La signification du mot air en tant qu’« élément qui se trouve au-dessus de la terre » est illustrée par les citations suivantes :
‘1. Hélas ! j’aurais grand besoin de cet homme noir pour me faire prendre un chemin dans l’air. Celui de terre devient si épouvantable que je crains quelquefois que nous ne soyons assiégés ici par les eaux [...] Mais je reviens à votre histoire. Je m’étais moquée de celle de La Mousse1, mais je ne me moque pas de celle-ci. Vous me l’avez très bien contée, et si bien que j’en frissonnais en la lisant ; le cœur m’en battait. En vérité, c’est la plus étrange chose du monde. Cet Auger enfin, c’est un garçon que j’ai vu et à qui je parlerai, et qui conte cela tout naïvement. Je crois qu’on ne peut rien voir de plus positif2 ; c’est un sylphe assurément. Après la promesse que vous faites, je ne doute pas qu’il n’y ait presse à qui vous portera ici. La récompense est digne d’être bien disputée, et si je ne vous vois arriver, je croirai que cela viendra de la guerre que cette préférence aura émue entre eux. Cette guerre sera très bien fondée, et si les sylphes pouvaient périr, ils ne le pourraient faire dans une plus belle occasion. Enfin, ma chère fille, je vous remercie mille fois de m’avoir si bien conté cette histoire d’original3 ; c’est la première de cette nature dont je voudrais répondre4. (t. 1, l. 210, p. 365-366)Cet air s’oppose à la terre en 1. Il est considéré comme le lieu (précédé de la préposition dans en 1 et 2) où se meuvent les oiseaux (voler [...] dans les airs, comme un oiseau), et auquel ils appartiennent de manière spécifique, ce qui les distingue d’autres espèces. Ainsi on oppose en 3 les oiseaux de l’air aux poissons des rivières. Le mot air dans cette signification peut être employé au pluriel (les airs en 2).
Citons, à ce propos, cette remarque de Ménage :
‘ air. Il n’a point de pluriel en prose en la signification d’aër. On dit, Être à l’air, prendre l’air ; Voler par l’air, etc. Mais en poésie on dit les airs. J’ai dit dans mon Oiseleur,La première citation montre que cet air est aussi le lieu d’êtres surnaturels. Mme de Sévigné fait allusion à deux histoires, celle que La Mousse lui a racontée, et où, selon R. Duchêne, il a dû être question de Korrigans, et celle d’Auger, relative à l’homme noir, qui pourrait bien être un sylphe (elle revient, dans les deux lettres suivantes, sur l’homme noir d’Auger 551 , et sur le sylphe d’Auger 552 ). Si elle s’est moquée de la première histoire, il semble, malgré le tour plaisant qu’elle donne à l’évocation de la guerre des sylphes (qui rivaliseraient entre eux pour transporter Mme de Grignan), qu’elle prenne plus au sérieux la seconde. En plus de l’émotion éprouvée (j’en frissonnais, le cœur m’en battait), on trouve des mots qui traduisent une certaine conviction (je ne me moque pas, positif, assurément, répondre). Dans la lettre qui suit, toutefois, elle parodie l’aventure d’Auger par ses propres visions au clair de lune (un homme noir, qui n’était que La Mousse, et un corps blanc tout étendu, qui était un arbre abattu), et ajoute :
‘[...] il n’appartient qu’à vous de voir une pareille diablerie sans en pouvoir douter. Quand ce ne serait que pour parler à Auger, il faut que j’aille en Provence. (t. 1, l. 211, p. 368)’Le témoignage de Mme de La Fayette, appelé en renfort, laisse aussi planer le doute :
‘Mme de La Fayette me mande que, puisque vous me mandez sérieusement l’histoire d’Auger, elle est persuadée qu’elle est vraie, et que vous ne vous moquez point de moi. Elle pensait que ce fût une folie de M. de Coulanges 553 , et cela se pouvait très bien penser. (t. 1, l. 215, p. 376)’jusqu’à ce que l’épilogue réunisse apparemment les deux dames dans une même certitude :
‘Je ne doute nullement de l’histoire d’Auger, et n’en ai jamais douté ; c’est une vision de Mme de La Fayette, fondée sur la folie de M. de Coulanges. Présentement, elle la croit comme moi. (t. 1, l. 219, p. 383) ’Dans la citation 2, Mme de Sévigné imagine que sa fille vienne la rejoindre à tire-d’aile. Cette évocation n’est pas sans rappeler 554 les rêveries sur l’hippogriffe :
‘Si vous n’étiez point grosse, et que l’hippogriffe 555 fût encore au monde, ce serait une chose galante et à ne jamais l’oublier que d’avoir la hardiesse de monter dessus pour me venir voir quelquefois. Hélas ! ma bonne, ce ne serait pas une affaire : il parcourt la terre en deux jours. Vous pourriez même quelquefois venir dîner ici, et retourner souper avec M. de Grignan ; ou souper ici, à cause de la promenade où je serais bien aise de vous avoir, et le lendemain vous arriveriez assez tôt pour être à la messe dans votre tribune. (t. 1, l. 182, p. 295)’dans lesquelles Mme de Sévigné accélère les performances du monstre (il parcourt la terre en deux jours 556 jusqu’à lui faire atteindre, sinon dépasser, celle de nos machines modernes ! Preuve que l’amour maternel peut aller jusqu’à donner la prescience de la science et de la technique !
En dehors de ces trois exemples, on trouve un assez grand nombre d’occurrences de la séquence en l’air. Mais toutes ne relèvent pas de la même interprétation. Je citerai en premier les emplois dans lesquels on a simplement à faire à un syntagme nominal prépositionnel équivalant à dans l’air – la préposition en étant synonyme de dans, et le mot air gardant sa signification « élément ».
Voici le corpus :
‘4. Cependant j’ai dix ou douze charpentiers en l’air, qui élèvent ma charpente, qui courent sur des solives, qui ne tiennent à rien, qui sont à tout moment sur le point de se rompre le cou, qui me font mal au dos à force de leur aider d’en bas [...] Ô trop heureux, ceux qui plantent des choux ! quand ils ont un pied à terre, l’autre n’en est pas loin. Je tiens ceci d’un bon auteur1. (t. 1, l. 215, p. 376)Dans ces exemples, l’air est cet élément qui est au-dessus de nous, et qui constitue le lieu spécifique d’autres espèces, les oiseaux (5). Dans une peinture, des abstractions personnifiées comme la Gloire et la Renommée sont naturellement prédisposées à siéger dans cet élément supérieur, qui les met au-dessus de l’humain (7). En ce qui concerne nos deux empoisonneuses, l’une brûlée vive (Mme Voisin) et l’autre après exécution (Mme de Brinvilliers), le résultat est le même : leurs cendres sont en l’air. En changeant de matière, elles ont aussi changé d’élément, et elles se retrouvent au vent. On rencontre assez souvent ce syntagme synonymique. Citons, outre le contexte de la citation 6 (et les cendres au vent), l’arrêt de jugement de la Brinvilliers :
‘[...] son corps [sera] brûlé et les cendres jetées au vent [...] (voir note 2 de la p. 343, l. 528, t. 2, p. 1257)’et la phrase suivante :
‘Enfin elle [la Brinvilliers] est au vent, et son confesseur dit que c’est une sainte. (t. 2, l. 531, p. 354)’Le mot vent est employé par synecdoque pour dire l’air. Et comme le vent se manifeste dans l’air en tant qu’élément au-dessus de nous, cette figure confirme cette signification du mot air. Précisons que, là encore, cet élément qui est au-dessus de nous est surtout considéré comme le lieu spécifique où les cendres peuvent se disperser alors que les corps restent sur la terre, puisqu’en fait il s’agit de l’air qui se trouve à hauteur d’homme et qu’on respire. La Brinvilliers sera en quelque sorte aspirée en même temps que l’air, et transmettra ainsi son humeur empoisonnante, par l’intermédiaire des esprits animaux. La plaisanterie de Mme de Sévigné s’éclaire si l’on rappelle que les esprits animaux sont, dans la théorie de Descartes, des sortes de particules très subtiles qui animent les corps. Plus encore, ces particules seraient de la nature même de l’air :
‘Enfin on sait que tous ces mouvements des muscles, comme aussi tous les sens, dépendent des nerfs, qui sont comme de petits filets ou comme de petits tuyaux qui viennent tous du cerveau, et qui contiennent ainsi que lui un certain air ou vent très subtil qu’on nomme les esprits animaux. (Passions de l’âme, art. 7) 557 ’On notera, dans ce passage d’une lettre adressée à M. de Grignan, le rôle que leur attribue Mme de Sévigné dans les relations affectives :
‘Et quoi que je dise, je suis persuadée que vous en serez fort aise, et que vous m’aimez. Il est impossible que cela soit autrement. Je vous aime trop pour que les petits esprits ne se communiquent pas de moi à vous et de vous à moi. (t. 1, l. 179, p. 289) ’et même, en cas de grande passion, le pouvoir qu’ils auraient de voyager d’un pays à l’autre :
‘Je pleurais amèrement en vous écrivant à Livry, et je pleure encore en voyant de quelle manière tendre vous avez reçu ma lettre, et l’effet qu’elle a fait dans votre cœur. Les petits esprits se sont bien communiqués, et sont passés bien fidèlement de Livry en Provence. Si vous avez les mêmes sentiments, ma pauvre bonne, toutes les fois que je suis sensiblement touchée de vous, je vous plains, et vous conseille de renoncer à la sympathie. (t. 1, l. 156, p. 221)’R. Duchêne précise que ces propriétés ne font pas partie de la philosophie cartésienne, et se demande si Mme de Sévigné croit, ou feint de croire, à cette aptitude migratoire... 558 .
Quant aux charpentiers qui courent sur des solives (4), ce sont en principe des humains qui ne devraient pas échapper aux lois de la pesanteur. Mais là encore, l’imagination de Mme de Sévigné entre en jeu pour en faire des espèces de sylphides qui ne tiennent à rien, et qu’elle oppose aux êtres d’en bas dont elle fait partie, à ces planteurs de choux trop heureux d’avoir leurs deux pieds sur terre...
Dans les exemples suivants, le mot air dérive métonymiquement vers la signification « espace au-dessus du sol », et l’on peut penser qu’on a à faire à l’expression en l’air. Il est toutefois difficile d’avoir une appréciation exacte du degré de figement de cette séquence, à travers une compétence linguistique distante de trois siècles...
Voici en tout cas les occurrences :
‘9. On m’a tantôt dit mille horreurs de cette montagne de Tarare ; que je la hais ! Il y a un autre certain chemin où la roue est en l’air, et l’on tient le carrosse par l’impériale ; je ne soutiens pas cette idée. (t. 1, l. 140, p. 172)Dans les deux premiers exemples, il s’agit de choses matérielles qui se trouvent en hauteur. Cette position est peu rassurante pour une roue de carrosse, qui a perdu le contact avec le sol (9). Elle est plus attendue pour les rideaux et les cantonnières d’un lit, relevés par des rubans (10), ainsi que pour une fusée, figurant ici dans une devise (11). Ce qui importe ici, ce n’est pas l’élément ni le lieu spécifique qu’il constitue, mais la partie de l’espace dans laquelle sont situées les choses dont il est question.
Cet espace peut être métaphorique, comme dans les exemples suivants :
‘12. Montgobert1 m’écrit toujours sur le même ton. Il y a pourtant quelque chagrin répandu en l’air. (t. 2, l. 788, p. 1023)En 12, Mme de Sévigné fait allusion à une situation conflictuelle entre Mme de Grignan et sa dame de compagnie, que j’aurai l’occasion de démêler par la suite. Il suffit de savoir ici que Montgobert a de la peine et du ressentiment contre sa maîtresse. La citation reprend un extrait d’une précédente lettre (écrite quatre jours auparavant) :
‘Elle m’a écrit deux fois d’un style tout naturel, et même assez gai, sans me rien dire de tout son chagrin. (t. 2, l. 786, p. 1015)’qui montre que Montgobert ne manifeste pas ses sentiments dans les lettres qu’elle écrit à Mme de Sévigné. Mais celle-ci décèle le chagrin répandu en l’air. Cet espace métaphorique, où se diffusent les affects, n’est ni le ton, ni le style (celui-ci est tout naturel, et même assez gai), qui, au contraire, donnent le change. Il s’agit d’une forme d’expression encore plus subtile, qui se dégage de ce style et relève d’une perception plus fine.
Avec les deux citations suivantes, on atteint, semble-t-il, un espace transcendant, qui serait le siège de notre destinée. En 13, Mme de Sévigné évoque la situation militaire de ce temps, avec les incertitudes qu’elle comporte – l’Empereur pouvant quitter les bords du Rhin pour se retourner contre la Pologne et la Turquie. Ce qu’elle commente en ces termes : tout est en l’air, tout est entre les mains de Dieu. Ce qui doit se passer est dans un autre espace que celui où nous sommes, les événements sont suspendus, en quelque sorte, à la volonté de Dieu et non à celle des hommes. Le début de carrière de Louis-Provence était inscrit dans la visée divine de toute éternité, comme la mort de Turenne 559 :
‘Peut-on douter de la Providence et que le canon qui a choisi de loin M. de Turenne, entre dix hommes qui étaient autour de lui, ne fût chargé depuis une éternité ? (t. 2, l. 406, p. 25)’Il convient, me semble-t-il, de placer dans la même perspective la citation suivante. Les deux lettres ont été écrites le même jour, et concernent le même thème. Il est question ici plus précisément du sort des deux cousines d’Allemagne, que rend problématique l’engagement de leur frère aux côtés de l’Empereur. Elles pourraient être considérées, selon Bussy, comme des espions qui mandent en France tout ce qu’elles savent de ce pays-là 560 . Mme de Sévigné reprend les considérations faites précédemment sur la Pologne et la Turquie, et ajoute : Dieu nous préserve ! Voilà bien des guerres en l’air. On retrouve Dieu au voisinage de l’air. Les guerres sont, là encore, au-dessus de nous, inscrites dans le dessein de Dieu et le destin des hommes.
De la localisation dans un espace au-dessus du sol, on passe à la direction vers cet espace, et l’expression en l’air signifie alors « vers le haut ». Je relève les emplois suivants :
‘15. Je fus hier chez M. de La Rochefoucauld ; je le trouvai criant les hauts cris des douleurs extrêmes de la goutte. Ses douleurs étaient au point que toute sa constance était vaincue, sans qu’il en restât un seul brin ; l’excès de ses douleurs l’agitait d’une telle sorte qu’il était en l’air dans sa chaise, avec une fièvre violente. Il me fit une pitié extrême ; je ne l’avais jamais vu en cet état. (t. 1, l. 148, p. 197)’ ‘16. Il y a ici des femmes fort jolies ; elles dansèrent hier des bourrées du pays, qui sont en vérité les plus jolies du monde. Il y a beaucoup de mouvement, et l’on se dégogne 1 extrêmement, mais si on avait à Versailles de ces sortes de danseuses en mascarades, on en serait ravi par la nouveauté, car cela passe encore les Bohémiennes. Il y avait un grand garçon déguisé en femme, qui me divertit fort, car sa jupe était toujours en l’air, et l’on voyait dessous de fort belles jambes. (t. 2, l. 514, p. 302)Dans la première citation (15), l’expression en l’air s’applique à une personne. Il s’agit de M. de La Rochefoucauld qui, malade de la goutte, ne peut pas marcher. Il faut comprendre, me semble-t-il, que, sous l’effet d’une extrême douleur, ce malheureux se soulève de la chaise où il se trouve. En 19, c’est une partie du corps (la jambe) qu’on soulève pour des raisons médicales (récusées d’ailleurs par Mme de Sévigné toujours désireuse de prendre l’air – elle ne veut pas se laisser suffoquer ! – et de marcher). Dans un contexte plus gaillard (16), une jupe peut se soulever sur de fort belles jambes (masculines de surcroît), quand on se livre à une danse endiablée (la goignade, qui est la danse du monde la plus dissolue 561 ). Les exemples 17 et 18 proposent des constructions verbales attendues, comme regarder en l’air (18), tenir en l’air (une petite baguette) (17). Cette dernière est reprise par l’expression le bâton haut qui exprime la position d’autorité par une métaphore spatiale. En 20, c’est la Sybille qui jette ses feuilles en l’air, mais dans le cadre d’une comparaison qui conduit à une interprétation métaphorique que Mme de Sévigné développe dans une autre citation, et sur laquelle je reviendrai.
Avec l’exemple suivant, la première lecture, littérale, conduit en contexte à une interprétation métaphorique :
‘21. Nous avons vu la mère du Saint-Sacrement1. Après avoir été la nièce du bon Saint-Aubin, je suis devenue la mère de Mme de Grignan ; cette dernière qualité nous a tellement porté bonheur que Coulanges, qui nous écoutait, disait : « Ah ! que voilà qui va bien ! ah ! que la balle est bien en l’air ! » Il a pensé me faire manquer. Cette personne est d’une conversation charmante. Que n’a-t-elle point dit sur la parfaite estime qu’elle a pour vous, sur votre procès, sur votre capacité, sur votre cœur, sur l’amitié que vous avez pour moi, sur le soin qu’elle croit devoir prendre de ma santé en votre absence, sur votre courage d’avoir quitté votre fils au milieu des périls où il allait s’exposer, sur sa contusion, sur la bonne réputation naissante de cet enfant, sur les remerciements qu’elles ont faits à Dieu de l’avoir conservé ! Comme elle m’a mêlée dans tout cela ! Enfin, que vous dirai-je, ma chère bonne ? je ne finirais point ; il n’y a que les habitants du ciel qui soient au-dessus de ces saintes personnes. (t. 3, l. 1027, p. 402-403)L’énoncé que la balle est bien en l’air ! signifie, me semble-t-il, que les paroles prononcées sont bien envoyées, c’est-à-dire qu’elles vont dans le bon sens, qu’elles touchent juste (droit au cœur de la destinataire !), puisque la prieure fait l’éloge de Mme de Grignan en y associant sa mère (Comme elle m’a mêlée dans tout cela !). Cette image de la balle, transposée dans le domaine de la parole, est peut-être une métaphore d’usage, mais je ne l’ai pas rencontrée dans Littré. On peut la rapprocher d’une autre expression, que cite ce dictionnaire :
‘À vous la balle : cela s’adresse à vous, cela vous regarde. ’Appliquée à certains objets, l’expression en l’air peut aussi donner lieu à une dérivation métonymique, qui varie selon la nature de l’objet en question :
‘22. [...] sur le même ton, vous êtes bien ingrate de dire que vous voyez toujours cette écritoire en l’air, et que j’écris trop. (t. 2, l. 595, p. 512)’ ‘23. Mais je vois bien que mon couplet ne vaudra rien, et qu’il [le Coadjuteur] entend Mansart1 qui l’appelle, et qu’il ne dira point adieu à sa chère truelle. Et Carcassonne2 laissera-t-il la sienne en l’air ? (t. 3, l. 1105, p. 590)Si une écritoire (22) est en hauteur (cette écritoire en l’air), c’est qu’on l’a sortie pour s’en servir. La position de l’objet signifie métonymiquement l’activité à laquelle on se livre. En 23, c’est l’inverse : une truelle qu’on maintient levée (laissera-t-il la sienne en l’air ?) ne peut être agissante. Cette position, et la durée dans laquelle elle s’inscrit, figurent métonymiquement l’immobilité de l’instrument, et donc l’inactivité de celui qui devrait s’en servir. Mais l’évêque de Carcassonne n’est pas maçon. Le contexte enrichit cette représentation d’une nouvelle métonymie, puisque Mme de Sévigné entend stigmatiser l’incurie financière du prélat, qui ne donne pas l’argent nécessaire aux travaux 562 . Ces deux occurrences peuvent être considérées comme des emplois libres de l’expression en l’air, qui tire son interprétation de la combinatoire et du contexte.
Mais on trouve, sur le même modèle, l’expression lexicalisée (avoir) toujours un pied en l’air, que cite Furetière :
‘On dit proverbialement, qu’un homme a toujours un pied en l’air, pour dire, qu’il est allègre, remuant, coureur.’et dont Littré donne la définition suivante :
‘Familièrement. Avoir toujours un pied en l’air : changer sans cesse de place.’L’expression le pied en l’air est une métonymie de la marche. Dire d’une personne qu’elle a toujours le pied en l’air, c’est dire, par extension de la marche au mouvement, qu’elle se déplace, qu’elle voyage, sinon toujours, du moins beaucoup.
Mme de Sévigné use de cette expression à trois reprises :
‘24. Je me prépare tous les jours. Mes habits se font ; mon carrosse est prêt il y a huit jours. Enfin, ma bonne, j’ai un pied en l’air. Et si Dieu nous conserve notre pauvre tante plus longtemps qu’on ne croit, je ferai ce que vous m’avez conseillé, c’est-à-dire je partirai dans l’espérance de la revoir. (t. 1, l. 277, p. 520)En 25, Mme de Sévigné, tout à la fois, reproche à sa fille d’être toujours un pied en l’air (comme vous êtes toujours), et lui enjoint de ne plus l’être (il faudra [...] n’être plus ici un pied en l’air). L’expression semble être synonyme du verbe voyager, qu’on trouve dans le contexte. Mais on peut se demander si, par une nouvelle métonymie, Mme de Sévigné ne condamne pas plutôt l’humeur voyageuse de sa fille (on dirait de nos jours qu’elle a la bougeotte) – interprétation que favorisent, dans le contexte, les syntagmes résolution sage, agitation d’esprit, changer de style. En 24 et en 26, l’adverbe toujours disparaît. Si l’expression est toujours métonymique de la marche et du mouvement, c’est dans une saisie ponctuelle de l’action. La personne va mettre le pied à terre, c’est-à-dire qu’elle s’apprête à partir. La distance entre le pied et le sol métaphorise alors la proximité dans le temps de la réalisation de l’action. Dans les deux cas en effet, Mme de Sévigné entend souligner le fait qu’elle est sur le point de partir, mais qu’un délai la sépare encore de ce départ. En 24, si elle est prête depuis quelques jours, elle hésite en raison de l’état de santé de sa tante. Dans la précédente lettre, écrite quatre jours auparavant, le 23 mai 1672, elle dit :
Mais, ma bonne, il est question de partir. Un jour nous disons, l’Abbé et moi : « Allons-nous- en, ma tante ira jusqu’à l’automne » ; voilà qui est résolu. Le jour d’après nous la trouvons si extrêmement bas que nous disons : « Il ne faut pas songer à partir, ce serait une barbarie, la lune de mai l’emportera. » Et ainsi nous passons d’un jour à l’autre, avec le désespoir dans le cœur. (t. 1, l. 276, p. 517)
En ce qui concerne la citation 26, on sait que la lettre est datée du 21 avril 1694, et que le départ est fixé au 8 mai (l’indication est donnée dans la lettre suivante).
Mais l’essentiel de la productivité de l’expression en l’air est métaphorique, et elle repose sur deux caractéristiques fondamentales que présente l’air par rapport au monde humain. Les personnes et les choses ne peuvent tenir dans l’air. Elles se désorganisent, se déstructurent – ce qui conduit aux traits métaphoriques de « désordre », d’« agitation ». D’autre part, ce qui est en l’air n’a pas de base, de support : d’où les traits métaphoriques d’« absence d’assise, de fondement ».
Voyons la première de ces dérives, liée au trait de « déstructuration », et plutôt en rapport avec la signification « vers le haut ». L’expression en l’air peut s’appliquer à des choses, mais aussi à des personnes. Le premier corpus est assez réduit :
‘27. Je veux absolument savoir ce qu’est devenue cette bonne et juste résolution de la princesse 1 ; j’ai bien peur qu’elle ne se soit évanouie par la nécessité des affaires, par le besoin qu’on a du ministre 1, par le voyage précipité, par l’impossibilité de ramasser les feuilles de la Sibylle 2, follement et témérairement dissipées et jetées en l’air pendant dix ans. (t. 3, l. 1199, p. 848)Ces deux citations montrent assez bien comment on passe du sens propreà l’interprétation métaphorique. Précisons d’abord le contexte. Mme de Sévigné reprend, avec les surnoms des personnages, des éléments du récit que lui a fait sa fille sur ce qui se passe à Grignan (27) 563 . Elle compare la mauvaise tenue des comptes faite par Anfossy aux feuilles que la Sybille jetait en l’air pour rendre ses oracles. En 28, ce syntagme verbal figure dans une comparaison (que je compare toujours), et fait l’objet d’une lecture littérale. Mais en 27, on a à faire à une métaphore filée, qui superpose à la vision des feuilles jetées en l’air par la Sibylle, celle, plus abstraite, des comptes mal tenus par Anfossy. Cette figure permet de saisir la métaphore in vivo pour ainsi dire. Les feuilles ne peuvent tenir en l’air, et se dispersent. À travers cette déstructuration des choses dans un espace étranger, c’est le désordre et l’irrégularité des comptes d’Anfossy qui est perçue. Quant à Mme de Grignan, si elle veut récupérer ces feuilles métaphoriques, elle ne peut le faire qu’en les ramassant quand elles retombent (27), ou en s’efforçant de les reprendre en l’air (28) 564 . Si l’on poursuit la métaphore, cela signifie qu’elle doit soustraire au désordre les comptes mal tenus, qu’elle doit les rassembler, les mettre en ordre.
L’expression en l’air peut aussi s’appliquer à des personnes, avec la signification « en mouvement », « dans l’agitation » :
‘29. Je voudrais que vous eussiez vu jusqu’à quel excès la présence de Termes1 et de Flamarens2 fait monter la coiffure et l’ajustement de deux ou trois belles de ce pays. Enfin, dès six heures du matin, tout est en l’air, coiffure hurlupée 1, poudrée, frisée, bonnet à la bascule, rouge, mouches, petite coiffe qui pend, éventail, corps de jupe long et serré ; c’est pour pâmer de rire. Cependant il faut boire, et les eaux leur ressortent par la bouche et par le dos. (t. 2, l. 606, p. 544-545)Dans tous ces exemples, l’expression en l’air est directement métaphorique, sans passer par une collocation verbale (comme précédemment avec jeter, reprendre en l’air). Elle présente donc un caractère achevé. Les hommes d’un régiment en campagne sont toujours en l’air (33), dans la mesure où ils sont toujours en mouvement, allant, sous les ordres de celui qui les commande, de campement en campement. Ce mouvement lié à l’effort, à la fatigue, s’oppose au repos, qui serait un arrêt un peu prolongé, d’au moins deux jours – ce qui laisse à penser qu’on change de place tous les jours. On notera la métaphore de la respiration (à peine ils ont le temps de respirer) pour dire l’absence momentanée de mouvement, les brèves pauses qui l’interrompent. Paradoxe des dérives sémantiques, qui veut qu’on ne puisse pas respirer quand on est en l’air ! En 32, Mme de Sévigné, qui était sur le point de partir pour la Bretagne, estime, au moment où elle apprend l’annulation du projet, que ce départ était si proche qu’elle est comme déjà partie, qu’elle est quasiment en route. D’où l’emploi de l’expression en l’air pour dire ce déplacement, ce mouvement fictif. On comprend qu’il s’agit d’une manière expressive de dire (par métonymie) que sa disposition d’esprit était entièrement tournée vers le voyage – ce qui explique l’emploi hautement pittoresque de l’adverbe tellement avec un verbe perfectif (je suis [...] tellement partie). C’est pour cette raison qu’au lieu d’attendre un nouveau départ pour la Bretagne, elle décide de quitter Paris pour Chaulnes dès le lendemain. La situation est un peu différente en 31, où Mme de Grignan est à huit jours de son départ pour Lambesc. L’expression en l’air signifie plutôt ici qu’elle s’active pour préparer son voyage. Le mot dérangement, employé à propos de l’Assemblée, laisse entendre que cette activité perturbe une régularité, un ordre établi. Avec la citation 30, nous voilà en plein déménagement. Mme de Sévigné est prise dans l’agitation et le désordre d’une situation qui dérègle (pour la bonne cause) son cadre de vie et ses habitudes. Les meubles s’en vont, après une installation provisoire dans sa chambre (J’ai campé dans ma chambre), elle est dans celle de son oncle, qui ne contient plus qu’une simple table. À Vichy (29), les coquettes sont en effervescence, et s’attifent pour plaire aux deux galants. On peut toutefois se demander si l’expression en l’air, dans tout est en l’air, s’applique aux choses (coiffure, habits, parures) qui s’agiteraient métonymiquement et frénétiquement, ou si ce sont les belles elles-mêmes qui s’affairent à leurs préparatifs. La première interprétation, plus expressive, serait plus en accord avec la métaphore de la coiffure et de l’ajustement qui montent à l’excès – la rencontre de ce lexème et de l’expression en l’air réactivant de façon pittoresque la signification « vers le haut » qui leur est propre (d’autant qu’il est question d’une coiffure hérissée, ébouriffée). Le contexte favorise aussi l’aspect psychologique de la situation : il y a une montée de l’excitation, les belles étant stimulées par la présence des deux hommes. La citation 34 demande une plus grande attention. Mme de Sévigné vise en fait, à travers la quantité de monde qui se trouve à Grignan, les dépenses qu’entraîne une telle compagnie. Elle en parle métaphoriquement comme d’un tourbillon violent qui emporte sa fille. Si Mme de Grignan est toujours en l’air, c’est qu’elle est prise dans ce mouvement de dépenses, dans cette fuite de l’argent. Mme de Sévigné se plaît à réactiver la signification première du mot air, en tant qu’« élément au-dessus de nous » (Mme de Grignan est donc dans l’air), par la proximité du tourbillon, et surtout en assimilant sa fille à un oiseau (vous volez sans ailes). Elle entend par là que sa fille parvient à maîtriser le flux des dépenses avec autant d’aisance qu’un oiseau traverse l’air (ce qu’elle appelle une conduite miraculeuse).
Sous différentes formes, plus proches de la vie physique, matérielle, ou plus abstraites, on retrouve donc la signification « mouvement, agitation », qui peut être liée à un trait, plus ou moins prégnant, de « dérangement », de « dérèglement ».
Mais, le plus souvent, c’est la signification « absence d’assise, de fondement » qui est représentée, et elle dérive plutôt de la signification « en haut ». On peut dire de quelqu’un qu’il est en l’air pour dire qu’il manque d’une assise matérielle, comme dans les exemples suivants :
‘35. < J’ai dîné avec M. de La Garde ; c’est un homme qu’on aime bien véritablement, quand on le connaît. Il s’en va vous voir, il vous ramène, il vous loge1 ; enfin que ne fera-t-il point ? Je ne songe qu’à fixer notre grande maison2. Jusque-là nous serons en l’air, et vous comprenez bien ce que sera pour moi de n’être pas logée avec vous, mais il faudra prendre du temps comme la Providence l’ordonne. > (t. 2, l. 586, p. 484)Ces trois exemples forment un ensemble cohérent. Mme de Sévigné, qui a en vue une grande maison susceptible de la loger, elle et sa fille, quand cette dernière vient à Paris, déclare, en 35, qu’en attendant la conclusion de l’affaire, elles sont l’une et l’autre en l’air, je serais tentée de dire sans point de chute, n’ayant pas de domicile commun disponible. En 36, l’affaire n’est toujours pas réglée. Quand Mme de Sévigné dit à sa fille qu’elle est en l’air (puisque vous êtes en l’air), je pense qu’elle reprend à nouveau l’idée que sa fille n’a pas de point de chute à Paris. Je n’ai rien trouvé en effet, dans l’entour de cette lettre, indiquant que Mme de Sévigné ferait allusion à une situation particulière de sa fille (qui serait sans assise ou dans l’agitation ?) là où elle se trouve, en Provence. On ne s’étonnera pas que Mme de Sévigné, qui souhaite ne pas être éloignée de sa fille, estime être, elle aussi, en l’air, tant que cette maison capable de les réunir ne sera pas trouvée (elle éprouve même quelque plaisir à être dans la même situation !) 565 . La Providence a eu pitié de cette pauvre mère, qui, trois mois plus tard, vient de déménager de la rue de Courteauvilain. Mais, pour éviter tout l’embarras et tout le désordre du délogement 566 (p. 578), elle habite chez ses amis, les Coulanges. C’est pourquoi elle reçoit mille visites en l’air (37), n’ayant, là encore, pas de point de chute pour les accueillir puisqu’elle n’est pas encore installée. Ces malheureux sont en des lieux incongrus, dans la cour, sur le timon de son carrosse. C’est ce dérèglement des usages qu’elle rapporte modestement au chaos originel, avant le démêlement du monde et des éléments 567 c’est-à-dire à la confusion générale des éléments et du monde avant leur séparation...
Mais dans la majorité des occurrences, l’expression en l’air s’applique à des choses abstraites, pour dire l’absence de fondement, de réalité de ces choses. Cette signification présente toutefois des variantes selon les contextes. Je subdivise donc mon corpus en fonction de ces variantes, en précisant, lorsqu’une partie comporte un assez grand nombre d’occurrences, le lexème (souvent verbal) avec lequel l’expression en l’air se combine.
Voici les exemples qui sont au plus près de la signification « sans fondement » :
L’expression en l’air s’emploie souvent à propos d’une information peu sûre, sans véritable réalité, qu’on transmet ou qu’on reçoit : d’où l’abondance des verbes de parole. C’est le cas des potins de la cour, qui circulent sans qu’on puisse en garantir l’authenticité. Ainsi Mme de Sévigné dit un certain nombre de choses en l’air. C’est, en 39, la liaison supposée du Roi avec Théobon, en 43, la chronique de mariages annoncés dont aucun ne se réalisera, en 51, les préparatifs diplomatiques du mariage du Dauphin 568 . On lui en dit également. Ainsi l’histoire de Théobon lui a été transmise dans les mêmes conditions (39), et le mariage de Du Plessis n’avait, avant qu’elle n’en eût confirmation, pas plus de consistance (44). La connaissance qu’on a des choses n’est donc pas sûre : Mme de Sévigné ne sait qu’en l’air ce qui concerne les mœurs étranges de Madame et de sa favorite (49). Dans ces différents contextes, on trouve des mots et syntagmes qui traduisent le peu de fiabilité de la parole (murmurer je ne sais quoi en 39), l’incertitude (Je ne réponds point de tout cela en 43, je ne voulais pas le croire en 44, je ne sais qu’(en l’air) en 49 et qu’on croit qui va partir en 51), le désir d’en savoir plus (Je m’instruirai mieux en 49). En revanche, il est des choses qu’on ne dit pas en l’air, comme le toilettage du Grand Condé à l’occasion du mariage de la fille du Roi. Cette nouvelle, la plus grande et la plus extraordinaire, est une vérité et toute la cour en fut témoin (40). En dehors de la gazette mondaine, on peut aussi donner son avis, librement, sans une parfaite connaissance des choses. Ainsi Mme de Sévigné, qui a son idée sur les mesures que devrait prendre le chevalier de Grignan pour se soigner, les expose à sa fille tout en considérant qu’elle parle en l’air, selon ses petites lumières (45). Une crainte peut se trouve infondée, sans objet, comme celle de Mme de Grignan relative à la santé de sa mère (Ne vous amusez point à vous inquiéter en l’air en 50). Dans certains contextes, l’expression en l’air se teinte d’une nuance péjorative, et devient synonyme de à la légère, sans réfléchir, sans preuve. C’est le cas en 48, où Mme de Sévigné reproche à sa fille de tourner en ridicule (en l’air) certains aspects d’un opéra (Roland le furieux), auquel elle est particulièrement sensible. En 42, voilà ce pauvre Bussy-Rabutin sur la sellette. Il a osé faire un reproche injustifié à sa cousine. Si Mme de Grignan est cruelle dans ses jugements (on reste sur le mode affectif), Bussy se voit plus sévèrement condamné : son comportement, opposé à celui de l’ami Corbinelli (avec son droit et sa justesse d’esprit), est injuste (mon très injuste cousin), téméraire (Vous me jugez témérairement), et arbitraire (il se prononce sur l’étiquette du sac). Avec une écoute plus sérieuse (quand vous les [endroits] entendrez avec attention), la première se rendra à l’évidence (c’est-à-dire au jugement de sa mère). Le cousin, lui, devra faire pénitence à la mesure de la faute. On le met en face de la vérité (Sachez [...] que je vous avais écrit), et on lui fera voir les conséquences de son acte. Il devra chercher lui-même le document contesté. Confondu (pour vous confondre), il aura encore à demander pardon à Mme de Sévigné – ce qu’elle lui rappelle à la fin de sa lettre (J’embrasse la vôtre [fille], et vous aussi, pourvu que vous me fassiez de grandes réparations 569 , p. 92), à laquelle se trouve joint un billet de Corbinelli authentifiant ses dires ! Pour la petite histoire, il faut reconnaître que, sur le fond de l’affaire, la dame avait raison, comme le reconnut huit jours après un Bussy-Rabutin plus que repentant :
‘Je vous demande pardon, Madame, de vous avoir accusée injustement. Il est vrai que vous n’avez point eu de tort, vous m’avez écrit. Mais je ne l’ai point su. Ma fille de Sainte-Marie me manda que M. de Corbinelli m’avait écrit, mais elle ne me manda pas que vous m’eussiez écrit dans cette lettre. Si les vôtres ne m’étaient fort chères, je n’aurais pas été si vif quand j’ai manqué d’en recevoir, mais enfin je vous demande encore pardon une fois ; me voilà rampant à vos pieds. (t. 3, l. 854, p. 92)’Mais il est des légèretés plus graves, si l’on peut dire. Ainsi quand Mme de Grignan parle en l’air de sa bonne santé, Mme de Sévigné s’inquiète et questionne (41 et 46). En 47, le ton est plus ironique. Mme de Sévigné montre qu’elle n’est pas dupe des bonnes nouvelles (cette poitrine merveilleuse, cette poitrine dont il n’est plus question) que Mme de Grignan fait écrire par Montgobert au sujet de sa santé. Elle parle des discours qu’[elle jette] en l’air à sa dame de compagnie, ce qui, par réactivation probable de la métaphore verbale, en souligne encore la légèreté. Elle met en contraste la légèreté de ces propos avec la force de conviction qu’ils prétendent avoir (à travers l’hyperbole de l’édification du public), dénonçant ainsi l’intention mystificatrice de sa fille à son égard. Enfin, dans le domaine des sentiments (38), certaines formules, comme aimer quelqu’un plus que soi-même, sont trop souvent dites à la légère, ce qui en fait perdre la valeur. Mais quand Mme de Sévigné use de cette expression à l’égard de sa fille, c’est sans la profaner, en l’appuyant sur la force et la vérité de son sentiment (je la sens tout entière en moi, et cela est vrai).
Il est d’autres situations où l’on fait des propositions, des projets, où la parole peut engager des personnes ou avoir des conséquences en actes. Différentes possibilités se présentent.
Un projet, une proposition peuvent être en l’air, tout simplement parce qu’on estime qu’ils ont peu de chance de se réaliser :
‘52. Pour la proposition d’aller à Grignan, au lieu d’aller en Bretagne, elle m’avait déjà passé par la tête. Et quand je veux rêver agréablement, c’est la première chose qui se présente à moi que ces jolis châteaux. En reculant un peu celui-ci, il ne sera plus en Espagne, et le tour que vous me proposez est si joli et si faisable que je m’en vais emporter cette idée en Bretagne pour me soutenir la vie dans mes bois. Mais pour cette année, l’Abbé crie de la proposition en l’air. J’ai d’autres affaires que Mme d’Acigné1. J’ai le bon Abbé, que je n’aurai pas toujours. J’ai mon fils qui serait bien étonné de me trouver à Lambesc à son retour ; je voudrais bien le marier. Mais soyez assurée, ma < bonne >, que le désir et l’espérance de vous revoir ne me quittent jamais, et soutiennent toute ma santé et le reste de joie que j’ai encore dans l’esprit. Il faut donc saler2 < toutes ces propositionspour les retrouver. (t. 2, l. 410, p. 40)En 52, Mme de Sévigné souhaiterait répondre favorablement à la proposition que lui fait sa fille d’aller à Grignan plutôt qu’en Bretagne. Mais pour cette année, l’Abbé crie de la proposition en l’air. Il dénonce le caractère irréaliste de ce projet. Et Mme de Sévigné oppose au rêve agréable de ce voyage, au château en Espagne qu’il représente, toutes les raisons bien réelles qu’elle a d’y renoncer : des affaires à régler (en plus de celle qui concerne Mme d’Aciné), la présence de son oncle (qu’[elle] n’aur[a] pas toujours), celle de son fils à marier... En 53, Mme de Sévigné juge peu vraisemblable le projet qu’a son fils Charles de régler le procès dans lequel le pauvre Corbinelli se trouve engagé, et de l’amener aux Rochers. Si cela était, c’est que bien des chimères pourraient se réaliser (des coquecigrues).
Dans le corpus suivant, où il est question de projets et de paroles impliquant un contrat (mariage, bail, marché), on comprend que les choses sont loin d’être faites, qu’il n’y a pas, derrière ce qu’on sait et, surtout, ce qu’on dit, d’intention véritable, d’engagement ferme :
Les situations concernées sont d’importance inégale. En 54, il n’est question que d’un projet de voyage à Chantilly, envisagé un moment par M. de La Rochefoucauld, qui en fait la proposition (c’est le sens que prend ici le verbe dire) à Mme de Sévigné – mais en l’air, c’est-à-dire sans plus, sans y attacher beaucoup d’importance, sans intention ferme – et n’y donne plus suite (on jette son bonnet par-dessus les moulins). Le contexte ironise sur l’attitude de Mme de Marans, qui, pour se faire valoir, présente cette parole anodine comme une demande insistante (on la presse), comme un quasi harcèlement (on la tourmente)... En 58, le projet est plus ambitieux, puisqu’il s’agit du mariage du fils de Mme de Sévigné, qui a pour lui un parti en vue. Mais cela (ce projet) est fort en l’air. On peut comprendre qu’il n’y a pas eu encore de proposition de faite, d’engagement pris. Et Mme de Sévigné, marquée par un précédent échec (la petite d’Eaubonne, mariée moins de trois mois auparavant), reste sceptique sur l’avenir (je ne crois plus rien). Dans le même domaine, il est des personnes plus entreprenantes. Ainsi Mme de La Ferté, décidée à marier sa fille (qui est une petite fille) à M. de Mirpoix, se contente de savoir en l’air (c’est-à-dire sans avoir d’assurance ferme, de garantie absolue) que sa proposition a été reçue, et précipite l’affaire en en parlant au Roi (55). Les citations 56 et 57 concernent des transactions purement matérielles (encore qu’un mariage n’en soit pas tellement éloigné !). En 56, Mme de Sévigné, qui songe à renouveler le bail de Carnavalet, a l’intention d’en faire la proposition en l’air, c’est-à-dire sans prendre encore d’engagement ferme, en attendant la réponse de sa fille. En 57, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, qui ne veulent pas de la compagnie de Mme de Marans, s’amusent à la berner, en lui faisant croire que M. de La Rochefoucauld, ayant vendu ses chevaux la veille, sera dans l’impossibilité de la reconduire de chez lui. Or elles savent bien (ces deux pestes) qu’il s’agit d’un marché en l’air, c’est-à-dire dans lequel il n’y a pas eu d’engagement, qui n’a pas été conclu.
Dans d’autres situations enfin, où l’on parle pour obtenir quelque chose, pour agir, l’expression en l’air peut dénoncer le peu de poids, le manque de portée de ce qui est dit. Il en est ainsi dans les deux citations suivantes :
‘59. < Il faut que je vous dise, ma chère Comtesse, que > M. de Chaulnes, après tant et tant d’amitiés, nous a un peu oubliés à Paris. Il reçut votre lettre à Versailles ; elle était toute propre à le réveiller. Cependant, en huit jours de séjour et trois conférences avec le Roi, il n’a pas trouvé le temps de dire un mot en faveur de mon fils, ni même à M. de Croissy. Il se contenta de dire à M. de Lavardin, qui était nommé pour tenir les États : « Monsieur, je vous conjure que M. de Sévigné soit député. » Et le lendemain, sur les plaintes du maréchal d’Estrées, cela fut changé. Ainsi cette parole est demeurée fort en l’air. (t. 3, l. 1149, p. 700)’ ‘60. Ce bon duc m’a encore écrit de Toulon. Il n’a cessé de penser à moi, sans y avoir songé un seul moment pendant huit jours qu’il a été à Paris. Pas un mot au Roi de cette députation tant de fois promise, avec tant d’amitié et de raison de croire qu’il en faisait son affaire ; pas un mot à M. de Croissy, dont il emmenait le fils, et qui aurait nommé votre frère. Il dit une parole en l’air à M. de Lavardin, mais croyait-il qu’il eût plus de pouvoir que lui pour faire un député ? Nous étions persuadés que c’était après en avoir dit un mot au Roi. (t. 3, l. 1150, p. 706)’Mme de Sévigné, qui espère la députation de Bretagne pour son fils, compte sur l’appui du duc de Chaulnes. Or, à sa grande déception, celui-ci se contente de dire une parole en l’air à M. de Lavardin (60). On doit comprendre qu’il s’agit là d’une parole qui n’a aucun poids, dans la mesure où elle s’adresse à quelqu’un qui n’a pas le pouvoir de décision, et où elle ne s’inscrit pas dans une stratégie suivie, sérieuse. Ce bon duc ne s’est pas assuré des appuis nécessaires, et en particulier, il n’a pas parlé au Roi (Nous étions persuadés que c’était après en avoir dit un mot au Roi). Le résultat est que cette parole est demeurée fort en l’air (59) – ce qui veut dire qu’elle n’a pas eu d’effet, qu’elle n’a eu aucune suite, aucune portée véritable.
On peut faire une analyse similaire de la citation suivante :
‘61. Enfin, nous nous entendons, après avoir longtemps parlé comme des sourds. Je ne sais pourquoi j’ai dit partager votre charge, car je ne vous ai jamais crus assez traîtres à vous-mêmes pour vouloir cette égalité. J’entendais une lieutenance de roi au-dessous de votre générale, et c’eût été une grâce, si on vous l’eût accordée. Mais celle de Nantes, dont je vous parlais, eût été en mauvaise part, et je vis, dans l’esprit de celui qui m’en parla1, une grande indifférence pour l’absence, pour la sottise, pour la paresse de M. de Molac2, si on eût pu mettre au-dessous de ce galant homme un joli lieutenant de roi. Peut-être que le fils3 tiendra mieux cette place. Aussi ce fut un discours en l’air, que je venais d’entendre de l’homme que vous savez, et je vous l’écrivis, sans faire une plus grande réflexion que de voir où l’on se porte quand le Roi n’est pas servi avec toute la perfection où il est accoutumé. (t. 3, l. 1208, p. 879-880)Mme de Sévigné dément, semble-t-il, le fait qu’elle ait pu envisager pour son gendre une charge de lieutenant de roi du comté de Nantes. Ce que M. de Pommereuil lui dit de cette charge montrait l’ambition qu’il avait de l’avoir pour lui-même, et ce fut donc un discours en l’air, dans la mesure où Mme de Sévigné ne pouvait en tirer parti, lui donner une portée, en relation avec la situation de M. de Grignan. Si elle a rapporté cette parole à Mme de Grignan, c’est sans penser plus loin (sans faire une plus grande réflexion), seulement pour montrer, à travers la personne de M. de Molac, un cas exemplaire, si l’on peut dire, de mauvais service du Roi 570 .
La parole peut être considérée aussi par rapport à son contenu, au thème qu’elle traite, à la cohérence d’ensemble, ou encore à l’enchaînement, dans le cas d’une situation réactive. Plusieurs possibilités se présentent, qu’illustrent les citations suivantes 571 :
‘62. Voilà en l’air ce que j’ai attrapé, et voilà à quel style votre pauvre frère est condamné de faire réponse trois fois la semaine. Ma bonne, cela est cruel, je vous assure. (t. 2, l. 592, p. 502)Dans les deux premiers exemples (62 et 63), l’expression en l’air est associée au verbe attraper, et l’ensemble de la construction est métaphorique. En 63, Mme de Sévigné loue les qualités épistolaires de sa petite-fille Pauline, âgée de quinze-seize ans – qualités qu’elle tient de sa mère. Pour dire que Pauline reprend le style de sa chère maman, Mme de Sévigné use de deux métaphores, opposées dans l’espace mais convergentes dans leur interprétation. Soit Pauline ramasse [tout] ce qui tombe, soit elle attrape ce qui est en l’air (de la manière de s’exprimer de sa mère). Il faut comprendre que la jeune fille se saisit de certains aspects du style de sa mère – ceux qui sont à sa portée (ce qui tombe est à sa hauteur), ou ceux qu’elle prend au vol, qu’elle retient au passage. Dans les deux cas, il s’agit de fragments en quelque sorte, de parties extraites d’un tout. C’est d’ailleurs en quoi cette écriture est naturelle, parce qu’elle ne procède pas d’une imitation totale et soumise, mais qu’elle est sélective, s’inspirant par endroits, par moments, librement, de l’exemple maternel (comparé aussitôt après à une heureuse source). En 62, l’interprétation de l’expression en l’air est la même, à cela près qu’il s’agit d’extraits d’une lettre dont on a eu connaissance. Mme de Sévigné attrape au passage des fragments de la lettre de Mme de Bagnols, sans la lire en totalité, de façon suivie. En 64, Mme de Sévigné informe sa fille que Mme de Coulanges va lui écrire une feuille, ne se contentant pas d’un compliment en l’air. Je comprends que cette dernière, en raison des liens d’amitié qui la lient à Mme de Grignan, ne veut pas s’en tenir à des paroles de pure forme, sans contenu réel, sans apport personnel. En 65 et 66, en revanche, il est question d’écrire et de donner des conseils en l’air. Dans le premier cas, Mme de Sévigné oppose la lettre qu’elle écrit à sa fille (je n’écris qu’à vous) à celle qu’elle a l’intention d’adresser à son fils (je ne lui écrirai qu’en l’air). Dans le contexte qui suit, il est question de la situation conflictuelle qui existe entre la mère et le fils, ce dernier étant décidé à vendre coûte que coûte sa charge de sous-lieutenant, même à vil prix.. Mme de Sévigné, que cette décision met hors d’elle et qui a tout fait pour dissuader Charles, préfère (sagement) ne plus revenir sur le sujet avec lui 572 , et réserver ses confidences à sa fille. Elle écrira donc à son fils en l’air, c’est-à-dire en parlant de choses sans rapport avec le problème. Dans la citation 66, nous sommes dans une autre situation conflictuelle, celle qui oppose Mme de Grignan et Montgobert, sa dame de compagnie, jalouse de Madelon. R. Duchêne note que l’intérêt de Mme de Sévigné pour cette affaire vient du fait qu’elle la vit de l’intérieur, s’identifiant à Montgobert, qui aime sa fille et s’en croit mal aimée 573 . De fait, Mme de Sévigné revient à plusieurs reprises sur ce désaccord, pour essayer de raccommoder les deux femmes, et inciter sa fille à plus d’indulgence 574 . À la date de la lettre d’où est extraite notre citation, Mme de Grignan et Montgobert sont de nouveau en froid 575 . Comme on l’a vu plus haut, Montgobert écrit à Mme de Sévigné sans faire allusion à ses difficultés :
‘Elle m’a écrit deux fois d’un style tout naturel, et même assez gai, sans me rien dire de tout son chagrin. (t. 2, l. 786, p. 1015)’mais celle-ci perçoit malgré tout une certaine tristesse dans le ton de ses lettres :
‘Montgobert m’écrit toujours sur le même ton. Il y a pourtant quelque chagrin répandu en l’air. (t. 2, l. 788, p. 1023)’Par ailleurs, Mme de Sévigné tient dans l’ignorance de l’intéressée l’échange qu’elle à son sujet avec sa fille :
‘Je ne mande rien du tout à Montgobert de ce que nous écrivons d’elle. (t. 2, l. 786, p. 1018)’Le détail de cette situation permet d’éclairer l’emploi de l’expression en l’air dans l’exemple 66. Mme de Sévigné exhorte en effet Montgobert à retrouver la joie et la paix, mais elle le fait en l’air, c’est-à-dire qu’elle présente les conseils qu’elle lui donne comme ils lui viennent, sans arrière-pensée, sans autre raison que de répondre au style triste de sa lettre, au chagrin qu’elle croit y déceler. Elle fait donc comme si elle n’avait pas connaissance du conflit, qui est la véritable motivation de son intervention.
Dans les deux citations suivantes (67 et 68), la situation est autre. Mme de Sévigné écrit à sa fille alors qu’elle n’a pas de lettre d’elle à laquelle répondre. C’est ce qu’elle appelle causer en l’air (68), une lettre toute en l’air (67). On comprend que sa lettre ne s’appuie pas sur celle de sa fille, qu’elle initie librement les sujets qu’elle aborde, qu’il n’y a point d’enchaînement de thème.On remarquera que le contenu de ce qu’elle dit se trouve dévalué, puisque cette lettre ne signifie rien, qu’il est temps de la finir, et que sa fille ne doit pas s’amuser à y répondre. Mme de Sévigné emploie, avec la même signification que l’expression en l’air, des comparaisons avec des personnages fameux de la comédie italienne, Arlequin et Trivelin :
‘[...] disons des riens, ma bonne, et surtout aujourd’hui que j’écris comme Arlequin, qui répond devant que d’avoir reçu la lettre. (t. 2, l. 768, p. 949)Enfin, il est des cas dans lesquels on est mis en situation de répondre à une demande ou à une intervention précise. L’expression en l’air signifie alors qu’on ne s’appuie pas vraiment sur ce qui a été dit, qu’on ne traite pas du sujet, qu’on répond à côté.
En 69, la situation est la suivante. Le pape a envoyé au Roi un bref sur la question litigieuse de la régale des évêques d’Aleth et de Pamiers (Il parle de la régale de Monsieur de Pamiers et de Monsieur d’Aleth), en demandant (sur un ton comminatoire, semble-t-il) une réponse précise à ce sujet (qu’on réponde aux privilèges de ces deux provinces). L’assemblée du clergé répond au pape en prenant le parti du Roi : ils disent que, bien loin que les évêques se plaignent du Roi, il est le protecteur de l’Église. Cette réponse ne reprend donc pas l’objet même du litige, elle se situe sur un autre terrain. On pourrait dire, en termes familiers, qu’elle noie le poisson. En 70, M. de Chaulnes doit garder le secret sur la mission que lui a confiée le Roi. Or, successivement, l’évêque de Vannes, puis le Premier Président du Parlement, lui tiennent des propos qui montrent qu’ils sont au courant de l’affaire. Au premier, le duc ne répond rien, au second, il répond en l’air. On comprend qu’il se débrouille pour ne pas répondre, pour ne pas évoquer la mission en question. Cette fois, on pourrait dire qu’il tourne autour du pot !
La parole peut aussi être considérée par rapport à sa finalité, qu’il s’agisse de la personne à laquelle elle est destinée, ou du but qui est visé. Dans les deux cas, on dira d’un propos qu’il est en l’air, pour signifier qu’on n’a pas l’intention d’influer sur quelqu’un, ou qu’on lance une idée comme cela, sans but précis, pour voir l’effet qu’elle produira.
C’est le cas dans les deux citations suivantes :
‘71. Ce que j’aime mieux vous dire, c’est qu’on est inhumain en ce pays pour recevoir les excuses de ceux qui n’écrivent pas dans les occasions. J’ai voulu en user ainsi en Bretagne ; il a fallu < en venir à y prendre > part. Profitez de ce petit discours en l’air. (t. 1, l. 233, p. 413)En 71, Mme de Grignan n’a sans doute pas écrit à M. de Mesmes, comme sa mère le lui avait enjoint 578 . Aussi Mme de Sévigné la rappelle indirectement à ce devoir, en mettant en évidence sa propre négligence et la sanction sociale qu’entraîne ce type d’attitude (on est inhumain [...] pour recevoir les excuses de ceux qui n’écrivent pas dans les occasions). Dans ce contexte, l’énoncé Profitez de ce petit discours en l’air est ironique. Mme de Sévigné fait semblant de rapporter son expérience sans viser sa fille en particulier... mais tout en lui demandant de tirer parti de ce qu’elle lui dit ! Dans la citation suivante, Mme de Sévigné donne son avis sur la conduite de Mlle d’Alérac, qui ne devrait pas hésiter devant un riche parti. Mais elle présente cette opinion comme une parole qu’elle jette en l’air, c’est-à-dire qu’elle lance dans la discussion, en tant qu’élément de réflexion, sans lui donner une visée précise – d’autant qu’elle n’est pas sur place (de loin). On notera que Littré mentionne, à l’article jeter, la construction jeter des propos, qu’il définit ainsi :
‘Jeter des propos : avancer des propos qui vont indirectement à insinuer ou à découvrir quelque chose.’en débusquant quelque intentionnalité cachée derrière l’apparence de réserve. Et il donne comme synonyme l’expression jeter des paroles, des pensées, en citant précisément la présente phrase de Mme de Sévigné. Mais à l’article parole, on trouve la même construction avec la signification suivante :
‘Jeter quelques paroles : dire quelques paroles à l’effet de voir comment ce qu’on veut dire, proposer, sera reçu.’Cette seconde interprétation convient mieux, me semble-t-il, à notre contexte, dans la mesure où Mme de Sévigné, qui intervient ici dans les affaires des Grignan, doit plutôt faire preuve de réserve, de modestie que dire ouvertement qu’elle manipule, en quelque sorte, ses interlocuteurs !
Enfin on peut s’adresser à quelqu’un, tenir un propos, sans respecter les usages, les formes conventionnelles. C’est l’interprétation que je ferai des deux exemples suivants :
‘En 73, Mme de Sévigné a fait transmettre un mot amical à une personne dont sa fille lui a parlé, mais qu’elle n’a jamais rencontrée personnellement. Ce message est en l’air dans la mesure où il ne s’appuie pas sur la connaissance qu’on a de la personne, et que, dans cette mesure, il sort quelque peu des usages. Dans la seconde citation, c’est le chevalier de Grignan qui a fait part, dans un billet adressé à Mme de Sévigné, du bien qu’il pensait de son petit-fils, Louis-Provence. Cette louange est en l’air, parce qu’elle est naturelle, qu’elle n’a pas été écrite par convention, pour respecter les usages. Elle ne causera que plus de plaisir...
. Observations de Monsieur Ménage sur la langue française, 1672, p. 236-237.
. T. 1, l. 211, p. 368.
. T. 1, l. 212, p. 369.
. Coulanges se trouvait alors auprès de Mme de Grignan.
. Voir note 2 de la p. 941, p. 1528.
. L’hippogriffe désigne un animal fabuleux, moitié cheval et moitié griffon, qu’on trouve dans l’Arioste (voir note 4 de la p. 295, l. 182, t. 1, p. 1123).
. Selon R. Duchêne (voir note 4 de la p. 295, l. 182, t. 1, p. 1123), il n’est nulle part précisé qu’il mettait deux jours pour parcourir la terre.
. On se reportera à la note 8 de la p. 221, l. 156, t. 1, p. 1057.
. Voir note 8 de la p. 221, l. 156, t. 1, p. 1057.
. Voir note 3 de la p. 576, p. 1432.
. T. 3, l. 1089, p. 554.
. « Elle se soutient par des pas qui paraissent fort déréglés et qui ne laissent pas d’être mesurés et justes, et par des figures qui sont très hardies et qui font une agitation universelle de tout le corps [...] » (Mémoires de Fléchier sur les Grands Jours d’Auvergne en 1665) (voir note 2 de la p. 297, l. 511, t. 2, p. 1234-1235).
. Mme de Sévigné, qui dénonce plus d’une fois cette incurie dans ses lettres, use un peu plus loin de la métaphore pittoresque du lion aux pattes recroisées (t. 3, l. 1128, p. 643).
. Voir note 1 de la p. 848, p. 1552, et t. 3, l. 1195, p. 834-835.
. Dans une situation semblable, qui donne lieu à la même métaphore, Madame de Guitaut doit courir après les feuilles de la Sybille (t. 3, l. 1291, p. 1022).
. La reprise pronominale par y de l’expression en l’air (je suis fort aise d’y être aussi) ne milite pas nécessairement en faveur d’une interprétation locative, et donc d’un moindre figement de la séquence en l’air, dans la mesure où ce clitique peut anaphoriser des constructions attributives. On se reportera sur ce point à A. Haase, 1965, §10.I. Remarque I, p. 24 :
Y implique une idée de lieu sans rapport à un antécédent dans des phrases où l’on s’attendrait peut-être à un le attributif. On ne peut pas être mieux ensemble que nous y sommes. (Sév., V, 289) – Étant tous aussi bien ensemble que nous y sommes. (Id., VII, 346).
Cet exemple est repris par N. Fournier, 1998, § 288.
. Délogement : action de déloger, de changer de demeure.
. Chaos : dans la théologie païenne, confusion générale des éléments avant leur séparation et leur arrangement pour former le monde.
. Dans cette citation, le démonstratif cela équivaut à ce que je vous dis là.
. T. 3, l. 853, p. 92.
. Je donne cette interprétation avec la plus grande réserve, ce passage restant assez obscur, malgré la consultation des références qui s’y rapportent.
. L’ordre d’apparition des citations est lié ici à certaines affinités que présentent les occurrences.
. De nombreux passages de ses lettres se rapportent à ce conflit. On se reportera en particulier aux p. 836-837 de la l. 735, t. 2.
. Voir note 5 de la p. 947, l. 767, t. 2, p. 1531.
. On se reportera en particulier, dans ce tome 2, aux p. 947-948 de la l. 767, à la p. 996, l. 780.
. Réchauffez un cœur glacé sous la jalousie, écrit Mme de Sévigné dans la précédente lettre à sa fille (t. 2, l. 786, p. 1014).
. Sur Trivelin, voir aussi t. 2, l. 411, p. 44, et l. 448, p. 159.
. Compliment : paroles de civilité adressées à quelqu’un de vive voix ou par lettre, au sujet d’un événement heureux ou malheureux qui le touche ou d’une visite qu’on lui doit. Compliment de remerciement, de félicitation, de condoléance, d’amitié.
M. et Mme de Mesmes avaient un domaine à Clichy, près de Livry (note 5 de la p. 397, l. 228, t. 1, p. 1201).
. Voir note 2 de la p. 413, p. 1214.