1 – D’air-climat à air-manière d’être

Un petit nombre d’occurrences semblent illustrer ce glissement séman­tique 581  :

‘1. Enfin Monsieur d’Uzès1 est parti ce matin. Je lui dis hier adieu, avec douleur de perdre ici pour vous le plus habile et le meilleur ami du monde. Je suis fort touchée de son mérite ; < je l’aime et l’honore beaucoup. > J’espère lerevoir en Provence, où vous devez suivre tous ses conseils aveuglément. Il sait l’air de ce pays-ci, et n’oubliera pas de soutenir < dans l’occasion > l’honneur des Grignan. (t. 1, l. 267, p. 496)

La lettre est du 29 avril 1672. Le comte de Grignan a été nommé lieutenant-général pour le Roi au gouvernement de Provence en novembre 1669, et il a fait son entrée à Aix le 19 mai 1670.
1. Rappelons que Jacques Adhémar de Monteil, évêque et comte d’Uzès, était un oncle du comte de Grignan. ’ ‘2. Le Roi a reçu plusieurs lettres de ses dames qui l’assurent que Madame la Dauphine1 est bien plus aimable que l’on ne l’avait dit ; elles en sont contentes au dernier point. Elle est fille et petite-fille de deux princesses2 fort caressantes3. Je ne sais si c’est l’air d’ici ; nous verrons. (t. 2, l. 739, p. 855)

La lettre est du 28 février 1680.
1. Il s’agit de Marie-Anne-Victoire, infante de Bavière, sœur de Maximi­lien II, électeur de Bavière. Elle avait épousé Monsieur le Dauphin à Munich le 28 janvier 1680 (voir note 1 de la p. 774, l. 720, t. 2, p. 1457, et note 2 de la p. 810, l. 728, t. 2, p. 1471).
2. La Dauphine était fille d’Adélaïde-Henriette de Savoie, elle-même fille de Christine de France née d’Henri IV et de Marie de Médicis (note 4 de la p. 855, p. 1493).
3. Caresse : marque extérieure d’affection, qui se donne [...] par les manières et les paroles (Littré).
Caresser : traiter avec affection, amabilité. Caresses : démonstrations de sympathie, de bienveillance (Dictionnaire du français classique, 1992). ’ ‘3. Mme de Quintin est à Dinan ; son style est enflé comme sa personne. Ceux qui sont destinés à faire des harangues puisent là toutes leurs grandes périodes ; c’est une chose bien dangereuse qu’une provinciale de qualité, et qui a pris, à ce qu’elle croit, l’air de la cour. (t. 2, l. 452, p. 173)
1. Il s’agit de Suzanne de Montgommery de Ducey, arrière-petite-fille du meurtrier d’Henri II, qui avait épousé le comte de Quintin. Selon Saint-Simon, elle « avait été fort jolie et parfaitement bien faite » et avait « beaucoup d’esprit ». Elle était estimée d’une petite cour et elle « dominait sur ses soupirants sans se laisser toucher le bout des doigts qu’à bonnes enseignes » (voir note 5 de la p. 302, l. 184, t. 1, p. 1128-1129). ’ ‘4. J’ai vu son fils1 qui m’a dit beaucoup de bien du vôtre2 et même de M. du Plessis3, dont j’ai été fort aise, car je craignais qu’il n’eût pas bien pris l’air de ce pays-là. Mais M. de La Fayette m’a assurée qu’il y avait fait des merveilles, laissant quelquefois le Marquis quand il était à table avec une bonne compagnie et en gaieté. « Je vois bien, disait-il, qu’un gouverneur n’a que faire ici », et tout cela d’un bon air. (t. 3, l. 1032, p. 412)
1. Le fils de Mme de La Fayette, René-Armand, âgé de vingt-neuf ans.
2. Louis-Provence, alors âgé de dix-sept ans.
3. Rappelons que M. du Plessis était le gouverneur de Louis-Provence. ’

Dans ces quatre exemples, on trouve une structure du type l’air de + nom actualisé / adverbe de lieu :

‘l’air de ce pays-ci (1)’ ‘l’air d’ici (2)’ ‘l’air de la cour (3)’ ‘l’air de ce pays-là (4)’

qui reproduit celle du syntagme nominal l’air de Grignan, typique de la signification « air-climat ». Mais, directement ou indirectement, le lieu en question renvoie à un milieu humain et social. Si le mot cour, opposé à la province en 3, dénote l’entourage du souverain, il en est de même avec ce pays-là (4), où se trouve Louis-Provence, chaperonné par un gouverneur dont Mme de Sévigné a contesté l’inutile dépense, dans une lettre écrite un mois auparavant :

‘< Nous trouvions aussi que M. du Plessis, avec mille bonnes qualités, va être un peu pesant sur vos coffres, et inutile au Marquis, car il n’est guère question de gouverneur à la cour, et encore moins à l’armée. > (t. 3, l. 1020, p. 389)’

L’adverbe ici (2) renvoie, lui aussi, à la cour de France, qu’il met implicitement en contraste avec la cour d’Allemagne, d’où vient la Reine Dauphine. En 1, on se transporte, avec Monsieur d’Uzès, en Provence (ce pays-ci), ou plutôt, comme le laissent entendre les préoccupations abstraites du contexte (suivre tous ses conseils, soutenir [...] l’honneur des Grignan), chez les Provençaux.

Voyons de plus près l’emploi du mot air dans ces citations. L’exemple 1 est le plus intéressant des quatre. Le syntagme nominal ce pays-ci est anaphorique du nom propre Provence, qui, précédé d’une préposition de lieu (en Provence), est pris dans son acception géographique. C’est ce trait, repris par le nom pays, qui conditionne la signification « élément-climat » du mot air. L’ensemble du syntagme nominal est ensuite réinterprété, dans une lecture figurée qui, par métaphore (sur air) et métonymie (sur pays), en vient à signifier la « manière d’être de ceux qui vivent en Provence ». Sur ce modèle, on peut aligner les syntagmes l’air de ce pays-là (4) et l’air d’ici (2). Dans l’air de la cour (3), la métaphore est moins apparente, dans la mesure où le mot cour évoque plus directement un milieu social. Mais, d’une part, on ne peut exclure la signification de base de ce mot, et d’autre part, l’alignement des structures et la substitution fréquente des lexèmes cour et pays, qui témoigne de l’affinité sémantique des notions de lieu et de milieu social, viennent à l’appui de la lecture métaphorique. La cour est vue, en quelque sorte, comme un pays.

Je relève, dans Littré, une citation qui figure à la fois à l’article cour et à l’article pays, et qui va dans ce sens :

‘Je définis la cour un pays où les gens, Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents, Sont ce qu’il plaît au prince, ou, s’ils ne peuvent l’être, Tâchent au moins de le paraître, La Font. Fabl. VIII, 14.’

et je ne compte pas les occurrences du mot pays signifiant « cour » dans les lettres de Mme de Sévigné. Relevons celle-ci :

‘Le plaisir de ce bon pays que vous savez, c’est de combler de joie, de faire tourner la tête, et puis de ne plus connaître les gens. Mais surtout c’est de se passer parfaitement de toutes choses. (t. 2, l. 536, p. 369-370)’

qui donne lieu au commentaire suivant de R. Duchêne :

‘[...] Mme de Sévigné appelle souvent [la cour] un pays [...], comme La Fontaine (Obsèques de la Lionne). (note 7 de la p. 369, p. 1273)’

De plus, dans ces quatre exemples, il semble bien que la valeur de la préposition de soit plus proche de l’origine que de l’appartenance, puisqu’on ne trouve jamais dans le corpus une construction du type * ce pays, la cour a un air.

Comment décrire ce passage métaphorique d’air-climat à air-manière d’être ? L’air-climat est l’élément qui s’attache de manière permanente à un lieu d’origine, qui présente des propriétés spécifiques liées à ce lieu, dans lequel vivent les êtres humains, qu’ils respirent et qui exerce sur eux une influence. Ces traits peuvent aisément être transposés au plan humain. L’air-manière d’être est l’ensemble des mœurs, des usages, des comportements, qui s’attache de manière permanente à un groupe social d’origine, et présente des propriétés spécifiques liées à ce groupe, qui constitue un milieu pour les individus, qu’ils tendent à intérioriser et dont ils subissent l’influence. La forte présence de l’air-élément dans le champ d’expérience humain, l’investissement dont il est l’objet, ne peuvent que faciliter ce passage à un environnement social, qui joue à l’époque, surtout quand il s’agit de la cour, le rôle dominant que l’on sait. On passe de l’immatérialité de l’air à une représentation abstraite (manière d’être), ce qui n’a rien de vraiment étonnant. Quant à la pluralité de comportements, elle est présentée comme une entité massive, une substance continue, c’est-à-dire de façon indifférenciée. De plus, cette métaphore fait de l’air une sorte de substance autonome, comme détachée du groupe social qui en est le support. Ce trait « continu » joue un rôle important, que nous aurons l’occasion de retrouver tout au long de cette étude. Dans le cas présent, il souligne, me semble-t-il, la perception qu’on a de la forte cohésion, de l’unité des conduites sociales de ce temps.

La citation 1 évoque en arrière-plan les difficultés que rencontre M. de Grignan dans son gouvernement de Provence, en particulier avec l’évêque de Marseille. Monsieur d’Uzès, qui s’occupe activement des affaires du comte – il est, aux dires de Mme de Sévigné qui le loue continûment, ce qui s’appelle les grosses cordes 582  – a quitté Paris pour la Provence. Mme de Sévigné conseille à sa fille de se fier aveuglément à cet homme habile, qui sait l’air de ce pays-ci. On comprend qu’il connaît parfaitement les mœurs, les usages, les manières de faire des Provençaux. Dans ses précédents courriers, elle a plusieurs fois fait allusion au problème que pose l’adaptation à ce pays :

‘Vous me rendez un très bon compte des affaires de Provence [...] Je prie Dieu que le Roi se contente de ce qu’ils ont résolu ! La peinture de leur tête, et du procédé qu’il faut tenir avec eux, est admirable [...] (t. 1, l. 229, p. 402)’ ‘Si vous saviez comme certaines gens blâment M. de Grignan pour avoir trop peu considéré son pays en comparaison de l’obéissance qu’il voulait établir, vous verriez bien qu’il est difficile de contenter tout le monde ; et s’il avait fait autrement, ce serait encore pis. (t. 1, l. 231, p. 407)’ ‘Ce qu’il faut faire en général, c’est d’être toujours très passionné pour le service de Sa Majesté. Mais il faut tâcher aussi de ménager un peu les cœurs des Provençaux, afin d’être plus en état de faire obéir le Roi dans ce pays-là. (t. 1, l. 231, p. 407)’

En 2, Mme de Sévigné rapporte les informations qu’elle a sur la Reine Dauphine, son amabilité, sa manière d’être, dont on peut bien augurer puisqu’elle est la descendante de princesses (non allemandes) fort caressantes. Elle attend toutefois de voir s’il s’agit de l’air d’ici, c’est-à-dire des usages, des manières de la cour de France. Dans les lettres suivantes, où il est question à plusieurs reprises de la nouvelle venue, l’attente sera comblée, au-delà des espérances :

‘Elle a des manières toutes charmantes et toutes françaises ; elle est accoutumée à cette cour, comme si elle y était née. (t. 2, l. 747, p. 881)’

En revanche, il est des personnes de qualité, comme Mme de Quintin, qui croient, à tort, avoir les manières de la cour, en particulier dans leur façon de s’exprimer (style), alors qu’elles ne font illusion que sur un auditoire de province (3). Et un simple gouverneur, dont on peut craindre l’inadaptation aux manières de la cour, peut faire des merveilles, et étonner par l’aisance de son comportement (4). La présence du verbe prendre, dans ces deux exemples, est intéressante. Dans le cadre de l’interprétation métaphorique que nous avons retenue, il signifie que l’individu, au contact de la cour, acquiert les manières qui y règnent, soulignant ainsi l’extériorité de ce rapport et la nécessité du processus d’appropriation.

On notera enfin qu’on trouve, dans le contexte des quatre citations, des lexèmes appartenant au domaine social, qu’il s’agisse de définir le statut d’une personne (une provinciale de qualité en 3), de dénoter la manière d’être (aimable, caressantes en 2) ou la manière de parler (style enflé, harangues, grandes périodes en 3), d’exprimer des qualités et des valeurs (mérite, honneur en 1). Le jugement qu’impliquent la plupart de ces lexèmes se retrouvent dans des attitudes évaluatrices énoncées explicite­ment (Je suis fort touchée de son mérite, je l’aime et l’honore beaucoup en 1, elles en sont contentes au dernier point en 2, c’est une chose bien dangereuse en 3, qui m’a dit beaucoup de bien [...] de M. du Plessis, dont j’ai été fort aise, il y avait fait des merveilles en 4). L’évocation du champ social peut également conduire à des attitudes prescriptives, comme en 1 (vous devez suivre tous ses conseils aveuglément).

Dans le cadre de ce corpus, on peut rappeler la citation que nous avons déjà étudiée en rapport avec la signification « air-élément » 583  :

En vérité, c’est une chose étrange que l’hôtel de Carnavalet sans vous. Il faut se soutenir, ma bonne, par l’espérance de vous y revoir, non plus comme un oiseau ni comme un courrier, mais comme une personne qui n’a plus que faire là-bas, et qui vient respirer un air qui convient et à ses affaires et à sa santé. (t. 2, l. 700, p. 708)

Ce que Mme de Sévigné recommande à sa fille, c’est un changement d’air, au sens propre (l’air de Paris est bénéfique à sa santé) et figuré (le climat social qu’elle trouvera à Paris lui est favorable) – la présence du verbe respirer et la coordination (et à ses affaires et à sa santé) soulignant, comme nous l’avons dit précédemment, la prégnance de la métaphore.

Notes
581.

. J’adopterai, pour l’étude des corpus, les mêmes normes typographiques que celles utilisées dans la partie précédente. Les citations de ce corpus sont classées selon un critère sémantique.

582.

. T. 1, l. 234, p. 415. Cette expression s’emploie pour parler du principal personnage d’une affaire (voir note 9 de la p. 415, p. 1215).

583.

. Citation 50, p. 479.