Tome 3 : 1688-1689

‘2. Vous ne me parlez point de votre santé. Ah ! que je crains vos nuits, et la surprise de l’air de Grignan ! Que cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre a été désobligeante et incivile1 ! Ce n’était pas ainsi qu’il fallait vous recevoir2. Je vous avoue que je tremble pour votre santé. (t. 3, l. 1017, p. 382)

La lettre est du 1er novembre 1688.
1. Le château de Grignan était en travaux (t. 3, l. 1011, p. 370, note 4 de la p. 370, p. 1329 ; l. 1012, p. 373). La bise fait donc avaler de la poussière.
2. Mme de Grignan a quitté Paris pour la Provence le 3 octobre 1688. Elle se trouve donc à Grignan depuis peu. Dans une précédente lettre datée du 26 octobre, Mme de Sévigné écrivait : « Vous voilà donc à Grignan en bonne santé [...] » (t. 3, l. 1015, p. 378). ’ ‘3. Mais, persuadée que vous n’aurez pas la force d’en user ainsi [c’est-à-dire de ne pas lire les lettres que lui envoie sa mère], je vous dirai que je suis en peine de vous, de votre santé, de votre mal de tête. > L’air de Grignan me fait peur pour vous, ma fille. Un vent qui’ ‘ Déracine ceux dont la tête était voisine du ciel,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts
1 ,
me fait trembler. Je crains qu’il n’emporte ma chère enfant, qu’il ne l’épuise, qu’il ne la dessèche, qu’il ne lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté. Toutes ces craintes me font transir, je vous l’avoue, et troublent mon repos. (t. 3, l. 1100, p. 580)
1. Variante des vers de La Fontaine, « Le Chêne et le Roseau », Fables, I, XXII (voir note 3 de la p. 580, p. 1435).’ ‘4. Il n’est pas toujours question des propositions d’Euclide pour se casser la tête1 ; un certain point d’épuisement fait le même effet. Je crains aussi que l’air de Grignan ne vous gourmande et ne vous tourbillonne. Ah ! < que cela est fâcheux ! Je crains déjà que vous ne soyez emmaigrie et dévorée. Ah ! > plût à Dieu que < votre air > fût comme celui-ci, qui est parfait ! (t. 3, l. 1102, p. 584)
La lettre est du 24 avril 1689.
1. Mme de Sévigné vient d’évoquer les célèbres maux de tête de Pascal.’ ‘5. Je pense fort aussi à votre santé, ma chère bonne, à votre tête, à votre air impétueux qui vous mange. Cela me fait bien du mal. Vous admirez la bonté de vos murailles, et moi j’admire la vôtre de vouloir bien vous exposer à cette violence. Ma bonne, il faut que la santé passe devant tout. Prenez soin de vous ; voyez ce que vous fait votre air, et prenez vos mesures sur ce point, qui est si important. Avez-vous été saignée ? Vous me donnez des raisons, pour y résister, qui me font bien rentrer en moi-même, et cependant, ma bonne, je vous souhaiterais une santé pareille à la mienne 470 . (t. 3, l. 1103, p. 586)

La lettre est du 27 avril 1689. ’ ‘6. Mais, ma chère bonne, j'ai été proprement voir venir le printemps dans tous les pays où j'ai passé ; il est d'une beauté, il est d'une jeunesse et d'une douceur que je vous souhaite à tous moments, au lieu de vos cruels vents qui vous renversent et qui me font mourir quand j'y pense. Cela vous tue, ma chère enfant. Ah ! que je crains cet air pour votre santé. (t. 3, l. 1105, p. 589)

Mme de Sévigné est passée à Chaulnes où elle a connu en trois jours, toutes les beautés du printemps (t. 3, l. 1101, p. 581), à Amiens, à Picquigny (sur la Somme au nord-ouest d’Amiens), à Rouen. Elle écrit de Pont-Audemer, ce 2 mai 1689. ’ ‘7. Il semble que l’airet la vie de Grignan devraient redonner la santé à Monsieur le Chevalier. Il est entouré de la meilleure compagnie qu’il puisse souhaiter, sans être interrompu de ces cruelles visites, de ces paquets de chenilles, qui lui donnaient la goutte. Point de froid, une bise qui prend le nom d’ air natal pour ne le point effrayer. Enfin je ne comprends pas l’opiniâtreté et la noirceur de ses vapeurs de tenir contre tant de bonnes choses. Cependant il les a : cela n’est que trop vrai. (t. 3, l. 1128, p. 643)’

Toutes les occurrences de ce corpus se rapportent au mistral, que Mme de Sévigné appelle la bise. D’après R. Duchêne, Mme de Sévigné « ignore le terme mistral, pourtant connu dès le XVIe siècle » 471 . Il ajoute que ce thème n’est apparu que tardivement (dans une lettre du 12 juin 1675 472 ), et qu’il se développe dans la correspondance en relation avec la maladie de Mme de Grignan. À propos de la force du vent à Grignan, on retiendra cette phrase de Perrin 473  : Le château de Grignan est fort élevé, et par conséquent plus exposé à tous les vents qu’Aix et Salon 474 , et le témoignage, un siècle plus tard, de H.-B. de Saussure 475 , qui raconte que les vitres du côté nord étaient presque toutes brisées au château de Grignan. On lui expliqua que c’était la bise qui les cassait, soufflant avec une telle violence qu’elle enlève le gravier de la terrasse et le lance jusqu’au second étage 476 .

Un certain nombre de citations permettent d’établir une relation entre le mot air et l’un des deux mots, bise ou vent. Cette relation peut prendre diverses formes et orientations :

‘l’air de Grignan –> un vent (3)’ ‘l’air de Grignan –> cette bise (2)’ ‘la bise –> cet air (1)’ ‘vos cruels vents –> cet air (6)’ ‘une bise qui prend le nom d’air natal (7)’

En 3, l’air de Grignan est repris, dans la proposition qui suit, par le syntagme nominal indéterminé un vent qui [...], qui apporte une spécification en incluant l’air dont il est question dans une classe. Dans les exemples 1, 2 et 6, le contexte présente une succession de deux syntagmes nominaux 477 qu’on peut interpréter comme une relation anaphorique, le second syntagme étant introduit par le déterminant démonstratif. L’ordre d’apparition des lexèmes n’est pas le même en 2 d’une part (où le syntagme nominal contenant le mot air est premier), et en 1 et 6 d’autre part (où ce syntagme nominal est en seconde position). Voyons l’un et l’autre cas. En 2, la relation anaphorique est probable, même si elle n’a pas un caractère d’absolue nécessité – la présence du démonstratif dans cette bise pouvant aussi se justifier dans cette phrase au passé, indépendamment du premier syntagme, par la reprise d’un thème auquel on fait réponse (soit « la bise dont vous m’avez parlé »). La proximité des deux syntagmes et la parenté de sens des lexèmes militent toutefois en faveur de cette relation. Le contexte lexical (la surprise de l’air de Grignan), sur lequel je reviendrai, joue un rôle également. Si la lecture anaphorique est retenue, elle conduit, en raison de l’orientation de la relation, à établir la synonymie des deux mots air et bise. Le mot bise en effet ne peut jouer le rôle de terme anaphorisant, que s’il recouvre exactement le signifié du mot air. Si le mot air signifiait par exemple « élément-climat », il ne serait pas possible de passer, par le biais du démonstratif anaphorique, de l’expression d’un tout à l’une de ses parties (si l’on admet de considérer le vent comme une composante de l’air-climat) 478 . En 1 et 6, la relation anaphorique s’impose plus nettement (il n’y a aucune raison de chercher le terme anaphorisé hors contexte). Mais l’interprétation sémantique peut être discutée, en raison du changement d’orientation de la relation, les mots bise et vents précédant le mot air. Ce dernier pourrait très bien avoir la signification « air-climat » ou « air-temps », dans la mesure où l’anaphore assurerait cette fois l’intégration d’un élément (le vent) au tout dont il fait partie. Cette interprétation n’est pas pertinente en 1, en raison du contexte lexical – les caractéristiques attribuées à l’air (la froideur de cet air glacé et pointu qui perce les plus robustes) étant typiquement celles que l’on reconnaît au vent. Elle ne peut être exclue dans le cas de l’autre exemple (6), mais il n’y a pas non plus d’indices qui viennent l’appuyer. Par défaut, je retiendrai la lecture la plus commune, c’est-à-dire celle qui interprète le terme anaphorisant comme une reprise synonymique de l’anaphorisé.

La citation 7 est un peu à part. La relation de synonymie entre les deux mots bise et air est formulée explicitement, et de façon métalinguistique, puisqu’il est dit que la bise prend le nom d’ air natal . Mais cette équivalence se donne plutôt comme un jeu de mots. On a vu en effet que, dans l’expression air natal, le mot air a la signification « air-climat ». Cette signification ne peut être retenue ici. Tout en utilisant l’expression, Mme de Sévigné joue librement sur les deux éléments qui la composent. La bise peut être dite air natal, parce que le mot air peut avoir le sens de « vent », mais, par le truchement de l’expression, on dit qu’il s’agit d’un vent en relation privilégiée avec la personne concernée, puisqu’il caractérise l’air-climat du lieu où elle est née. L’effet comique de cet emploi résulte du fait qu’une lecture littérale donne à entendre que le chevalier de Grignan est en quelque sorte « né dans le vent ».

Les citations 4 et 5 ne présentent pas d’enchaînement donnant lieu à une lecture anaphorique. C’est le contexte lexical qui est déterminant, avec les verbes gourmander et tourbillonner en 4, et dans le cas de 5, le syntagme votre air impétueux qui vous mange, l’évocation des murailles du château, de la violence. La citation 5 propose, à quelques lignes d’intervalle 479 , la reprise du même syntagme votre air. Faute d’indication contraire, et tout en reconnaissant qu’une autre interprétation (« air-climat », par exemple) n’est pas impossible, on retiendra la lecture la plus simple, selon laquelle la seconde occurrence reproduit la forme et la signification du premier syntagme. Dans la citation 4, il est intéressant d’observer comment on passe de l’air-vent de la première occurrence (l’air de Grignan) à l’air-climat, dans Ah ! plût à Dieu que votre air fût comme celui-ci, qui est parfait ! Dans cette exclamation, Mme de Sévigné établit une comparaison entre l’air de Grignan (votre air) et l’air de Chaulnes (celui-ci), où elle se trouve. Rien n’autorise à penser qu’il s’agit de comparer les vents de ces deux régions. De plus, l’on ne voit guère ce qu’il faudrait entendre par un vent parfait ! On retrouve ici le type d’énoncé général à valeur évaluative (l’air d’ici est parfait) caractéristique de l’emploi du mot air dans le sens d’« élément-climat ». C’est cette signification qu’on reconnaît dans les deux occurrences de cette dernière phrase. Il n’empêche qu’une relation s’établit entre la première occurrence l’air de Grignan et ces deux dernières. C’est parce que l’air-vent est une composante, une caractéristique de l’air-climat de Grignan que Mme de Sévigné fait succéder aux craintes qu’elle exprime relativement à l’un le souhait de voir l’autre autrement qu’il n’est, c’est-à-dire parfait !

Une fois la signification du mot air établie à partir de ces relations synonymiques, il nous faut voir de plus près les coordonnées spatio-temporelles qui sont propres à cette nouvelle acception. Dans notre corpus, l’air-vent est toujours lié à un lieu, et ce lieu est Grignan. Les modalités de rattachement du mot air et de ses synonymes à ce lieu sont diverses. Je rappelle les occurrences en ne prenant en compte, dans les contextes qui présentent un enchaînement anaphorique, que le premier syntagme nominal, qui initie la relation de l’air et du lieu :

‘Ah ! que je crains vos nuits et la surprise de l’air de Grignan ! (2)’ ‘L’air de Grignan me fait peur pour vous, ma fille. (3)’ ‘Je crains aussi que l’air de Grignan ne vous gourmande et ne vous tourbillonne. (4)’ ‘votre air impétueux / votre air (5)’ ‘vos cruels vents (6)’ ‘Vous avez fort envie d’aller à Grignan [...] ; vous trouverez encore la bise en furie. (1)’

Trois constructions se présentent :

  • le syntagme nominal du type l’air de + nom de lieu : l’air de Grignan (2, 3, 4) 480  ;
  • le syntagme nominal du type déterminant + nom : la bise (1) ;
  • le syntagme nominal du type déterminant possessif + air : votre air (5), vos cruels vents (6).

Ces constructions ne sont pas nouvelles. La première (l’air de Grignan) est typique de la signification « air-climat ». La seconde (la bise) rappelle ce que j’ai appelé la localisation libre caractéristique de la signification « air-temps », puisque la proposition qui précède celle dans laquelle se trouve le syntagme nominal la bise, contient un complément du type à + nom de lieu (Vous avez fort envie d’aller à Grignan ). La citation 7 me semble présenter d’ailleurs une variante de cette construction, avec la phrase nominale :

Point de froid, une bise qui prend le nom d’air natal pour ne le point effrayer.

qui prend appui sur une localisation implicite. Cette localisation apparaît sous une forme figée dans le présentatif il y a, si l’on donne à cet énoncé une paraphrase verbale du type « il n’y a point de froid, il y a une bise [...] ». Quant au syntagme nominal du type votre air, nous l’avons rencontré dans les corpus relatifs à ces deux significations. Ce qui est intéressant dans ce corpus, c’est la coexistence des deux premières constructions, qui montre que la relation de l’air-vent et du lieu peut être envisagée soit dans le cadre d’une localisation fermée (le vent s’attache au lieu qu’il caractérise), soit dans le cadre d’une localisation libre (il se trouve simplement en ce lieu). Cette identité de constructions est aussi source d’ambiguïtés, dans des contextes qui ne fournissent pas par ailleurs suffisamment d’indices pour justifier le choix d’une interprétation.

J’ai retenu en particulier deux citations, étudiées précédemment dans le cadre de la signification « air-climat » (citation 16, p. 447 et citation 18, p. 448), et qui pourraient aussi bien être reclassées ici :

‘8. Mais cette colique, mon pauvre Monsieur, me donne bien de l’inquiétude. Cela vient d’une âcreté de sang qui cause tous ses maux, et quand je pense combien elle se soucie peu de l’apaiser, de le rafraîchir, et qu’elle va trouver l’air de Grignan, je vous assure qu’il s’en faut bien que je ne sois en repos. (t. 2, l. 692, p. 684)’ ‘9. Ah ! ma très chère bonne, vous avez bien mal à votre pauvre poitrine ; l’air de Salon vous a redonné cette douleur et cette pesanteur au côté gauche, qui nous donne tant d’inquiétude. (t. 2, l. 723, p. 784)’

Dans la citation 8, l’interprétation d’« air-vent » peut prendre appui sur la collocation verbale, qui est la même qu’en 1, avec le mot bise (vous trouverez encore la bise en furie). En 9, on peut faire intervenir le contexte de la page, qui, après des considérations relatives à la santé de Mme de Grignan (les veines, les artères, le poumon, le lait !), développe, dans le paragraphe suivant, le thème du vent en ces termes :

Que j’ai d’envie, ma bonne, que cette bise et ce vent du midi vous laissent en repos ! Mais quel malheur d’être blessée de deux vents qui sont si souvent dans le monde, et surtout en Provence ! (t. 2, l. 723, p. 784)

dans lesquelles le groupe cette bise et ce vent du midi pourrait bien être la reprise de l’air de Salon.

Passons à la dimension temporelle, qu’il n’est pas sans intérêt de mettre en correspondance avec les constructions relatives à l’espace. Je relève d’abord les contextes du syntagme nominal l’air de Grignan :

‘Ah ! que je crains vos nuits, et la surprise de l’air de Grignan ! (2)’ ‘L’air de Grignan me fait peur pour vous, ma fille. Un vent qui déracine [...] me fait trembler. Je crains qu’il n’emporte ma chère enfant, qu’il ne l’épuise, qu’il ne la dessèche, qu’il ne lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté. (3)’ ‘Je crains aussi que l’air de Grignan ne vous gourmande et ne vous tourbillonne. (4)’

L’air-vent est vu dans sa permanence, à travers le sentiment de crainte qu’éprouve, de façon continue, Mme de Sévigné, et qu’elle exprime dans chacune de ses phrases. Même quand l’action de l’air est ponctuelle (surprise en 2), elle est envisagée dans ses effets à long terme. Quand elle se répète (gourmande et tourbillonne en 4), c’est dans une durée étendue, coextensive à la présence de Mme de Grignan à Grignan. En 3, les méfaits du vent s’inscrivent, eux aussi, dans la durée. L’emploi du syntagme nominal l’air de Grignan correspond donc plutôt à l’expression de la continuité dans le temps, ce qui paraît conforme à sa vocation première.

Voyons le syntagme simple de la citation 1, et ce que j’ai considéré comme une variante en 7 :

‘Vous avez fort envie d’aller à Grignan [...] ; vous trouverez encore la bise en furie. Elle renverse vos balustres ; elle en veut à votre château. Sera-t-elle plus forte que cette autre tempête qui le bat depuis si longtemps ? [...] je ne sais si vous soutiendrez, vous, ma fille, la froideur de cet air glacé et pointu, qui perce les plus robustes. (1)’ ‘Il est entouré de la meilleure compagnie qu’il puisse souhaiter [...] Point de froid, une bise qui prend le nom d’air natal pour ne le point effrayer. (7)’

Dans la citation 1, le premier verbe au futur (vous trouverez) exprime la rencontre ponctuelle de Mme de Grignan avec la bise, à son arrivée à Grignan. Les verbes qui suivent décrivent un événement qui s’est déjà produit (elle renverse vos balustres, elle en veut à votre château), mais que Mme de Sévigné, par l’emploi expressif du présent, donne à voir à sa fille comme si celle-ci y était. On revient au futur avec la phrase sera-t-elle plus forte [...], qui s’interroge sur le triomphe possible de cette bise / tempête, dont la force est opposée à la faiblesse de Mme de Grignan (je ne sais si vous soutiendrez). Mais le contexte de cette dernière phrase n’est plus le même. Le syntagme nominal la bise cède la place à son relais anaphorique cet air glacé et pointu, et avec le futur soutiendrez, s’ouvre une durée indéterminée qui rompt avec la perspective événementielle adoptée jusque-là. Quant à la relative au présent qui perce les plus robustes, elle clôt l’aventure sur un énoncé à valeur générale. Les temps verbaux sont donc divers et variables dans ce passage. Mais on observera que la présence du syntagme nominal la bise (y compris sous sa forme cliticisée) coïncide avec l’emploi de verbes qui traduisent plutôt des actions ponctuelles, des événements. Dans la citation 7, la phrase nominale point de froid, une bise [...] nous fixe dans un présent que le contexte présente comme une durée indéterminée (Il est entouré [...]). Mais cette durée reste à proximité du moment présent, et ne s’étend pas dans le temps. Elle correspond plus à une situation vécue qu’elle n’exprime une continuité, une permanence. Là encore, on retrouve une vision, sinon ponctuelle, du moins plus resserrée du temps.

On retrouve, avec le syntagme nominal du type votre air / vos vents, une vue plus ample des choses :

‘Je pense fort aussi [...] à votre air impétueux qui vous mange [...] voyez ce que vous fait votre air [...] (5)’ ‘[...] il [le printemps] est d’une jeunesse et d’une douceur que je vous souhaite à tous moments, au lieu de vos cruels vents qui vous renversent et qui me font mourir quand j’y pense [...] Ah ! que je crains cet air pour votre santé. (6)’

L’action du vent est posée dans une quasi-permanence (vous mange, ce que vous fait votre air, vous renversent), qui n’exclut pas la répétition. Il fait aussi l’objet de craintes durables (me font mourir, je crains).

À partir de ce corpus, il est possible d’établir une corrélation entre l’expression de l’espace et celle du temps. Le syntagme nominal (fermé) du type l’air de Grignan qui attache l’air-vent de manière fixe à un lieu semble s’intégrer dans des contextes qui favorisent une représentation du temps fixe elle aussi (favorisant les valeurs de durée, de permanence). À l’inverse, la construction (ouverte) du type [à Grignan] l’air, qui libère l’air-vent de l’indication de lieu, semble préférer le temps événementiel, le temps qui bouge. Cette distinction reproduit celle qu’on avait cru déceler entre l’air-climat permanent (correspondant à des emplois du mot air en syntagme fermé) et l’air-temps à durée plus limitée (en relation avec la construction libre du mot air). Quant au syntagme nominal du type votre air, on a vu précédemment qu’il était plutôt du côté de la signification « air-climat » et donc de la valeur de permanence (ses emplois relatifs à la signification « air-temps » étant davantage marqués stylistiquement). Or on le retrouve ici, avec la signification « air-vent », dans des contextes temporels qui traduisent cette même valeur.

Trois citations prêtent à discussion. Dans la citation 2 :

‘Ah ! que je crains vos nuits, et la surprise de l’air de Grignan ! Que cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre a été désobligeante et incivile !’

on voit que le syntagme cette bise, en reprise de l’air de Grignan, est sujet d’un syntagme verbal au passé composé qui fait référence à une action ponctuelle. Rappelons toutefois que la lecture anaphorique (l’air de Grignan –> cette bise) nous a paru plus probable que certaine. Si l’on renonce à cette lecture, le syntagme nominal cette bise retrouve une liberté beaucoup plus en harmonie avec le temps verbal. Voyons les citations 8 et 9, que nous avons rajoutées à notre corpus. La première contient un futur proche (elle va trouver l’air de Grignan), déjà commenté dans la précédente interprétation, qui ne contrevient pas à la valeur de permanence. Quant à la forme de passé composé de 9 (a redonné), elle implique, on l’a vu aussi, la permanence des effets de cette action passée. Je ne tirerai pas pour autant de conclusions définitives de ces analyses, qui reposent sur des considérations parfois ténues (rien n’est plus délicat que d’interpréter correctement les valeurs de temps) et qui se contentent de dégager des orientations et non des règles.

Voyons maintenant de plus près l’environnement lexical de ce mot, et des synonymes bise et vent.

Je relève d’abord les qualifications :

‘la froideur de cet air glacé et pointu (1)’ ‘votre air impétueux (5)’ ‘Sera-t-elle [la bise] plus forte que cette autre tempêtequi le bat depuis si longtemps ? (1) ’ ‘la bise en furie (1)’ ‘vos cruels vents (6)’ ‘Que cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre a été désobligeante et incivile ! (2) ’

On ne s’étonnera pas de trouver des mots qui soulignent le trait dominant de la signification « air-vent », qui est le mouvement, ainsi que les traits qui peuvent y être associés : la force, la rapidité, la violence. Ainsi l’adjectif forte s’applique à la bise, comparée à la tempête financière métaphorique (1). Avec l’adjectif impétueux (5) :

‘Impétueux : qui se meut d’un mouvement rapide et violent 481

on fait en quelque sorte « le plein » des traits les plus typiques du vent (mouvement, rapidité, violence). On retrouve ces traits dans l’assimilation hyperbolique qui est faite en 1 de la bise avec la tempête. La violence est reprise en 5, pour qualifier l’action de cet air impétueux (toute cette violence). Dans la citation 1, on trouve d’autres qualifications, liées à la sensation. Il s’agit de la température (froideur, glacé), et d’une perception tactile rendue métaphoriquement par l’adjectif pointu 482 . Les formes adjectivales qui se rapportent aux mots bise et vents en 1 et 6 sont elles aussi métaphoriques. Elles reprennent sous forme de caractéristiques morales ou psychologiques les traits contenus dans la définition d’impétueux : la violence (cruels), le mouvement rapide et violent (en furie). Notons qu’on retrouve aussi ces traits dans la métaphore de la tempête en 1. Toutes ces qualifications relèvent d’un registre dysphorique : elles traduisent une agression, ou, du moins, une sensation désagréable. Les adjectifs de la phrase 2 contiennent des métaphores sociales (désobligeante, incivile) qui renvoient à une situation un peu particulière. Il s’agit moins ici d’exprimer les qualités de la bise en tant que telles, que l’action occasionnelle qu’elle exerce, en projetant la poussière (qu’entraînent les travaux de construction) sur les personnes présentes, et en particulier sur Mme de Grignan qui revient de Paris. Cette action néfaste est présentée comme une attitude impolie vis-à-vis de Mme de Grignan. La personnifi­cation se teinte sans doute ici d’une pointe d’humour (qui n’abolit pas l’inquiétude).

L’action du vent, à travers nos trois synonymes, est abondamment dé­crite. Elle touche aussi bien les êtres que les choses et certains éléments naturels. Voyons ces derniers d’abord :

  • Le vent (ou la bise) est l’agent de l’action
‘Elle [la bise] renverse vos balustres (1)’ ‘elle [la bise] en veut à votre château (1)’ ‘Un vent qui
Déracine ceux dont la tête était voisine du ciel,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts
(3)’

La bise démolit (1) certains aménagements du château de Grignan (elle renverse les balustres), ce qui témoigne de la furie dont il a été précédemment question. La métaphore psychologique se poursuit d’ailleurs en 1 avec la locution verbale en vouloir à (quelqu’un). On est toutefois rassuré d’apprendre qu’elle ne met pas à bas les murs du château, dont Mme de Grignan admire la bonne tenue (Vous admirez la bonté de vos murailles). À travers la citation (dont l’inexactitude n’altère pas le contenu) de La Fontaine (3), c’est encore la violence de l’air de Grignan, capable comme dans la fable de déraciner un chêne, qui est mise en cause. On notera que, dans ce contexte de grande violence, où le vent s’en prend à des substan­ces résistantes, ce sont plutôt les termes spécifiques, bise et vent, plus « forts » sémantiquement, qui apparaissent.

Au tour des pauvres humains maintenant :

  • L’air (la bise, ou le vent) est l’agent de l’action
‘voyez ce que vous fait votre air (5)’ ‘la surprise de l’air de Grignan (2)’ ‘votre air impétueux qui vous mange (5)’ ‘[cet air] qui perce les plus robustes (1)’ ‘Je crains aussi que l’air de Grignan ne vous gourmande et ne vous tourbillonne. (4)’ ‘vos cruels vents qui vous renversent (6)’ ‘Cela vous tue, ma chère enfant. (6)’ ‘Je crains qu’il [le vent] n’emporte ma chère enfant, qu’il ne l’épuise, qu’il ne la dessèche, qu’il ne lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté. (3)’ ‘cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre (2)’ ‘Ce n’était pas ainsi qu’il fallait vous recevoir. (2)’
  • La personne est le siège d’une action
‘je ne sais si vous soutiendrez, vous, ma fille, la froideur de cet air glacé et pointu, qui perce les plus robustes (1)’
  • La personne est le siège d’un état
‘Je crains déjà que vous ne soyez emmaigrie et dévorée. (4)’

C’est l’action du vent qui est dominante. Si l’on excepte l’archilexème faire (en 5), les autres verbes précisent et décrivent les effets du vent. Certains mots traduisent la force, la brutalité du contact avec le vent. En 2, la surprise de l’air de Grignan :

‘Surprise :
1. Action par laquelle on prend ou l’on est pris à l’improviste.
2. Action par laquelle on attaque à l’improviste.’

exprime la soudaineté avec laquelle le vent saisit la personne alors qu’elle ne s’y attend pas. Littré rattache notre citation à la première définition, mais rien n’interdit de voir dans cet emploi du mot surprise une métaphore militaire. Le vent peut aussi renverser les personnes (6) comme il renversait les balustres du château – ce qui témoigne de sa violence (ou de sa « cruauté »). Il ne se prive pas non plus de les secouer vivement, de les rudoyer, à la manière de l’homme qui gourmande un cheval, ou comme un tourbillon qui vous agite 483 (4). Plus profondément, cet air froid et piquant (la bise est encore en furie au mois de mars) pénètre dans le corps en blessant comme une pointe : il perce les plus robustes (1). En face de lui, il ne trouve qu’une faible résistance. On notera que le seul verbe qui met la personne en position d’agent le fait dans un contexte négatif (je ne sais si vous soutiendrez en 1). Il convient d’ajouter, si l’on retient la citation 9, que l’air-vent de Salon ravive le mal de poitrine de la comtesse (l’air de Salon vous a redonné cette douleur et cette pesanteur au côté gauche, qui nous donne tant d’inquiétude). Mais surtout le vent consume les forces de la personne. Il la mange (5) comme le ferait une maladie :

‘Manger : consumer le corps en parlant des maladies. Les écrouelles mangent cet enfant. Un ulcère lui mange la jambe. Il se dit de l’air qui agit défavorablement sur la santé 484 .’

Il la fait dépérir. C’est le trait de sécheresse qu’on reconnaît en 3 dans les verbes dessécher et épuiser – ce dernier ayant une signification plus physique que de nos jours :

‘Épuiser :
1. Mettre à sec. Épuiser une source, une fontaine.
2. Il se dit aussi du sang et de tout ce qui contribue à entretenir les forces du corps.’

Il l’amaigrit : il lui ôte son embonpoint (3). Et avec l’embonpoint, la beauté qui lui est liée, et aussi le sommeil, facteur important de santé, comme on l’a vu. Le thème de la maigreur est repris dans une autre structure (la personne étant le siège d’un état) en 4, où Mme de Grignan est présentée comme emmaigrie et dévorée. Cet amaigrissement est imputable implicitement à la violence de l’air de Grignan qui, on l’a vu, la gourmande et la tourbillonne, alors qu’elle est déjà dans un état d’épuisement. C’est la mort qui se profile au terme de ce parcours. Mme de Sévigné craint que le vent n’emporte 485 sa chère enfant (3). La violence qu’exercent contre elle ces vents cruels qui la renversent (6) peut la conduire à l’extrémité (cela vous tue). On retrouve dans ce corpus les mêmes thèmes (le dépérissement et la mort) que lors de l’étude de l’air-climat de Grignan. Les lexèmes utilisés sont identiques (dessécher, dévorer) ou proches (manger, épuiser). Ce qui tend à montrer que la bise est un facteur climatique dominant, et que l’action de l’air-climat lui est en grande partie imputable.

Je mets à part l’action de la bise, liée, on l’a vu, aux travaux en cours, qui a tant fait avaler de poudre à Mme de Grignan (2), mais je note qu’il y a là encore de la sécheresse dans l’air, en quelque sorte. Ce faisant, la dite bise personnifiée en hôtesse a mal reçu Mme de Grignan à son retour (Ce n’était pas ainsi qu’il fallait vous recevoir), ce qui conforte les accusations d’impolitesse précédemment portées contre elle...

On notera l’étonnant radoucissement de la bise, qui, dans la citation 7, fait partie des bonnes choses qui devraient redonner la santé au chevalier de Grignan. Il est vrai qu’on est au mois de juillet (point de froid), et que, surtout, la personne en cause n’est plus la fille de Mme de Sévigné, mais le chevalier de Grignan, de retour sur son lieu de naissance. Les effets escomptés ne sont point là, et les vapeurs du malheureux persistent : ce sont donc elles qui sont condamnées pour leur perfide obstination !

Si l’on met entre parenthèses cette clémence inattendue, c’est la violence du vent qui est dominante dans ce corpus. La personne est mise au contact de cette violence, et doit faire effort pour résister, comme le montrent les verbes suivants :

‘vous trouverez encore la bise en furie (1)’ ‘moi j’admire la vôtre [bonté] de vouloir bien vous exposer à cette violence (5)’ ‘je ne sais si vous soutiendrez, vous, ma fille, la froideur de cet air glacé et pointu, qui perce les plus robustes (1)’ ‘ voyez ce que vous fait votre air, et prenez vos mesures sur ce point, qui est si important (5) ’

Trouver exprime le simple contact, tandis que s’exposer à traduit la mise en danger de soi-même. Mme de Sévigné doute que sa fille soit en état de résister à cette force contraire (je ne sais si vous soutiendrez). Elle lui conseille de réfléchir (voyez) et d’agir (prenez vos mesures).

Est-ce parce que le mouvement et la violence du vent ne peuvent qu’occuper le devant de la scène ? L’action du vent n’est que rarement mise en conjonction ou en opposition avec d’autres facteurs. Une coordination retient notre attention :

‘Ah ! que je crains vos nuits, et la surprise de l’air de Grignan ! (2)’

Les nuits sont métonymiques du manque de sommeil de Mme de Grignan, lié aux inquiétudes qu’elle a quant au sort de son fils, présent au siège de Philisbourg 486 . Ce thème revient régulièrement dans le courrier qui couvre cette période. Mme de Sévigné fait allusion aux mauvaises nuits de sa fille dans une lettre antérieure (20 octobre 1688) à celle de notre corpus (qui date du 1er novembre) :

‘Votre jeunesse et votre santé résistent < -elles > toujours à vos dragons, à vos pensées, à vos cruelles nuits ? (t. 3, l. 1012, p. 373)’

et elle y reviendra dans une lettre du 10 novembre alors que la nouvelle de l’heureuse issue de ce combat est parvenue à sa fille :

‘Mandez-moi sincèrement votre état, et si avec tant d’inquiétudes et de mauvaises nuits, vous n’êtes pas fort emmaigrie. (t. 3, l. 1022, p. 393)’

Cette nouvelle, c’est Mme de Sévigné qui l’annonce à sa fille (Philisbourg est pris), dans un additif à sa lettre du 1er novembre, qu’elle termine ainsi :

‘Ma fille, dormez donc, mais dormez sur notre parole. Si vous êtes avide de désespoirs, comme nous le disions autrefois, cherchez-en d’autres, car Dieu vous a conservé votre cher enfant. (t. 3, l. 1017, p. 384)’

Parmi les remèdes, la saignée apparaît comme une mesure à prendre par rapport à la violence de l’air de Grignan (5). Quant à l’environnement favorable du chevalier de Grignan (en 7), nous avons déjà eu l’occasion d’en parler.

Il serait étonnant qu’un élément aussi déchaîné que l’air-vent ne suscite pas des passions contraires... La subjectivité est très présente dans ce corpus, en particulier dans sa composante émotionnelle :

‘Ah ! que cela [l’action de l’air] est fâcheux 487  ! (4)’ ‘Ah ! que je crains vos nuits, et la surprise de l’air de Grignan ! (2)’ ‘Je crains déjà que vous ne soyez emmaigrie et dévorée. (4)’ ‘Ah ! que je crains cet air pour votre santé. (6)’ ‘Je crains qu’il [le vent] n’emporte ma chère enfant, qu’il ne l’épuise, qu’il ne la dessèche, qu’il ne lui ôte le sommeil, son embonpoint, sa beauté. (3)’ ‘L’air de Grignan me fait peur pour vous, ma fille. (3)’ ‘Un vent qui
Déracine ceux dont la tête était voisine du ciel,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts
,’ ‘me fait trembler. (3)’

S’il est fait mention du déplaisir (premier exemple), c’est la peur qui domine (craindre, faire peur, faire trembler), et qui s’exprime même quand la bise se veut rassurante :

‘Point de froid, une bise qui prend le nom d’air natal pour ne le point effrayer. (7)’

On notera qu’elle peut conduire à des manifestations quasi physiques. Si trembler est métaphorique, le verbe transir :

‘Transir :
1. Pénétrer et engourdir de froid ;
2. Il se dit de l’effet que produit la crainte, l’affliction, et même le respect et l’admiration.’

employé dans la citation 3 :

‘Toutes ces craintes me font transir, je vous l’avoue, et troublent mon repos. (3)’

traduit la pénétration de la peur (comme mimétique du vent !) dans le corps.

L’émotion se manifeste aussi par la tournure exclamative. On ajoutera aux exemples ci-dessus la phrase suivante :

‘Que cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre a été désobligeante et incivile ! (2)’

Quand on a à faire à l’activité de l’esprit :

‘Je pense fort aussi à votre santé, ma chère bonne, à votre tête, à votre air impétueux qui vous mange. (5)’ ‘vos cruels vents qui vous renversent et qui me font mourir quand j'y pense (6)’ ‘je ne sais si vous soutiendrez, vous, ma fille, la froideur de cet air glacé et pointu, qui perce les plus robustes (1)’ ‘ voyez ce que vous fait votre air, et prenez vos mesures sur ce point, qui est si important (5)’

il s’agit de la simple représentation (penser en 5 et 6), du doute (1), et éventuellement de l’évaluation, du jugement (voyez en 5).

Il n’y a pas de verbes appartenant au champ de la parole. On relève une phrase interrogative :

‘Sera-t-elle [la bise] plus forte que cette autre tempête qui le bat depuis si longtemps ? (1)’

Quelques structures enchâssées figurent dans ce corpus. Les deux suivantes :

‘Je pense fort aussi à votre santé, ma chère bonne, à votre tête, à votre air impétueux qui vous mange. Cela me fait bien du mal. (5)’ ‘vos cruels vents qui vous renversent et qui me font mourir quand j'y pense (6)’ ‘quand je pense combien elle se soucie peu de l’apaiser, de le rafraîchir, et qu’elle va ’ ‘trouver l’airde Grignan, je vous assure qu’il s’en faut bien que je ne sois en repos (8) ’

sont du type :

  • représentation (A1)–> affectivité (A1)

et montrent quela représentation (je pense, quand j’y pense) est source d’inquiétude (que je ne sois en repos), de souffrance (cela me fait bien du mal), et peut même être (hyperboliquement) mortelle (me font mourir).

L’ordre appelle au jugement (puis à l’action qui en découle), selon le schéma :

  • jugement (A1) –> ordre (A2)
‘voyez ce que vous fait votre air (5)’

L’air-vent est avant tout source de peur et de souffrance morale. La prégnance de l’affectivité entraîne la quasi-disparition des champs de l’activité de l’esprit et du langage. On notera d’ailleurs que les énoncés à visée évaluative, tels que ceux qu’on a pu rencontrer dans le corpus relatif à l’air-climat (l’air est bon, l’air est mauvais, contraire), sont absents de ce corpus 488 .

La peur gagne aussi le contexte de ces citations, et elle a pour thème principal la santé, en relation avec les effets du vent :

‘Mais cette colique, mon pauvre Monsieur, me donne bien de l’inquiétude. (8)’ ‘l’airde Salon vous a redonné cette douleur et cette pesanteur au côté gauche, qui nous donne tant d’inquiétude (9)’ ‘Je vous avoue que je tremble pour votre santé. (2)’ ‘je vous dirai que je suis en peine de vous, de votre santé, de votre mal de tête (3)’

La place du raisonnement, qui oppose Mme de Sévigné et sa fille par rapport à la saignée en 5 (vous me donnez des raisons, pour y résister, qui me font bien rentrer en moi-même), et du jugement, ironiquement formulé en 5 (j’admire la vôtre [bonté] de vouloir bien vous exposer à cette violence), est, là encore, réduite. Si la parole de la fille est donnée comme absente (Vous ne me parlez point de votre santé en 2), celle de la mère met de nouveau en avant la peur et la souffrance (Je vous avoue que je tremble pour votre santé en 2, je vous dirai que je suis en peine de vous en 3 489 ). Elle n’en est pas moins prescriptive (il faut que la santé passe avant tout, prenez soin de vous, prenez vos mesures en 5), et questionne non sans autorité (Avez-vous été saignée ?) – comme si ces commandements pouvaient constituer le dernier rempart contre les assauts du vent...

L’étude des significations d’« air-climat », « air-temps », « air-atmosphère » et « air-vent » dans ce corpus tend à montrer que la représentation qu’on se fait de l’air au XVIIe siècle est massivement pénétrée par les phénomènes atmosphériques. Tout en restant cet élément, cette substance qui nous environne, l’air est aussi un état de l’atmosphère. Selon que cet état est envisagé dans ses caractères constants, périodiques ou qu’il se trouve lié à une situation particulière, le mot air prend les significations « air-climat », « air-temps » et « air-atmosphère ». S’il est vrai que l’air-vent se caractérise par le mouvement, il ne se réduit pas à de l’air en mouvement, comme dans notre conception moderne. C’est un phénomène atmosphérique, une composante importante de l’air-climat, qui participe de la même action et des mêmes effets.

Dans tous les cas, l’air est rapporté à la santé de la personne, et constitue un agent particulièrement actif, qui, en interaction avec le tempérament de la personne et ses conditions de vie, peut contribuer à sa guérison ou mettre son existence en péril...

Notes
470.

. Je simplifie la présentation. Dans le texte, un nouveau paragraphe s’ouvre avec Ma bonne, il faut que la santé passe devant tout.

471.

. Voir note 1 de la p. 482, l. 586, t. 2, p. 1327.

472.

. T. 1, l. 391, p. 731.

473.

. Perrin fit paraître le Recueil des lettres de Mme la marquise de Sévigné à Mme la comtesse de Grignan, sa fille, 1734-1737, chez N. Simart, puis, en 1754, une nouvelle édition chez Rollin, à Paris.

474.

. Voir note 1 de la p. 797, l. 726, t. 2, p. 1466.

475.

. Géologue et physicien suisse qui écrivit Voyages dans les Alpes, 1794 (d’après Littré).

476.

. Voir note 1 de la p. 482, l. 586, t. 2, p. 1327.

477.

. La citation 1 pose problème. Entre la bise et cet air vient s’intercaler le syntagme nominal ses efforts, dont l’interprétation est ambiguë. S’agit-il des efforts de la bise, auquel cas ce syntagme offrirait un relais anaphorique, ou de ceux de la tempête figurée (de dépenses) qui bat aussi le château ? La proximité des deux syntagmes cette autre tempête –> ses efforts, l’importance des problèmes financiers (il me semble que les dépenses mettent plus en péril la fortune des Grignan que la bise ne risque de mettre à bas le château), l’opposition entre la force divine requise (probablement) pour sauver les finances, et la faiblesse de Mme de Grignan (devant l’élément déchaîné), vont plutôt dans le sens de la seconde interprétation.

478.

. On peut rapprocher cette contrainte de celle que présentent les anaphores hypo / hyperonymiques du type :

Michel a adopté un chat linguiste. L’animal ronronne dans toutes les langues (G. Kleiber, 1993, p. 41)

dans lesquelles on doit aller de l’hyponyme à l’hyperonyme. Mais il s’agit ici d’une relation d’inclusion des signifiés.

479.

. On ne peut tenir compte des sauts de paragraphe qui ont été remodelés selon la logique des idées (t. 1, p. 826) par l’éditeur, qui ajoute que Mme de Sévigné écrivait presque tout à la suite.

480.

. On trouve dans d’autres contextes la bise de Grignan, par exemple dans le t. 2, l. 689, p. 679 (tout cela vous achemine à la bise de Grignan), et l. 726, p. 797 (Vous êtes si incommodée de la bise d’Aix et de Salon [...]).

481.

. Littré donne la présente citation en illustration de cette signification. Cet adjectif peut se rapporter à des personnes, y compris dans son sens physique.

482.

. Pointu : qui pique comme fait une pointe. Là encore, Littré retient la présente citation de Mme de Sévigné. Même si la métaphore est parfaitement lisible de nos jours, il est à signaler que le Nouveau Petit Robert ne propose pas d’association du type un vent pointu (mais plutôt vent cinglant, bise mordante).

483.

. Gourmander un cheval : le manier durement de la main. Tourbillonner [transitif direct] : agiter comme ferait un tourbillon. Littré illustre la définition qu’il donne de ces deux verbes par la citation (4) de Mme de Sévigné.

484.

. Littré fait suivre cette remarque de la présente citation.

485.

. Que j’interprète selon la définition suivante de Littré :

Emporter : causer la mort. Autrefois les famines emportaient des générations entières. Cette maladie l’emportera.

486.

. Rappelons que les troupes s’étaient mises en mouvement le 30 septembre (voir note 3 de la p. 360, l. 1004 (de Bussy-Rabutin), t. 3, p. 1321.

487.

. Fâcheux : qui cause du chagrin.

488.

. Sauf peut-être à travers les métaphores de personnification désobligeante et incivile (2).

489.

. On retrouve là des structures enchâssées du type affectivité (A1) –> parole (A1).