2 – Apparence, manière de se tenir

Il reste à examiner les expressions bon air, grand air, ainsi que quelques emplois libres du mot air. Je prendrai l’une après l’autre les deux expressions concernées.

2. 1. L’expression bon air

  • Bon air : allure élégante, distinguée.
  • Avoir bon air, très bon air, le meilleur air (du monde, qui soit, etc.).
‘1. Qu’il est bien fait ! qu’il a bon air !
MOLIÈRE, Monsieur de Pourceaugnac, II, 6 (GR, 20).’ ‘2. (Ne trouves-tu pas) qu’il a le meilleur air du monde ?
MOLIÈRE, Le Malade imaginaire, I, 4 (GR, 21).’ ‘3. Oserez-vous bien dire que vous aimez autre chose qu’un beau cheval ou un habit bien fait et d’une couleur nouvelle qui vous donne bon air, le matin, en vous promenant au bois de Boulogne, ou le soir, dans votre loge, à l’Opéra, ou dans les coulisses ?
stendhal, Lamiel, 1842, p. 178 (TLF, 8).’

Dans la définition de bon air proposée par le GR, le mot air est défini par le mot allure, pris dans le sens suivant :

  • Allure : manière de se tenir, de se présenter.

Cette définition rappelle celle d’apparence, dans la mesure où l’on retrouve de l’une à l’autre le même verbe se présenter, dans des périphrases similaires manière dont [une personne, une chose] se présente / manière de se présenter. Dans les deux cas, la personne physique se trouve engagée. Mais, si l’on regarde les choses de plus près, on s’aperçoit que de l’une à l’autre, l’interprétation n’est pas tout à fait la même. Dans la définition d’apparence, le verbe se présenter, en tant que pronominal de sens lexicalisé, doit être lu comme un verbe d’état, ayant le trait « statique » et signifiant l’« être vu » de la personne, sans que celle-ci contribue de manière active au processus exprimé. Dans la définition d’allure en revanche, ce même verbe peut être interprété comme un pronominal de sens réfléchi, qui possède le trait « dynamique », et implique de la part de la personne une participation consciente et intentionnelle à l’action dénotée. Ce qui favorise cette lecture, c’est la périphrase qui précède manière de se tenir, à laquelle on peut attribuer le trait « dynamique » (l’individu exerçant une action sur son corps). On peut d’ailleurs s’attendre, en raison de la formation d’allure (en tant que dérivé du verbe aller), à ce que ce trait, dominant dans les sens premiers (« vitesse de déplacement » et « manière d’aller, de se déplacer » (PR)), reste prégnant dans les autres significations. Il y aurait donc dans l’allure quelque chose de statique, qui l’apparente à l’apparence, et quelque chose de dynamique, plus en affinité avec le comportement 251 , à travers la manière de tenir son corps – les synonymes du mot air pouvant être ici maintien, et un mot qui me paraît quasi sorti d’usage dans ce sens (sauf dans quelques expressions), port.

Quant à l’adjectif bon qui précède le mot air, il est repris dans la définition par les adjectifs (allure) élégante, distinguée, qui traduisent le bon goût, c’est-à-dire un jugement raffiné des valeurs esthétiques, plus ou moins conforme aux normes sociales : même si elle est moins précise et moins saillante que dans l’expression (le) bel air, la référence collective reste présente à l’arrière-plan. Lorsqu’ils s’appliquent à une personne, ces adjectifs restent « près du corps » si j’ose dire, concernant surtout l’apparence physique (habillement, tenue, parure), et la manière de se tenir, les gestes.

Voyons les contextes. Si la proposition minimale de la citation 2 est peu instructive, les deux autres fournissent quelques indications. En 1, c’est l’apparence physique qui est mise en avant, avec la forme, la bonne proportion du corps (bien fait), et qui contribue au bon air. Il en est de même dans la citation de 3, où c’est la manière de se présenter de la personne, à travers son habillement (un habit bien fait et d’une couleur nouvelle), qui est mise en avant. Si la définition de l’expression bon air laissait percer, à travers le synonyme allure, quelque agentivité et quelque dynamisme, dans les exemples, le mot air tend plutôt vers l’apparence. Cela montre que l’expression bon air pourrait bien se situer entre les deux, et signifier tantôt « apparence » et tantôt « manière de se tenir ».

Cette expression entre dans la structure de base avec avoir, et sa variante causative avec donner, mais l’on remarquera la suppression de l’article qui témoigne sans doute là encore de la forme stéréotypée de l’expression.

Il faut ajouter que le bon air a un contraire dépréciatif, le mauvais air, qui fait une apparition discrète dans le GLLF (où pourtant l’on ne trouve pas trace du bon air...), ainsi que dans le TLF :

‘Avoir mauvais air : avoir un aspect peu engageant, être mal élevé (GLLF).’ ‘Avoir mauvais air : avoir une allure inquiétante, une façon de se comporter peu recommandable (TLF).’

Cette expression ne fait pas partie des sens classiques recensés en II2 par le GLLF, où figure seulement, on l’a vu, le bel air. Mais elle fait pendant à l’expression bon air, et entre dans le même type de structure avec avoir (avoir mauvais air). Et dans le TLF, elle vient tout de suite après la citation du Dictionnaire de l’Académie relative aux expressions un homme du bel air, les gens du bel air, les gens du grand air, jugées comme vieillies. Intuitivement, elle me paraît plus proche de ce lot d’expressions que d’emplois modernes du mot air. Les définitions proposent plusieurs termes ou périphrases génériques, qui vont du statique (aspect) au dynamique (façon de se comporter), en passant par l’intermédiaire d’allure. Ajoutons que le syntagme verbal être mal élevé dénote un comportement. Si l’on veut statuer sur l’équilibre de ces deux traits, on peut dire que l’expression mauvais air est peut-être plus marquée par le trait « dynamique » que son homologue, le bon air. D’autre part, dans la définition du GLLF, c’est le trait relationnel (engageant), ainsi que l’aspect social et normatif (mal élevé), qui sont retenus. Avec la définition du TLF, on se situe plutôt au plan du ressenti (inquiétante) et d’une morale sociale (peu recommandable), ce qui traduit (peut-être) l’adaptation de cette expression à une vision plus moderne des choses...

Enfin il me semble qu’on peut rapprocher l’air de tête de l’expression bon air. Cette expression est illustrée dans le GR par une citation de Molière – ce qui n’exclut pas qu’on puisse la rencontrer chez un auteur du XIXe siècle dans le TLF :

  • Air de tête : attitude, maintien de la tête, dans une représentation picturale (GR).

peint., sculpt. Un air de tête : « L’attitude d’une tête, la manière dont une tête est dessinée » (Ac. 1798-1932).

‘32. Les nobles airs de tête amplement variés.
MOLIÈRE, La Gloire du Val de Grâce (GR).’ ‘24. — Je crois entendre ce que dit en ce moment ma mère, me répondit-elle en prenant l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa mère de Dieu, cette vierge déjà douloureuse et qui s’apprête à protéger le monde où son fils va périr.
h. de balzac, Le Lys dans la vallée, 1836, p. 307 (TLF).’

Si l’on précise les définitions des synonymes attitude et maintien proposés par les dictionnaires :

  • Attitude : manière de tenir son corps.
  • Maintien : manière de se tenir, manifestant les habitudes, le comportement social.

on voit que l’air de tête représente la manière de tenir la tête. On pourrait parler du maintien, du port de la tête, en faisant appel aux mêmes synonymes que précédemment. La personne physique est engagée, à travers cette partie du corps qu’est la tête. L’activité du sujet l’est aussi, à travers la périphrase définitoire manière de tenir (son corps), de se tenir, que l’on trouve aussi bien dans le synonyme allure qui sert à définir le bon air que dans les synonymes ci-dessus attitude et maintien, requis pour l’air de tête. Précisons bien sûr que, comme nous sommes dans le domaine de la peinture et de la sculpture, ce port de la tête est un produit de la création artistique.

Je relève une citation dans laquelle l’expression bon air s’applique à une chose :

‘63. La maison, reconstruite après l’incendie de 1922, a bon air entre les vieux arbres.
j. green, Journal, 1944, p. 118 (TLF).’

Il est facile de transposer ici les significations relatives à la personne de l’expression bon air. On peut comprendre que la maison a la contenance, le maintien d’une personne de qualité (signification plus dynamique), ou qu’elle a simplement bonne apparence, belle allure (signification plus statique), la remise à neuf dont il est question (reconstruite après l’incendie) équivalant en quelque sorte à l’habillement d’une personne. Dans les deux cas, le mot air aurait un emploi métaphorique, qui personnifie la maison – qui se tient, ou apparaît, tel un être humain entre les arbres. Mais il est difficile de dire s’il s’agit d’une métaphore vivante ou d’une métaphore d’usage, cette dernière pouvant d’ailleurs conduire à une extinction de la figure (le mot air dénotant alors la simple apparence d’une chose, évaluée socialement). Comme nous l’avons dit dans la partie consacrée au critère sémantique, la relative facilité avec laquelle on peut passer de l’humain aux lieux qu’il habite irait plutôt dans le sens de la métaphore d’usage.

Notes
251.

. Le TLF met sur le même plan en A1b Loc. les périphrases définitoires avoir belle apparence, grande allure, mais il les attribue simultanément aux trois expressions avoir bel air, bon air, grand air, entre lesquelles il ne fait aucune différence.