqu’un + verbe + d’un air [+ constituant adjectival]’

présente sous cette forme dans la citation 3, le syntagme infinitival prépositionnel équivalant à un adjectif (par exemple convaincant). Dans les trois autres exemples, on a à faire à la nominalisation de cette structure, qu’on peut reconstituer ainsi :

  1. vous vivez d’un air [...]
  2. on s’y prend d’un air [...]
  3. vous saurez vous justifier de quel air

Dans ces constructions verbales, le trait « se comporter » est pris en charge par le verbe. Reste le trait « manière » plus abstrait, dans la mesure où il s’agit de la modalité selon laquelle s’effectue l’action de se comporter. Les verbes sont, soit des synonymes de se comporter (vivre, s’y prendre), soit des verbes de parole (parler, se justifier). On remarquera toutefois que le passage de la signification pleine« manière de se comporter » à la signification subduite « manière » peut être sujet à caution. Ainsi le GLLF disjoint les citations 1 et 4, pour lesquelles il propose respectivement les deux définitions suivantes :

  • Comportement, manière d’agir, façon de se conduire (II4).
  • Manière, façon (II3).

considérant que dans vivre d’un air, le mot air garde son sens plein, et qu’il prend la signification « manière » dans se justifier d’un air. Il s’agit là de distinctions assez subtiles, qui supposent un processus graduel de subduction que je n’ai pas les moyens d’exposer ici, mais qui sera repris dans l’étude de corpus du XVIIe siècle.

Quant à l’exemple 3 du GR, il pose problème :

‘3. Il faut voir de quel air il dit cela : gagner honorablement sa vie !
a. daudet, Le Petit Chose, I, IV.’

Peut-on admettre que le sens classique se maintienne dans un contexte du XIXe siècle, comme le laisserait entendre le GR qui place cette citation à la suite des citations de Molière (2 et 3 dans notre présentation), ou doit-on s’en tenir à notre intuition moderne (air ayant le sens d’« expression du visage »), qui « passe » parfaitement ?

On signalera enfin une troisième signification, attestée seulement par le GLLF :

  • II2. Feinte, manière affectée.
‘Tout cela était un air pour me faire savoir qu’elle a un équipage (Sévigné).’

Si l’on y retrouve le trait « manière de se comporter », ce n’est plus dans le cadre du schéma posé précédemment. Le mot air, précédé de l’article indéfini, dénote, non le comportement de quelqu’un, mais une occurrence de ce comportement, un acte particulier. L’apport (la caractérisation) se trouve intégré au signifié, comme le montre, dans la définition, le trait « simulé » qui s’attache au mot feinte, ou l’adjectif affectée. Quant au support (la détermination), il n’est plus nécessaire, l’acte se détachant en quelque sorte de la personne pour prendre une existence autonome. Il s’agit, me semble-t-il, de l’emploi le plus étranger à notre compétence actuelle.

Il convient d’ajouter à ce corpus un emploi de l’expression bel air dans un contexte relatif aux choses :

‘18. Cela me fait honte de vous ouïr parler de la sorte, et vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses.
MOLIÈRE, Les Précieuses ridicules, 4 (GR).’

Comme on l’a vu, cette expression, précédée d’une allusion (en forme de reproche) à la manière de parler de l’interlocuteur, s’applique aux manières, au comportement (les choses). Il s’agit probablement d’une métaphore d’usage, dans la mesure où l’on passe très facilement de la personne à son comportement, à ses manières. À la limite, le complément des choses peut être entendu, dans son indétermination, comme un vague écho du trait « comportement » contenu dans l’expression elle-même. Dans ce cas, le bel air des choses équivaudrait à le bel air, le problème de la métaphore ne se posant même pas !

Enfin, on peut rattacher à cette signification « manière de se comporter » l’emploi du mot airs au pluriel comme terme d’équitation, pour dire les différentes allures du cheval :

‘Allures du cheval. Airs bas, airs relevés (GR).’ ‘ man. «  Se dit des allures d’un cheval. » (Ac. 1798-1932). «  Airs bas, ceux où le cheval manie près de terre. » (Ac. 1835). «  Airs relevés, ceux où le cheval s’enlève davantage en maniant. » (Ac. 1835). «  Ce cheval va à tous airs, on le manie comme on veut. » (Ac. 1835) ( TLF ).

On peut interpréter cette signification comme une restriction de sens – de « manière de se comporter » à « manière d’aller, de se déplacer ». Ce terme me paraît vieilli, bien que le TLF en donne des attestations relativement modernes, mais uniquement lexicographiques. C’est le mot allures qui remplace aujourd’hui le mot airs dans ce sens.

Notes
247.

. Je situe ici le mot air par rapport à des lexèmes appartenant au français moderne.

248.

. Dans cette citation du Dictionnaire de l’Académie, on trouve également le syntagme les gens du grand air. Je traiterai par la suite de cet expression.

249.

. Je donne à chaque citation un numéro, qui sera repris dans le commentaire. La numérotation d’origine est donnée après la référence d’auteur, entre parenthèses (et après la mention du dictionnaire).

250.

. Le GR ajoute ici la remarque syntaxique suivante : On dirait aujourd’hui : dont on s’y prend.