2 – D’air-atmosphère à air-manière d’être

‘1. Nous sommes venus en trois jours de Rennes à Vannes (c’est six ou sept lieues par jour1) ; cela fait une facilité, et une manière de voyager, trouvant toujours des dîners et des soupers tout prêts et très bons, qui fait une manière de voyager fort commode. Nous trouvons partout les communautés, les compliments, et le tintamarre2 qui accompagne vos grandeurs, et de plus, des troupes, des officiers, et des revues de régiments, qui font un air de guerre admirable. (t. 3, l. 1133, p. 654)

La lettre est du 30 juillet 1689. Mme de Sévigné a accompagné M. et Mme de Chaulnes sur la côte sud de la Bretagne.
1. Au lieu d’une dizaine en moyenne, lors de sa venue en Bretagne. De Rennes à Vannes, il y a un peu plus de cent kilomètres (note 1 de la p. 654, p. 1471).
2. Tintamarre : bruit des fêtes, des réceptions.’ ‘2. Vous avez très bien imaginé toutes les magnificences champêtres de notre noce. Tout le monde a pris sa part des louanges que vous donnez, mais nous ne savons ce que vous voulez dire d’une première nuit de noces. Hélas ! que vous êtes grossier ! J’ai été charmée de l’air et de la modestie de cette soirée ; je l’ai mandé à Mme de Coulanges. On mène la mariée dans son appartement ; on porte sa toilette, son linge, ses cornettes. Elle se décoiffe, on la déshabille, elle se met au lit. Nous ne savons qui va ni qui vient dans cette chambre ; chacun va se coucher. On se lève le lendemain ; on ne va point chez les mariés. Ils se lèvent de leur côté ; ils s’habillent. On ne leur fait point de sottes questions : « Êtes-vous mon gendre ? êtes-vous ma belle-fille ? » Ils sont ce qu’ils sont. On ne propose aucune sorte de déjeuner ; chacun fait et mange ce qu’il veut. Tout est dans le silence et dans la modestie. Il n’y a point de mauvaise contenance, point d’embarras, point de méchantes plaisanteries, et voilà ce que je n’avais jamais vu, et ce que je trouve la plus honnête et la plus jolie chose du monde. (t. 3, l. 1324, p. 1082-1083)

La lettre a été écrite à Coulanges le 3 février 1695. Le mariage dont il est question est celui de Louis-Provence, qui épousa le 2 janvier 1695 Anne-Marguerite de Saint-Amans, la fille d’un fermier général (t. 3, l. 1320, p. 1073 ; voir note 2 de la p. 1073, p. 1649).’ ‘3. Cependant je ne doute pas que l’affaire ne se fasse ; elle est trop engagée. Mais ce sera sans joie et même, si nous allions à Paris, on partirait deux jours après, pour éviter l’air d’une noce et les visites dont on ne veut recevoir aucune : chat échaudé 1, etc. (t. 3, l. 1349, p. 1120)
Il s’agit ici du mariage de Pauline (voir note 2 de la p. 1120, p. 1668). Pauline de Grignan épousera Louis de Simiane le 29 novembre 1695.

1. Par les visites excessives qui ont suivi le mariage de Louis-Provence (note 3 de la p. 1120, p. 1668).’

L’air s’attache à un espace-temps limité, pris en situation par rapport à la personne. En 1, Mme de Sévigné et ses amis trouvent partout, c’est-à-dire sur leur trajet de Rennes à Vannes, d’importants déploiements de troupes. Cet état de choses n’est pas fait pour durer, puisque quelques jours après, Mme de Sévigné annonce le départ des régiments (On va séparer la noblesse 584 ). En attendant, ces déploiements font en ces lieux un air de guerre admirable. Dans les deux citations suivantes, où Mme de Sévigné évoque respectivement le mariage, passé, de Louis-Provence et celui, à venir, de Pauline, l’air est lié à ces événements, à la noce en 3, à la soirée de mariage en 2. On peut rapprocher ces emplois de ceux du mot air pris dans le sens d’« air-atmosphère ». De même que l’air-atmosphère est l’élément pris en situation, qui environne les personnes et présente des propriétés sensibles, de même un air de guerre, ou encore l’air d’une noce et d’une soirée de mariage, peuvent être définis comme l’ensemble des manières et des comportements qui se manifestent en un lieu et un temps réduits, et qui présentent certaines caractéristiques qu’on peut soumettre à évaluation. Là encore, la métaphore permet de se représenter les comportements d’une façon abstraite et indifférenciée.

En 1 c’est la présence des troupes et les démonstrations militaires qui impressionnent Mme de Sévigné. La description d’un des régiments, qui suit immédiatement notre citation :

‘Le régiment de Kerman est fort beau ; ce sont tous bas Bretons, grands et bien faits au-dessus des autres, qui n’entendent pas un mot de français que quand on leur fait faire l’exercice, qui les font d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient des passe-pieds ; c’est un plaisir que de les voir. (t. 3, l. 1133, p. 654)’

montre qu’elle est sensible à l’allure des soldats et à leur façon de faire l’exercice. En 3, quand Mme de Sévigné dit qu’elle veut éviter l’air d’une noce, il faut entendre tous les usages et convenances qui procèdent d’un tel événement. Le mariage ayant lieu en Provence, Mme de Sévigné pense abréger ces formalités par un départ rapide à Paris (on partirait deux jours après). Ce qui permettrait en particulier d’échapper aux visites, qui, à l’occasion du mariage de Louis-Provence, perduraient un mois encore après la cérémonie :

‘Nous sommes encore dans des visites de noces. Des Mmes de Brancas, des Mmes de Buous, dames de conséquence qu’on avait priées de ne point venir ont rompu des glaces, ont pensé tomber dessous, ont été en péril de leur vie pour venir faire un compliment ; voilà comme on aime en ce pays. (t. 3, l. 1324, p. 1082)’

Cette stratégie d’évitement est en accord avec la tonalité quelque peu dysphorique de ce mariage (ce sera sans joie), due à l’état de santé de Mme de Grignan :

‘Voilà, Monsieur, les conseils que l’on donne quand on est sur le point de faire une noce, mais elle se fera sans bruit et sans aucune cérémonie, et comme il convient à l’état de faiblesse où ma fille est encore 585 . (t. 3, l. 1356, p. 1130)’

En revanche, Mme de Sévigné a beaucoup apprécié les attitudes de réserve et de discrétion qui, en lieu et place des rituelles questions et plaisanteries, ont accompagné la soirée de noces de son petit-fils 586 (2), et dont elle donne le détail avec complaisance. On notera que, dans les trois citations, le mot air est mis en rapport d’équivalence par la coordination :

‘de l’air et de la modestie de cette soirée (2)’ ‘l’air d’une noce et les visites (3)’

ou en relation d’identité (ou de causalité) par le verbe faire :

‘des troupes, des officiers et des revues de régiments, qui font un air de guerre admirable (1)’

avec des lexèmes qui dénotent des attitudes (modestie), des comportements (visites), des évolutions militaires (revues de régiments) – les troupes et les officiers étant implicitement vus en action. On peut ajouter, en 2, l’opposition qui s’établit, à distance, entre l’air et la modestie de cette soirée et les comportements équivoques que dénonce Mme de Sévigné :

‘Il n’y a point de mauvaise contenance, point d’embarras, point de méchantes plaisanteries [...] (2)’

L’air fait l’objet d’une appréciation d’ordre social. En 2, Mme de Sévigné est charmée par la retenue des manières en Provence. Au bon air de cette nuit de noces, dont le déroulement lui apparaît comme la plus honnête et la plus jolie chose du monde, vient faire écho la dépréciation des conduites malséantes (mauvaise contenance, méchantes plaisanteries). En 3, en revanche, Mme de Sévigné cherche à éviter les formalités et les manières trop cérémonieuses de la Provence – ce qu’en d’autres temps (vingt-quatre ans auparavant !) – elle avait appelé l’air de compagnie 587 . Dans la citation 1, les manières militaires (l’air de guerre) font l’objet de l’admiration de Mme de Sévigné. Elle ne ménage pas ses éloges au régi­ment de Kerman, qui est fort beau, avec ses soldats grands et bien faits au-dessus des autres, et qui font l’exercice d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient. C’est un plaisir que de les voir, conclut-elle.

Dans les citations 2 et 3, le mot air entre dans une structure du type l’air de + nom actualisé :

‘l’air de cette soirée (2)’ ‘l’air d’une noce (3)’

dans laquelle le complément déterminatif contient un nom qui dénote un espace de temps (soirée), ou un événement (noce), impliquant nécessairement un lieu. Dans cette mesure, on peut la rapprocher des constructions du type l’air de + nom de lieu actualisé, telles que l’air de ces bois, l’air de cette forêt, correspondant à la signification « air-atmosphère ». La préposition peut également garder ici la valeur de localisation qu’on lui avait attribuée lors de l’étude de cette signification. La citation 1 présente une construction différente, puisque le mot air, qui est caractérisé (un air de guerre admirable), ne se trouve pas suivi d’un complément déterminatif exprimant un espace-temps. Cet espace-temps peut en fait être récupéré dans le contexte, sous la forme de l’adverbe partout :

‘qui font [partout] un air de guerre admirable (1)’

ce qu’on peut paraphraser par « il y a partout un air de guerre admirable ». On a à faire ici à une construction locative.

Notes
584.

. T. 3, l. 1135, p. 661. Séparer la noblesse : renvoyer des troupes militaires.

585.

. Le 23 décembre 1695, Mme de Coulanges écrivait : Vous me donnez une grande idée de sa faiblesse [de Mme de Grignan] par me conter qu’elle ne put se faire porter à la chapelle pour voir marier sa chère Pauline (t. 3, l. 1359, p. 1133). Toutefois R. Duchêne note que l’acte de mariage, dans l’église collégiale, est signé de la comtesse (voir note 1 la p. 1135, l. 1361, t. 3, p. 1676-1677).

586.

. R. Duchêne confirme cet usage provençal : G. de Saporta [...] rappelle la modestie traditionnelle des mariages de Provence, citant Aix ancien et moderne de Porte (1833) : « Avant que la nuit arrive, les époux disparaissent ordinairement pour éviter les plaisanteries dont ils ne manqueraient pas d’être l’objet. » (voir note 1 de la p. 1083, l. 1324, t. 3, p. 1653).

587.

. On se reportera à la citation du t. 1, l. 178, p. 286 (citation 21, p. 693).