3 – Apparence générale sociale

Revenons sur les deux définitions données par le PR :

  1. Apparence générale habituelle à une personne.
  2. Apparence expressive plus ou moins durable, manifestée par le visage, la voix, les gestes, etc.

et comparons-les plus précisément, à la lumière des analyses que nous venons de mener sur la signification « expression du visage ». Je rappelle que, construites toutes deux sur le trait générique d’« apparence », elles s’opposent par des traits variables relatifs à l’espace et au temps, ce que je formulerai ainsi :

  1. apparence d’une personne + générale (espace) + habituelle (temps)
  2. apparence d’une personne + locale (espace) + plus ou moins durable (temps)

Les traits d’« espace » / « temps » ont tendance à varier de façon concomitante. Dans la première définition, on l’a vu, ils sont pris en extension : l’apparence est générale et habituelle, c’est-à-dire que l’aspect extérieur est saisi dans sa totalité et dans la durée. Dans la seconde définition, ils tendent à se focaliser sur une partie du corps privilégiée, le visage, et en un point donné du temps. Dans cette mesure, les traits variables entrent nettement en opposition d’une définition à l’autre. Mais on a vu aussi que les contours de la signification « expression du visage » n’étaient pas toujours aussi arrêtés. D’une part, l’apparence peut s’étendre à la partie haute du corps, incluant les gestes et peut-être la voix. Et dans certains contextes, elle peut constituer une caractéristique permanente de la personne. Cette extension n’engage pas nécessairement les deux traits en même temps. Ainsi la signification « expression du visage » peut avoir le trait « durable ». Mais lorsqu’on a à faire à une apparence à la fois relative à la partie haute du corps et permanente, l’opposition entre les deux définitions du mot air tend à s’affaiblir. Il reste toutefois un trait qui caractérise en propre la seconde définition, quelle que soit l’extension des traits d’« espace » / « temps ». Il s’agit de l’expressivité. Ce trait traduit la relation qu’un observateur peut établir entre l’aspect extérieur d’une personne et les éléments de sa vie intérieure, qu’ils soient passagers (relatifs à l’humeur, aux affects) ou constants (appartenant au tempérament, au caractère). Et c’est précisément de la nature de ces éléments intérieurs que dépend le caractère durable ou non durable de l’apparence. Ce sont les caractérisations du mot air de nature psychologique, que nous avons essayé de classer ci-dessus, qui permettent de renvoyer à ces éléments de la vie intérieure du sujet. Mais ce trait d’expressivité établit une dissymétrie entre les deux définitions du PR, car, dans la première définition, non seulement il est absent en tant que tel, mais de plus il n’a pas de correspondant. La question qui se pose est alors celle-ci : si l’apparence générale et habituelle d’une personne n’est pas expressive, de quel point de vue doit-elle être jugée ? Et si les caractérisations du mot air ne sont plus de nature psychologique, à quel domaine sémantique se rattachent-elles ?

C’est ce que je vais voir en examinant le corpus des dictionnaires.

‘1. (...) cortèges interminables de messieurs et de dames sur leur trente et un, l’air très comme il faut.
É. ZOLA, L’Assommoir, t. I, p. 83 (GR, 22).’ ‘2. Puis, derrière l’habilleuse, fermant le cortège, venait Satin tâchant d’avoir un air comme il faut et s’ennuyant déjà à crever.
É. ZOLA, Nana, 1880, pp. 1201-1202 (TLF, 36).’ ‘3. Mise sans beaucoup de soins (...) l’air un peu souillonnette.
r. rolland, Jean-Christophe, t. III, 2 (GR, 11).’ ‘4. ... « cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée. »
g. de maupassant, Contes et nouvelles, t. 1, La Parure, 1884, p. 456 (TLF, 15).’ ‘5. Ce secrétaire était un jeune homme d’une trentaine d’années qui, derrière son bureau moisi, se donnait un faux air de sortir des Sciences po : rasoir strict. Col dur et cravate impeccable.
r. abellio, Heureux les pacifiques, 1946, p. 165 (TLF, 32).’ ‘6. Sa robe noire, étroite, la faisait très mince, lui donnait l’air tout jeune, un air grave pourtant que démentait sa tête souriante, toute éclairée par ses cheveux blonds 270 .
maupassant, Fort comme la mort, I, 1, éd. 1889, p. 20 (GR, 11. 1).’ ‘7. Vraiment on a l’air d’un laquais, et non pas d’un amant.
t. de banville, Les Cariatides, Les Baisers de pierre, 1842, p. 63 (TLF, 25).’ ‘8. J’ai l’air d’un propriétaire d’écurie de courses, d’un cercleux, d’un vieux marcheur, Justin s’était pris à tourner autour de notre ami, l’œil mi-clos, la lèvre inférieure, qu’il avait grosse et fendue, avancée d’un air méditatif. — Mais non mais non, disait-il. C’est parfait. Tu n’as pas l’air d’un grand-duc. [je souligne les occurrences concernées]
g. duhamel, Chronique des Pasquier, Le Désert de Bièvres, 1937, p. 26 (TLF, 26).’ ‘9. De quoi ai-je l’air dans cette tenue ? (PR)’

Il convient de faire une première remarque sur ce corpus. C’est que la séquence avoir l’air, dont nous avions souligné l’ambiguïté (syntagme verbal ou la locution verbale), apparaît souvent, et dans des contextes qui, on l’a vu, ne permettent pas de trancher nettement en faveur de l’une ou de l’autre interprétation dans ce corpus. Rappelons que dans un énoncé tel que Il a l’air comme il faut, on a le choix entre une construction verbale qui attribue une caractérisation (comme il faut) au mot air, et la locution verbale avoir l’air qui appliquerait cette même caractérisation à la personne dans son entier. Ce n’est que dans le premier cas qu’on peut reconnaître au mot air la signification d’« apparence générale ». Outre l’exemple type que j’ai pris, les citations ci-dessus qui contiennent avoir l’air offrent, me semble-t-il, cette possibilité, que la séquence soit suivie d’un constituant adjectival (comme en 4) ou d’un syntagme nominal prépositionnel (comme en 7, 8). Si elles prennent place dans ce corpus, c’est que je considère qu’elles peuvent aussi être traitées selon l’autre interprétation, qui donne au mot air le statut d’un lexème ayant le sens d’« apparence générale ». On peut noter toutefois, en ce qui concerne le syntagme verbal avoir l’air comme il faut, que la définition proposée par le GLLF (avoir une apparence convenable et même distinguée), qui donne au mot air l’équivalent synonymique apparence, penche assez nettement en faveur de l’interprétation retenue ici. Dans le cadre de cette ambiguïté de principe, j’ai récupéré de justesse l’exemple 9, mais sans trop y croire, vu l’indétermination du pronom interrogatif neutre quoi : il faudrait sous-entendre derrière ce pronom une référence sociale virtuelle, bien difficile à se représenter. Il s’agit donc d’un cas limite, le moins représentatif du corpus.

Voyons maintenant ce qui permet d’établir la signification « apparence générale ». On relèvera d’abord les indications relatives à la mise, à la toilette – sur leur trente et un (1), mise sans beaucoup de soins (3), sa robe noire, étroite (6), pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi (4), et dans cette tenue (si l’on admet l’exemple 9) – qui préparent cette signification en profilant la silhouette, la ligne du corps de la personne (évoquée en 6 par l’adjectif mince). En 5, le personnage (derrière son bureau moisi) est en buste. Mais cette partie haute du corps (visage et poitrine) est vue de manière statique, comme support de traits physiques (rasoir strict – à entendre métonymiquement comme le résultat de l’opération de rasage) et de détails vestimentaires (col dur et cravate impeccable). Elle ne peut donc conduire à la signification d’« apparence expressive ». La citation 2 n’inclut aucune indication de cette nature. Mais le personnage est vu en plan éloigné, pris dans un groupe dont il est le dernier élément (puis, derrière l’habilleuse, fermant le cortège, venait Satin), ce qui favorise la saisie d’une image « en pied ». En revanche, les contextes 7 et 8 sont dépourvus de tout élément, en dehors de la complémentation du mot air, qui permettrait d’orienter l’interprétation vers la signification d’« apparence générale ».

C’est précisément aux caractérisations du mot air que je vais m’intéresser. Elles peuvent prendre la forme :

Au plan sémantique, la plupart d’entre elles relèvent d’un jugement social. L’expression comme il faut semble particulièrement prisée, puisque les quatre dictionnaires la signalent (dans des syntagmes et / ou dans des citations). Elle dénote, de manière générale, la conformité aux normes sociales. D’autres caractérisations soulignent tel ou tel aspect particulier, la malpropreté, avec le nom souillonnette (3), qui évoque la basse condition de la souillon (« servante malpropre et sale » (PR)), ou l’extrême pauvreté avec le nom adjectivé misère (4). Dans les autres cas, il est fait référence à un type social ou humain, auquel on peut rattacher implicitement certaines propriétés. Le critère retenu peut être celui de la formation reçue avec (un air) de sortir des Sciences-po en 5, de la classe sociale (un laquais en 7, un grand-duc, un propriétaire d’écurie de courses en 8), de l’appartenance mondaine (cercleux en 8 271 ), ou même du comportement amoureux (amant en 7, vieux marcheur 272 en 8)... sans compter l’éventail de possibilités peu reluisantes qu’ouvre en contexte le pronom interrogatif de quoi (9), si on l’introduit dans ce paradigme. Je mettrai à part les adjectifs drôle, étrange, inquiétant(collocations proposées par le PR et surtout le GR), qui n’appartiennent pas spécifiquement au champ social, mais qui traduisent, de manière impressive ou affective, l’écart par rapport à une norme, une attente. Ces caractérisations pourraient s’appliquer aussi bien à l’expression du visage. C’est dans la mesure où l’on pose la signification d’« apparence générale » qu’elles renvoient à une évaluation d’ordre social et non psychologique 273 , et qu’elles peuvent entrer en opposition avec l’expression comme il faut. On peut enfin inclure dans le domaine social, entendu au sens large du terme, l’adjectif jeune (6), qui, au sens propre, permet de situer une personne dans une tranche d’âge, et, par glissement métonymique, évoque les caractères propres à cet âge. On remarquera que, dans les citations qui contiennent des notations vestimentaires, ces notations constituent autant d’indices qui permettent d’orienter la nature du jugement : les beaux habits (le trente et un) donnent un air comme il faut (ils sont dans la norme), la négligence (mise sans soins) est associée à une malpropreté de basse condition (souillonnette), l’absence de bijoux révèle l’absence de ressources, les accessoires (col, cravate) – ainsi qu’un visage bien rasé – sont là pour montrer qu’on a reçu une formation élitaire (mais ils ne donnent qu’un faux air qui ne fait guère illusion), et la robe étroite fait ressortir la jeunesse de la silhouette...

J’ouvre ici une parenthèse pour mentionner une occurrence quelque peu sibylline, mais qui pourrait à la limite se rattacher à ce corpus :

‘... son imagination et sa coquetterie furent intéressées à ce drôle de garçon qui, sans avoir aucun air de Paris, était assez vivant pour s’organiser un jeu si compliqué.
M. BARRÈS, Les Déracinés, 1897, p. 110 (TLF, 28).’

Si l’on comprend (par synecdoque de la ville pour les habitants) que le drôle de garçon en question a « un air de Parisien », on peut lui attribuer une apparence sociale, bien que le contexte ne donne aucun élément permettant de se figurer l’aspect physique du personnage. Mais d’autres citations restent également discrètes sur ce point. Ce qui pose plus problème, c’est l’actualisation du mot air, qui implique, sous forme négative, une pluralité d’airs dont ce garçon n’aurait cure. Cette pluralité évoque plutôt des attitudes qui se manifestent ponctuellement, comme par exemple le fait de s’organiser un jeu si compliqué, qui, si l’on suit le raisonnement (concessif), dénote bel et bien un air de Paris. Or l’apparence sociale vise plutôt la manière générale dont la personne se présente, et suppose une certaine stabilité dans le temps, comme nous le verrons. Dans cette mesure, cette occurrence du mot air pourrait sembler plus en affinité avec la signification vieillie de « manière de se comporter », contenue dans les expressions que nous avons étudiées dans la partie précédente.

Cette parenthèse refermée, je précise l’analyse de la signification d’apparence sociale. Dans la mesure où l’on juge une personne d’un point de vue social, c’est-à-dire en fonction de critères établis par et pour une collectivité, on n’a aucune raison de s’intéresser à la partie du corps la plus expressive, qui reflète la vie intérieure, la personnalité de l’individu. C’est pourquoi les caractérisations qui ont le trait « social » s’attachent plutôt à l’apparence générale de la personne.

Essayons maintenant de donner de cette apparence une définition plus précise. Je dispose pour cela de quelques synonymes, parmi lesquels je ne retiendrai que ceux qui se trouvent clairement rattachés à cette signification du mot air, par le biais de la définition correspondante (PR), ou à partir de certaines collocations (GR). Il s’agit d’allure, façon, genre (PR), et de genre, dégaine (GR). Ce dernier mot dégaine étant plutôt l’équivalent des syntagmes un air inquiétant, étrange, un drôle d’air, pris dans leur totalité, j’ai ajouté au corpus le terme générique qui entre dans sa définition, tournure :

Si l’on regroupe les périphrases contenues dans ces définitions, on obtient les composantes suivantes :

J’ai établi une gradation qui va de l’aspect physique au comportement, du statique au plus dynamique. Au plus près du corps, si l’on peut dire, on trouve la forme même du corps et la façon de s’habiller, qui décrivent l’apparence de la personne de manière concrète et statique. La manière de se tenir, le maintien engagent également le corps, mais à travers l’action qu’exerce le sujet sur ses postures, ses attitudes. La manière de se présenter confirme cette participation du sujet, avec peut-être une figuration moins marquée de l’aspect physique et une attention plus grande portée aux manières. L’apparence physique tend à s’animer, alliant les traits statique et dynamique, comme nous l’avions vu lors de l’étude du mot allure. Enfin la façon de se comporter conduit à une représentation dynamique et plus abstraite du sujet. D’après de cet éventail de significations, on pourrait penser que les synonymes du mot air se partagent harmonieusement entre l’aspect physique et le comportement, le statique et le dynamique. Il n’en est pas ainsi si l’on examine la manière dont se fait la pondération de ces traits à l’intérieur de chaque synonyme. On constate alors que le trait physique reste toujours prégnant. Il l’est tout particulièrement dans le mot tournure, puisque l’on donne à voir une silhouette, avec la forme même du corps, et que le maintien s’y attache étroitement. Le mot allure conserve cette attache, avec la reprise de cette composante (manière de se tenir), mais avec un peu moins d’allégeance au corps (la forme disparaît, et la manière de se présenter est déjà plus relationnelle). Or l’un et / ou l’autre de ces mots entrent dans les définitions de façon et de dégaine. Reste le mot genre, qui porte la responsabilité de la composante la moins physique et la plus dynamique (façon de se comporter). Mais si l’on prend en compte la totalité de la définition, on voit qu’on se trouve à nouveau au plus près du corps et de l’image physique avec la façon de s’habiller : la manière de se comporter doit donc être entendue, non au sens général et abstrait d’« agir », de « se conduire », mais plutôt comme une activation du corps, qui passe par le maintien, les manières, et qui, dans certains cas (2 et 5), peut impliquer une intention manifeste du sujet. La définition de l’expression avoir bon genre confirme cette interprétation par l’emploi de qualifications, telles que élégant, distingué, qui associent la tenue vestimentaire, la parure, aux manières 275 – celles-ci étant reprises dans l’expression bien élevé. L’apparence générale est donc bien avant tout une image du corps, et de tout ce qui passe par le corps, de tout ce qui entre dans ce champ physique : l’habillement, la parure, mais aussi certains aspects plus dynamiques, tels que le maintien, les postures, les manières du sujet. À travers ces caractéristiques, on peut dire qu’elle met en scène le corps « social » de l’individu, tel qu’il s’offre au jugement de la collectivité – jugement qui s’exprime, on l’a vu, à travers les caractéri­sations du mot air. On notera que l’expression régionale avoir bonne, mauvaise façon 276 met l’accent sur ce témoin collectif, en évoquant l’effet, l’impression produite par l’apparence de la personne : dans l’expression présenter bien ou mal, synonyme de faire bonne, mauvaise impression, le verbe présenter est un verbe d’état qui signifie « avoir une bonne, une mauvaise présentation» (PR) 277 .

Si je reviens maintenant sur mon corpus de citations, je constate qu’il va tout à fait dans le sens – même peut-être un peu au-delà – des analyses menées ici. On a vu en effet qu’un assez grand nombre de citations contenait des notations vestimentaires : à travers elles, c’est bien l’aspect physique de la personne qui se trouve mis en valeur. La citation 2 s’attache plutôt au maintien, aux manières. En 7 et 8, la référence à un type social ou humain implique plutôt la saisie d’ensemble de l’aspect physique et des manières de la personne, mais l’interprétation reste floue en raison de la pauvreté du contexte (et peut-être aussi de l’ambiguïté de la structure).

Il reste à examiner le trait « durable » qui s’attache à cette signification d’apparence générale. Il découle assez naturellement du trait « social » qui contribue à lui donner sa spécificité. L’aspect extérieur d’une personne, la manière dont elle se présente dans la société, apparaissent comme des traits relativement constants, qui la caractérisent d’une façon habituelle. À la différence de l’apparence expressive qui peut être corrélée aux mouvements intérieurs les plus fugaces de l’individu, l’apparence générale témoigne, d’une manière ou d’une autre, de l’appartenance au groupe, ce qui requiert une certaine stabilité. Si l’on reprend le corpus d’exemples, on constate qu’un énoncé minimal tel que Il a l’air comme il faut, implique une apparence en quelque sorte intégrée à la personne, qui se manifeste régulièrement. C’est l’interprétation qu’on retiendra pour la citation d’A. Dumas (GLLF) et, en 1, celle d’É. Zola. Il en est de même en 5, où le personnage entend, par sa manière de s’habiller en particulier (on suppose qu’il porte tous les jours sa cravate et son col dur), donner de lui une image sociale stable (et flatteuse). En 4 également, où la locutrice craint qu’on ne lui attribue, du fait de l’absence de bijoux (qui signifierait, non qu’elle ne les a pas mis ce soir-là, mais qu’elle n’en a pas), le « look » (si j’ose dire) de la pauvreté... Dans l’exemple 6, la toilette est donnée dans sa particularité (il s’agit d’une robe noire, étroite portée en la circonstance), mais pour qui voit la jeune femme sous ce jour, elle a tout simplement l’air jeune, sans que cela implique nécessairement que, dans un autre vêtement, elle perdrait cette apparence... On peut en dire autant de la citation 9, où il s’agit d’une tenue occasionnelle, mais à travers laquelle on risque de porter un jugement négatif sur l’apparence habituelle à cette personne. Il convient en effet de bien faire la distinction entre la réalité d’un usage, et l’interprétation d’une apparence. Dans la mesure où une personne se présente à la vue d’autrui, son aspect extérieur, qu’on le rattache ou non aux habitudes qui lui sont propres, donne de cette personne une image sociale qui tend à s’inscrire dans une certaine permanence. Et même le malheureux Satin (2), qui s’efforce de donner à voir un air comme il faut qui ne lui appartient pas, et dont on sait d’avance qu’il sera, comme un costume, d’emprunt, le temps d’une cérémonie, le fait bien dans l’intention de donner le change sur son aspect habituel. Restent les citations 7 et 8, qui sont plus opaques. Autant qu’on en peut juger, il semble s’agir d’apparences prises dans des conditions particulières, mais qui là encore peuvent s’interpréter comme durablement liées à la personne.

J’en viens maintenant aux structures dans lesquelles prend place le mot air, dans ce sens d’« apparence générale ».

Elles sont de plusieurs sortes :

Deux structures semblent privilégiées, la structure attributive (4, 6) à laquelle on peut rattacher les syntagmes nominaux en apposition (1, 3), et la nominalisation (sous la forme de nominalisation enchâssée en 7, 8, éventuellement 9). Là encore, on ne saurait exagérer la portée sémantique de ces constructions, qu’on ne peut à l’évidence affecter de manière exclusive à telle ou telle interprétation. Mais il n’est pas interdit de mettre en valeur les convergences qu’on peut percevoir entre certaines propriétés syntaxiques et la signification que prend le mot air dans ce contexte... Ainsi la structure attributive est là encore en accord avec le trait « durable » qui caractérise l’apparence sociale, en tant qu’elle est une composante stable de la personne. D’autre part, en dissociant le support (l’air) du constituant adjectival en fonction attributive, elle donne à la caractérisation la forme d’un jugement qu’on pose dans le discours. Cette tournure prédicative correspond assez bien à l’attitude que suscite l’apparence sociale, qui sollicite par nature le regard et l’évaluation d’autrui. On la retrouve transposée exactement dans la fonction circonstancielle des syntagmes nominaux en apposition, si l’on adopte l’analyse avec avoir. Dans le cas de l’analyse avec être, le mode formel de rattachement à la personne est plus souple (puisqu’on n’a plus la ligature du verbe avoir), mais le mouvement de prédication (avec la décomposition en deux temps) reste le même. Quant aux nominalisations, elles trouvent aussi leur place ici, dans la mesure où les syntagmes nominaux prépositionnels qui complètent le mot air renvoient à des types sociaux, vus nécessairement à travers leur apparence générale et habituelle. Enchâssée, cette nominalisation prend une fonction proche de la caractérisation par rapport à l’apparence générale et habituelle d’un nouveau support.

Enfin il peut être intéressant d’observer les conditions particulières dans lesquelles apparaît la structure de base avoir un air + adjectif, en 2 et 5. Dans les deux citations, l’apparence ne « colle » pas, si j’ose dire, avec le personnage, qui doit faire effort pour se l’approprier (d’où les variantes causatives de cette structure). Ce n’est donc pas un hasard si, dans ce type de contexte, ce n’est pas la structure avoir l’air + adjectif qui a été choisie, même si, bien sûr, elle reste toujours possible. L’article défini soulignant l’appartenance, l’intégration de l’air à la personne, est nettement moins expressif que l’indéfini qui, se détachant de la personne pour se lier à la caractérisation, mime en quelque sorte cette mise à distance de l’apparence par rapport au personnage. On peut peut-être étendre cette remarque à l’énoncé du PR Il a un drôle d’air, dans lequel cet effet de distance se trouve en accord avec la caractérisation du mot air, qui exprime un écart par rapport à une norme, à une attente.

En fin de parcours, il me reste sur les bras une expression fort absconse :

‘— Comme vous êtes changé ! Vous avez gagné de l’air. Paris vous fait du bien.
g. de maupassant, Bel Ami, 1885, p. 75 (TLF, 48).’

dans laquelle le verbe gagner se construit avec le mot air employé absolument, précédé de l’article partitif. Le TLF propose la définition « changer à son profit », ce qui évoque un changement en bien, sans autre précision. Dans le contexte de la citation, on peut comprendre que la personne prend une apparence sociale plus considérable, plus avantageuse, par sa vie, ses fréquentations parisiennes. Le mot air serait implicitement porteur d’une qualité positive, susceptible d’être quantifiée par le partitif. On aurait là une dérivation de sens du même type que celle que présente le mot allure – dont on a vu qu’il était précisément synonyme du mot air (pris dans le sens d’apparence sociale) – dans l’expression avoir de l’allure.

Notes
270.

. Je prends ici en compte la première occurrence de cette citation (l’air tout jeune), réservant la seconde pour une autre interprétation.

271.

. Ce mot vieilli désigne « celui qui fréquente les cercles mondains » (GR 1953-1964).

272.

. À entendre très certainement comme « un homme qui courtise les femmes en dépit de son âge avancé » (PR). On parlerait plutôt aujourd’hui d’un coureur ou d’un vieux beau.

273.

. On notera que le GR place les syntagmes un air inquiétant, étrange, un drôle d’air, à la suite d’exemples qui illustrent l’expression comme il faut, et qu’il donne au mot air dans ces emploi les synonymes genre, dégaine – ce qui ne l’empêche pas de subordonner ce petit corpus (ainsi d’ailleurs que les expressions bel air et bon air auxquelles il se trouve mêlé) à la définition correspondant à l’expression du visage !

274.

. Cette définition coiffe en fait toute la troisième partie de l’article de ce lexème (qui inclut le pluriel façons). Seules les deux premières définitions (données comme vieillie ou régionale) conviennent à notre propos.

275.

. Je renvoie aux définitions des noms abstraits élégance et distinction :

Élégance : bon goût manifestant un style personnel dans l’habillement, la parure, les manières.

Distinction : élégance, délicatesse et réserve dans la tenue et les manières.

276.

. J’ai entendu cette expression à Saint-Étienne (qui n’est pas en Suisse), de la bouche d’une commerçante qui décrivait l’escroc qui lui avait laissé un chèque en bois : Pourtant il avait bonne façon, a-t-elle ajouté avec une once de perplexité...

277.

. Notons qu’on retrouve dans la définition de présenter bien, mal : « faire bonne (mauvaise) impression par son physique, son allure, sa tenue » (PR), le même équili­bre de composantes que ci-dessus (corps, habillement, maintien, manières), avec une forte prégnance du trait physique.