Tome 2 : décembre 1675 - octobre 1679

‘2. Cette pommade vient de votre petite femme, à qui vous l’avez demandée ; vous vous en êtes toujours bien trouvée1, mais dans un autre pays, la pommade est trop engraissante. Je vous souhaite souvent à 465 l’air de ces bois,quinourrit le teint comme à Livry, hormis qu’il n’y a point de serein, et que l’airest admirable. (t. 2, l. 456, p. 185)
Cette lettre a été envoyée des Rochers, le 11 décembre 1675.
1. Pour lutter contre la sécheresse de l’air en Provence (note 7 de la p. 185, p. 1178).’ ‘3. Ah ! ma très chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici ! Quel air doux et gracieux ! quelle fraîcheur ! quelle tranquillité ! quel silence ! Je voudrais vous en pouvoir envoyer, et que votre bise fût confondue. Vous me dites que je suis en peine de votre maigreur ; je vous l’avoue. C’est qu’elle parle et dit votre mauvaise santé. Votre tempérament, c’est d’être grasse, si ce n’est, comme vous dites, que Dieu vous punisse d’avoir voulu détruire une si belle santé et une machine si bien composée ; c’est une si grande rage que de pareils attentats que Dieu est juste quand il les punit. (t. 2, l. 586, p. 481-482)
Mme de Sévigné est à Livry quand elle envoie cette lettre datée du 3 juillet 1677.’ ‘4. Votre fils est gaillard et mange comme un petit démon dans l’air de cette forêt. (t. 2, l. 679, p. 664)
Selon R. Duchêne (voir note 1 de la p. 664, p. 1413), cette lettre a dû être envoyée de Livry, au printemps-été de 1679.’ ‘5. Je voudrais bien que votre poumon fût rafraîchi de l’air que j’ai respiré ce soir : pendant que nous mourions à Paris, il faisait ici un orage, jeudi, qui rend encore l’air tout gracieux. (t. 2, l. 680, p. 665)
Il s’agirait du même lieu et de la même époque, toujours d’après R. Duchêne (voir note 2 de la p. 664, p. 1413). On notera que cette lettre comporte l’indication samedi au soir.’ ‘6. Il y a des styles à quoi je ne me puis accoutumer ; j’aime bien mieux être toute seule dans cette avenue. Nous y étions hier, Saint-Aubin et moi. Il lisait. Je l’écoutais, et je regardais le petit pays doux que vous connaissez ; je vous souhaitais l’air que je respirais. Nous avions entendu un cor dans le fond de cette forêt. Tout d’un coup nous avons entendu passer comme une personne au travers des arbres ; nous avons regardé : c’était un grand chien courant. (t. 2, l. 696, p. 696-697) 466
Nous sommes dans la forêt de l’abbaye de Livry, ce vendredi 6 octobre 1679.
Charles de Coulanges, seigneur de Saint-Aubin, est un des frères de l’abbé de Coulanges.’ ‘7. L’autre jour on me vint dire : « Madame, il fait chaud dans le mail1 ; il n’y a pas un brin de vent. La lune y fait des effets les plus brillants du monde. » Je ne pus résister à la tentation. Je mets mon infanterie sur pied. Je mets tous les bonnets, coiffes et casaques, qui n’étaient point nécessaires ; j’allai dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre [...] Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s’appelle des esprits et que notre imagination en est le théâtre, nous nous en revînmes sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité. (t. 2, l. 772, p. 970)
La lettre est datée du 12 juin 1680. Mme de Sévigné est aux Rochers depuis le 31 mai 1680. Le passage supprimé développe toutes les figures fantasmagoriques que le clair de lune fait apparaître dans le mail.
1. Le mail est le nom d’un jeu dans lequel on pousse des boules avec un maillet, comme au croquet ou au golf. C’est aussi celui du lieu, planté d’arbres, où l’on y joue (voir note 6 de la p. 221, l. 156, t. 1, p. 1057). Il s’agit ici du mail des Rochers, partie du parc boisé la plus proche du château (voir note 1 de la p. 222, l. 470, t. 2, p. 1198). ’

Le mot air entre dans un syntagme nominal, qui lui apporte une déter­mination, sous forme :

  • d’un nom de lieu actualisé : l’air de ces bois (2), l’air de cette forêt (4), l’air [de ce mail] (7) ;
  • d’un nom de temps non actualisé : cet air de printemps (1) ;
  • d’une relative : l’air que j’ai respiré ce soir (5), l’air que je respirais (6).

Dans l’exemple 3, le syntagme nominal est du type :

  • déterminant exclamatif (quel) + air + adjectif (doux / gracieux).

La présence du déterminant exclamatif rend les deux adjectifs facultatifs. Ce sont des épithètes explicatives, qui développent la caractérisation implicite contenue dans quel.

Quelle que soit la structure du syntagme nominal, on notera qu’en contexte, il renvoie toujours à un air pris « en situation », qu’il s’agisse d’une situation présente ou passée. Les coordonnées spatio-temporelles se resserrent autour du / des personnages, dans des limites devenues plus étroites. Et le mot air est toujours mis en relation avec la personne du locuteur, par l’emploi des temps verbaux, de déictiques et d’embrayeurs.

Voyons d’abord les syntagmes 2, 4 et 7, qui contiennent un complément de lieu. En 2, ces bois sont le domaine du château des Rochers, tandis qu’en 4, il s’agit de la forêt de l’abbaye de Livry. En 7, le mail occupe une partie seulement du parc des Rochers. Ces lieux circonscrivent un cadre trop étroit et trop personnel pour que des considérations relatives au climat ou au temps puissent s’y attacher. On parlera plutôt de l’atmosphère de ces bois, de cette forêt, de ce mail, et il est peu probable que la préposition de garde sa valeur d’origine. Je l’interprète plutôt comme une simple localisation, paraphrasable par « l’air dans ces bois, cette forêt, dans ce mail ». En 2 et 4, les personnages sont Louis-Provence et Mme de Grignan. En 4, le petit-fils de Mme de Sévigné mange comme un petit démon dans l’air de cette forêt, ce qui implique la répétition d’une même scène dans une durée non précisée, mais qui reste limitée (elle pourrait couvrir les jours qui précédent l’envoi de la lettre). En 2, Mme de Sévigné introduit sa fille dans le parc des Rochers, dans des scènes qui se répètent également (souvent), mais qui ne sont qu’imaginées – cette représentation s’inscrivant, là encore, dans un temps proche du moment de l’écriture. Dans les deux cas, le rapport à l’épisto­lière est encore souligné par l’emploi de déterminants démonstratifs ( ces bois, cette forêt), qui suggèrent que Mme de Sévigné a sous les yeux, ou du moins autour d’elle, dans le temps qu’elle écrit, les espaces naturels dont il est question. En 7, le lieu dont il s’agit, le mail est, à la fois, le cadre d’un petit récit (fantastique), situé dans un passé proche (l’autre jour) dont Mme de Sévigné est l’héroïne (j’allai dans ce mail), et l’objet d’une remarque au présent (l’air [de ce mail] est comme celui de ma chambre), qui marque une distance par rapport à l’événement rapporté, mais dont l’extension dans la durée reste relative. Mme de Sévigné veut sans doute souligner que la douceur de l’atmosphère, dans ce mail, n’est pas occasionnelle, exceptionnellement liée à cette soirée, mais qu’elle a déjà pu en faire l’expérience (elle est aux Rochers depuis une dizaine de jours). De plus, ce présent nous rattache à la personne du locuteur, puisqu’il exprime une durée qui va jusqu’au moment de l’écriture.

On peut ensuite rapprocher les exemples 1 et 3, qui donnent des indications temporelles explicites. En 1, le nom printemps dénote une saison, c’est-à-dire un laps de temps relativement étendu, qui, en principe, ne serait pas incompatible avec l’air-temps. Mais la structure du syntagme cet air de printemps modifie cette perspective. Le complément de temps, n’étant pas actualisé, tend vers une fonction adjectivale (cet air de printemps / cet air printanier), et vient s’adjoindre en tant que caractérisation facultative. Le déterminant démonstratif vient se placer devant le mot air lui-même ( cet air de printemps), formant avec lui un syntagme pouvant se suffire à lui-même. On n’a donc pas à faire à un syntagme du type l’air du printemps, qui, rendant l’air en quelque sorte co-extensif à la saison, favoriserait l’interprétation « air-temps », mais au syntagme cet air (de printemps), qui actualise le mot air par référence au locuteur. De plus, le contexte de cette citation est au présent, qui traduit une véritable simultanéité avec le temps de l’écriture (je veux), ou feint d’inclure dans cette actualité des actions qui sont imminentes (je m’en vais présentement , j’y mène, je veux), ou très proches (je reviens demain ). Cet air de printemps est donc l’air qui environne Mme de Sévigné, et qui se déplace même avec elle, si l’on comprend que, partant de Paris, elle va le trouver pleinement à Livry. On reste donc dans la signification d’« atmosphère ». Le syntagme nominal de la citation 3 quel air (doux et gracieux) ne contient aucun complément de lieu ni de temps. Mais il est centre d’une phrase nominale qui s’enchaîne à la phrase précédente Ah ! ma très chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici ! Cette phrase fournit, dans la subordonnée comme on les a ici (les reprenant des nuits), plusieurs indications. Le lexème nuit dénote déjà par lui-même une division de la journée à propos de laquelle on ne parle pas du temps qu’il fait, mais plutôt de l’atmosphère qui s’en dégage. La succession de nuits qu’évoque le pluriel est située dans un espace / temps repéré à partir de la locutrice, l’adverbe ici renvoyant au lieu qu’elle habite (l’abbaye de Livry), et le présent couvrant une durée limitée qui est au plus près du moment de l’écriture. On se rapproche donc de la personne, d’autant plus qu’on peut penser que les bonnes conditions évoquées (l’air doux et gracieux, la fraîcheur, la tranquillité, le silence) valent pour chaque « occurrence » nocturne. On peut même se demander si ces propositions exclamatives nominales, détachées de la première phrase et plus marquées par l’émotion, ne miment pas un discours relatif à une seule nuit typique, qui serait représentative de toutes les autres.

Dans les citations 5 et 6, les syntagmes nominaux contiennent une relative qui permet d’attacher l’air directement à la personne (qui est en même temps la locutrice), prise dans une situation particulière. Le lieu est, implicitement en 5, la forêt de Livry, qui se réduit encore, en 6, à l’avenue où se trouvent Mme de Sévigné et son oncle. L’évocation s’inscrit, dans les deux cas, dans un passé proche (ce soir, hier) repéré à partir du moment de l’écriture. En 5, l’action de respirer est à peine décalée par rapport à ce moment – le passé composé (j’ai respiré) ayant la valeur d’un passé récent (« je viens de respirer »), et le circonstant ce soir englobant dans sa durée l’enchaînement des deux actions (n’oublions pas que Mme de Sévigné écrit le samedi au soir). L’action est donnée comme limitée dans le temps. La relative qui rend encore l’air tout gracieux, qui reprend le mot air, contient un présent qui indique que cet air qu’elle vient de respirer est toujours présent, ce qui n’a rien de surprenant, mais qui précise aussi, avec l’appoint de l’adverbe encore, qu’il perdure depuis deux jours (du jeudi au samedi). Dans la citation 6, c’est un petit événement qui est mis en scène, à travers l’alternance des temps. Les verbes à l’imparfait décrivent l’attitude des personnages (Nous y étions, Il lisait, Je l’écoutais, et je regardais, je vous souhaitais l’air que je respirais), et dont ils furent tirés tout d’un coup par le passage d’un grand chien courant – les passés composés (nous avons entendu, nous avons regardé) traduisant la rupture avec l’état antérieur 467 . La durée qu’expriment les imparfaits est indéterminée, mais elle ne peut référentiellement couvrir que quelques heures de la journée. On pourra comparer les syntagmes nominaux que nous venons d’étudier l’air que j’ai respiré, l’air que je respirais, avec les syntagmes de même structure l’air que vous respirez (citation 27, p. 449), l’air subtil qu’elle respire (citation 31, p. 450) dans lesquels le présent a une valeur de permanence, et qui sont en relation avec la signification « air-climat ».

Dans tous ces exemples, l’espace-temps se réduit autour des personnages, et se repère à partir de la personne du locuteur. C’est par cette limitation et cette association étroite avec la personne, que le contexte rend sensible la différence qui existe entre cette signification et les deux précédentes. On passe en effet de l’air-climat, qui s’attache de manière permanente à un espace géographique donné, à l’air-temps, qui s’y trouve dans une période déterminée, mais relativement durable, puis à l’air-atmosphère environnant, repéré dans le cadre d’une situation particulière. Cet air-atmosphère est très proche de l’emploi actuel courant du mot air, précédé de l’article défini et mis en situation par le contexte (ou par l’extra-linguistique). Si j’attribue à cette signification le trait spécifique « atmosphère 468  », c’est pour bien la différencier des deux autres, dans le cadre d’une structuration polysémique différente de celle qui a été proposée pour le mot air au XXesiècle. La citation 2 met en évidence le passage d’une signification à une autre. Après avoir évoqué l’air (« air-atmosphère ») de ces bois, Mme de Sévigné donne une évaluation positive de l’air-climat dans un énoncé à valeur générale (l’air est admirable). Ce passage se fait graduellement. Le syntagme nominal l’air de ces bois est d’abord associé virtuellement à Mme de Grignan, dont on imagine la présence répétée en ces lieux (souvent), puis la relative au présent qui nourrit le teint comme à Livry, permet de généraliser l’expérience (« l’air de ces bois, quand on s’y trouve, nourrit le teint »). Enfin la proposition indépendante il n’y a point de serein se trouve en quelque sorte en facteur commun entre les deux significations : elle caractérise la / les atmosphère(s) dont il a été question, et elle est aussi une constante de l’air-climat dont on va parler.

Pas plus que pour l’air-climat et l’air-temps, cette signification du mot air ne peut être assimilée à son trait différenciateur. L’air n’est pas l’atmosphère : il reste un élément, comme le montre la combinatoire avec le verbe respirer (de nos jours, on ne dirait pas qu’on respire l’atmosphère).

Cet élément est considéré comme un lieu, à l’instar de l’air-climat, comme en témoignent les citations 2 et 4 :

‘Je vous souhaite souvent à l’air de ces bois [...] (2)’ ‘Votre fils [...] mange comme un petit démon dans l’air de cette forêt. (4)’

D’autre part, on retrouve dans ce corpus les mêmes qualifications, à mi-chemin de l’objet et du sujet, que celles qui se rapportaient à l’air-temps :

‘Quel air doux et gracieux ! (3)’ ‘qui rend encore l’air tout gracieux (5)’

Cela n’a rien d’étonnant si l’on considère que l’atmosphère manifeste le temps qu’il fait dans un environnement limité.

L’air-atmosphère peut être lié à la saison (cet air de printemps en 1), au degré d’humidité (il n’y a point de serein en 2, sans avoir senti la moindre humidité en 7), à la fraîcheur (3) et à la douceur (il fait chaud dans le mail en 7), qu’on compare à celle d’un lieu clos (ma chambre), à l’absence de vent (il n’y a pas un brin de vent en 7), aux perturbations atmosphériques (l’orage en 5 qui, notons-le, est source de sensations plaisantes). Il est mis sur le même plan que la bise (3), puisque Mme de Sévigné enverrait volontiers son air de Livry pour combattre le vent violent de Grignan. On notera l’apparition du verbe sentir, et la présence réceptive du sujet, dans l’emphase d’un démonstratif (qui s’ajoute à sa valeur déictique, comme en 1), ou dans des constructions exclamatives (3). Quant au lexème respirer, il prend, dans les contextes 1 et 5, une valeur marquée, dans la mesure où, la personne respirant tout le temps, on ne peut limiter ce phénomène dans le temps. Dans les deux cas, il s’agit d’une qualité supérieure de respiration en quelque sorte, qui implique la conscience et la sensation du sujet. Ainsi en 1, tout le petit monde que Mme de Sévigné envoie à Livry ne va pas se mettre à respirer l’air de printemps, sur ordre, en arrivant sur les lieux. Quant à Mme de Sévigné elle-même, elle ne peut être en état de cessation de respiration (Il y a si longtemps que je n’ai respiré et marché). De même, en 5, elle ne s’est pas arrêtée de respirer en écrivant sa lettre. Ces emplois renvoient à des moments privilégiés, où l’on respire mieux – sans doute parce qu’on se trouve à la campagne, ou même plus précisément dehors, dans la nature. Ils impliquent la sensation du sujet, ce qui va dans le sens du rapprochement avec la personne, et se démarquent des énoncés généraux et abstraits, contenus dans des syntagmes tels que l’air que vous respirez, l’air subtil qu’elle respire, et dans lesquels la respiration se présente comme un phénomène continu.

Je rattacherai à ce corpus les trois occurrences suivantes :

‘8. Il faut que je songe à Livry, car je me trouve un peu étouffée ici. J’ai besoin d’air et de marcher. Vous me reconnaissez bien à ce discours. (t. 2, l. 529, p. 348)

Mme de Sévigné écrit de Paris, ce 22 juillet 1676.’ ‘9. Tout Bourbon écrit présentement ; demain matin tout Bourbon fait autre chose. C’est un couvent. Hélas ! du serein, bon Dieu ! où le pourrions-nous prendre ? Il faudrait qu’il y eût de l’air. (t. 3, l. 981, p. 323)

Mme de Sévigné écrit de Bourbon où elle fait sa cure, le 27 septembre 1687.’ ‘10. On entend déjà les fauvettes, les mésanges, les roitelets, et un petit commencement de bruit et d’air du printemps ; ce mois-ci est souvent plus doux que mai, à cause de votre bise qui nous tourmente. (t. 3, l. 1192, p. 828)

Mme de Sévigné écrit des Rochers, ce 5 février 1690.’

dans lesquelles le mot air fait l’objet d’une actualisation partitive (j’ai besoin d’air, en 8, un petit commencement [...] d’air en 10, équivalant à j’ai besoin de *de l’air, un petit commencement de *de l’air). Dans ces citations, se trouve évoquée une quantité d’air indéterminée, qui, soit est posée virtuellement, à travers le besoin qu’on en a (8), ou la non-réalisation de certaines conditions qu’on souhaiterait (9)., soit manifeste son apparition dans le temps. Ces différents contextes impliquent une absence d’air, comme s’il n’y avait pas d’air dans le lieu où l’on se trouve, ou s’il n’y en avait pas dans le temps antérieur à son arrivée. Il est évident que cette opposition (de l’air / pas d’air) ne peut être reçue de manière littérale. Elle n’a de sens que si l’on adopte le point de vue du sujet, pour lequel la présence ou l’absence d’air est liée à la sensation qu’il perçoit. L’article partitif, en quantifiant l’air, lui donne une matérialité qui est en rapport avec cette sensation. Quand Mme de Sévigné dit en 8 qu’elle a besoin d’air, c’est qu’elle a besoin de mieux sentir la présence de l’air. Cet emploi du mot air rejoint l’emploi précédent du verbe respirer, pour dire une plus grande amplitude de respiration. C’est d’ailleurs bien de cette sensation qu’il s’agit, comme le confirme l’opposition entre je me trouve un peu étouffée et j’ai besoin d’air. En ce qui concerne la citation 9, c’est dans la lettre suivante qu’on trouve l’adjectif étouffé, appliqué au lieu dont il est question (Bourbon), et qu’elle oppose à Vichy :

‘Quant au pays, je ne comparerai jamais le plus beau et le plus charmant du monde avec le plus vilain et le plus étouffé. (t. 3, l. 982, p. 324)’

Dans la citation 10, c’est l’ouïe qui est sollicitée, l’air contenant les chants d’oiseaux qui annoncent l’arrivée du printemps. Dans la mesure où le mot air, dans ces citations, implique la sensation du sujet, c’est qu’il renvoie à l’élément-atmosphère, qui se trouve autour de la personne.

Mais revenons à notre corpus de base. Si l’air-temps est une manifestation de l’air-climat, et si l’air-atmosphère est l’air-temps qui nous environne, il n’est pas étonnant qu’on retrouve à ce niveau des notations relatives au rapport de l’air et de la santé :

  • L’air est l’agent de l’action
‘l’air de ces bois, qui nourrit le teint comme à Livry (2)’ ‘Je voudrais bien que votre poumon fût rafraîchi de l’air que j’ai respiré ce soir [...] (5)’
  • La personne est le siège d’une action
‘Votre fils [...] mange comme un petit démon dans l’air de cette forêt. (4)’

L’air des Rochers, qu’il s’agisse de l’air-climat épais et humain (citation 33 de ce corpus, p. 467) ou de l’air-atmosphère, est bénéfique pour le teint. L’air de Livry exerce une influence favorable sur l’appétit du petit-fils de Mme de Sévigné (alors âgé de huit ans) : la localisation dans l’air de cette forêt se charge d’une relation causale. Et ce même air pourrait apporter à Mme de Grignan la fraîcheur qui lui manque tant en Provence, et qui serait salutaire pour son mal de poitrine. Quand l’action de l’air n’est pas dite explicitement, elle est suggérée par le contexte. Ainsi en 1, quand Mme de Sévigné parle de respirer et de marcher, elle conjoint deux facteurs de santé (qu’on retrouve en 8). Dans les citations 3, 5 et 6, où elle souhaite à sa fille l’air qu’elle respire, c’est en contraste avec l’influence néfaste de l’air de Grignan (en 3 cette comparaison est explicite, ainsi que l’allusion à la mauvaise santé, à la maigreur de Mme de Grignan).

On retrouve aussi la conjonction et l’interaction de facteurs positifs ou négatifs. On vient de voir que l’air agit sur l’appétit (4), et que l’exercice, en relation avec la respiration (1), est recommandé. Rappelons que la qualité de la respiration intervient elle aussi. La tranquillité et le silence des nuits viennent s’ajouter aux grâces de l’air et à la fraîcheur de l’atmosphère. Mme de Sévigné rappelle aussi (on se reportera à ce qu’elle disait sur la pommade de pieds de mouton dans la citation 33 du corpus d’« air-climat ») que l’utilisation de la pommade doit être faite en fonction de la qualité de l’air. Ainsi, si Mme de Grignan se trouve bien de sa pommade, c’est qu’elle est en Provence. En un autre lieu – on pense en particulier aux Rochers où se trouve Mme de Sévigné – la pommade viendrait s’ajouter à l’effet de l’air. Comme celui-ci nourrit déjà le teint, la pommade serait alors trop engraissante : on notera l’utilisation de termes « alimentaires » dans les deux cas.

Notons enfin que le pays peut participer de la même qualité de douceur de l’air (le petit pays doux en 6). Cette évocation étant liée au regard (je regardais le petit pays doux), je donnerai à cet adjectif la signification que propose Littré pour l’expression vue douce :

‘Vue douce : vue où il y a d’agréables repos, tels que des prés, de petits bois, etc.’

le repos étant ainsi défini :

‘Repos : lieu propre à prendre du repos.’

et illustré, entre autres, par cette plus tardive, mais éclairante, citation de Mme de Genlis (1825) :

‘De temps en temps on trouvait des repos, c’est-à-dire de petites esplanades remplies d’herbages et de ronces, Mme de Genlis, Mém. t. III.’

On retrouve indirectement ici le thème du repos, qui ne dénote pas l’état de la personne elle-même, mais la sensation qu’elle reçoit d’un paysage. Cette contemplation s’associe à des activités elles-mêmes paisibles : Il lisait. Je l’écoutais.

Enfin le corpus donne des marques de la subjectivité liées à l’évocation de l’air. Si la parole est quasiment absente (en dehors du discours que Mme de Sévigné tient sur elle-même en 8), on trouve des marques de la volonté, et surtout de l’affectivité, relatives à autrui, dans des structures simples du type :

‘je veux qu’ils respirent cet air de printemps (1)’ ‘Je voudrais bien que votre poumon fût rafraîchi de l’air que j’ai respiré ce soir [...] (5)’ ‘Je voudrais vous en 469 pouvoir envoyer [...] (3)’ ‘Je vous souhaite souvent à l’air de ces bois [...] (2)’ ‘je vous souhaitais l’air que je respirais (6)’

Mme de Sévigné exerce sa volonté sur les êtres qu’elle a sous sa coupe (1). Elle formule son désir, son souhait (5, 2, 6), que sa fille respire le même air qu’elle (jusqu’à vouloir lui en envoyer). L’exclamative de la citation 3 traduit également son émotion :

‘Quel air doux et gracieux ! (3)’

Certains éléments du contexte, qui précisent les circonstances (les nuits), s’associent à l’air, ou forment opposition, donnent lieu aux mêmes élans :

‘Je voudrais [...] que votre bise fût confondue. (3)’ ‘Ah ! ma très chère, que je vous souhaiterais des nuits comme on les a ici ! (3)’ ‘[...] quelle fraîcheur ! quelle tranquillité ! quel silence ! (3)’

On notera qu’en 1 (exemple unique !), Mme de Sévigné commande en quelque sorte au sentiment de pitié qu’elle doit avoir pour elle-même, et qui a implicitement pour objet son état physique, qu’elle a délaissé, faute de respirer et de marcher :

il faut que j’aie pitié de moi un moment (1).’

Je rattacherai enfin à cette signification « air-atmosphère », les deux citations suivantes :

‘11. Vous voulez que je vous parle de ma santé, ma très chère bonne ; elle est encore meilleure ici qu’à Paris. Ce petit étouffement est disparu à la vue de l’horizon de notre petite terrasse. Il n’y a point encore de serein ; quand je sens le moindre froid, je me retire. On a fait une croisée sur le jardin dans le petit cabinet, qui en ôte tout l’air humide et malsain qui y était, et qui fait un agrément extrême. Il n’y fait point chaud ; car ce n’est que le soleil levant qui le visite une heure ou deux. (t. 2, l. 535, p. 368)

La lettre a été écrite à Livry le 12 août 1676. ’ ‘12. L’autre jour on me vint dire : « Madame, il fait chaud dans le mail ; il n’y a pas un brin de vent. La lune y fait des effets les plus brillants du monde. » Je ne pus résister à la tentation. Je mets mon infanterie sur pied. Je mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n’étaient point nécessaires ; j’allai dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre. (t. 2, l. 772, p. 970)’

dans lesquelles il est question de l’air d’un lieu clos :

‘l’air humide et malsain qui y [dans le petit cabinet] était (11)’ ‘celui [air] de ma chambre (12)’

dans des syntagmes à actualisation fermée – l’air humide et malsain qui y était équivalant à « l’air humide et malsain de ce petit cabinet ». De toute façon, l’air se trouve circonscrit dans un espace donné, et ne pourrait ici couvrir d’autres lieux simultanément. Même avec une localisation libre, il me semble qu’on dirait difficilement * Dans ce petit cabinet l’air est humide, et dans la chambre il est sec. En 11, il est question d’un petit cabinet de l’abbaye de Livry, et en 12 de la chambre de Mme de Sévigné, dans son château des Rochers. Dans les deux cas, il s’agit d’une pièce d’habitation, qui resserre spatialement l’air autour de la personne. On parlera naturellement alors de l’atmosphère d’un cabinet, d’une chambre. En 12, l’air de la chambre est évoqué par comparaison, pour souligner de façon hyperbolique la douceur de l’air du fameux mail, dont il a précédemment été question. En 11, l’air du petit cabinet est pris en compte pour lui-même, et dans les améliorations qu’on peut y apporter. L’ouverture d’une croisée doit assécher l’atmosphère humide de cette pièce, en favorisant la pénétration du soleil, mais sans que la chaleur devienne envahissante (ce n’est que le soleil levant qui le visite une heure ou deux). Même pour une petite pièce, on retrouve, dans l’équilibre des contraires, quasiment les mêmes précautions d’emploi que lorsqu’il était question de l’air-climat. Dans cette citation, le rapport à la santé est particulièrement présent (ma santé, ce petit étouffement), et l’aménagement de la pièce est là pour assainir l’atmosphère (ôter l’air humide et malsain de la pièce).

Notes
465.

. Sur l’emploi de la préposition à à la place de dans (dans l’usage actuel), on se reportera à A. Haase, 1965, § 120, p. 313.

466.

. Je simplifie la présentation. En fait, la première phrase clôt un paragraphe. Et avec la phrase Nous y étions hier, Saint-Aubin et moi, commence le paragraphe suivant.

467.

. Cette aventure n’ayant d’intérêt que dans la mesure où elle a donné à Mme de Sévigné l’occasion de faire un bon mot, qu’elle relate à sa fille.

468.

. Je donne à ce mot l’acception « air qu’on respire en un lieu » (Nouveau Petit Robert), qu’illustre un exemple tel que : Une tornade pendant la nuit avait un peu rafraîchi l’atmosphère (Gide).

469.

. On peut formuler l’hypothèse que ce clitique reprend l’air doux et gracieux, dans la mesure où il se trouve opposé à la bise qui suit (que votre bise fût confondue).