3 – D’air-vecteur de maladies à air-manière d’être

Certains contextes favorisent une dérive métaphorique à partir de la signification « air-élément vecteur de maladie » :

‘1. Je ne dis point comme la Reine mère, dans l’excès de son zèle contre ces misérables jansénistes : « Ah ! fi, fi de la grâce ! » Je dis tout le contraire, et je trouve que j’ai de bons garants. Puisque vous m’avez dit vos visions sur la fortune de vos beaux-frères1, je vous dirai sincèrement que j’avais peur que l’air d’une maison où l’on parle quelquefois de cette divine grâce ne fît tort à l’abbé de Grignan2. Dieu merci, je n’ai point fait de mal, non plus que vous, et si je me tais maintenant, comme je le dois et le veux faire, ce ne sera plus par la crainte de nuire à personne. Vos jeunes prélats ne sont point du tout soupçonnés de cette hérésie. (t. 2, l. 772, p. 968)
La lettre est du 12 juin 1680.
1. Il s’agit des deux frères du comte, Louis, abbé de Grignan, et le chevalier de Grignan. Le premier avait été désigné par le Roi, en février 1680, pour succéder à l’évêque d’Évreux, âgé de plus de quatre-vingts ans (voir t. 2, l. 737, p. 841, et note 1 de la p. 841, p. 1485). Quant au chevalier de Grignan, il devait bénéficier d’une pension sur l’évêché d’Évreux, après la mort du vieil évêque (voir note 6 de la p. 841, l. 737, t. 2, p. 1486), et il venait d’obtenir un emploi de menin (t. 2, l. 738, p. 844).
2. En ce qui concerne la nomination à un évêché, les suspects de jansénisme en étaient rigoureusement écartés (voir note 3 de la p. 968, p. 1541). ’ ‘2. Vous me faites souvenir de cette sottise que je répondis, pour ne pas aller chez Mme de Bretonvilliers1, que je n’avais qu’un fils ; cela fit trembler vos prélats. Je pensais qu’il n’y eût en gros que le mauvais air de mon hérésie (je vous en parlais l’autre jour), mais je comprends que cette parole fut étrange. Dieu merci, ma chère Comtesse, nous n’avons rien gâté ; vos deux frères ne seraient pas mieux jusqu’à présent quand nous aurions été molinistes. Les opinions probables ni la direction d’intention dans l’hôtel de Carnavalet ne leur auraient pas été plus avantageuses que tout le libertinage2 de nos conversations. J’en suis ravie, et j’ai souvent pensé avec chagrin à toute l’injustice qu’on nous pourrait faire là-dessus. (t. 2, l. 773, p. 974)
La lettre est du 15 juin 1680.
1. L’épouse de Bénigne Le Ragois, seigneur de Bretonvilliers, était publiquement la maîtresse de l’archevêque de Paris. Mme de Sévigné avait refusé de lui faire la cour : elle n’avait pas de cadets à placer dans l’Église (note 2 de la p. 974, p. 1543).
2. Ce mot caractérise une attitude irrespectueuse envers les puissances établies, ici la religion telle que les jésuites l’ont imposée à l’État ; il ne s’agit pas de libre pensée ni d’impiété (note 4 de la p. 974, p. 1544).’

Ces deux citations, extraites de deux lettres successives écrites à trois jours d’intervalle, portent sur le même thème. Mme de Sévigné craint que ses sympathies jansénistes ne puissent nuire à la carrière des beaux-frères de Mme de Grignan. Dans une précédente lettre, elle exprimait cette même inquiétude au sujet de son petit-fils :

‘J’espère que mes déportements pervers ne lui feront point de tort, puisqu’ils n’ont porté aucun malheur à l’abbé de Grignan ; c’était cela qui était à craindre. (t. 2, l. 739, p. 853)’

On trouve, en 2, l’expression mauvais air, qui renvoie sans ambiguïté à l’air de la maladie et témoigne de la vitalité de la métaphore. Quant au syntagme nominal l’air d’une maison de 1, il relève de la même interprétation, non seulement parce qu’il rappelle certaines constructions du type l’air de la fièvre de cette maison, mais surtout parce que Mme de Sévigné le met elle-même en relation avec l’expression mauvais air de la lettre suivante (citation 2), par l’anaphore présente dans la parenthèse (je vous en parlais l’autre jour). Ce mauvais air émane de cette maladie de l’âme qu’est l’hérésie, c’est-à-dire la conception janséniste de la grâce, opposée à la doctrine moliniste et aux aménagements de la casuistique (les opinions probables , la direction d’intention en 2). C’est celui d’une maison où se trouvent des personnes atteintes de cette maladie, puisqu’elles parlent quelquefois de cette divine grâce (1). Dans les deux contextes, le mot air renvoie métaphoriquement à l’ensemble des manières de penser et de parler sur les questions religieuses, qui est celle des habitants de l’hôtel de Carnavalet, de Mme de Sévigné en particulier, et qui est réprouvée par l’Église. De même que le mauvais air transmet la maladie et provoque la contagion, ces conduites répréhensibles peuvent se communiquer aux personnes proches. On aurait donc pu craindre que l’abbé de Grignan soit suspect des mêmes déviations, et ne puisse devenir évêque.