5 – Le mot air appliqué aux choses

Nous tenons finalement trois significations du mot air relatives à la personne :

Le problème est maintenant de savoir s’il est possible de rencontrer des significations du mot air appliqué à des choses, qui ne soient pas simplement des emplois métaphoriques d’auteur. Et si tel est le cas, il faut chercher à établir le type de relation qui existe entre ces significations et celles relatives à la personne. Même si l’on admet le principe d’une dérivation métaphorique, encore faut-il savoir si le passage se fait de façon indifférenciée (à partir d’une signification générale d’« apparence de la personne »), ou différenciée en fonction de chacune des trois significations.

Je donne la totalité des exemples relevés dans les dictionnaires :

‘1. ... et il a relevé ses chaussettes, qui avaient un peu l’air mélancolique.
l. aragon, Les Beaux quartiers, 1936, p. 257 (TLF, 61).’ ‘2. Si bien qu’on vous admire, écouteurs infidèles,
(...)Et que l’eau, palpitant sous le chant qui l’effleure,
Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure ;
Et que le dur tronc d’arbre a des airs attendris ;
...
v. hugo, Les Contemplations, En écoutant les oiseaux, t. 2, 1856, p. 34 (TLF, 73).’ ‘3. Des nuées de mouettes passaient devant les fenêtres, et s’ébattaient sur les berges de l’Arve, dont le cours rapide mais peu profond se donnait des airs de torrent en couvrant d’écume ses rochers à fleur d’eau.
r. martin du gard, Les Thibault, L’Été 1914, 1936, p. 21 (TLF, 75).’ ‘4. Quant à ces petits diamants, ils vous ont un air de vérité (France). (GLLF)’ ‘5. Beaucoup de voitures, beaucoup de bruit, l’air d’une capitale, un petit Paris méridional, voilà Naples.
g. flaubert, Correspondance, 1851, p. 127 (TLF, 69).’ ‘6. Sur la nappe blanche, deux flambeaux d’argent prêtaient un faux air de richesse à cette pièce pauvrement meublée où les derniers rayons du soleil couchant brillaient encore au bas d’une plinthe.
j. green, Moïra, 1950, p. 9 (TLF, 66).’ ‘7. ... elle voulait donner un air « fiançailles » à cette liaison, pour que les apparences fussent sauves, mais seulement un air, pas de réalité.
h. de montherlant, Pitié pour les femmes, 1936, p. 562 (TLF, 64).’ ‘8. Il était assis sur un banc de pierre, sous l’arcade d’une galerie qui donne à la maison du Bon-Sauveur des airs d’ancien cloître.
j. barbey d’aurevilly, Troisième memorandum, introd. 1856, p. 63 (TLF, 74).’

Je vais essayer de montrer, à partir de ce corpus, qu’une étude fine du contexte peut permettre de rattacher ces emplois du mot air à chacune des significations relatives à la personne.

Si je reprends tout le corpus de citations, sans exclure celles qui contiennent des métaphores vivantes, c’est que ces exemples vont me permettre de montrer comment se fait progressivement l’intégration à la polysémie du mot air des emplois de ce mot relatif aux choses.

Les occurrences des citations 1 et 2 renvoient à la signification « expression du visage », en raison des caractérisations du mot air qui dénotent un sentiment, une émotion. J’ai déjà signalé que ces emplois figurés me paraissaient relever, non d’un fonctionnement polysémique du mot air, mais d’une personnification voulue par l’auteur. J’avance ici une explication. La signification « expression du visage » est particulièrement marquée par le trait humain, en ce qu’elle s’attache au visage et à la psychologie, c’est-à-dire à des caractéristiques spécifiques de l’être humain. Ces traits sont trop saillants pour que les significations relatives aux choses puissent en quelque sorte les intégrer, les assimiler. Ils restent donc « en l’état », comme acquis à l’humain, et ne peuvent que s’appliquer métaphoriquement dans les contextes où le mot air se dit des inanimés. Cette personnification peut être humoristique, lorsqu’elle touche un accessoire intime et pourtant sous-estimé, comme des chaussettes (1) qui se révèlent soudainement à l’unisson des sentiments de leur propriétaire. Elle fait partie de la tradition poétique lorsqu’elle humanise des éléments de la nature, comme dans la citation 2 où le procédé envahit tout le contexte.

La citation 3 emprunte très clairement l’expression se donner des airs dans le sens de « se donner une attitude ostentatoire », puisqu’il s’agit d’un cours d’eau peu profond qui donne l’impression d’avoir l’ampleur et la violence d’un torrent. On retrouve donc ici la signification « apparence générale expressive », liée à l’emploi du mot airs au pluriel. Or cette signification implique également une forte présence de l’humain, en raison des traits d’« intentionnalité », d’« ostentation » qui la caractérisent. Là encore, ces traits résistent dans la transposition qu’on fait de cette signification aux non animés, et produisent une véritable métaphore de personnification. Le cours d’eau qui, sortant en quelque sorte de sa vraie nature, prend le volume et la force d’un torrent, peut être assimilé, au plan humain, à celui qui fait l’important, le grand seigneur, en se donnant une apparence qui le place au-dessus de sa condition.

Je pense que le processus n’est plus tout à fait le même avec la citation 4. Attribuer un air de vérité à des diamants, c’est dire que l’apparence de ces pierres pourrait exprimer leur nature réelle, qu’elle constitue un indice d’authenticité. C’est la signification « apparence générale expressive de la personne », en tant qu’elle renvoie à une composante intérieure de l’être qui convient ici. Or cette signification peut être assez facilement transposée dans le domaine du non animé : il suffit que l’on passe à une caractérisation non psychologique du mot air, susceptible, comme c’est le cas ici, de s’appliquer à des choses. Il n’y a pas dans cette signification d’autre trait qui rappelle de manière spécifique la présence humaine. Il me semble que cela facilite le glissement de signification, de l’apparence expressive de la personne à l’apparence significative d’une chose. Tout au plus reste-t-il dans le mot air une trace de l’attache première à l’homme, qui justifie, dans le contexte, la présence de quelques éléments discrets de personnification, comme la connotation hypocoristique de l’adjectif petits, et le datif éthique (ils vous ont un air de vérité), qui feint d’établir un lien personnel entre la personne et la chose...

La citation 5 esquisse la vue d’ensemble d’une ville, Naples, à travers deux notations, la circulation et le bruit, tous deux intenses. Il est dit que cette ville de Naples présente l’aspect d’une capitale (par exemple, Paris) – ce qu’elle n’est pas. L’apparence de cette ville se trouve donc caractérisée par référence à une ville de dimension supérieure, occupant le premier rang dans son pays. Ce contexte du mot air n’est pas sans évoquer l’apparence générale d’une personne rapportée à un type social (comme dans on a l’air d’un laquais). Le transfert de l’humain au non animé pose ici d’autant moins de problème que la caractérisation procède d’une évaluation sociale, à l’échelle de l’individu dans un cas, et portée à la mesure d’un important groupement humain dans l’autre. S’il y a trace d’un trait humain, il faut, là encore, le chercher dans la signification première, relative à la personne, dont celle-ci est dérivée. Le contexte semble confirmer cette trace, sinon par l’emploi de l’adjectif méridional qui peut se rapporter à une personne, du moins par la syntaxe expressive qui mime, par la juxtaposition de phrases nominales, et surtout le voilà final, le cadre limité et familier d’une situation où l’on présenterait quelqu’un.

La citation qui suit (6) nous met en présence d’un intérieur (une pièce) dont l’apparence, empruntée au sens quasi littéral du terme (si l’on en croit le verbe prêtaient), s’avère contraire à la réalité (un faux air de richesse s’oppose à pauvrement meublée). L’occurrence du mot air est encore plus proche ici de la signification d’apparence sociale, dans la mesure où la caractérisation, qui dénote une évaluation du niveau de fortune, pourrait aussi bien convenir à une personne. On se souvient de l’air misère de la jeune femme sans bijoux... La citation 7 nous introduit dans le domaine de l’abstraction, puisqu’on parle de l’air d’une relation amoureuse (liaison). Cette relation doit avoir l’apparence d’une situation officiellement reconnue – ce qu’indique le nom en fonction épithète fiançailles (la construction néologique étant soulignée par les guillemets). Là encore, c’est la signification d’apparence sociale qui convient, dans la mesure où le mot fiançailles dénote un engagement ayant un caractère public. Cet air « fiançailles » est, dans ce contexte, d’autant plus tourné vers l’extérieur, qu’il ne doit être que de façade (pour que les apparences fussent sauves), sans fondement réel (un air, pas de réalité).

Jusque-là, j’ai essayé d’établir, parmi les emplois du mot air appliqué aux choses, une distinction entre les métaphores vivantes dues au contexte et les significations proprement dites de ce mot. Mais il est des cas qui résistent à un partage aussi tranché. J’en veux pour exemple la citation 8. Il y est question d’une maison dont l’apparence fait penser à celle d’un ancien cloître. Cette caractérisation qui se fait en référence à un autre établissement, à caractère religieux, a une composante sociale, et cet emploi du mot air est en filiation avec la signification d’« apparence générale » de la personne qui serait évaluée en fonction d’un type social (dans une construction du type un air de prêtre). Le passage de l’humain aux choses joue là encore sans difficulté sur cette communauté de point de vue. Mais cette analyse me semble un peu courte pour deux raisons. D’abord la caractérisation, fondée sur un lieu tout imprégné de la vie spirituelle qu’on y mène (ou qu’on y a menée, puisqu’il s’agit d’un ancien cloître), tend à prendre une dimension intérieure, morale, que souligne le processus marqué d’adjectivation (nom sans actualisation). On est proche ici du type de qualification rencontrée avec l’adjectif sacerdotal (citation 4 du TLF), qui pouvait se dire à la fois de l’aspect extérieur et de l’attitude intérieure du personnage. Ce faisant, on glisse doucettement de l’appa­rence sociale à l’apparence expressive, plus spécifiquement humaine. Mais il y a plus. Le pluriel du mot airs, dans ce contexte positif où la maison s’élève en quelque sorte au-dessus de sa condition profane, prend une valeur d’emphase, qui souligne à la fois l’expressivité de l’apparence (d’un bâtiment conscient de sa valeur), et son caractère ostentatoire. L’« humanité » de l’objet s’en trouve renforcée, et, avec elle, la prégnance de la métaphore de personnification... Si j’hésite dans mon interprétation, c’est que les indices que je viens de relever sont relativement ténus, et que l’on peut très bien n’attribuer au pluriel du mot airs qu’une emphase de pure forme. Dans ce cas, la lecture dénotative l’emporte (deux bâtiments étant comparés l’un à l’autre), et avec elle, la signification d’« apparence sociale », qui, on l’a vu, peut facilement passer de l’homme aux choses. Il reste que si l’on est sensible aux « harmoniques » des mots et des formes, l’on pourra toujours rattacher cet exemple aux métaphores vivantes.

Enfin je mettrai à part le cas un peu particulier que présente cette citation :

‘9. Charles IV ne nous montre qu’un trait nouveau, le désir de paraître ; c’est qu’il avait été élevé à la cour de France, et que les circonstances le forcèrent toute sa vie à vivre parmi les étrangers ; or nous avons vu le caractère, l’art lorrains, toujours craintifs de paraître ridicules, prendre l’air à la mode.
M. BARRÈS, Un Homme libre, 1889, pp. 115-116 (TLF, 37).’

Le mot air s’applique à deux supports en même temps, le caractère et l’art lorrains. Ce sont des noms abstraits, mais qui dénotent des réalités intégrées à l’homme (caractère), ou à son champ d’activité (art) : ici la relation se fait au groupe humain, à travers l’adjectif lorrains (qui équivaut à « des Lorrains »). La caractérisation du mot air (à la mode) relève apparemment d’un jugement social, puisqu’elle dénote la conformité aux goûts, aux manières en cours dans une société donnée. Le contexte, avec l’emploi du verbe prendre (ayant le trait agentif) et de l’adjectif à valeur psychologique craintifs, pousse à interpréter métonymiquement les noms abstraits comme représentant les personnes elles-mêmes. Dans ce contexte, voyons quelle(s) signification(s) est susceptible de prendre le mot air, selon qu’on prend en compte l’un ou l’autre de ces supports abstraits. Si l’on rattache l’air à la mode aux Lorrains via leur caractère, l’énoncé peut être paraphrasé de la façon suivante : « Les Lorrains, en raison de leur caractère, prennent l’air à la mode ». Le mot air, s’il se rapporte figurément au nom abstrait caractère (mis pour les Lorrains par synecdoque d’abstraction) vise en fait les personnes. Il ne fait donc l’objet ni d’une métaphore, ni d’un transfert de signification de l’humain au non animé, et il prend, dans ce contexte, la signification d’« apparence sociale ». L’interprétation n’est pas la même quand on rapporte, par le même processus métonymique, l’air à la mode à l’art lorrain. On entend par là que les Lorrains suivent la mode dans leur expression artistique, ce qui revient à dire, non que leur apparence à eux est conforme au goût du jour, mais qu’ils donnent à leurs œuvres la marque du courant esthétique dominant. Il en résulte que l’air à la mode s’applique à des choses, et que l’on peut voir dans cet emploi du mot air un transfert de l’apparence sociale de la personne à l’apparence esthétique de l’objet d’art, l’une et l’autre relevant de jugements portés en fonction de critères définis par la société. Au terme de cette double analyse, on se trouve finalement en présence de deux significations du mot air pour une seule occurrence... En conséquence de quoi, ces deux significations, pour s’ajuster l’une à l’autre, auront tendance à gommer leurs traits spéci­fiques. Il en résulte une signification commune d’apparence sociale, qui reste abstraite, sans substrat référentiel précis, comme suspendue entre le monde des personnes et celui des choses... Le résultat est plutôt décevant, mais il prépare peut-être certaines significations subduites que nous verrons par la suite.

On vient de voir qu’il est possible de corréler les emplois du mot air appliqué à des choses aux significations relatives à la personne. Une règle générale semble se dégager. Plus la signification relative à la personne est marquée par le trait « humain », plus la transposition est difficile. C’est le cas de l’apparence expressive du visage qui ne peut passer dans des significations relatives aux choses, et produit de véritables métaphores de personnification. L’apparence générale expressive est plus accommodante, dans la mesure où l’on peut dire de certaines choses (comme les petits diamants de France) que leur aspect « exprime » (ou non) leur vraie nature.

Mais la signification qui se prête le mieux à cette dérivation des personnes aux choses est sans conteste l’apparence sociale, qui implique un type de jugement susceptible de s’appliquer à diverses réalités, concrètes ou abstraites. On remarquera que ces réalités (ville, habitat, relations) font partie du cadre, des modalités de vie des êtres humains. Les significations ainsi obtenues par transposition d’un domaine à l’autre ne font plus véritablement image, mais il semble toutefois qu’elles conservent quelque trace du trait humain qui signe leur appartenance d’origine.

Il reste à statuer sur le cas du petit nombre d’exemples relatif aux choses, qui contiennent la fameuse séquence avoir l’air. On connaît les données du problème. Soit le mot air a son autonomie syntaxique et sémantique, soit il est pris dans la locution avoir l’air. Ce n’est que dans le premier cas qu’on peut lui attribuer l’une des significations identifiées précédemment. Précisons que, si la première interprétation doit être sou­mise à évaluation, la seconde est toujours possible. Cela signifie que, dans le meilleur des cas, l’interprétation reste ambiguë... Je me prononcerai donc uniquement sur le fait de savoir si le mot air peut (et non doit) être considéré comme un lexème de sens plein dans les contextes où il se trouve.

Voici les citations :

‘1. Vraiment aussi, il trouve que cet arbre a trop l’air en bois.
j. renard, Journal, 1894, p. 210 (TLF, 68).’ ‘2. Les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent(Flaubert). (GLLF)’ ‘3. Il a, dans la cuisse, une douleur rhumatismale qui a tout l’air d’une sciatique.
e. et j. de goncourt, Journal, févr. 1880, p. 59 (TLF, 70).’ ‘4. L’univers porte en soi d’infaillibles conseils
Dont la sagesse a l’air d’une atroce démence :...
sully prudhomme, La Justice, Commencements, 1878, p. 88 (TLF, 65).’ ‘5. Il neigeait. Je regardais par la fenêtre les flocons immaculés s’amasser sur le gazon. Peyrot sonna. J’ouvris moi-même.
— Je savais vous trouver, monsieur, par un temps pareil.
— Un temps qui déshonore le pays.
— ça en a tout l’air. Il va bientôt falloir un traîneau.
j. de pesquidoux, Le Livre de raison, t. 3, 1932, p. 86 (TLF, 72).’

Je propose, pour y voir plus clair, de détacher la suite l’air + adjectif / syntagme nominal prépositionnel du verbe avoir, et de l’introduire sous la forme d’une construction libre où le mot air ne peut avoir que sa pleine signification, dans une suite de syntagmes et à l’intérieur d’une phrase que j’invente. Voici ce que donne ce remaniement (pour lequel j’implore l’indulgence de nos chers disparus) :

  1. * Une haute taille, un feuillage touffu, l’air en bois, voilà l’arbre en question.
  2. Une forme harmonieuse, une belle couleur, l’air de boucliers d’argent, voilà les citernes du jardin.
  3. Des élancements réguliers, des picotements répétés, l’air d’une sciatique, voilà la douleur rhumatismale dont il se plaint.
  4. Une présence universelle, un grand discernement, mais l’air d’une atroce démence, voilà la sagesse des conseils de l’univers.
  5. ? Du vent, de la neige, l’air d’un temps qui déshonore le pays, voilà ce que nous avons sous les yeux.

[je souligne les séquences contenant le mot air]

La première phrase est inacceptable, à la différence des deux suivantes qui me semblent tout à fait recevables. La quatrième est certes bien bizarre, mais cela est surtout dû au fait que le type de manipulation que j’ai choisi en rajoute encore dans l’abstraction, et conduit à une telle sophistication de l’expression que l’acceptabilité de l’énoncé s’en trouve masquée. En revanche, la dernière phrase ne me paraît pas acceptable. Ces résultats appellent quelques commentaires. En 1, la caractérisation concrète (l’adjectif assimilé en bois) est incompatible avec la notion même d’apparence, qui dénote, non ce qui est, mais ce qui est vu, et récuse en conséquence les qualificatifs de nature au profit des caractéristiques pouvant être soumises à l’évaluation de l’observateur 286 . En 2, l’apparence des citernes se trouve rapportée à celle d’objets plus nobles par leur matière, leur destination (les boucliers d’argent), ce qui autorise à voir dans cet emploi du mot air la transposition de la signification « apparence sociale ». En 3, la douleur a une forme qui dénote, « exprime » pour ainsi dire, un type d’affection (sciatique), ce qui favorise cette fois le transfert de la signification « apparence expressive » 287 . Il en est de même en 4, où, si l’on surmonte un premier mouvement de recul, on s’aperçoit que la sagesse a une apparence qui la dessert, en ce qu’elle exprime son contraire, la démence 288 . Mais en 5, où l’on parle du temps qu’il fait, il semble bien difficile d’attribuer à la situation météorologique en question (désignée de surcroît de façon indéterminée par le démonstratif) une apparence de nature sociale ou expressive. Le fait que l’interprétation du mot air comme lexème de sens plein dans trois des exemples ci-dessus soit possible – même si elle ne s’impose pas en raison de la concurrence de l’autre interprétation – montre que le champ d’application du mot air dans le domaine du non animé est relativement ouvert, puisqu’on trouve ici des objets (citernes), des sensations (douleur), des qualités abstraites (sagesse). On notera que là encore il s’agit de réalités qui font partie du monde ou de l’expérience humaine.

Le problème de la transposition de l’air des personnes à l’air des choses doit donc être traité de façon plus nuancée qu’il n’apparaissait à la lecture des dictionnaires. Ceux-ci n’ayant pas toujours bien démêlé les différentes significations relatives aux personnes ne pouvaient qu’aborder confusément les diverses possibilités d’interprétation de l’air des choses. Il est certain que si l’on garde à l’esprit, de manière prégnante, la signification « expression du visage », les objets inanimés, même s’ils ont une âme, résistent... Mais les deux autres significations sont, elles, plus riches en potentialités, dans la mesure où les traits spécifiques qu’elles contiennent, qu’il s’agisse de l’apparence sociale ou de l’apparence expressive, impliquent des points de vue qu’on peut aisément appliquer à des choses. On se rend compte alors que le monde de l’animé (humain) et du non animé ne sont pas aussi clivés que pourraient le faire croire certaines dichotomies linguistiques, et qu’ils relèvent en grande partie de jugements communs. On notera toutefois que les choses concernées, si diverses soient-elles, sont, d’une manière ou d’une autre, étroitement associées à l’homme. Mais existe-t-il finalement beaucoup de non animés qui échapperaient à l’attraction anthropocentrique ?

Notes
286.

. Il ne serait toutefois pas impossible de donner au syntagme l’air en bois l’interpré­tation « l’air d’être en bois », qui sous-entend la locution (avoir) l’air et rétablit l’acceptabilité de l’énoncé. On notera qu’avec les constructions qui n’autorisent pas cette lecture (comme par exemple * Cet arbre a un air en bois), l’incompatibilité de la caractérisation et du mot air se trouve confirmée.

287.

. J’ajoute que, dans l’un et l’autre cas, la construction du type avoir un air est possible : Les citernes remplies avaient un air de boucliers d’argent ; Il a, dans la cuisse, une douleur rhumatismale qui a un air de sciatique

288.

. Là encore, on pourrait dire aisément [...] d’infaillibles conseils dont la sagesse a un air de [...] démence.