Tome 3 : 1689-1696

‘13. J’approuve infiniment que vous n’ayez point été à Lambesc1 dans l’air de la petite vérole, la chose du monde que l’on doit le plus éviter. (t. 3, l. 1169, p. 761)

La lettre est du 23 novembre 1689.
1. L’assemblée des communautés de Provence devait se tenir à Lambesc (voir note 1 de la p. 753, l. 1166, t. 3, p. 1513). ’ ‘14. Je ne sais, ma fille, où est M. de Grignan, ni vous, ni Monsieur le Chevalier. Vous m’avez parlé d’un voyage à Lambesc ; l’air de la petite vérole me déplaît toujours. (t. 3, l. 1172, p. 771)

La lettre est du 4 décembre 1689.’ ‘15. Ma fille est partie pour Provence ; je crois que j’irai la trouver dans six semaines. Il n’y a plus moyen de vivre au milieu de l’air et de la misère qui est ici1. (t. 3, l. 1297, p. 1032)

La lettre a été écrite de Paris, le 31 mars 1694, à Madame de Guitaut.
1. Famine et épidémie décimaient alors la population de Paris (note 2 de la p. 1043, l. 1302, t. 3, p. 1634). ’ ‘16. Je plains bien celle [aventure] du pauvre Regnault1, de mourir sous ma puissante protection, sur le point de me voir ; cette protection n’est pas à l’épreuve d’une fièvre maligne. Je voudrais bien, ma chère bonne, que ce mauvais air ne montât point jusqu’à notre château. (t. 3, l. 1300, p. 1040)

La lettre est du 21 avril 1694. Mme de Sévigné s’apprête à quitter Paris pour Grignan.
1. Regnault est l’un des maîtres d’hôtel de Grignan.’ ‘17. [...] mais il a bien fallu revenir aux ordres de Mme de Louvois, qui graisse ses bottes pour aller à Tonnerre et à Ancy-le-Franc, et qui ne veut point faire de voyages sans moi, en sorte que me voici. Elle dit qu’elle partira sans faute mercredi prochain, mais tant de gens lui disent qu’elle va trouver du mauvais air, et lui veulent ôter ce voyage de l’esprit, qu’hier au soir la tête lui tournait. (t. 3, l. 1308, p. 1055)

La lettre est de Coulanges. Elle a été écrite de Paris, le 27 août 1694. M. et Mme de Louvois possédaient les châteaux de Tonnerre et d’Ancy-le-Franc. Ancy-le-Franc est à une cinquantaine de kilomètres de Bourbilly. ’ ‘18. Mme de Louvois [...], a pris courage, et part sans écouter davantage tous les flatteurs de sa cour. Cependant, si elle allait tomber malade, jugez de l’embarras et des repentirs qui nous suffoqueraient, mais il faut espérer que Dieu nous conservera tous en vie et en santé. Toujours est-il vrai qu’il n’y a point actuellement d’air plus détestable que celui de Paris, où tout le monde est malade et meurt. (t. 3, l. 1309, p. 1057)

Cette lettre de Coulanges du 1er septembre 1694, fait suite à la précédente. ’ ‘19. Je loue fort le courage de Mme de Louvois d’avoir quitté Paris contre l’avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air. Eh ! où est-il, ce mauvais air ? qui leur a dit qu’il n’était point à Paris ? Nous le trouvons quand il plaît à Dieu, et jamais plus tôt. (t. 3, l. 1310, p. 1059)

Mme de Sévigné, qui est à Grignan, répond à la lettre de Coulanges le 9 septembre 1694.’ ‘20. Au surplus, Madame se porte ici beaucoup mieux qu’à Paris ; elle y respire un bon air, et il n’en faut de meilleure preuve qu’on n’entend parler ici d’aucune maladie qui puisse donner de l’inquiétude. (t. 3, l. 1311, p. 1061).’ ‘21. Les maréchale et duchesse de Villeroy sont tombées malades à Paris, et nous ont fait peur ; mais à l’heure qu’il est, nous sommes rassurés. Le mauvais air, les morts et les maladies y continuent, mais le principal pour moi est que Mme de Coulanges me paraît hors d’affaire. (t. 3, l. 1311, p. 1061)

Coulanges écrit de Tonnerre le 3 octobre 1694.’ ‘22. Toutes choses cessantes, je pleure et je jette les hauts cris de la mort de Blanchefort, cet aimable garçon, tout parfait, qu’on donnait pour exemple à tous nos jeunes gens [...]1 — et cet aimable garçon disparaît en un moment, comme une fleur que le vent emporte, sans guerre, sans occasion, sans mauvais air ! (t. 3, l. 1371, p. 1152)

Mme de Sévigné est à Grignan. Elle répond, ce 29 mars 1696, à la lettre de Coulanges du 19 mars, qui lui a appris la mort du marquis de Blanchefort, deuxième fils du maréchal de Créquy, à l’âge de vingt-sept ans.
1. Mme de Sévigné poursuit par dix lignes d’éloge.’

L’air peut être mis en relation avec différentes maladies ou affections, et cette relation peut s’exprimer de diverses manières. La maladie qui domine est sans conteste la petite vérole. Cette expression désigne la variole (mot qui n’est utilisé que depuis le XVIIIe siècle pour nommer cette maladie) et elle a été utilisée (vers 1500) en remplacement du mot simple vérole, à partir du moment où celui-ci s’est appliqué à la syphilis. On a opposé alors la petite vérole (variole) à la grosse vérole (maladie vénérienne) 491 . Cette maladie peut présenter une variante bénigne, appelée petite vérole volante (8) 492 . Si l’on veut dire que l’air peut transmettre la petite vérole, on emploie le syntagme l’air de la petite vérole (1, 3, 6, 13, 14), ou, avec un déterminant à valeur quantifiante, tant d’air de petite vérole (5). Mais on peut aussi employer l’expression mauvais air.

Ainsi en 4, le mauvais air évoque la petite vérole dont vient de mourir le chevalier de Grignan, et dont il a été question dans les lettres précédentes. Le 22 janvier, Mme de Sévigné apprend à sa fille que le chevalier de Grignan est malade de la petite vérole (On me dit en rentrant ici que le chevalier de Grignan a la petite vérole chez Monsieur d’Uzès 493 ), et le 29 janvier, qu’il est au plus mal 494 . Le soir même, il n’était plus si mal, et il est encore en vie, quoiqu’il ait été au delà de l’extrême-onction et qu’il soit encore très mal, le 3 février, où Mme de Sévigné note dans sa lettre :

‘Sa petite vérole sort et sèche en même temps [...] (t. 1, l. 242, p. 428)’

Le 5 février, le Chevalier se portait un peu mieux 495 , et enfin, après bien des alarmes et de fausses espérances, la mort le prit le samedi 6février, à quatre heures du matin, après la onzième saignée 496 ... Mme de Sévigné nous donne sur cette malheureuse histoire des détails qui, en dépit de l’effroi qu’ils peuvent susciter, ne sont pas sans intérêt :

Il était incommodé d’un dévoiement au commencement de son service. Il prit du lait sans préparation pour le faire cesser ; il cessa en effet, mais au bout de huit jours, la fièvre le prit en venant à Paris, et la petite vérole, avec une telle corruption, qu’on ne pouvait durer dans sa chambre, et il faisait des vers en quantité, qui venaient de son lait corrompu. Enfin la Providence avait marqué la fin de sa vie dans les plus belles années de son âge. (t. 1, l. 244, p. 433-434).

puisqu’on voit que le lait, qui pouvait passer jusque-là pour une panacée par son action douce et rafraîchissante, peut se montrer, quand il est pris sans préparation, sous un jour funeste 497 .

Dans la citation 8, on retrouve l’expression le mauvais air, dans un contexte où Mme de Sévigné vient de parler de la petite vérole volante de sa petite-fille. Une autre maladie est évoquée en 11, qui présenterait les mêmes symptômes – la fièvre, en particulier – que la petite vérole : il s’agit de la rougeole (une grosse fièvre, tous les signes de la petite vérole ou de la rougeole). Elles rendent l’une et l’autre l’air dangereux.

La peste n’est pas directement nommée dans notre corpus, mais la citation 7 contient le syntagme un air empesté. L’adjectif empesté n’est pas spécifique de cette maladie :

‘Empesté : qui a la peste ou toute autre maladie contagieuse.’

comme le montre cette citation (d’ailleurs reprise par Littré) :

‘Aix et Arles sont empestés de la petite vérole [...] (t. 1, l. 229, p. 402)’

Dans la citation 7, les choses ne sont pas très claires. On sait, par une lettre du 10 février 1672 498 , que Mme de Grignan a quitté Lambesc où elle a laissé son fils Louis-Provence (né dans cette ville le 17 novembre 1671), et est partie à Aix, où, d’après les lettres de Mme de Sévigné, semble régner la petite vérole. Elle exprime plusieurs fois ses craintes, dans la citation ci-dessus (lettre du 25 décembre 1671), puis dans la lettre du 10 février :

‘Je suis en peine de vous savoir à Aix, à cause de la petite vérole qui y était. (t. 1, l. 244, p. 435)’

et dans les citations 5 et 6 de notre corpus, qui correspondent respectivement aux lettres du 17 février et du 1er mars 1672. On sait par ailleurs, par une lettre antérieure du 23 décembre 1671, que Louis-Provence, âgé de quelques semaines, a eu lui-même la petite vérole :

‘En vérité, je tremble de penser qu’un enfant de trois semaines ait eu la fièvre et la petite vérole. C’est la chose du monde la plus extraordinaire. Mon Dieu ! ma bonne, d’où vient cette chaleur extrême dans ce petit corps ? (t. 1, l. 228, p. 397)’

dont il a triomphé (t. 1, l. 259, p. 471) 499 . Aussi quand Mme de Sévigné, dans la citation 7, approuve sa fille de n’avoir point emmené l’enfant à Aix de peur qu’il ne prenne la petite vérole, l’avis qu’elle donne ne peut être interprété que dans la perspective d’une rechute 500 . Mais on peut se demander pourquoi Mme de Sévigné déconseille à sa fille de retourner à Lambesc. N’allez point vous y fourrer, lui dit-elle avec la détermination à laquelle elle nous a accoutumés – en évoquant cette fois le danger d’un air empesté. Dans le paragraphe qui suit cette citation, c’est la petite vérole qui est évoquée :

‘Vous m’obéissez pour n’être point grosse ; je vous en embrasse de tout mon cœur. Ayez le même soin de me plaire pour éviter la petite vérole. ’

Mais si l’on en croit la lettre du 6 avril 1672, écrite une semaine aupa­ravant, cet air empesté pourrait aussi être lié directement à la peste :

‘Je suis effrayée des maux de Provence. Voilà donc votre enfant sauvé de la petite vérole par la mort de l’autre 501 , mais la peste, qu’en dites-vous ? J’en suis très effrayée. C’est un mal à nul autre semblable, dont votre soleil saura mal garantir ceux qu’il éclaire. (t. 1, l. 259, p. 471)’

À moins d’admettre que ces deux maladies puissent coexister en un même lieu, en bonne intelligence...

Dans plusieurs citations, il est fait mention de maladies sans plus de précision. C’est le cas en 2, où Mme de Sévigné déconseille à sa fille d’aller à Lambesc, où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air. On retrouve l’expression mauvais air, précédée ici de l’article partitif. Nous n’en saurons pas plus en 9, avec le syntagme nominal complexe le mauvais air des maladies qui sont à Arles 502 . On parle aussi beaucoup de maladies et de mort à Paris, à la fin de cette correspondance. Ainsi, en cette année 1694, Coulanges écrit qu’il n’y a point actuellement d’air plus détestable que celui de Paris, où tout le monde est malade et meurt (18), et, un mois plus tard, que le mauvais air, les morts et les maladies y [à Paris] continuent (21). La coordination des deux syntagmes nominaux l’air et la misère en 15 suffit à faire comprendre que l’air de Paris est vicié par les maladies dues à la famine. Dans ce même contexte, l’expression mauvais air (précédée ou non du partitif) est transportée d’un lieu à un autre. Certains disent que Mme de Louvois va trouver du mauvais air en sortant de Paris (17), tandis que Mme de Sévigné, qui s’interroge un instant (où est-il, ce mauvais air ?), le repousse finalement dans la capitale (qui leur a dit qu’il n’était point à Paris ?) (19).

Enfin l’air peut être lié à cet état maladif qu’est la fièvre. Mme de Coulanges en sait quelque chose, au 14e jour de sa maladie :

Les médecins n’en répondent point encore, parce qu’elle a toujours la fièvre et que, dans les rêveries 503 continuelles où elle est, ils ont raison de craindre le transport, et aussi parce qu’elle n’est point purgée, à cause des hémorroïdes qui la font mourir de douleur. Cependant, comme les redoublements 504 sont moindres, il y a tout sujet de croire que tout ira bien. (t. 2, l. 551, p. 408)

Tout ira bien le soir même :

‘La pauvre malade est hors d’affaire, à moins d’une trahison que l’on ne doit pas prévoir. (t. 2, l. 551, p. 412)’

Mais la convalescence, confirmée deux jours après :

‘[...] Mme de Coulanges est hors de tout péril et dans toute la douceur de la convalescence [...] (t. 2, l. 552, p. 413)’

ne fera oublier, ni la fièvre, ni la gravité du mal :

‘Il [M. de La Rochefoucauld] a été dans une extrême peine de Mme de Coulanges, qui revient assurément de la plus grande maladie qu’on puisse avoir. La fièvre ni ses redoublements ne l’ont point encore quittée, mais parce que toute la violence et la rêverie en est dehors, elle se peut vanter d’être dans le bon chemin de la convalescence. (t. 2, l. 553, p. 416)’

dont on parlera encore quinze jours plus tard :

‘Mme de Coulanges a des retours de fièvre dont elle est fort chagrine ; cela est ordinaire aux retours des grandes maladies. (t. 2, l. 557, p. 428)’

Signalons que Mme Le Tellier, tante de Mme de Coulanges, et Beaujeu, la demoiselle de Mme de Coulanges, qui furent atteintes du même mal que Mme de Coulanges, reçurent, l’une, le saint-viatique, et l’autre, l’extrême-onction 505 . Cela ne les empêcha pas de survivre l’une et l’autre, d’ailleurs – ce qui nous vaut ce commentaire plein de bon sens de Mme de Sévigné :

‘Pour Beaujeu, elle a été en vérité morte, et l’émétique 506 l’a ressuscitée ; il n’est pas si aisé de mourir qu’on ne pense. (t. 2, l. 551, p. 408-409)’

qui cite encore un troisième miraculé, tiré d’affaires dans les mêmes circonstances. Il s’agit d’un ami de La Rochefoucauld, Jacques Langlade, qui a pensé mourir du même mal que Mme de Coulanges, et a eu < de > plus qu’elle l’extrême-onction 507 . Mais la résurrection n’est pas à la portée de tous. Le pauvre Regnault, maître d’hôtel des Grignan, en sait quelque chose. Façon de parler, puisqu’il succombe à une fièvre maligne (« ancien nom des fièvres graves », selon Littré), peu avant l’arrivée de Mme de Sévigné à Grignan – ce qu’elle interprète, avec un humour tranquille, comme une mise en échec de sa puissante protection. Ce qu’elle craint surtout, c’est que ce mauvais air ne monte jusqu’à sa fille, sans doute à partir des communs, plus bas que le château 508 . La citation 12 est plus obscure. L’air nuisible que dénonce Mme de Sévigné pourrait être celui qui a donné à Charles un accès de fièvre, car rien n’indique, dans le contexte de cette lettre, ni dans les lettres qui précèdent, que Mme de Sévigné soupçonne alors la maladie vénérienne dont son fils va être victime.

Enfin – et l’on se demande si ce n’est pas pire que tout – on peut mourir sans mauvais air ! C’est le cas du jeune marquis de Blanchefort, qui disparaît en un moment, à vingt-sept ans, comme une fleur que le vent emporte (22). On sait seulement par deux lettres de Coulanges (14 et 19 mars 1696) que la maréchale de Créquy partit le 13 mars au secours de Blanchefort, son fils bien-aimé, malade à Tournai 509 , et qu’elle dut recevoir en chemin un courrier lui annonçant sa mort 510 , survenue le 16 mars. Derrière la forte émotion se manifeste aussi l’étonnement de cette mort, qui dérange l’ordre des choses, selon lequel les jeunes gens ne doivent mourir qu’au combat (guerre, occasion) 511 , ou de quelque maladie contagieuse (mauvais air).

Celles-ci ne manquent pourtant pas ! D’autres maladies, d’autres affections, non moins graves, qui échappent à notre corpus, se manifestent dans d’autres contextes, comme celui-ci, qui suit la citation 9 :

Tout le monde se meurt, Aux Rochers et à Vitré, de la dysenterie et des fièvres pourprées 512 . Deux de mes ouvriers ont péri ; j’ai tremblé pour Pilois. Les meuniers, les métayers, même jusqu’à la divine Plessis, tout a été attaqué de ces cruelles maladies. (t. 2, l. 545, p. 397)

Par tous ces exemples, on voit que les maladies – au nombre desquelles il faut compter la fièvre – qu’elles soient identifiées ou qu’elles restent dans l’indétermination, sont des maladies graves, qui peuvent conduire aux portes de la mort. Un rhume, un mal de gorge, peuvent être fatals. Coulanges, qui vient d’évoquer deux décès dans son entourage, termine ainsi sa lettre :

‘Mme de Frontenac a de la fièvre et un furieux rhume ; cela fait peur par la mode qui court. Notre pauvre Lenclos a aussi une petite fièvre lente, avec un petit redoublement les soirs, et un mal de gorge qui inquiète ses amis ; enfin je crains bien que toutes ces morts n’aient de la suite 513 . (t. 3, l. 1370, p. 1152)’

Ces maladies corrompent l’air et se communiquent par son intermédiaire. C’est le processus de l’infection 514 que Littré décrit ainsi :

L’infection [...] spécifie que l’air est vicié et communique la maladie ; l’individu malade gâte l’air, et l’air rend malade celui qui se trouve dans la sphère de l’agent morbifique.

Ce thème de la maladie étant mis en place, voyons de plus près les structures dans lesquelles s’exprime le rapport de l’air et de la maladie. Au départ, une maladie se trouve en un lieu donné – ce qui donne lieu à une construction locative du type être / il y a + complément de lieu, dont voici quelques exemples :

‘On dit que la petite vérole est partout [...] (t. 1, l. 228, p. 400)’ ‘Je suis en peine de vous savoir à Aix, à cause de la petite vérole qui y était. (t. 1, l. 244, p. 436)’ ‘[les] maladies qui sont à Arles (exemple 9 du corpus)’ ‘On me mande qu’il y a de la rougeole à Livry (citation de Mme de Sévigné, faite par Littré à l’article rougeole).’

Toutefois une formulation plus ramassée, avec la préposition de, n’est pas impossible. Quelques jours après, Mme de Sévigné reparle en ces termes des maladies qui sont à Arles (9) :

‘et si vous êtes embarrassée du pichon, à cause des maladies d’Arles, amenez-le ici (t. 2, l. 550, p. 406)’

Le rapprochement des deux structures montre que la préposition de a ici une valeur simple de localisation.

Lorsque l’air est mis en rapport avec le nom de la maladie, c’est à l’intérieur de syntagmes nominaux du type :

‘l’air de la petite vérole (1, 3, 6, 13, 14)’ ‘[le] mauvais air des maladies (9)’ ‘l’air de la fièvre de cette maison / l’air de la fièvre (10)’ ‘tant d’air de petite vérole (5)’

Dans le premier cas, on peut attribuer à la préposition de sa valeur d’origine. Il s’agit de l’air qui provient, qui émane de la maladie. Le second syntagme, dans lequel le nom de maladie n’est pas actualisé, resserre la relation entre le mot air et ce nom, et tend à donner au complément prépositionnel de petite vérole une fonction adjectivale. La préposition de établit alors un rapport de quasi-consubstantialité entre le mot air et le nom de maladie, comme si l’air était « fait de » petite vérole. On rencontre d’ailleurs le syntagme nominal un air empesté, dans lequel le nom de maladie se trouve pris dans une forme adjectivale, qui peut s’interpréter de la même façon (« un air de peste »).

Cet air des maladies est par nature mauvais pour l’homme. Cette évaluation se traduit par des adjectifs, mauvais bien sûr, l’intensif détestable (18) dans le sens de « très mauvais », ou encore dangereux (11), nuisible (12).

Si l’on intègre ces trois relations dans une seule construction, on obtient une structure plénière telle qu’on la trouve en 9 :

‘[le] mauvais air des maladies qui sont à Arles ’

qui cumule dans le même syntagme :

Dans ce syntagme nominal, le processus de détermination opère en cascade, et permet d’identifier l’air par rapport à une maladie, elle-même déterminée par le lieu où elle se trouve (il s’agit de l’air des maladies d’Arles). Par l’intermédiaire de la maladie, l’air se trouve lui-même repéré par rapport au lieu (s’il s’agit de l’air des maladies d’Arles, il s’agit aussi de l’air d’Arles).

Cette structure plénière n’apparaît qu’une fois. On peut reconstituer une structure similaire, quoique la forme en soit à première vue très réduite, dans l’exemple suivant :

‘Je plains bien celle [aventure] du pauvre Regnault, de mourir sous ma puissante protection, sur le point de me voir ; cette protection n’est pas à l’épreuve d’une fièvre maligne. Je voudrais bien, ma chère bonne, que ce mauvais air ne montât point jusqu’à notre château. (16)’

Le syntagme nominal ce mauvais air récupère par anaphore la fièvre dont il vient d’être question (une fièvre maligne), et qui, dans ce contexte, est individualisée, déterminée, puisqu’elle se rapporte à une personne. On peut paraphraser ainsi ce syntagme : « le mauvais air de la fièvre maligne du pauvre Regnault ». On a bien à faire à l’air d’une maladie déterminée, la seule différence étant que la détermination est apportée par une personne, non par un lieu.

On pourrait également reconnaître une structure du même type que 9 avec l’exemple :

‘Il me semble, ma bonne, que vous avez envie d’être en peine de moi, dans l’air de la fièvre de cette maison [...] Je me promène, je ne prends point l’airde la fièvre. (10)’

mais les choses sont ambiguës. Tout dépend du découpage que l’on fait du syntagme nominal l’air de la fièvre de cette maison, soit :

  • a. [l’air] [de la fièvre de cette maison]
  • b. [l’air de la fièvre] [de cette maison]

Dans la première lecture, le syntagme nominal peut être considérée comme une variante de celui de l’exemple 9. On aurait très bien pu avoir en 9 l’air des maladies d’Arles – le complément prépositionnel (d’Arles) venant remplacer la relative (qui sont à Arles), et l’adjectif évaluatif (mauvais) étant supprimé. Mais je pencherai plutôt pour la seconde interprétation, dans laquelle le complément qui exprime le lieu (de cette maison) se rattache au mot air lui-même. Dans ce cas, l’air n’est pas rapporté à une maladie déterminée (par un lieu ou par une personne). Il s’agit de la fièvre en général. Mais cet air de la fièvre est déterminé par un lieu (de cette maison). Cette interprétation est plus conforme aux affinités lexicales mises en jeu : on parlera plus facilement de l’air d’une maison, que (par métonymie) de la fièvre d’une maison. D’autre part, le syntagme nominal l’air de la fièvre est repris dans la phrase suivante. La localisation, qui reste implicite, est relative à l’air, non à la fièvre.

On a donc à faire à une structure différente de celle de 9, qu’illustrent, avec des variantes, les exemples suivants :

‘Il me semble, ma bonne, que vous avez envie d’être en peine de moi, dans l’air de la fièvre de cette maison. (10)’ ‘Je ne suis point sans inquiétude de vous savoir à Aix, avec tant d’air de petite vérole. (5)’ ‘[...] n’allez point vous y [à Lambesc] fourrer. Qu’avez-vous à y faire ? Laissez-y votre enfant et n’allez point prendre un air empesté ! (7)’ ‘Vous pouvez penser, ma bonne, quelle nouvelle pour moi que de vous savoir à Saint-Andiol, avec votre pauvre petit garçon malade considérablement, une grosse fièvre, tous les signes de la petite vérole ou de la rougeole [...] La circonstance de votre mauvaise santé est une chose étrange, et de vous savoir dans un air qui peut être si dangereux. (11)’ ‘c’est pour rien qu’il prend un air si nuisible (12)’ ‘Toujours est-il vrai qu’il n’y a point actuellement d’air plus détestable que celui de Paris, où tout le monde est malade et meurt. (18)’ ‘Vous allez dans une petite ville étouffée, où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air, cela me déplaît. (2)’ ‘Elle dit qu’elle partira [à Tonnerre et à Ancy-le-Franc] sans faute mercredi prochain, mais tant de gens lui disent qu’elle va trouver du mauvais air [...] (17)’ ‘Il n’y a plus moyen de vivre au milieu de l’air et de la misère qui est ici. (15)’

Ces exemples ont une caractéristique commune. C’est que, dans tous les cas, l’expression de la maladie, qui n’est plus rattachée à un lieu, reste indéterminée. En 10, on trouve un syntagme nominal à valeur générique (l’air de la fièvre). En 5, le nom de maladie n’est pas actualisé, ce qui lui donne un statut quasi adjectival. En 7, 12 et 18, le rapport à la maladie est établi abstraitement par l’adjectif (empesté, nuisible, dangereux). L’adjectif empesté dénote la présence de la maladie, tandis que les adjectifs nuisible et dangereux renvoient au thème de la maladie, présent en contexte. Il en est de même pour détestable, en 18, qu’on interprète en rap­port avec la relative (où tout le monde est malade et meurt). En 2 et 17, l’adjectif d’évaluation mauvais ne joue plus le même rôle que dans la structure plénière de 9, où il s’adjoint librement pour qualifier le syntag­me nominal l’air des maladies. Il est pris ici dans une expression stéréoty­pée qui implique, par elle-même, indépendamment du contexte, la mise en rapport de l’air avec la maladie. En 15, la qualité morbide de l’air n’est même pas dite explicitement, mais on la déduit, comme on l’a vu, de la coordination des deux lexèmes (l’)air et (la) misère. La maladie restant dans l’indétermination, c’est l’air qui se trouve rattaché à un lieu. Deux occurrences du mot air seulement entrent dans un syntagme nominal du type l’air de + nom de lieu (l’air de la fièvre de cette maison en 10, celui [air] de Paris en 18). Dans les autres cas, le rattachement est plus libre, le mot air et l’indication de lieu se trouvant dans deux constituants distincts. Dans tous les exemples, le mot air (ou l’expression mauvais air) est précé­dé d’un article indéfini (un air) ou d’un quantifieur (article partitif, tant de). Ce type de déterminant, en individualisant un air parmi d’autres, ou en prélevant une partie d’une quantité indéterminée, implique la solidarité de l’air avec le lieu où il se trouve. En 2, 15 et 18, on a une structure du type un / du mauvais air est quelque part. Elle est apparente en 2, avec le pronom relatif et la locution impersonnelle il y a. Elle prend la forme d’une nominalisation en 15 (un air est ici –> l’air qui est ici), et que l’on peut reconstituer en 18, si l’on paraphrase ainsi l’énoncé : « Il n’y a point actuellement [en un autre endroit] un air plus détestable ». En 5, on trouve dans la même proposition le complément de lieu (à Aix). Dans les exemples 7 et 11, le syntagme nominal qui contient le mot air (un air empesté, un air qui peut être si dangereux), ou l’expression (du) mauvais air, est plus éloigné du complément de lieu, qui se trouve dans une autre proposition (à Lambesc repris plusieurs fois par y en 7, à Saint-Andiol, distant de quelques lignes en 11). En 17, ce complément, impliqué par le verbe partir de la proposition précédente, se trouve encore au-delà, dans la phrase qui précède (pour aller à Tonnerre et à Ancy-le-Franc). En 12, je pense qu’il faut rattacher l’air nuisible en question à l’endroit où se trouve Charles, c’est-à-dire chez Mme de Villeroy 515 .

On peut ajouter à ce corpus les deux exemples suivants :

‘[...] et cet aimable garçon disparaît en un moment, comme une fleur que le vent emporte, sans guerre, sans occasion, sans mauvais air ! (22)’ ‘Le nom de Monsieur d’Uzès est plein de mauvais air présentement, cela nous désespère. (4)’

Dans les deux cas, le mot air fait l’objet d’une actualisation partitive (l’article partitif étant effacé derrière les prépositions sans et de). Le premier exemple peut être paraphrasé ainsi : « cet aimable garçon disparaît sans [qu’il y ait eu] du mauvais air », la préposition sans niant la présence de mauvais air dans le lieu où se trouvait le jeune homme. Quand au second, il contient une localisation plus originale, puisqu’il laisse entendre qu’il y a du mauvais air dans le nom même de Monsieur d’Uzès. Mme de Sévigné use ici d’un de ces raccourcis expressifs dont elle est friande pour dire métonymiquement que, quand on parle de Monsieur d’Uzès, on suscite la crainte de la contagion. Elle reprend ce thème dans la lettre suivante :

‘Monsieur d’Uzès a écrit un mémoire admirable de tout ce qu’il trouve à propos de faire savoir à M. Colbert, auquel il n’ose parler, à cause de la vision que son nom porte la petite vérole. (t. 1, l. 245, p. 437)’

On notera que, sémantiquement, l’expression mauvais air a une valeur indifférenciée, et peut être employée aussi bien pour la petite vérole que pour la maladie en général.

Mais, le plus souvent, on a à faire à des constructions encore plus libres, comme le montrent les deux exemples types suivants :

‘Votre voyage de Marseille me trouble ; l’air de la petite vérole et le bruit des canons me donnent une inquiétude qui n’est que trop juste. (1)’ ‘Le mauvais air, les morts et les maladies y [à Paris] continuent [...] (21)’

Le syntagme nominal qui contient le mot air met en rapport l’air et la maladie : l’air de la petite vérole (1) et le mauvais air (21). En 1, la maladie reste dans l’indétermination : il s’agit de la petite vérole en général. En 21, on retrouve l’adjectif mauvais, déjà présent dans la structure plénière de 9, mais avec une fonction différente. Alors qu’en 9, cet adjectif s’adjoint librement pour qualifier le syntagme nominal l’air des maladies, il est ici constitutif de l’expression mauvais air, qui, à travers cette évaluation stéréotypée, implique, par elle-même, indépendamment du contexte, que l’air est mis en rapport avec la maladie. Là encore, on reste dans l’indétermination. Mais, de plus, ces syntagmes nominaux n’impliquent pas une localisation spécifique. Ils font référence à l’air de la petite vérole, ou au mauvais air, pris en lui-même en quelque sorte, et libre de toute attache à un lieu donné. Ce qui n’empêche que cet air puisse être localisé – le contexte contenant souvent un complément du type à + nom de lieu. Ce complément peut se trouver dans la même proposition que le syntagme nominal contenant le mot air (y en 21), ou dans une autre proposition : ainsi le complément de Marseille (qui équivaut à « à Marseille ») est donné dans la proposition qui précède. La majorité des exemples du corpus entrent dans ce type de construction.

Je les répartis selon qu’ils contiennent un syntagme nominal du type l’air de la petite vérole, ou l’expression mauvais air.

Voici la première série :

‘Votre voyage de Marseille me trouble ; l’air de la petite vérole et le bruit des canons me donnent une inquiétude qui n’est que trop juste. (1)’ ‘Vous êtes donc à Sainte-Marie [...] Sauvez-vous aussi de l’air de la petite vérole ; je la crains pour vous beaucoup plus que vous. (6)’ ‘J’approuve infiniment que vous n’ayez point été à Lambesc dans l’air de la petite vérole, la chose du monde que l’on doit le plus éviter. (13)’ ‘Vous m’avez parlé d’un voyage à Lambesc ; l’air de la petite vérole me déplaît toujours. (14)’ ‘Il me semble, ma bonne, que vous avez envie d’être en peine de moi, dans l’air de la fièvre de cette maison [...] Je me promène, je ne prends point l’air de la fièvre. (10)’ ‘Le complément de lieu se trouve à une plus ou moins grande distance du syntagme nominal : dans la même proposition (13), dans la proposition qui précède (1, 14), et même plusieurs lignes au-dessus (6). En 10, l’indication de lieu a été introduite avec la première occurrence du mot air (l’air de la fièvre de cette maison). ’

Je mettrai à part l’exemple suivant :

‘Je me trouve très bien ici, et je pousserai l’air de la petite vérole fort loin. Cette grande maison, où je ne trouve que Mme de Bonneuil, au lieu de vous, ne me donne nulle envie d’y retourner. (3)’

qui ne doit pas être interprété de la même façon. L’adverbe ici (variante du complément à + nom de lieu) qui se trouve dans la proposition précédente, ne correspond pas à la localisation de l’air de la petite vérole. Cet air est dans la grande maison qu’elle a quittée, précisément pour échapper au risque de contagion.

Dans tous ces exemples, le syntagme nominal l’air de la petite vérole / de la fièvre) pose l’existence quasi générique d’un type d’air, qui ne se rattache, ni à une maladie, ni à un lieu déterminés. Dans ces condi­tions, le complément de la petite vérole tend à prendre une valeur de qualification plus que de détermination, qui le rend proche d’un syntagme non actualisé comme (tant d’air) de petite vérole. Cette interprétation pourrait trouver une confirmation dans la synonymie qui s’établit entre le syntagme l’air de la petite vérole / de la fièvre et l’expression le mauvais air, qu’illustre notre seconde série d’exemples :

‘Je suis pour le mauvais air comme vous êtes pour les précipices [...] (8)’ ‘Je loue fort le courage de Mme de Louvois d’avoir quitté Paris contre l’avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air. Eh ! est-il, ce mauvais air ? qui leur a dit qu’il n’était point à Paris ? Nous le trouvons quand il plaît à Dieu, et jamais plus tôt. (19)’ ‘ Le mauvais air, les morts et les maladies y [à Paris] continuent, mais le principal pour moi est que Mme de Coulanges me paraît hors d’affaire. (21)’

Le premier exemple montre que l’expression le mauvais air peut être posée indépendamment de toute indication de lieu. Il en est de même avec la première occurrence de 19 (faire peur du mauvais air). Quant aux propositions qui suivent, elles s’interrogent sur la localisation possible de ce mauvais air, le laissant en suspens (où est-il ?), ou le transportant en tel ou tel lieu (qui leur a dit qu’il n’était point à Paris ?) – ce qui montre bien la liberté de mouvement de l’air, qui n’est pas retenu en un lieu déterminé. L’exemple 21 contient un complément de lieu du type à + nom de lieu (adverbe y).

On peut ajouter à ces emplois une occurrence de mauvais air qui figure dans une comparaison :

‘23. Conservez bien vos sentiments, vos pensées, la droiture de votre esprit ; repassez quelquefois sur tout cela, comme on sent de l’eau de la reine de Hongrie quand on est dans le mauvais air. Ne prenez rien du pays où vous êtes, conservez ce que vous y avez porté [...] (t. 3, l. 1099, p. 580)’

Mme de Sévigné conseille à sa fille de garder en elle l’image des qualités qui sont les siennes (repassez sur tout cela) et de ne rien prendre de l’esprit du pays où elle est. Cette image constitue en quelque sorte l’antidote (elle est comme la senteur de l’eau de Hongrie) du mauvais air qu’elle respire. Cette comparaison contient un énoncé à valeur générale dans laquelle le mauvais air trouve naturellement sa place, qui nous fait connaître un remède de l’époque, l’eau de la reine de Hongrie, qui est le nom donné à l’alcoolat de romarin. On retiendra que cette citation met en rapport le mauvais air de la maladie avec ce qu’on pourrait appeler le mauvais esprit des Provençaux, ce qui souligne, une fois de plus, l’affinité de l’air-élément et de l’air-manière d’être.

Si notre corpus montre que l’air de la maladie n’a pas d’attache fixe, il faut noter cependant que certains lieux sont plus propices que d’autres à sa propagation. C’est ce que laisse entendre la citation 2 :

‘Je vous plains de quitter Grignan. Vous y êtes en bonne compagnie ; c’est une belle maison, une belle vue, un bel air. Vous allez dans une petite ville étouffée, où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air, cela me déplaît.’

à laquelle on peut associer la citation 5 :

‘Je ne suis point sans inquiétude de vous savoir à Aix, avec tant d’air de petite vérole. Au moins évitez les lieux publics, et les presses ; c’est un horrible mal que celui-là.’

En 2, Mme de Sévigné oppose Lambesc à Grignan. Lambesc est une petite ville étouffée, où l’on est à l’étroit et où l’on respire mal, ce qui favorise le développement de maladies. On peut penser que la petitesse du lieu entraîne la concentration des humains qui s’y trouvent, et la raréfaction de l’air. Le nombre et le resserrement des personnes, dans une ville où sévit la petite vérole, est considéré, en 5, comme un facteur d’aggravation (un horrible mal). À l’opposé de Lambesc, le bel air de Grignan est mis en valeur – expression sur laquelle je reviendrai.

L’air de la maladie reste sans conteste l’air-élément qui a fourni la base de toutes les précédentes significations. On retrouve dans ce corpus la combinatoire avec le verbe prendre (prendre un air empesté en 7, prendre un air nuisible en 12, prendre l’air de la fièvre en 10). Mais pour la première fois, le mot air peut être précédé d’un déterminant partitif, ce qui donne à cet élément une présence plus substantielle, une plus grande matérialité.

Il est intéressant aussi de noter que cet air est susceptible de se déplacer, comme le montre la citation 16 :

‘Je voudrais bien, ma chère bonne, que ce mauvais air ne montât point jusqu’à notre château. (16)’

ce qui contribue peut-être à lui donner son indépendance par rapport à la localisation.

Et il a une durée, au même titre qu’un processus, qu’un événement :

‘Le mauvais air, les morts, les maladies y continuent [...] (21)’

ce qui montre, en contrepartie, qu’il est temporaire, et, là encore, qu’il n’a pas d’attache permanente en un lieu.

Il est lui-même considéré comme un lieu, comme il apparaît à plusieurs reprises dans le corpus :

‘Il me semble, ma bonne, que vous avez envie d’être en peine de moi, dans l’air de la fièvre de cette maison. (10)’ ‘La circonstance de votre mauvaise santé est une chose étrange, et de vous savoir dans un air qui peut être si dangereux. (11)’ ‘J’approuve infiniment que vous n’ayez point été à Lambesc dans l’air de la petite vérole [...] (13)’ ‘on sent de l’eau de la reine de Hongrie quand on est dans le mauvais air (23)’ ‘Il n’y a plus moyen de vivre au milieu de l’air et de la misère qui est ici. (15)’ ‘il n’y a point actuellement d’air plus détestable que celui de Paris, 516 tout le monde est malade et meurt (18)’

L’action de cet air, qui donne la maladie, et souvent la mort, n’a pas besoin d’être dite. En revanche, on ne s’étonnera pas de trouver dans ce corpus des verbes qui traduisent un contact, parfois même un corps à corps, de la personne avec l’air :

‘tant de gens lui disent qu’elle va trouver du mauvais air (17)’ ‘Nous le trouvons quand il plaît à Dieu, et jamais plus tôt. (19)’ ‘Ils font très sagement de ne point s’exposer au mauvais air des maladies qui sont à Arles. (9)’ ‘n’allez point prendre un air empesté (7)’ ‘je ne prends point l’air de la fièvre (10)’ ‘il prend un air si nuisible (12)’ ‘je pousserai l’air de la petite vérole fort loin (3)’ ‘ Sauvez-vous aussi de l’air de la petite vérole [...] (6)’ ‘l’air de la petite vérole, la chose du monde que l’on doit le plus éviter (13)’

On peut rencontrer l’air (trouver en 17, 19), mais on évitera de s’exposer (9), de le prendre (7, 10), sauf quand on fait des imprudences (12) ! Si possible, on le pousse – métaphore militaire, en 3, pour dire qu’on « fait reculer » (Littré) l’ennemi –, on s’en protège (se sauver en 6), on l’évite (13). Plusieurs de ces verbes – s’exposer, pousser, se sauver (« se mettre en sûreté, à l’abri », Littré 517 ), éviter, contiennent le trait « danger ».

L’air de la maladie est tellement redoutable qu’il envahit tout le champ d’expérience, et n’incite guère à prendre en compte d’autres facteurs. Les procédés de coordination :

‘où il y aura peut-être des maladies et du mauvais air (2)’ ‘au milieu de l’air et de la misère qui est ici (15)’ ‘Le mauvais air, les morts, les maladies y continuent [...] (21)’

montrent qu’on reste dans la même thématique de l’air, de la maladie, de la mort. L’enchaînement a moins valeur d’addition que de causalité. Mais il s’agit d’une causalité réciproque, dans la mesure où les maladies sont cause du mauvais air, qui, à son tour, engendre les maladies. L’ordre d’apparition des lexèmes peut, dans certains cas, favoriser telle ou telle interprétation. Ainsi on comprend en 2 que les maladies produisent le mauvais air, alors qu’en 21, le mauvais air serait cause de morts et de maladies. En 15, en revanche, c’est le sens des lexèmes qui est déterminant. L’air ne peut engendrer la misère. Mais la misère, en tant qu’elle est pourvoyeuse de maladies, entraîne la corruption de l’air. Et cet air condamne la vie puisqu’il n’y a plus moyen de vivre dans cet élément.

Une seule coordination, à première vue insolite, échappe à cette thématique :

‘l’air de la petite vérole et le bruit des canons me donnent une inquiétude qui n’est que trop juste (1)’

Les craintes de Mme de Sévigné s’expliquent par l’état dans lequel se trouve sa fille, enceinte de Louis-Provence (ce malheur, dit-elle 518 ). Le voyage de Marseille risque, selon Mme de Sévigné, de lui être préjudiciable pour plusieurs raisons. Il y a l’air de la petite vérole, dangereux de toute façon. Il y a aussi les ébranlements 519 dus au transport en car­rosse 520  :

‘L’agitation continuelle, qui ne donne pas le temps à un enfant de se pouvoir remettre à sa place, quand il a été ébranlé, fait une couche avancée, qui est très souvent mortelle. (t. 1, l. 162, p. 244)’

Mme de Sévigné illustre, quelques lignes au-dessus, sa mise en garde par l’exemple de Mme de Guise, qui fut trois jours à l’extrémité [...], et tout cela pour s’être agitée [...] sans se donner aucun repos.

C’est à tout cela que vient s’ajouter le bruit des canons, qui donne à Mme de Sévigné l’occasion de citer une autre fâcheuse aventure :

‘De plus, on vous aura tiré du canon qui vous aura émue 521  ; cela est très dangereux. On dit que de Biais 522 accoucha l’autre jour d’un coup de pistolet, qu’on tira dans la rue. (t. 1, l. 162, p. 246)’

Tout ébranlement, qu’il provienne de secousses ou d’un bruit violent, peut provoquer une fausse couche, et celle-ci – il est important de le souligner – présente un danger mortel pour la mère. Ce qui explique que Mme de Sévigné puisse mettre à égalité l’air de la petite vérole et le bruit des canons.

L’air de la maladie ne peut être bon. Il menace, le plus souvent gravement, la santé de l’homme, et peut mettre sa vie en péril. On ne saurait donc s’étonner qu’il sollicite fortement la subjectivité et la parole. Commençons par les réactions affectives, qui s’expriment plutôt sur le mode dysphorique :

‘l’air de la petite vérole et le bruit des canons me donnent une inquiétude qui n’est que trop juste. (1)’ ‘Sauvez-vous aussi de l’air de la petite vérole ; je la crains pour vous beaucoup plus que vous. (6)’ ‘Vous allez dans une petite ville étouffée, où peut-être il y aura des maladies et du mauvais air, cela me déplaît. (2)’ ‘Vous m’avez parlé d’un voyage à Lambesc ; l’air de la petite vérole me déplaît toujours. (14)’ ‘Il me semble, ma bonne, que vous avez envie d’être en peine de moi, dans l’air de la fièvre de cette maison [...] Je me promène, je ne prends point l’airde la fièvre. Enfin, ma bonne, ne soyez en aucune peine de moi. (10)’ ‘Je loue fort le courage de Mme de Louvois d’avoir quitté Paris contre l’avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air. (19)’ ‘Je voudrais bien, ma chère bonne, que ce mauvais air ne montât point jusqu’à notre château. (16)’

On retrouve dans la plupart des exemples la crainte (inquiétude en 1, craindre en 6) et le déplaisir (déplaire en 2, 14, peine en 10), liés à la santé de l’autre. On notera que Mme de Sévigné, comme toujours, cherche à rassurer sa fille sur son état de santé à elle – ce qui nous vaut, en 10, l’alliance oxymorique et ironique de l’envie et de la peine. Mais les autres peuvent aussi chercher à donner de l’inquiétude sur soi-même (faire peur en 19). Enfin, si l’on souhaite une chose (je voudrais bien en 16), ce ne peut être que de se trouver hors d’atteinte du mauvais air. Il arrive toutefois que l’affection soit sans gravité, comme la très jolie petite vérole volante de Marie-Blanche (8). Dans ce cas, on peut rester sans crainte auprès de la petite malade 523 .

Je mettrai à part la citation suivante :

‘Le nom de Monsieur d’Uzès est plein de mauvais air présentement, cela nous désespère. (4)’

car, il faut l’avouer, le désespoir de Mme de Sévigné est dû ici au fait que Monsieur d’Uzès, dont le contact fait craindre la contagion, n’est plus en état de faire les démarches nécessaires au règlement d’une affaire qui concerne le comte de Grignan 524 .

Sans entrer dans le détail, je noterai que les sentiments négatifs dominent également dans le contexte de ces exemples, où ils ont pour objet des thèmes associés (la santé, les déplacements). On trouve des lexèmes ou des syntagmes tels qu’ennui, trouble (1), je vous plains (2), j’avais bien peur, je frissonne, je n’en puis pas soutenir la pensée (7), douleur sensible, m’inquiéter, je ne vous aurais pas demandé d’être tranquille, ne me demandez pas aussi de l’être (11), je plains (16), suffoqueraient (18), nous ont fait peur (21). Il faudrait ajouter les tournures exclamatives et interrogatives, qui marquent l’émotion (7, 11).

Le champ de l’activité de l’esprit est également présent :

‘Je ne suis point sans inquiétude de vous savoir à Aix, avec tant d’air de petite vérole. (5)’ ‘La circonstance de votre mauvaise santé est une chose étrange, et de vous savoir dans un air qui peut être si dangereux. (11)’ ‘Je loue fort le courage de Mme de Louvois d’avoir quitté Paris contre l’avis de tous ceux qui lui voulaient faire peur du mauvais air. (19)’ ‘J’approuve infiniment que vous n’ayez point été à Lambescdans l’air de la petite vérole, la chose du monde que l’on doit le plus éviter. (13)’ ‘Ils font très sagement de ne point s’exposer au mauvais air des maladies qui sont à Arles. (9)’ ‘Toujours est-il vrai qu’il n’y a point actuellement d’air plus détestable que celui de Paris, où tout le monde est malade et meurt. (18)’ ‘Je suis pour le mauvais air comme vous êtes pour les précipices [...] (8)’

On a connaissance du danger (savoir en 5 et 11), on donne son opinion sur les risques d’un déplacement (avis en 19, approuve en 13, ou encore l’adverbe sagement en 9), on exprime sa conviction quant à l’état morbide de l’air (toujours est-il vrai en 18). En cas de maladie bénigne, et en l’absence de crainte, comme on l’a vu précédemment, on peut aller jusqu’à prendre le parti du mauvais air (je suis pour en 8) !

On peut ajouter à ce corpus les interrogations rhétoriques de 19 :

‘Eh ! où est-il, ce mauvais air ? qui leur a dit qu’il n’était point à Paris ?’

qui sont une façon indirecte d’exprimer une opinion contraire à celle qui vient d’être formulée.

La parole intervient également 525  :

‘mais tant de gens lui disent qu’elle va trouver du mauvais air, et lui veulent ôter ce voyage de l’esprit, qu’hier au soir la tête lui tournait (17)’ ‘Laissez-y votre enfant et n’allez point prendre un air empesté ! (7)’ ‘J’approuve infiniment que vous n’ayez point été à Lambescdans l’air de la petite vérole, la chose du monde que l’on doit le plus éviter. (13)’ ‘Elle entend peser sur la décision de l’autre (ce que les gens disent à Mme de Louvois en 17 a pour but de la dissuader de partir), ou elle donne des injonctions : l’injonction est directe avec l’impératif (7), elle est générale avec le verbe devoir (13).’

Les structures enchâssées ne sont pas absentes de ce corpus. Diverses relations sont représentées :

‘Je ne suis point sans inquiétude de vous savoir à Aix, avec tant d’air de petite vérole. (5)’ ‘La circonstance de votre mauvaise santé est une chose étrange, et de vous savoir dans un air qui peut être si dangereux. (11)’

La connaissance (savoir) est source d’inquiétude (5) ou de malaise (chose étrange en 11 526 ) selon le schéma souvent rencontré :

  • connaissance (A1) –> affectivité (A1)

Dans l’exemple suivant, on trouve le schéma inverse :

‘l’air de la petite vérole et le bruit des canons me donnent une inquiétude qui n’est que trop juste (1)’
  • affectivité (A1) –> jugement (A0)

l’affectivité étant soumise à un jugement d’ordre général (avec l’adjectif juste).

La parole de l’autre peut aussi conduire à troubler l’esprit :

‘mais tant de gens lui disent qu’elle va trouver du mauvais air, et lui veulent ôter ce voyage de l’esprit, qu’hier au soir la tête lui tournait (17)’

selon un schéma dans lequel le jugement et l’affectivité (présents dans l’expression la tête lui tournait) se mêlent :

  • parole (A1) –> jugement / affectivité (A2)

L’affectivité est dominante dans le corpus, si l’on tient compte des exemples cités, du contexte plus large, et des structures enchâssées, dans lesquelles les sentiments sont au point de départ ou d’aboutissement de la chaîne. L’activité de l’esprit privilégie l’opinion, le jugement. Quant à la parole, elle est liée à l’injonction. Dans une situation de relative urgence où il est question de maladie, donc de vie ou de mort, on ne s’étonnera pas de voir surgir l’émotion, la formulation de jugements (parfois mis en débat), et, dans une moindre mesure, une parole qui conduit à l’action.

J’ai choisi de détacher de mon corpus les deux citations suivantes :

‘24. La cour est à Saint-Cloud. Le Roi veut aller samedi à Versailles, mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l’impossibilité de faire que les bâtiments soient en état de le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de l’Hôtel-Dieu, des chariots pleins de morts. On cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers, et pour ne pas décrier l’air de ce favori sans mérite. Vous savez ce bon mot sur Versailles. (t. 2, l. 661, p. 632)

La lettre est adressée à Bussy-Rabutin. Elle est datée du 12 octobre 1678. ’ ‘25. Je n’avais pas su qu’on eût appelé Versailles un favori sans mérite ; il n’y a rien de plus juste ni de mieux dit. Les rois peuvent, à force d’argent, donner à la terre une autre forme que celle qu’elle avait de la nature, mais la qualité de l’eau et celle de l’air ne sont pas en leur pouvoir. Ce serait un étrange malheur si, après la dépense de trente millions à Versailles, il devenait inhabitable. (t. 2, l. 662, p. 634)

Il s’agit de la réponse de Bussy-Rabutin. ’

qui contiennent un bon mot extrêmement intéressant. En raison de la mortalité prodigieuse des ouvriers, on peut penser que ce qui règne à Versailles, c’est... le mauvais air. La personnification du lieu, métamorphosé en favori sans mérite 527 , permet de jouer sur la double interprétation d’« air-élément » et d’« air-manière d’être ». La perception plaisante qui résulte de ce rapprochement tend à montrer que les deux significations ont leur contour propre, l’air mondain d’une personne n’étant pas perçu directement comme une extension métaphorique de l’air-élément. Bussy-Rabutin reprend la plaisanterie avec complaisance, et profite de l’occasion pour souligner les limites de la puissance royale, à laquelle échappent certains éléments ! La qualité de l’air, à laquelle il fait allusion, concerne sa nature morbide, ou morbifique, pour le dire en termes plus appropriés !

S’il est souvent question de l’air de la petite vérole, de l’air de la fièvre, de l’air des maladies, il est rare qu’on évoque l’état de l’air quand il est sain, non corrompu par la maladie. On peut penser que cet état de l’air est en quelque sorte un non-événement, qui ne mérite pas de commentaire particulier, sinon quand il vient lever un doute, répondre à une interrogation, comme c’est le cas dans la citation suivante :

‘26. Au surplus, Madame se porte ici beaucoup mieux qu’à Paris ; elle y respire un bon air, et il n’en faut de meilleure preuve qu’on n’entend parler ici d’aucune maladie qui puisse donner de l’inquiétude. (t. 3, l. 1311, p. 1061).’

Il s’agit toujours de Coulanges, qui arpente avec Mme de Louvois les domaines d’Ancy-le-Franc et de Tonnerre, d’où il écrit à Mme de Sévigné. On se souvient des hésitations de ces deux personnages, pris entre l’air détestable de Paris, et la rumeur de mauvais air qui planait sur leur projet de voyage – rumeur dont Mme de Sévigné avait pris le contre-pied. La suite de l’histoire lui donne raison, puisque, finalement, nos deux voyageurs, une fois sur place (ici), n’entendent parler d’aucune maladie inquiétante (on note le rôle de la parole, et les fluctuations de l’information). On retrouve, pour qualifier cet air, l’adjectif bon, proche ici de sain 528 . Le rapport de l’air au lieu (elle y respire un bon air) s’exprime par une construction du type adverbe (y reprenant ici) + syntagme nominal indéterminé (un bon air). La présence du verbe respirer montre qu’on a bien à faire ici à l’élément qui nous environne.

Si l’air est vecteur et pourvoyeur de maladies, il peut aussi se corrompre et nuire à la santé humaine pour des raisons plus matérielles :

‘27. Pour moi, ma chère bonne, je m’en vais vous dire hardiment mon sentiment ; c’est que sur l’état du château de Grignan dont j’ai entendu parler, s’il est tel < que > vous y soyez très incommodée, que le coup de pic sur le rocher1 y fasse l’air mortel de Maintenon2, ma chère bonne, sans me fâcher, sans gronder personne, sans me plaindre, sans me mettre en colère, je prierais M. de La Garde de vouloir bien que je demeurasse chez lui3, < avec Pauline, vos femmes > et deux laquais, jusqu’à ce que la place fût nette et habitable. Voilà comme j’en userais tout bonnement, sans bruit. Vous feriez votre dépense à La Garde. Cela empêcherait mille visites importunes, qui comprendraient qu’un château où l’on bâtit n’est pas habitable. (t. 3, l. 1011, p. 370)

La lettre est du 18 octobre 1688.
1. Grignan était alors en travaux. On démolissait la partie orientale du château, trop gothique, pour rebâtir, dans les règles de l’architecture classi­que, l’aile des prélats, en principe financée par deux des frères du comte, l’évêque de Carcassonne et le coadjuteur d’Arles (voir note 4 de la page 370, p. 1329).
2. Mme de Sévigné évoque les travaux de détournement de l’Eure, qui étaient engagés depuis plusieurs années (elle en parle dans une lettre du 13 décembre 1684, t. 3, l. 897, p. 165). On projetait de détourner l’Eure des environs de Chartres à Versailles, en passant par Maintenon à l’aide d’un aqueduc. L’ouvrage, « cruelle folie » selon Saint-Simon, fut abandonné en 1688. (voir note 5 de la p. 165, l. 897, t. 3, p. 1236).
3. Antoine Escalin Adhémar, marquis de La Garde, était cousin germain du comte par sa mère. Son château, non loin de Grignan, domine le Rhône en face de Bourg-Saint-Andéol. (voir t. 1, l. 337, p. 607, p. 1345).’ ‘28. < Si l’air et le bruit de Grignan vous incommodent, allez à La Garde ; je ne changerai point d’avis. > (t. 3, l. 1011, p. 372)

Mme de Sévigné réitère à sa fille, à la fin de sa lettre, la recommandation qu’elle lui a faite d’aller à La Garde.’ ‘29. Vous ne me parlez point de votre santé. Ah ! que je crains vos nuits, et la surprise de l’air de Grignan ! Que cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre a été désobligeante et incivile ! Ce n’était pas ainsi qu’il fallait vous recevoir. Je vous avoue que je tremble pour votre santé [...] Vous serez donc, comme je le souhaitais, hors de l’air de Grignan. Je vous proposais sans chagrin d’aller à La Garde pour éviter cette respiration de pierre de taille en l’air, qui fait mourir tout le monde à Maintenon. (t. 3, l. 1017, p. 382)

La lettre est du 1ernovembre 1688. Mme de Sévigné poursuit sur le même thème. ’ ‘30. Une chose qui m’afflige véritablement, c’est l’état affreux de votre château, et par le désordre des vents et par la fureur de Monsieur le Coadjuteur, aussi préjudi­ciable que le tourbillon. Quelle rage est la sienne de bâtir et de débâtir, comme vous dites justement qu’on voit faire aux petites filles à qui on donne un morceau de canevas ! Il fait tout de même. Il met votre maison en état de n’y pouvoir pas habiter. Il en fait un camp de Maintenon, dont l’air ne sera pas moins mortel. C’est tout de bon, ma fille, que vous devriez venir à Paris, ne sachant où vous mettre en sûreté. Je ne crois pas que M. de Grignan vous laisse passer l’été dans un lieu si désagréable et si peu propre à vous recevoir et si contraire enfin à la santé. Je vous le dis, ma fille, tout comme je le pense, il faut vous sauver quelque part. Mais que dit M. de Grignan de cette furie ? Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple de quelque conduite comme celle-là, de venir renverser le château de ses pères et le rendre inhabitable. Je m’en vais en écrire à M. de La Garde. Je suis assurée qu’il pensera comme nous. (t. 3, l. 1070, p. 503).

La lettre est du 14 février 1689. ’

Les travaux de démolition et de reconstruction du château de Grignan emplissent l’air de la poussière qui se dégage de la pierre, et la font respi­rer à ceux qui y habitent. Mme de Sévigné conseille à sa fille de quitter la place afin d’éviter cette respiration (« action de respirer ») de pierre de taille en 529 l’air (29), d’autant que la bise de Grignan, comme nous l’avons vu, vient aggraver la situation (cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre) – thème que Mme de Sévigné reprendra plus loin, en une vigoureuse métonymie :

La bise de Grignan, qui vous fait avaler tous les bâtiments de vos prélats, me fait mal à votre poitrine et me paraît un petit camp de Maintenon. (t. 3, l. 1048, p. 450)

Il ne s’agit pas seulement d’une gêne, mais d’un véritable danger pour la santé :

‘Si l’air et le bruit de Grignan vous incommodent [...] (28)’ ‘s’il [l’état du château de Grignan] est tel que vous y soyez très incommodée (27)’ ‘Que cette bise qui vous a tant fait avaler de poudre a été désobligeante et incivile ! Ce n’était pas ainsi qu’il fallait vous recevoir. Je vous avoue que je tremble pour votre santé. (29)’

qui rend le lieu désagréable (un lieu si désagréable et si peu propre à vous recevoir en 30), mais surtout nuisible et impropre à l’habitation :

‘un lieu [...] si contraire enfin à la santé (30) ’ ‘jusqu’à ce que la place fût nette et habitable (27)’ ‘Il met votre maison en état de n’y pouvoir pas habiter. (30)’ ‘Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple de quelque conduite comme celle-là, de venir renverser le château de ses pères et le rendre inhabitable. (30)’

Le risque est présenté comme mortel :

‘c’est que sur l’état du château de Grignan dont j’ai entendu parler, s’il est tel [...] que le coup de pic sur le rochery fasse l’air mortel de Maintenon (27)’ ‘pour éviter cette respiration de pierre de taille en l’air, qui fait mourir tout le monde à Maintenon. (29) ’ ‘Il en fait un camp de Maintenon, dont l’air ne sera pas moins mortel. (30)’

Mme de Sévigné revient régulièrement sur la comparaison de l’état du château de Grignan avec le camp de Maintenon, où se faisaient les grands travaux relatifs au détournement de l’Eure. Malgré la disproportion des ouvrages 530 , dont on peut se faire une idée par le nombre des ouvriers présents à Maintenon , elle assimile l’un à l’autre, en 27 (que le coup de pic sur le rocher y fasse l’air mortel de Maintenon) et en 30 (Il en fait un camp de Maintenon). La mortalité à Maintenon était bien réelle, comme le confirme ce témoignage de Saint-Simon que cite R. Duchêne :

‘Qui pourra dire l’or et les hommes que la tentative obstinée en coûta pendant plusieurs années, jusque là qu’il fut défendu, sous les plus grandes peines [...] d’y parler des malades, surtout des morts, que le rude travail et encore plus l’exhalaison de tant de terre remuée tuait ? (t. 3, l. 1011, p. 370, note 3, p. 1329)’

On notera toutefois que pour Mme de Sévigné, c’est la poussière venant de la pierre qui est mortelle, alors que Saint-Simon met en cause l’exhalaison de la terre. Mme de Sévigné conseille donc à sa fille de faire son salut en quittant Grignan pour La Garde (à la fin de 1688) ou pour Paris (au début de 1689). Les termes qu’elle emploie en 30 (vous mettre en sûreté, vous sauver quelque part) sont à la mesure du danger encouru.

L’air est ici l’air-élément qui se trouve en un lieu déterminé, mais dont la qualité est due à l’action de l’homme. On trouve deux fois le verbe faire :

‘Il en [de votre maison] fait un camp de Maintenon [...] (30)’ ‘s’il est tel [...] que le coup de pic sur le rocher y fasse l’air mortel de Maintenon (27)’

dont une occurrence s’applique directement à l’air (faire l’air mortel).

Le rapport de l’air et du lieu s’exprime dans un syntagme du type l’air de + nom de lieu :

‘l’air mortel de Maintenon (27)’ ‘l’air et le bruit de Grignan (28)’ ‘l’air de Grignan (29)’ ‘dont l’air ne sera pas moins mortel (30)’

dans lequel la préposition de traduit, non l’origine, puisque l’air, comme le bruit (28) proviennent d’un agent extérieur, mais l’appartenance. Il s’agit de l’air que l’homme, par son action, attache en un lieu déterminé.

Cet air peut être lui-même considéré comme un lieu pour l’homme, comme le montre la construction :

‘Vous serez donc [...] hors de l’air de Grignan (29)’

Comme l’air de la maladie il est plutôt considéré en lui-même, dans le risque de mort qu’il présente, qu’il n’est associé à d’autres facteurs. Si l’on met à part la bise qui vient renforcer son action, on trouve une coordination :

‘l’air et le bruit de Grignan (28)’

qui, mettant l’air sur le même plan que le bruit, souligne peut-être plus la gêne que le danger. Ce ton moins dramatique se retrouve quelques pages plus loin :

‘[...] il serait à propos seulement que cela finît, et qu’on vous ôtât le bruit et l’embarras dont vous êtes incommodée. (t. 3, l. 1015, p. 379)’

La subjectivité et la parole sont présentes ici comme elles l’ont été pour tous les airs que nous avons vus... Un examen rapide des citations (dans leur entier) montre que l’activité de l’esprit et la parole prennent ici le pas sur l’affectivité. Sans entrer dans le détail des structures, je citerai les mots relatifs aux différents champs.

Dans le domaine des sentiments, on trouve :

‘comme je le souhaitais (29)’ ‘Une chose qui m’afflige véritablement [...] (30)’ ‘Je vous avoue que je tremble pour votre santé. (29)’

Mme de Sévigné souhaite que sa fille quitte le château de Grignan (29). Quant au déplaisir et à la peur qu’elle éprouve, ils ont autant pour objet l’air malsain qui résulte des travaux, que la bise (la surprise de l’air de Grignan en 29, le désordre des vents en 30) qui, même quand elle ne soulève pas de poussière, nuit de toute façon à la santé de Mme de Grignan. On relèvera un exemple intéressant :

‘Je vous proposais sans chagrin d’aller à La Garde [...] (29)’

qui, si l’on donne à chagrin le sens « humeur qui s’inquiète ou se tourmente » (Littré), montre une dame de Sévigné relativement sereine...

L’activité de l’esprit se manifeste par l’opinion, le jugement, avec les noms sentiment (« avis, opinion qu’on a sur quelque chose, jugement qu’on en porte », Littré) en 27, avis (28), les verbes croire (deux occurrences de je ne crois pas en 30), penser (comme je le pense, il pensera comme nous en 30), l’adjectif assurée (30), l’adverbe justement (30). La parole informe avec les verbes dire (je m’en vais vous dire en 27, vous dites, je vous le dis, que dit M. de Grignan en 30), écrire (je m’en vais écrire en 30), et parler (j’ai entendu parler en 27). Elle prend l’initiative avec le verbe proposer (je vous proposais en 29), et elle se fait pressante avec la phrase impérative (allez à La Garde en 28) et les verbes devoir (vous devriez venir à Paris) et falloir (il faut vous sauver quelque part) en 30.

Cette moindre participation de l’émotion, la place accordée à l’opinion, à la transmission de l’information (qui équilibre les injonctions) semblent montrer que nous sommes dans un climat plus serein que lorsqu’il était question du mauvais air. On peut se demander si Mme de Sévigné n’a pas exagéré la situation, en utilisant la référence hyperbolique de Maintenon, pour inciter sa fille à prendre les mesures qu’elle souhaitait. L’air de Grignan n’est sans doute pas mortel. Il gêne comme le bruit, et il peut nuire à la santé, avec le renfort de la bise. On notera que le verbe incommoder signifie « rendre un peu malade », et qu’il peut aussi n’exprimer que l’incommodité (au sens de « gêne », Littré). Mme de Sévigné joue peut-être aussi sur cette ambiguïté.

Notes
491.

. On se reportera au Dictionnaire historique de la langue française.

492.

. Selon le Dictionnaire historique de la langue française, « Vérole volante s’est dit pour « varicelle » (1660), précisé ensuite en petite vérole volante (1759) [...] ». C’est pourtant cette dernière expression qu’emploie Mme de Sévigné.

493.

. T. 1, l. 237, p. 420.

494.

. T. 1, l. 241, p. 425.

495.

. T. 1, l. 243, p. 431.

496.

. T. 1, l. 244, p. 433. On trouve une évolution similaire de la maladie, retracée plus succinctement par Mme de Sévigné, avec la duchesse de Saint-Simon : Hélas ! c’est donc à moi à vous mander la mort de Mme la duchesse de Saint-Simon, après dix-huit jours de petite vérole, tantôt sauvée, tantôt à l’extrémité. Enfin elle mourut hier [...]. (t. 1, l. 118, p. 136, lettre du 3 décembre 1670). Mme de Sévigné fait elle-même le rapprochement dans sa lettre du 3 février 1672 (t. 1, l. 242, p. 428), juste après les extraits que nous en avons donnés (et avant de connaître l’issue fatale du chevalier) : il me semble que c’est tout comme celle [petite vérole] de Mme de Saint-Simon.

497.

. Mme de Sévigné parlera plus tard de la malice du lait, dans un contexte qui, lui-même, n’est pas dépourvu d’espièglerie : Le lait est malicieux. Mme de La Fayette a essayé plusieurs fois de l’attraper en le prenant la nuit, sans faire semblant de rien ; dès qu’il s’en apercevait, il se vengeait contre elle. (t. 2, l. 733, p. 829). R. Duchêne juge cette qualification caractéristique de l’esprit de la médecine du temps, qui fait du lait une sorte d’être animé (voir note 1 de la p. 829, p. 1480).

498.

. T. 1, l. 244, p. 435.

499.

. Ce qui , si l’on en croit Mme de Sévigné, paraît de bon augure à l’illustre Pecquet : Je reviens à vous, Madame la Comtesse, pour vous dire que j’ai envoyé quérir Pecquet pour discourir de la petite vérole de ce petit enfant. Il en est épouvanté, mais il admire sa force d’avoir pu chasser ce venin, et croit qu’il vivra cent ans après avoir si bien commencé. (t. 1, l. 228, p. 399). Précisons que le mot venin n’est pas métaphorique, et signifie « par extension, principe et action des maladies contagieuses. Le venin de la petite vérole » (Littré).

500.

. Voir note 1 de la p. 477, l. 261, t. 1, p. 1260.

501.

. Je n’ai trouvé aucune information sur cette malheureuse victime expiatoire...

502.

. Il est fait encore fait mention, mais sans plus de précision, des maladies d’Arles dans une lettre écrite moins de dix jours après (t. 2, l. 550, p. 406).

503.

. Rêverie : délire causé par une maladie, par la fièvre.

504.

. Redoublement : en termes de médecine, augmentation périodique ou irrégulière d’une maladie en général.

505.

. T. 2, l. 550, p. 406.

506.

. Émétique : Terme de pharmacie. Le tartrate de potasse et d’antimoine, qui a la vertu vomitive.

507.

. T. 2, l. 553, p. 416.

508.

. « Des communs bas, dans le goût provençal » (Lécuyer R., Cadhillac P.-É. (Textes et documents réunis par), Demeures inspirées et sites romanesques, Paris, S. N. E. P. – Illustration, 1949, P. 92.

509.

. T. 3, l. 1369, p. 1150.

510.

. T. 3, l. 1370, p. 1150-1151.

511.

. Dans ce contexte (sans guerre, sans occasion, sans mauvais air), occasion signifie « engagement de guerre, rencontre, combat ».

512.

. Le pourpre (dont l’expression fièvre pourprée est synonyme) est, d’après Littré, « le nom d’une maladie fébrile avec taches [pourprées], dont le caractère n’est pas bien déterminé, et qui a dû être confondu avec des rougeoles et des scarlatines malignes » (voir aussi la note 2 de la p. 222, l. 156, t. 1, p. 1058).

513.

. Il a été question de plusieurs décès dans la lettre.

514.

. À l’article contagion.

515.

. On se reportera à la l. 778, p. 988-989, t. 1 : On me mande de plusieurs endroits qu’il est toujours dans une grande, < grande > maison, où l’on doit croire qu’il se trouve bien puisqu’il y est toujours – cette maison étant, selon R. Duchêne (voir note 1 de la p. 989, p. 1551), celle de la duchesse de Villeroy.

516.

. Cet exemple a droit de cité ici si l’on voit dans le pronom relatif une anaphore de celui [air] de Paris, et non du seul nom propre Paris.

517.

. Qui donne, pour cette signification, la collocation suivante : se sauver d’un péril.

518.

. Voir t. 1, l. 160, p. 236-237, p. 239.

519.

. Voir t. 1, l. 160, p. 237 (Ne vous ébranlez point dans ces commencements).

520.

. Mme de Sévigné parle de litière (t. 1, l. 160, p. 238), puis de carrosse (t. 1, l. 162, p. 244).

521.

. Je retiendrai ici le sens donné par le Dictionnaire du français classique, 1992, « troubler l’organisme, provoquer un malaise », plus précis que celui de Littré (« agiter, troubler »).

522.

. Il s’agirait de Madeleine de Biais (voir note 3 de la p. 246, p. 1080), épouse de Charles de Coulanges, seigneur de Saint-Aubin, oncle de Mme de Sévigné (voir note 5 de la p. 25, l. 29, t. 1, p. 855).

523.

. Dans cette citation, la comparaison avec les précipices peut faire allusion, soit au passage de la montagne de Tarare (t. 1, l. 139, p. 168), soit à la traversée du Rhône à Avignon (t. 1, l. 141, p. 175-176), qui ont constitué des étapes périlleuses pour Mme de Grignan, lors de son premier départ pour la Provence. L’ironie de cette comparaison est en fait pleine de reproches. Mme de Sévigné emploie le même ton dans une lettre antérieure : Voilà le Rhône passé ; mais j’ai peur que vous ne vouliez tâter de quelque précipice [...] (t. 1, l. 142, p. 177-178).

524.

. Mme de Sévigné avait prévu ce contretemps dès l’annonce de la maladie du chevalier de Grignan : Ce serait [...] un grand embarras pour Monsieur d’Uzès, qui serait hors d’état d’agir dans toutes les choses où l’on a besoin de lui. (t. 1, l. 237, p. 420). Elle le confirme dans les phrases qui suivent notre citation 4 : Il n’ose aller à Saint-Germain ; il ne peut parler à M. Colbert.

525.

. Les deux champs de la connaissance et de la parole sont aussi présents dans le con­texte, mais ils sont de moindre importance que le champ de l’affectivité. Je ne pousse­rai donc pas plus loin l’analyse.

526.

. L’adjectif étrange, dans ce contexte qui l’environne de douleur et d’inquiétude, me paraît plus lié au sentiment qu’au jugement.

527.

. Ce bon mot n’a pas échappé à Littré qui, à l’article favori, introduit cette citation parmi d’autres qui illustrent le sens propre du mot.

528.

. Littré donne (mais sans commentaire ni contexte) l’équivalence : bon air, air sain.

529.

. Je crois qu’ici en l’air équivaut simplement à dans l’air. Le mot air ne prend pas la signification d’élément qui se trouve dans un espace supérieur (et l’on n’a pas à faire non plus à l’expression en l’air).

530.

. Dont on peut se faire une idée par le nombre des ouvriers présents à Maintenon : [...] c’est une rivière qui est détournée de son chemin [...] par une armée de quarante mille hommes (t. 3, l. 897, p. 165).