2 – Air-temps

Après l’élément-climat, voyons l’élément-temps.

Dans quelques emplois, moins nombreux que précédemment, le mot air prend une signification qui tend à se rapprocher de ce que nous entendons par le temps qu’il fait, sans que, là encore, il s’agisse de faire de ces deux mots des synonymes.

Je partirai de l’exemple suivant :

‘Ma bonne, il y a longtemps que vous sentez ce mal ; j’en suis très effrayée, et je ne trouve pas que ce soit là un mal de poitrine comme les autres. Je me souviens toujours de ce poumon dont me parla M. Fagon, et ce qu’il me dit. Comment avez-vous pu croire être guérie de ce mal et chanter victoire sur votre poitrine ? Je vous conjure de me répondre avec sincérité. Ce mal est-il continuel ? Est-il comme la bouffée de Livry ? [...] Vos artères que vous croyez dilatés et gonflés, peuvent-ils être cause de ce mal quasi continuel au côté gauche ? Vous qui savez tout, parlez-moi là-dessus. Quand le temps est doux ici, je pense qu’à Aix il est encore plus doux, mais cet air doux est grossier, et vous incommode quelquefois comme la bise. Quand vous vous promenez par ces beaux jours que je connais, y portez-vous cette douleur, cette pesanteur ? (t. 2, l. 727, p. 801-802)

Cette lettre est du 19 janvier 1680. Mme de Sévigné écrit de Paris à sa fille, qui se trouve à Aix. La bouffée de Livry fait allusion à un accès de fièvre survenu à Livry en mai 1679 (voir note 1 de la p. 802, p. 1468). ’

Nous avons ici un enchaînement anaphorique qui comporte trois étapes. On part du temps qu’il fait à Paris (ici), puis du temps (repris par le pronom il) qu’il fait à Aix, lui-même repris par l’anaphore du démonstratif (cet air). Les deux mots air et temps sont donc formellement mis en relation. Dans la phrase suivante, le syntagme par ces beaux jours que je connais évoque encore le temps qu’il fait, en jouant sur la double localisation d’Aix et de Paris, puisque Mme de Sévigné parle à la fois de sa fille (vous vous promenez) et d’elle-même (que je connais). La caractérisation (doux), qui est la même pour les deux mots temps et air, dénote la sensation agréable que donne l’état de l’atmosphère. Elle peut s’appliquer à la température, qui est une composante fondamentale du temps qu’il fait 445 . Mais la comparaison qui suit (comme la bise) fait penser aussi à un temps calme, non agité, lié à l’absence de vent violent – ce qui n’empêche pas une convergence inattendue, au niveau des effets, entre ces deux états contrastés (vous incommode).

On notera que les coordonnées spatio-temporelles ne se présentent plus de la même manière que pour la signification « air-climat ». Si l’on remonte à la source du syntagme anaphorique cet air, on trouve la structure à Aix il [le temps] est encore plus doux, qui pourrait donc s’appliquer au mot air lui-même. Le mot air ne se trouve plus attaché à un lieu, dans le cadre de l’actualisation fermée d’un syntagme nominal (du type l’air de = nom de lieu). Rappelons cet exemple de notre corpus précédent, qui concerne également la ville d’Aix :

‘qu’elle ne partît que cet automne pour passer l’hiver à Aix, dont l’air est bon (t. 2, l. 643, p. 608, citation 13 du corpus d’air-climat)’

On y trouve le pronom relatif dont (d’Aix), et non le pronom / adverbe de lieu . De plus, dans la structure à + nom de lieu (l’air) que nous trouvons dans le présent corpus, il n’est pas possible d’interpréter le syntagme défini l’air comme une anaphore associative, en lui prêtant une complémentation implicite, qui le ramènerait finalement au syntagme du type l’air de + nom de lieu (* à Aix, l’air d’Aix) – comme il a été proposé pour certaines occurrences du corpus d’air-climat. Dans le cas présent, on a à faire au syntagme libre l’air, dans lequel le syntagme défini ne tire pas son interprétation au contexte, le mot air et l’indication de lieu se trouvant dissociés, posés indépendamment l’un de l’autre. On retrouve ici le type d’emploi qui se trouvait privilégié dans le corpus d’auteurs modernes, qui illustrait l’actualisation du mot air-fluide gazeux. Nous verrons un peu plus loin que notre corpus offre cette fois tout à fait explicitement un critère permettant de valider cette analyse. Ce changement de construction s’accompagne d’un changement de valeur de la préposition. Si la préposition de a plutôt une valeur d’origine, la préposition à se contente de situer dans un lieu.

Quant à la dimension temporelle, elle ne concerne qu’une durée limitée (à l’intérieur de laquelle un fait peut se répéter), comme le montrent les subordonnées quand le temps est doux ici et quand vous vous promenez. On notera toutefois que Mme de Sévigné passe de l’air pris à un moment donné au type d’air qu’il représente, par le démonstratif cet air, et c’est à cet air générique qu’elle attribue une qualité (grossier) et une action sur la santé des personnes (vous incommode).

Avant d’en venir au corpus qui correspond à cette signification du mot air, je propose un traitement séparé de la citation suivante, qui illustre la signification d’« élément-temps », mais dans le cadre d’une interprétation figurée :

‘Votre automne, qui devait être si agréable, n’a-t-elle pas été troublée comme d’un orage au milieu du plus beau temps du monde ? Mais il me semble que tous ces nuages passeront, et que l’air deviendra serein. Tous vos plaisirs ne sont que reculés. M. de Grignan reviendra de Marseille, et vos Grignan de Paris. (t. 3, l. 813, p. 32)

Dans cette lettre du 6 octobre 1680, Mme de Sévigné fait allusion à l’obligation dans laquelle s’est trouvé M. de Grignan d’aller à Marseille (voir note 3 de la p. 32, p. 1172) le 25 septembre 1680, afin d’exécuter les ordres du roi concernant les Messinois réfugiés dans cette ville (après l’abandon de Messine par la France). Sur ce point d’histoire, on se reportera à la note 2 de la p. 30, l. 812, t. 3, p. 1171).’

Cette citation fait écho à ce passage de la lettre précédente (2 octobre 1680) :

‘Je suis fâchée du voyage de M. de Grignan [...] Quelle bombe tombée au milieu des plaisirs et de la tranquillité de votre automne ! (t. 3, l. 812, p. 30)’

dans laquelle on trouve une métaphore militaire (quelle bombe).

Dans cette citation, la comparaison qui présente le voyage de M. de Grignan comme un orage se déploie ensuite en allégorie, ce qui autorise les deux lectures, littérale et figurée. C’est la première qui nous intéresse. L’orage en question est mis en contraste avec le plus beau temps du monde. On souhaite naturellement la disparition du premier, l’orage, repris par tous ces nuages, et le retour du second, le beau temps faisant place à l’air serein. Les deux mots temps et air évoquent donc une même situation. L’adjectif serein (« qui est sans nuage, sans brouillard et sans vent », Littré), qui qualifie le mot air, pourrait aussi bien s’appliquer au mot temps. On notera l’emploi du syntagme nominal l’air non déterminé. La référence temporelle est contenue dans votre automne, qui délimite une saison, et, en la rattachant à la personne (votre), implique aussi une localisation spatiale. Quant à la lecture figurée, elle repose sur l’assimilation, qu’on trouve dans d’autres contextes, d’événements, d’actions, ou d’états humains, à des phénomènes naturels, de nature météorologique. Elle milite en faveur du rapprochement de l’air-élément avec l’air-manière d’être.

Voici les occurrences du corpus d’« air-temps » 446  :

Notes
445.

. Doux : [...] qui fait sur les sens une impression agréable [...] « Il fait doux [c’est-à-dire la température de l’air est douce, tiède] », Sév.

446.

. Je n’inclus pas l’exemple précédent dans la numérotation.