CHAPITRE PREMIER
AIR ÉLÉMENT

i – AIR-ÉLÉMENT

La première question qui se pose est de savoir si l’on peut parler d’une signification « scientifique » du mot air au XVIIe siècle. Pour nous, une telle signification se rattache clairement au domaine de la physique et de la chimie, et intègre des connaissances à peu près stables, relatives à la nature, aux propriétés et à la composition de l’air. Au XVIIesiècle, l’ancienne physique, indissociable de la pensée philosophique et d’une conception globale du monde, est toujours présente, et en particulier la théorie des quatre éléments provenant de la conception aristotélicienne 323 . Mais ce siècle est aussi le témoin d’un certain nombre de découvertes et d’expérimentations qui remettent en cause les fondements de ces savoirs anciens. La mise évidence de la pesanteur de l’air (Gassendi), la première expérience barométrique faite par Toricelli (1643), la découverte de la pression atmosphérique et les expériences touchant le vide réalisées par Pascal (1647) 324 , sont autant de changements fondamentaux qui mettent à bas les convictions héritées du passé, et ouvrent le champ à une nouvelle science et à une nouvelle métaphysique. Les dictionnaires s’inscrivent dans le courant de la pensée aristotélicienne, mais Furetière se fait en même temps l’écho des progrès de son temps. J’essaierai donc de démêler ce qui relève de l’une et l’autre approche.

Je partirai des définitions de base 325  :

  • AIR. s. m. Élément liquide et léger qui environne le globe terrestre ; la mer et la terre. L’air se divise en basse, en moyenne, et en suprême région. (Furetière).
  • Air, s. m. Un des quatre éléments. Toute cette matière liquide et transparente dans laquelle nous vivons, et qui est répandue de tous côtés autour du globe composé de la terre et de l’eau (Richelet).
  • AIR. s. m. Celui des quatre Éléments qui environne l’eau et la terre(Dictionnaire de l’Académie).

Pour la définition du terme générique élément, je ferai appel au Nouveau Petit Robert :

‘1. anciennt Les quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu, considérés comme principes constitutifs de tous les corps.’

et pour l’hyperonyme principe, je reviens à Littré :

‘Principe : Terme de physique. Ce qui constitue, compose les choses matérielles (Littré).’

La remontée hyperonymique, d’élément à principe, conduit à poser quelque chose de premier, qui entre dans la constitution de la matière 326 . L’air est un de ces principes constitutifs, comme la terre, l’eau et le feu. Ces quatre éléments sont donc posés dans une sorte d’antériorité par rapport à la matière, et ne font pas l’objet par eux-mêmes d’une décomposition. Cette relation est tout à fait différente de la conception moderne, selon laquelle l’air est un état de la matière, un gaz, lui-même décomposable 327 . L’air moderne « prend corps » en quelque sorte, par rapport à cet élément premier et non substantiel, qui présente un certain degré d’abstraction.

Les propriétés de cet élément, liquide, léger et transparent, sont relatives à sa consistance (liquide), à son poids (léger) et à sa transparence. La première propriété (liquide) doit être située dans le microsystème lexical de l’époque. Liquide n’est évidemment pas le co-hyponyme de gazeux, ni l’hyponyme de fluide,comme dans le microsystème actuel – les termes gaz / gazeux et fluide n’ayant pas alors la signification scientifique qu’on leur connaît. Les deux premiers renvoient au gaz carbonique, découvert par van Helmont (1577-1644) et appelé esprit sauvage, et le mot fluide est synonyme de liquide. On a donc une opposition simple liquide ou fluide / solide, ces adjectifs dénotant la consistance d’un corps, telle qu’elle se présente à l’observation immédiate. L’adjectif liquide représente donc une propriété de l’air (ce n’est pas un terme définitoire, comme l’était le nom fluide dans fluide gazeux) et, de plus, une propriété sensible. Il en est de même des adjectifs léger et transparent, et ces trois mots ont ici leur sens courant.

Les trois dictionnaires précisent la localisation de l’air :

AIR. s. m. Élément liquide et léger qui environne le globe terrestre ; la mer et la terre. L’air se divise en basse, en moyenne, et en suprême région. (Furetière).’ ‘ Air, s. m. Un des quatre éléments. Toute cette matière liquide et transparente dans laquelle nous vivons, et qui est répandue de tous côtés autour du globe composé de la terre et de l’eau (Richelet).’ ‘AIR. s. m.Celui des quatre Élémentsqui environne l’eau et la terre(Dictionnaire de l’Académie).

[je souligne]

Les séquences :

‘qui environne le globe terrestre ; la mer et la terre (Furetière).’ ‘qui est répandue de tous côtés autour du globe composé de la terre et de l’eau (Richelet).’ ‘qui environne l’eau et la terre (Dictionnaire de l’Académie).’

nous font passer de propriétés sensibles à une vision cosmique. On retrouve ici l’approche savante qui situe l’air par rapport à l’univers, et non dans sa relation à l’homme. L’air environne le globe terrestre, mais il est intéressant de noter que celui-ci est vu de façon différenciée, à travers la mer / l’eau et la terre qui le constituent (et même, dans le Dictionnaire de l’Académie, prennent sa place) – ce qui permet de mettre en présence les trois éléments. On notera aussi la variante est répandue (au lieu d’environner) de Richelet, qui souligne l’extension, mais est aussi en accord avec la propriété liquide que nous avons vue ci-dessus. Par ailleurs, on ne trouve ni le mot atmosphère,ni une séquence du type dont la masse forme l’atmosphère. S’il n’est pas question d’atmosphère, on trouve toutefois dans Furetière une présentation stratifiée de l’air en basse, en moyenne, et en suprême région. On trouve, dans Littré, à l’article région, les explications suivantes :

‘Région : Terme de physique ancienne. Hauteurs, couches différentes de l’atmosphère. La basse région, celle qui touche la terre immédiatement [...] La moyenne région, celle qu’on suppose commencer au-dessus des plus hautes montagnes [...] La haute région, ou région supérieure, celle qui s’étend par delà la moyenne.’

Cette tripartition est de nature à la fois empirique et hypothétique, puisqu’elle se fonde sur ce qu’on voit (la terre, les plus hautes montagnes) et ce qu’on suppose. Elle a fait place de nos jours à des divisions plus complexes (troposphère, stratosphère, mésosphère, ionosphère, etc.), définies scientifiquement par les différences d’altitude et les changements de composition moléculaire de l’air.

Furetière fait suivre la définition du mot air d’un certain nombre d’informations de nature encyclopédique. La première est relative au phénomène d’évaporation :

‘l’eau se résout, s’évapore en air.’

Ce phénomène semble anciennement connu. Et la présentation qui en est faite implique que l’eau se change en air, ce qui atteste de la méconnaissance de l’hétérogénéité des corps en présence. De notre point de vue, l’eau passe de l’état liquide à l’état gazeux, en tant que vapeur présente dans l’air 328 .

Les autres énoncés rapportent tous des expérimentations, des techniques ou des connaissances nouvelles, relatives aux propriétés physiques de l’air. On notera les verbes introducteurs (n’ont point connu, on connaît, on a trouvé, dit, prétend, soutiennent, on infère, suivant son calcul) qui déclinent différentes modalités de la connaissance et de l’opinion. On ne s’étonnera pas de voir mentionnée à plusieurs reprises la pesanteur de l’air, qu’on présente explicitement comme une donnée en rupture avec les conceptions anciennes :

‘les Anciens n’ont point connu la pesanteur de l’air 329

On infère de la pesanteur de l’air, que la terre est autant comprimée par l’air qui l’environne, que si elle était partout couverte d’eau à la hauteur de 31. pieds : et on croit que la proportion du poids de l’air à l’eau est comme d’un à mille.

La pesanteur est associée à d’autres propriétés de l’air, la chaleur (avec la température, qui est aussi mentionnée dans le Dictionnaire de l’Académie) et la sécheresse (degré d’humidité), et aux instruments de mesure qui leur correspondent :

‘on connaît la gravité de l’air par le Baromètre, sa chaleur par le Thermomètre, sa sécheresse par l’Hygromètre [...] 330

On notera que Furetière se fait l’écho d’une controverse, qu’il donne comme récente, relative à la température de l’air dans les lieux souterrains :

‘Quelques-uns soutiennent que l’air des lieux souterrains n’est pas effectivement plus froid en été, mais qu’il paraît seulement tel en comparaison du dehors, qui est beaucoup plus chaud.
On sait qu’Aristote distinguait, en ce qui concerne la formation de l’eau, l’eau dans l’atmosphère, l’eau à la surface de la terre et les eaux souterraines (D. Parrochia, 1997, p. 41). ’

Ici il s’agit de savoir si les lieux souterrains sont réellement plus froids en été ou si cette variation apparente ne résulte que de la mise en contraste avec l’air extérieur (ce qui serait une hypothèse récente). On se reportera sur ce point à Fontenelle (cité dans Littré à l’article souterrain) :

‘De grands physiciens ont fort bien trouvé pourquoi les lieux souterrains sont chauds en hiver et froids en été : de plus grands physiciens ont trouvé depuis peu que cela n’était pas, Fonten. Oracl. I, 4.’

La découverte du vide, qui est corrélée à celle de la pesanteur, est évoquée par référence à la pompe à air de Boyle 331  :

‘on a trouvé l’invention de pomper l’air pour faire du vide, par la machine de Mr Boyle.’

On trouve également des considérations sur le volume de l’air, associées au nom du physicien français Mariotte (1620-1684) :

‘Mr Mariotte dans ses Essais de Physique dit que l’air se peut dilater plus de quatre mille fois davantage qu’il n’est auprès de la terre avant que d’être dans sa dilatation naturelle, telle qu’il l’a au haut de l’atmosphère, où il n’est chargé d’aucun poids. Sa hauteur, suivant son calcul, ne va guère qu’à 20. lieues: et elle n’irait pas à 30. quand il serait huit millions de fois plus raréfié que celui qui est près de la Terre.’

L’augmentation du volume de l’air (sa dilatation) est donnée comme inversement proportionnelle à sa pesanteur. Les conditions extrêmes qui vérifient cette loi se rencontrent au haut de l’atmosphère, où l’air, qui n’a plus de pesanteur, se trouve dans sa dilatation naturelle 332 . Selon Mariotte, cet état de l’air correspondrait à une hauteur ne dépassant pas 20 lieues, c’est-à-dire environ 80 km. Ce calcul nous situe, au-delà de la troposphère (de 6 à 17 km d’altitude), puis de la stratosphère (de 18 à 50 km d’altitude), dans ce que nous appellerions la mésosphère, d’altitude com­prise entre 60 et 100 km. Cette conception méconnaît l’existence des plus hautes couches de l’atmosphère, la ionosphère (de 100 à 1000 km), dans laquelle les gaz sont fortement ionisés par le rayonnement cosmique et solaire, et l’exosphère, partie la plus élevée de l’atmosphère où les molécules les plus légères, ne subissant plus l’attraction terrestre, sont attirées vers l’espace intersidéral.

On doit à ce même physicien une remarque concernant la couleur de l’air (bleu), qui entre en opposition avec la transparence posée dans la définition, et que rapporte également Furetière :

Le même Mariotte prétend que l’air est bleu, contre l’opinion de plusieurs qui le croient sans couleur.

On voit donc que des caractéristiques fondamentales de l’air, telles que le volume et la pesanteur, se mettent en place, sans que pour autant le terme générique d’élément soit remis en cause. Encore fallait-il en mettre un autre à sa place. Or il convient de rappeler que si un physicien comme Boyle rejette la théorie des éléments d’Aristote et définit les corps simples et primitifs et les corps composés, il ne parvient pas au concept d’élément chimique. C’est seulement avec Lavoisier (1743-1794) que seront distin­gués les éléments (oxygène et azote) constituant l’air atmosphérique, et que sera fondée la chimie moderne.

La mise en relation de l’air avec l’homme et avec le phénomène de la respiration n’est pas absente des dictionnaires. On la trouve dans Furetière et Richelet. Voici les séquences et énoncés qui s’y rapportent :

‘Toute cette matière liquide et transparente dans laquelle nous vivons, et qui est répandue de tous côtés autour du globe composé de la terre et de l’eau. (Richelet) [je souligne]
on ne peut vivre sans la respiration de l’air, on ne peut pas vivre de l’air. (Furetière)’

On notera que, dans Richelet, le point de vue anthropocentrique et la vision cosmique sont mis sur le même plan par la coordination des deux relatives (dans laquelle nous vivons et qui est répandue [...]). L’air est présenté par Richelet comme la matière dans laquelle on vit, et par Furetière, comme l’élément qui nous maintient en vie, grâce à la respiration. Mais si cet élément est nécessaire, il n’est pas suffisant (on ne peut pas vivre de l’air). Ce qui diffère des définitions modernes, c’est que l’air apparaît comme ce qui contient les êtres humains, et que la notion de vie est mise au premier plan 333 . Il convient de rappeler qu’à cette époque, on ne peut parler de milieu, puisque la signification biologique de ce mot n’est apparue qu’au XIXe siècle, et que la nécessité de la présence de l’air pour maintenir la respiration (et la combustion) venait tout juste d’être mise en évidence par Boyle. C’est seulement au XVIIIe siècle, avec Priestley (1733-1804), puis Lavoisier (1743-1794) qu’on décrira le phé­nomène de la respiration comme une combustion assurée par l’inspiration de l’oxygène de l’air. Les données des dictionnaires ne préfigurent pas ici l’avènement de la biologie, encore très lointaine (il faudra attendre le début du XIXe siècle, avec Lamarck). Le point de vue est d’ailleurs très anthropocentrique : il n’est pas question des êtres vivants, mais de nous.

Il est en revanche une filiation qu’on ne peut négliger, et que mettent assez bien en évidence certains contextes du Dictionnaire de l’Académie relatifs aux qualités de l’air :

‘[...] air sain, mal sain. bon air. bel air. grand air. mauvais air. air doux. air tempéré. air subtil. air grossier. air étouffé, renfermé, corrompu. air contagieux, infecté. ’

De tels contextes impliquent les effets que peut produire l’air sur le corps humain, et nous rappellent que nous sommes encore dans le cadre de la médecine hippocratique, qui situe le sujet dans son environnement, dont l’atmosphère fait partie. C’est ce que la correspondance de Mme de Sévigné nous permettra de confirmer et de développer.

Venons-en maintenant à ce corpus. Le mot air est rarement employé, dans cette correspondance, pour dénoter l’élément en tant que tel, et quand c’est le cas, le contexte ne présente aucune considération « scientifique ». Je relève un emploi générique dans cette citation de Bussy-Rabutin :

‘Les rois peuvent, à force d’argent, donner à la terre une autre forme que celle qu’elle avait de la nature, mais la qualité de l’eau et celle de l’air ne sont pas en leur pouvoir. (t. 2, l. 662, p. 634)’

où l’on retrouve les trois éléments, terre, eau et air 334 .

Quand Mme de Sévigné emploie le mot air au sens d’« élément », loin de faire la savante, elle le fait dans le contexte métaphorique le plus banal :

‘Je souhaite, ma petite, que vous m’aimiez toujours ; c’est ma vie, c’est l’air que je respire. (t. 1, l. 157, p. 226).’

Si l’air est indispensable à la vie, il ne suffit pas à l’entretenir, comme le note Furetière :

‘on ne peut vivre sans la respiration de l’air, on ne peut vivre de l’air.’

C’est ce second aspect qu’illustre l’emploi métaphorique de l’expression vivre de l’air, dans la citation suivante de Mme de Sévigné :

‘< Vous me faites assez entendre ce qui vous peut manquer pour faire le voyage de Paris1 ; mais quand je songe que le Coadjuteur2 est prêt à partir, lui qui avait engagé3 son abbaye pour deux ans, qui voulait vivre de l’air, qui voulait chasser tous ses gens et ses chevaux, et que je vois qu’on fait donc quelquefois de la magie noire, cela me fait croire que vous en devez faire comme les autres, cette année ou jamais. (t. 1, l. 352, p. 640) 335 ’ ‘1. L’argent (voir note 2 de la p. 640, p. 1367).’ ‘2. Jean-Baptiste de Grignan, frère du comte.’ ‘3. Engager : assigner pour gage 336 . ’

Mme de Sévigné fait remarquer à sa fille, qui ne veut pas faire le voyage de Paris pour une question d’argent, que son beau-frère, lui, est prêt à partir alors qu’il n’a pas de ressource (puisqu’il veut vivre de l’air) – ce qu’elle appelle fair[e] de la magie noire.

L’air est aussi l’élément qui reçoit et transmet les sons, et en particulier la voix humaine :

‘On ne vous oublie point et vos louanges remplissent l’air. (t. 1, l. 230, p. 406)’

Songez à Mme de Cauvisson ; ce fils, ce cher fils, dont les moindres intérêts la faisaient monter aux nues, marié contre son gré, une stérilité dont elle était inconsolable, le voilà mort. Que deviendra-t-elle ? On pourra bien dire d’elle : forsennata gridava 1. L’air sera rempli de ses clameurs ; ma bonne, elle me fait pitié, et à vous aussi, j’en suis bien assurée. (t. 3, l. 1218, p. 907)

‘1. « Hors d’elle-même, elle criait » (note 7 de la p. 907, p. 1577). Il s’agit du début des plaintes d’Armide abandonnée par Renaud (Jérusalem délivrée, XXVI, 40) (voir note 3 de la p. 45, l. 817, t. 3, p. 1177).’

La collocation verbale (remplir) est usuelle, et elle assimile métaphoriquement l’air à un contenant, et les paroles à de la matière. Par métonymie de la cause pour l’effet, c’est la perception auditive qui est dite. Ces différents emplois sont attendus.

En revanche, on peut relever deux contextes plus étonnants. Dans le premier :

‘Je crois, ma chère Comtesse, que vous êtes persuadée que je ne souhaite pas moins que vous de vous revoir et de nous embrasser. Et si nous ne pouvons pas trouver moyen d’anéantir l’air qui se trouve entre nous1, il faudra que tout simplement, comme du temps de nos pères, nous fassions beaucoup de pas chacun de notre côté ; ils me seront bien doux, quand ce sera pour vous rencontrer. (t. 2, l. 803, p. 1068)’ ‘1. Variante : trouver l’invention d’anéantir l’air qui nous sépare, il faudra (p. 1582).’

le mot air entre dans une combinatoire où l’on s’attendrait plutôt à trouver le mot distance (soit : anéantir la distance qui se trouve entre nous, qui nous sépare). Il est difficile de savoir si, dans cet emploi, le mot air a son sens propre (on considère qu’il y a entre deux lieux une certaine quantité d’air), ou s’il fait image (par métonymie). Et dans ce cas, l’image est-elle usuelle, ou la devons-nous à Mme de Sévigné ? D’une manière ou d’une autre, si cet emploi est possible à l’époque, alors qu’il nous semble inapproprié, c’est qu’il implique une conception de l’air qui nous est en partie étrangère. Je pense que c’est la forte présence de cet élément dans la vie humaine, qui fait qu’il peut être vu comme une mesure dans l’espace.

Le second est plus mystérieux encore :

‘Je mourais de peur qu’un autre que moi vous eût donné le plaisir d’apprendre la bonne nouvelle [...] Mon Dieu, que cette nouvelle vous a été sensible et douce, et que les moments qui délivrent tout d’un coup le cœur et l’esprit d’une si terrible peine font sentir un inconcevable plaisir ! De longtemps je ne serai remise de la joie que j’eus hier. Tout de bon, elle était trop complète ; j’avais peine à la soutenir. Le pauvre homme1 apprit cette bonne nouvelle par l’air, peu de moments après, et je ne doute point qu’il ne l’ait sentie dans toute son étendue. (t. 1, l. 70, p. 78)’ ‘1. Foucquet. Mme de Sévigné écrit à Pomponne ce 21 décembre 1664. Elle a appris la veille que son ami Foucquet, dont elle suivait jour après jour le procès, et pour lequel le Procureur avait requis la pendaison, échappait à la condamnation à mort.’

Que veut dire Mme de Sévigné quand elle écrit : Le pauvre homme apprit cette bonne nouvelle par l’air ? Certes, on comprend que le pri­sonnier communique avec l’extérieur, ce que confirme d’ailleurs cet ex­trait de la lettre précédente :

‘Il sait tous les jours ce qui se passe, et tous les jours il faudrait faire des volumes à sa louange. (t. 1, l. 68, p. 77)’

Mais quelle est la nature de cette transmission d’information ? On peut proposer une lecture « réaliste », selon laquelle des personnes extérieu­res feraient passer des messages au prisonnier, sous une forme ou sous une autre. On dispose, sur lesyntagme qui nous intrigue, de la note suivante de Monmerqué 337  : Par des signaux 338 , qui peut faire penser à des moyens non verbaux d’information. Dans ce cas, par l’air soulignerait, par la métaphore de l’air invisible et impalpable, le caractère clandestin, secret, de la communication. Il reste toutefois un doute en faveur d’une interprétation plus étrange, d’ordre surnaturel en quelque sorte. Dans une lettre antérieure d’un mois environ, Mme de Sévigné dit ceci :

‘On parle fort à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a demandé une chose qui me fait frissonner. Il conjure une de ses amies de lui faire savoir son arrêt par une certaine voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui enverra, sans préambule, afin qu’il ait le temps de se préparer à en recevoir la nouvelle par ceux qui viendront lui dire ; ajoutant que pourvu qu’il ait une demi-heure à se préparer, il est capable de recevoir sans émotion tout le pis qu’on lui puisse apprendre. (t. 1, l. 60, p. 58)’

L’air serait-il cette voie enchantée (cf. note 5 de la p 78, p. 917), qui transmet des messages en dehors de toute perception sensible ? Je note en tout cas que des phénomènes, donnés comme extraordinaires par Mme de Sévigné, se sont manifestés quelques jours avant la sentence – le plus notable et le plus significatif étant l’apparition d’une comète (t. 1, l. 68, p. 75) du côté du faubourg Saint-Marceau, qu’on dit qui regarde la Bastille 339 . L’air serait dans ce cas, non plus cette distance qui éloigne Mme de Sévigné de sa fille, mais au contraire, un agent de transmission qui relie des êtres séparés...

Notes
323.

. L’origine de cette théorie est probablement plus ancienne et il conviendrait de remonter à Empédocle. Je ne peux évidemment exposer ici les fondements de la science antique, non plus que ceux de la science du XVIIe siècle. On se reportera à M. Daumas, 1957, ainsi qu’à R. Taton, 1966 et 1969.

324.

. On se reportera aux écrits de physique de Pascal, dans Pascal, Œuvres complètes, Édition présentée, établie et annotée par M. Le Guern, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1998, t. 1 (p. 355-540).

325.

. J’adopte une graphie modernisée.

326.

. Je ne chercherai pas à définir la matière, sinon en reprenant cette périphrase de Littré :

Substance qui, produisant sur nos organes un certain ensemble de sensations déterminées, est étendue et impénétrable [...].

327.

. On notera toutefois que, dans Richelet, élément est repris par matière, ce qui tend à assimiler l’un à l’autre.

328.

. La vapeur d’eau est restée longtemps « un mystère » (D. Parrochia, 1997, p. 96).

329.

. Cet énoncé, qui apparaît en début d’article, est le premier qui évoque une propriété physique de l’air.

330.

. Le baromètre dérive de l’expérience de Toricelli. Le premier thermomètre médical date de 1612 et serait dû au médecin italien Antonio Santorio. Le thermomètre à alcool a été mis au point par l’Allemand Otto von Guericke vers 1656, et c’est seulement en 1714 qu’un autre Allemand, Daniel Gabriel Fahrenheit aura l’idée de remplacer l’alcool par du mercure (D. Parrochia, 1997, p. 97). Quant à l’hygromètre, son usage fut introduit par Santorio Santorio (1561-1636).

331.

. « [...] au XVIIe siècle, et dès lors que le vide est mis en évidence, on commence à fabriquer des engins pneumatiques, des pompes à air : c’est le cas de Otto von Guericke, de Huygens, de Boyle » (D. Parocchia, 1997, p. 109). L’Allemand Otto von Guericke fut l’inventeur du premier modèle vers 1650. Boyle, physicien et chimiste irlandais (1627-1691), améliora le modèle de ses prédécesseurs en inventant « une expérience particulièrement ingénieuse, celle du “ vide dans le vide ” » (D. Parocchia, 1997, p. 109-110).

332.

. C’est en 1676 en effet que Mariotte revérifia la loi découverte par Boyle, de la proportionnalité inverse du volume et de la pression à température constante, en y adjoignant toutefois une limite due aux conditions de raréfaction du gaz (loi de Boyle-Mariotte).

333.

. Le GLLF offre toutefois une image proche dans sa définition :

Ce gaz en tant que nous sommes baignés par lui, que nous le respirons [je souligne].

334.

. Je reviendrai par la suite sur le contexte de cette citation.

335.

. Les références aux petites notes de l’édition de R. Duchêne se feront de la façon suivante. Si je reproduis intégralement la petite note, j’introduis directement les indica­tions chiffrées (par exemple : note 2 de la p. 640, p. 1485). Sinon, je les fais précéder de voir (comme ci-dessus) D’autre part, le numéro et / ou la place de la petite note que j’utilise ne correspondent pas nécessairement à ceux de l’édition (ainsi ma petite note 1 ci-dessus est, dans l’édition de R. Duchêne, la petite note 2, et elle ne figure pas à cette place). Enfin, quand la petite note que je reproduis figure dans la page où se trouve la citation, je mentionne seulement cette page (ci-dessus par exemple : note 2 de la p. 684), mais quand je fais appel à une citation extérieure, je mentionne bien sûr la page, la lettre et le tome de cette citation. Dans tous les cas, je précise la page où se trouve développée la petite note, à la fin du volume, dans « Notes et choix de variantes » (ci-dessus par exemple : p. 1485 et p. 1228).

336.

. Je rappelle que, sauf indication contraire, les définitions seront empruntées à Littré.

337.

. À qui l’on doit, rappelons-le, la première grande édition moderne des lettres de Mme de Sévigné en 1818-1819.

338.

. Voir note 1 de la p. 143, l. 42, t. 1, p. 973, de l’édition de Gérard-Gailly.

339.

. Précision que l’on doit à Olivier Lefèvre d’Ormesson (voir note 5 de la p. 75, l. 68, t. 1, p. 912-913), rapporteur du procès du Surintendant.