II – MANIÈRE D’ÊTRE COLLECTIVE

Du syntagme l’air de la cour, qui garde l’empreinte de la signification métaphorique « air-climat », on passe à l’expression le bel air, qui remplace la détermination (de la cour) par la caractérisation (bel). S’il est évidemment difficile d’apprécier le degré de figement de ce constituant, on peut malgré tout prendre en compte sa fréquence dans notre corpus et l’attestation qui en est faite dans les dictionnaires (Furetière, le Dictionnaire de l’Académie), ainsi que, comme nous le verrons, sa productivité métonymique. La présence, ici, de l’article défini, à valeur de notoriété, va dans le même sens. C’est ce déterminant qui va d’ailleurs nous permettre de préciser l’interprétation de l’expression. Il implique, à travers l’évaluation positive de la caractérisation, la référence à un groupe social déterminé, qui est la société aristocratique 588 . Il s’agit des manières élégantes, distinguées, des gens de cour :

‘Le bel air : les manières élégantes (Littré).’

Je retrouve ici la signification « ensemble des usages, des comportements d’un groupe social, manière d’être collective » que j’avais fait dériver d’« air-climat », mais, sans doute, moins marquée métaphoriquement, en raison de la disparition du complément déterminatif (de la cour), et du figement des composants de l’expression.

Je rattacherai à cette signification les occurrences suivantes :

‘1. Dites à Montgobert qu’on ne tape1 point les cheveux, et qu’on ne tourne point les boucles à la rigueur, comme pour y mettre un ruban ; c’est une confusion qui va comme elle peut, et qui ne peut aller mal. On marque quelques boucles ; le bel air est de se peigner pour contrefaire la petite tête revenante2. Vous taponnerez3 tout cela à merveille ; cela est fait en un moment. Vos dames sont bien loin de là, avec leurs coiffures glissantes de pommades, et leurs cheveux de deux paroisses4 ; cela est bien vieux. (t. 1, l. 156, p 221)
La lettre est du 15 avril 1671.
1. Taper les cheveux : les relever avec le peigne, les crêper.
2. C’est-à-dire une tête sur laquelle les cheveux commencent à repousser. Il s’agit donc d’une coiffure à cheveux courts (voir note 2 de la p. 221, p. 1056).
3. Tapon, selon le Dictionnaire de l’Académie, se dit en parlant des étoffes que l’on bouchonne et que l’on met en tas. Taponner, ce doit être donner du mouvement aux cheveux en les bouchonnant (voir note 4 de la p. 196, l. 148, t. 1, p. 1031).
4. C’est-à-dire avec la raie au milieu (voir note 3 de la p. 221, p. 1056). ’ ‘2. Vous avez très bien deviné : votre frère est dans le bel air par-dessus les yeux. Point de pâques, point de jubilé, avaler le péché comme de l’eau, tout cela est admirable. Je n’ai rien trouvé de bon en lui que la crainte de faire un sacrilège ; c’était mon soin aussi que de l’en empêcher. (t. 1, l. 156, p. 222)’ ‘3. J’ai fait comprendre à la petite Mlle du Plessis1 que le bel air de la cour, c’est la liberté ; si bien que, quand elle passe des jours ici, je prends fort bien une heure pour lire en italien avec M. de La Mousse ; elle est charmée de cette familiarité et moi aussi. (t. 1, l. 180, p. 291)

La lettre est du 8 juillet 1671. Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. Mme de Sévigné parle souvent, en général pour s’en moquer, de Mlle du Plessis d’Argentré, d’une noble famille de Bretagne, qui habitait le château d’Argentré, tout près des Rochers. Il s’agit sans doute de la plus jeune des deux sœurs, née le 22 octobre 1647, et de l’âge de la fille de Mme de Sévigné (voir note 4 de la p. 256, l. 167, t. 1, p. 1089).’ ‘4. M. de Grignan a raison de dire que Mme de Thianges1 ne met plus de rouge et cache sa gorge ; vous avez peine à la reconnaître avec ce déguisement. Elle est souvent avec Mme de Longueville2, et tout à fait dans le bel air de la dévotion, mais elle est toujours de très bonne compagnie, et n’est pas solitaire. (t. 1, l. 359, p. 655)
La lettre est du 5 janvier 1674.
1. Il s’agit de Gabrielle de Rochechouart, sœur aînée de Mme de Montespan, épouse de Claude-Léonor de Damas, marquis de Thianges (voir note 5 de la p. 38, l. 40, t. 1, p. 871).
2. Mme de Longueville, sœur de Condé et du prince de Conti, célèbre par ses intrigues et ses amours pendant la Fronde, s’était convertie dès avant 1658. Devenue veuve en 1663, elle fit retraite et se consacra à la piété et à la pénitence jusqu’à sa mort en 1679 (voir note 3 de la p. 183, l. 144, t. 1, p. 1017).’ ‘5. Nous avons trouvé ce matin deux grands vilains pendus à des arbres sur le grand chemin ; nous n’avons pas compris pourquoi des pendus, car le bel air des grands chemins, il me semble que ce sont des roués. (t. 2, l. 425, p. 100)
La lettre est du 11 septembre 1675. Mme de Sévigné, qui s’est mise en route pour la Bretagne, a fait étape à Thoury, en Eure-et-Loir, à environ quatre-vingt kilomètres de Paris, sur la route d’Orléans (voir note 3 de la p. 100, p. 1133). Les révoltes paysannes avaient commencé en avril 1675, à Rennes et à Nantes (voir note 4 de la p. 736, l. 393, t. 1, p. 1425).’ ‘6. Nous avons ici une Mme de La Baroire1 qui bredouille d’une apoplexie ; elle fait pitié. Mais quand on la voit laide, point jeune, habillée du bel air, avec des petits bonnets à double carillon2, et qu’on songe de plus qu’après vingt-deux ans de veuvage, elle s’est amourachée de M. de La Baroire qui en aimait une autre à la vue du public, à qui elle a donné tout son bien, et qui n’a jamais couché qu’un quart d’heure avec elle pour fixer les donations, et qui l’a chassée de chez lui outrageusement (voici une grande période), mais quand on songe à tout cela, on a extrêmement envie de lui cracher au nez. (t. 2, l. 516, p. 309)
1. Tallemant a raconté les tribulations d’une Mme de La Baroire, qui, devenue veuve, épousa à soixante-trois ans le jeune musicien Perrin (voir note 3 de la p. 309, p. 1241).
2. Carillon : sorte d’ornement d’un bonnet de femme.’ ‘7. Savez-vous l’histoire de Mme de Saint-Pouanges1 ? On me l’a longtemps cachée de peur que je ne voulusse pas revenir à Paris en carrosse. Cette petite femme s’en va à Fontainebleau, car il faut profiter de tout ; elle prétend s’y bien divertir. Elle y a une jolie place. Elle est jeune ; les plaisirs lui conviennent. Elle a même la joie de partir à six heures du soir avec bien des relais2 pour arriver à minuit ; c’est le bel air. (t. 2, l. 772, p. 970-971)

La lettre est du 12 juin 1680.
1. Il s’agit de Marie de Berthemet, femme de Gilbert Colbert, marquis de Saint-Pouange, cousin du ministre et neveu du chancelier Le Tellier (voir note 3 de la p. 724, l. 706, t. 2, p. 1437).
2. Relais : chevaux frais et préparés de distance en distance pour remplacer ceux qui sont fatigués.’ ‘8. Ma bonne, voyez un peu comme s’habillent les hommes pour l’été. Je vous prierai de m’envoyer d’une étoffe jolie pour votre frère, qui vous conjure de le mettre1 du bel air, sans dépense, savoir2 comme on porte les manches, choisir aussi une garniture2, et envoyer le tout pour recevoir nos Gouverneurs. (t. 3, l. 912, p. 202)
1. Mettre, avec la préposition de : faire participer à, faire entrer dans.
2. C’est à savoir, ou à savoir, et, plus ordinairement, savoir, locutions qui servent à spécifier ce dont il s’agit.
3. Garniture : [...] rubans que l’on mettait en certains endroits des habits ou à la coiffure pour les orner.’ ‘9. Il est sept heures. Monsieur le Chevalier ne fermera son paquet qu’au bel air de onze heures ; s’il sait quelque chose de plus assuré, il vous le mandera. (t. 3, l. 1048, p. 451)’ ‘10. Adieu, chère enfant, jusqu’à ce soir, car nous voulons, le Marquis et moi, envoyer nos lettres du bel air 1. (t. 3, l. 1076, p. 520)
1. C’est-à-dire tard, après l’heure officielle de la clôture des envois (note 6 de la p. 520, p. 1405).’ ‘11. Revenons un peu terre à terre. Notre petit marquis de Grignan était allé à ce siège de Nice1 comme un aventurier vago di fama 2. M. de Catinat3 lui a fait commander plusieurs jours la cavalerie pour ne le point laisser volontaire, ce qui ne l’a pas empêché d’aller partout, d’essuyer tout le feu, qui fut fort vif d’abord, de porter des fascines4 au petit pas, car c’est le bel air. Mais quelles fascines ! toutes d’orangers, mon cousin, de lauriers-roses, de grenadiers ! Ils ne craignaient que d’être trop parfumés. (t. 3, l. 1244, p. 959)
La lettre est du 10 avril 1691.
1. La ville de Nice avait été prise dès l’ouverture du siège le 26 mars (voir note 3 de la p. 958, l. 1244, t. 3, p. 1600). L’expédition de Nice préparait le combat contre Monsieur de Savoie en Piémont.
2. « Avide de gloire » (voir note 9 de la p. 959, p. 1601).
3. M. de Catinat avait été vainqueur du duc de Savoie et du prince Eugène à Staffarde le 18 août 1690 (voir note 3 de la p. 932, l. 1129, t. 3, p. 1588).
4. Fascines : sorte de fagots dont on se sert pour combler les fossés d’une place, pour épauler des batteries, ou pour accommoder de mauvais chemins.’

L’expression le bel air se trouve mise en relation, selon différentes modalités, avec diverses formes de comportement. La construction la plus fréquente est du type le bel air (c’)est / c’est le bel air :

‘le bel air est de se peigner pour contrefaire la petite tête revenante (1)’ ‘le bel air de la cour, c’est la liberté (3) ’ ‘le bel air des grands chemins, il me semble que ce sont des roués (5)’ ‘[...] partir à six heures du soir, avec bien des relais pour arriver à minuit ; c’est le bel air (7)’ ‘porter des fascines au petit pas, car c’est le bel air (11)’

Ce rapport d’identité se retrouve dans la nominalisation de 4 :

‘le bel air de la dévotion (4)’

qu’on peut interpréter comme « la dévotion, c’est le bel air ». Il est implicite dans l’enchaînement par juxtaposition de 2 :

‘[...] votre frère est dans le bel air par-dessus les yeux. Point de pâques, point de jubilé, avaler le péché comme de l’eau, tout cela est admirable (2)’ ‘qui définit le bel air par les constituants qui suivent (Point de pâques, point de jubilé, avaler le péché comme de l’eau ), ainsi que dans le développement explicatif de 8, introduit par savoir :’ ‘qui vous conjure de le mettre du bel air [...], savoir comme on porte les manches, choisir aussi une garniture (8)’

Le bel air, c’est la mode masculine de l’été (comme s’habillent les hommes pour l’été), c’est-à-dire, entre autres, porter les manches d’une certaine façon, choisir certains rubans plutôt que d’autres.

On rencontre aussi le syntagme nominal prépositionnel du bel air, en fonction de complément de manière d’un verbe 589  :

‘habillée du bel air (6)’ ‘envoyer nos lettres du bel air (10)’

Cette construction peut être ramenée à la précédente. Faire quelque chose du bel air, c’est le faire d’une certaine manière, qui peut être spécifiée. S’habiller du bel air, c’est se mettre des petits bonnets à double carillon (6), et envoyer ses lettres du bel air, c’est les envoyer tard, après l’heure officielle des envois (10). On pourrait donc remplacer du bel air par un complément de manière spécifique, soit :

‘habillée du bel air (6) / « habillée avec des petits bonnets à double carillon »’ ‘envoyer nos lettres du bel air (10) / « envoyer nos lettres après l’heure officielle »’

ce qui revient à dire, comme précédemment, que s’habiller avec des petits bonnets à double carillon, ou envoyer ses lettres tard, « c’est le bel air ». On peut même, par métonymie, établir cette relation d’identité seulement avec l’élément spécifique du complément de manière, selon la dérivation suivante :

ce qui donne par nominalisation le syntagme nominal de l’exemple 9 :

‘au bel air de onze heures (9)’

comme on aurait pu dire :

‘« des petits bonnets à double carillon, c’est le bel air » –> « le bel air des petits bonnets à double carillon » ’

Le bel air peut se dire de différents types de comportements. Ce peut être un comportement mondain qui détourne de la religion, comme celui de Charles de Sévigné (2), qui, d’un amour à l’autre :

‘Votre frère est à Saint-Germain, et il est entre Ninon et une comédienne, Despréaux sur le tout 590 . (t. 1, l. 146, p. 191)’

mène un grand train de vie, à l’écart des sermons :

‘Il a de plus une petite comédienne, et tous les Despréaux et les Racine, et paie les soupers. Enfin c’est une vraie diablerie. Il se moque des Mascaron 591 comme vous avez vu ; vraiment il lui faudrait votre minime 592 . (t. 1, l. 150, p. 206)’

et dans un état de débauche qui le dégoûte lui-même :

‘Il me disait hier au soir que, pendant la semaine sainte, il avait été si épouvantablement dévergondé, qu’il lui avait pris un dégoût de tout cela qui lui faisait bondir le cœur. Il n’osait y penser ; il avait envie de vomir. (t. 1, l. 157, p. 226)’

À l’inverse, le bel air peut s’appliquer à une attitude extérieure de dévotion, comme pour Mme de Thianges qui ne met plus de rouge et cache sa gorge (4). On notera que, dans ces deux citations, l’expression est précédée de la préposition dans, qui peut rappeler le trait « lieu » de la signification « air-climat ».

Cette expression s’emploie encore à propos d’usages mondains, qui touchent à la façon de faire différentes choses : voyager, se coiffer, s’habiller, et même envoyer du courrier ! En 7, Mme de Saint-Pouanges, dame de haute qualité, va à Fontainebleau où la cour et les plaisirs se sont déplacés depuis le 13 mai :

‘Mon fils dit qu’on se divertit fort à Fontainebleau ; les comédies de Corneille charment toute la cour. (t. 2, l. 769, p. 955)’

Pour n’en point douter, citons encore la Gazette du 18 mai :

‘Il y aura souvent des chasses et des bals, et les comédiens de l’hôtel de Bourgogne représenteront deux fois la semaine les tragédies du sieur Corneille l’aîné, et celles du sieur Racine 593 .’

Le voyage fait déjà partie des manières élégantes, si l’on prend soin d’arriver à minuit grâce à de nombreux relais (mais la pauvre petite dame n’arrivera jamais, par suite d’un terrible accident de carrosse). En 9 et 10, on découvre qu’il est une heure mondaine pour envoyer le courrier, tard en soirée. En 1, il s’agit d’une coiffure 594 que viennent de mettre en vogue certaines dames de la cour 595 . C’est donc le bel air que de l’imiter, et Mme de Sévigné, après s’en être moquée, la conseille à plusieurs reprises à sa fille, tout en évoquant ses effets néfastes sur la santé 596 .

La signification de cette expression se rapproche ici de celle du mot mode, souvent employé dans les contextes concernés :

‘[...] toutes ces femmes de Saint-Germain, et cette La Mothe, se font testonner par la Martin 597 . Cela est au point que le Roi et les dames < sensées > en pâment de rire [...] Elles se divertissent à voir outrer cette mode jusqu’à la folie. (t. 1, l. 146, p. 190)’ ‘Je ne sais si nous vous avons bien représenté cette mode ; je ferai coiffer une poupée pour vous envoyer. (t. 1, l. 148, p. 195)’ ‘Cette mode durera peu ; elle est mortelle pour les dents. (t. 1, l. 148, p. 196)’ ‘Mme de Brissac et Mme de Saint-Géran, qui n’ont pas encore voulu faire couper leurs cheveux, me paraissent mal, tant la mode m’a corrompue. Quand on est coiffée de cette manière, on est fort bien. (t. 1, l. 162, p. 248)’

Il en est de même en 8 et en 6. Charles est à l’affût de ce que les hommes doivent porter l’été, tandis que la vieille Mme de La Baroire, sous l’emprise de l’amour, s’habille avec les derniers ornements à la mode. Dans la citation 11, le bel air se trouve transporté (de façon plaisante, je suppose) à l’armée, où Louis-Provence s’occupe à porter des fascines au petit pas. Les citations 3 et 5 font une utilisation plus personnelle de l’expression. En 3, il est question d’une connaissance de voisinage, qui revient très souvent dans les lettres de Mme de Sévigné, la jeune Mlle du Plessis. Il semble exister entre les deux femmes une relation d’attraction-répulsion, que résume assez bien ce passage :

‘J’y trouvai d’abord Mlle du Plessis plus affreuse, plus folle et plus impertinente 598 que jamais. Son goût pour moi me déshonore. Je jure sur ce fer 599 de n’y contribuer d’aucune douceur, d’aucune amitié, d’aucune approbation. Je lui dis des rudesses abominables, mais j’ai le malheur qu’elle tourne tout en raillerie [...] Elle est donc toujours autour de moi, mais elle fait la grosse besogne ; je ne m’en incommode point. La voilà qui me coupe des serviettes. (t. 2, l. 431, p. 111)’

On comprend que Mme de Sévigné, importunée par cette compagnie, cherche à s’en défaire diplomatiquement, en persuadant sa jeune amie qu’il est de la dernière distinction qu’elles ne soient pas toujours ensemble, et que chacune puisse vaquer librement à ses occupations. La référence au bel air de la cour lui permet d’impressionner facilement cette Bretonne, dont elle a plus d’une fois raillé la sottise. On notera que la construction est quelque peu redondante, si l’on admet que l’expression le bel air renvoie de toute façon aux usages de la cour, mais elle prend son sens dans une société de province, particulièrement sensible à cette évocation.

En 5, nous retrouvons cette expression sur les grands chemins de campagne, bordés d’arbres qui portent des pendus, par suite de la répression des émeutes paysannes. Mme de Sévigné s’étonne, car l’usage voudrait plutôt qu’on fasse subir à ces vilains le supplice de la roue. La transposition, à travers un syntagme nominal construit sur le modèle du précédent (le bel air des grands chemins), des manières raffinées de la cour aux pratiques répressives qui sévissent dans les campagnes, se veut plaisante.

On voit, par ce corpus, que l’expression le bel air se caractérise par une certaine hétérogénéité d’emplois. Elle s’applique à des conduites morales, comme à des comportements plus ou moins liés à la mode. Elle peut aller d’un extrême à l’autre, d’une vie mondaine liée à la débauche aux manifestations les plus sévères de la dévotion. Elle peut donner lieu à des utilisations et des détournements (plus ou moins) plaisants. Cette diversité témoigne sans doute de la pluralité, voire de la division, ainsi que du caractère variable des mœurs et usages des courtisans. Elle montre aussi l’ouverture et la disponibilité de cette expression, qui peut servir à de multiples occasions, couvre des attitudes diverses, et parfois contradictoires, et n’exclut pas une certaine distance ironique.

Je traiterai à part de l’occurrence suivante :

‘12. Pour moi, j’allais tout droit à des lettres d’État1, et à vous faire venir cet hiver avec M. de Grignan et sa chevalerie pour achever votre ouvrage et avoir le plaisir de les voir battus encore dans le même tripot2. Mais votre voisin 3, trop aimable et trop bon, soutenu de votre bien-aimé Rochon4, ne veulent pas leur laisser mettre le pied à terre5 et traitent cela du bel air. (t. 3, l. 1079, p. 528)

La lettre est du 4 mars 1689. Mme de Sévigné évoque l’affaire de succession qui opposait les Grignan au seigneur d’Aiguebonne. Les Grignan avaient gagné leur procès à l’unanimité en août 1688 (t. 3, l. 996, p. 346), mais Guichard d’Aiguebonne introduisit de nouvelles procédures (pour le détail de cette affaire voir note 1 de la p. 108, l. 863, t. 3, p. 1205-1206). Plus précisément, Mme de Sévigné vient d’apprendre du chevalier de Grignan – qui tient l’information de l’avocat général Lamoignon – que d’Aiguebonne avait l’intention d’intenter une requête civile, c’est-à-dire une procédure d’appel (voir t. 3, l. 1077, p. 523, note 5 de la p. 523, p. 1406-1407, et t. 3, l. 1081, p. 533, note 5 de la p. 533). Cette information est confidentielle, et n’a pas encore été signifiée dans les formes (voir note 3 de la p. 528, p. 1408).
1. Lettres par lesquelles un procès est différé en raison de l’absence d’une des parties, justifiée par l’intérêt public, par exemple le service du Roi (note 4 de la p. 528, p. 1408).
2. Battre un homme dans son tripot : le vaincre dans son fort. Fort : Terme de chasse. Le plus épais du bois et des buissons, où les bêtes sauvages se retirent [...]
3. Lamoignon (note 5 de la p. 528, p. 1408). Il était voisin et familier de Mme de Sévigné depuis 1684 (voir note 2 de la p. 144, l. 889, t. 3, p. 1225).
4. Homme d’affaires des Chaulnes que ceux-ci prêtaient aux Grignan pour les aider dans le procès d’Aiguebonne (voir note 1 de la p. 489, l. 1062, t. 3, p. 1391).
5. Mettre le pied à terre : prendre un temps d’arrêt, de repos.’

On retrouve le syntagme nominal prépositionnel en fonction de complément de manière d’un verbe (traitent). Mais l’expression le bel air ne recouvre pas une manière de faire particulière, qui serait élégante ou à la mode. L’emploi est ici antiphrastique, et l’expression devient synonyme de de la bonne manière, de la belle manière, que Littré définit ainsi (à l’article manière) :

Ironiquement. De la bonne manière, de la belle manière : sans ménagement, d’une rude façon. Il a été étrillé de la belle manière. On le recevra, s’il se présente, de la bonne manière.

Alors que Mme de Sévigné songeait à des manœuvres dilatoires (j’allais tout droit à des lettres d’État) menant jusqu’à l’hiver, les alliés des Grignan entendent mener rondement l’affaire (ne veulent pas leur laisser mettre le pied à terre), et traiter l’ennemi sans ménagement. On retrouve le même zèle chez le chevalier de Grignan, et une métaphore pédestre similaire dans ce passage :

‘< Le Chevalier voudrait bien pousser 600 la requête civile, qui ne toucherait pas du pied à terre, mais je ne sais s’il en aurait le temps ; il ne faudrait pas la laisser à moitié. (t. 3, l. 1086, p. 547).’

On rencontre une occurrence du syntagme (ou de l’expression) le bon air, employée comme synonyme de le bel air :

‘13. C’est une belle chose, ce me semble, que d’avoir fait brûler les toursblonds1 et retailler les mouchoirs2. Pour les jupes courtes, vous aurez quelque peine à les rallonger. Cette mode vient jusqu’à nous ; nos demoiselles de Vitré, dont l’une s’appelle, de bonne foi, Mlle de Croque-Oison, et l’autre Mlle de Kerborgne, les portent au-dessus de la cheville du pied. Ces noms me réjouissent ; j’appelle la Plessis Mlle de Kerlouche. Pour vous qui êtes une reine, vous donnerez assurément le bon air à votre Provence ; pour moi, je ne puis rien faire que de m’en réjouir ici. (t. 1, l. 175, p. 275)
Mme de Sévigné écrit des Rochers.
1. Tour : différentes parties de l’habillement, de la parure, montées en rond.
La blonde est une dentelle de soie : peut-être l’adjectif est-il utilisé en ce sens (voir note 1 de la p. 275, p. 1107).
2. Les mouchoirs étaient une pièce de l’habillement, une sorte de fichu qui couvrait le cou et la gorge (voir note 1 de la p. 275, p. 1107).’

Mme de Sévigné se félicite que sa fille puisse apporter le bon air aux Provençaux, c’est-à-dire leur donner le ton, les manières élégantes, en l’occurrence en matière d’habillement, puisqu’elle vient de décrire la mode, des jupes courtes (au-dessus de la cheville du pied !) en particu­lier, qui se répand jusqu’en Bretagne. La construction est une variante de la structure avec avoir :

‘vous donnerez assurément le bon air à votre Provence (13)’

qu’on peut paraphraser par « vous ferez en sorte que votre Provence ait le bon air ».

Seule l’expression le bel air est sujette à dérivation métonymique. On passe de la manière d’être au groupe social dont elle provient, et l’expression le bel air en vient à désigner la bonne société, la classe aristocratique :

‘14. Le chocolat n’est plus avec moi comme il était ; la mode m’a entraînée, comme elle fait toujours. Tous ceux qui m’en disaient du bien m’en disent du mal. On le maudit ; on l’accuse de tous les maux qu’on a. Il est la source des vapeurs et des palpitations ; il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d’un coup une fièvre continue, qui vous conduit à la mort. Enfin, mon enfant, le Grand Maître1, qui en vivait, est son ennemi déclaré ; vous pouvez penser si je puis être d’un autre sentiment. Au nom de Dieu, ne vous engagez point à le soutenir ; songez que ce n’est plus la mode du bel air. Tous les gens grands et moins grands en disent autant de mal qu’ils disent de bien de vous ; les compliments qu’on vous fait sont infinis. (t. 1, l. 156, p. 220)

La lettre est du 15 avril 1671.
1. Il s’agit du grand-maître de l’artillerie, Henri de Daillon, comte, puis en 1675, duc du Lude (voir note 2 de la p. 205, l. 150, t. 1, p. 1041-1042). ’ ‘15. Il [Corneille] nous lut l’autre jour une comédie chez M. de La Rochefoucauld, qui fait souvenir de la Reine mère1. Cependant je voudrais, ma bonne, que vous fussiez venue avec moi après dîner, vous ne vous seriez point ennuyée. Vous auriez peut-être pleuré une petite larme, puisque j’en ai pleuré plus de vingt ; < vous auriez admiré votre belle-sœur2 ; > vous auriez vu les Anges 3 devant vous, et la Bourdeaux4, qui était habillée en petite mignonne. Monsieur le Duc était derrière, Pomenars5 au-dessus, avec les laquais, son manteau dans son nez, parce que le comte de Créance le veut faire pendre, quelque résistance qu’il y fasse ; tout le bel air était sur le théâtre6. M. le marquis de Villeroy7 avait un habit de bal ; le comte de Guiche ceinturé comme son esprit8 ; tout le reste en bandits. J’ai vu deux fois ce comte chez M. de La Rochefoucauld ; il me parut < avoir > bien de l’esprit, et il était moins surnaturel9 qu’à l’ordinaire. (t. 1, l. 235, p. 417-418)

La lettre est du 15 janvier 1672.
1. Il s’agit d’une allusion à la Pulchérie de Corneille, qui sera représentée en 1672 (voir note 5 de la p. 417, p. 1217).
2. Il s’agit de la Champmeslé, ainsi appelée à cause de sa liaison avec le fils de Mme de Sévigné (voir note 3 de la p. 417, p. 1217).’ ‘3. Les Anges est le surnom donné à Mlle de Grancey et Mme de Marey. Mlle de Grancey, appelée « le petit ange du Palais-Royal » dans le chansonnier Maurepas (voir note 3 de la p. 300, l. 183, t. 1, p. 1127), était la fille cadette du maréchal de Grancey. Remarquable par sa beauté et fort galante, elle était en principe la maîtresse de Monsieur, frère du Roi (voir note 1 de la p. 138, l. 119, t. 1, p. 969). Mme de Marey était la sœur aînée de Mlle de Grancey, veuve du comte de Marey qu’elle avait épousé en 1665. Elle fut gouvernante des enfants de Monsieur en survivance de sa mère (voir note 5 de la p. 472, l. 259, t. 1, p. 1258).
4. Madeleine de Bourdeaux, fille d’un receveur général des finances à Tours, avait épousé un homme de son nom, Antoine de Bourdeaux. Selon Saint-Simon, « pour une bourgeoise, elle était extrêmement du monde et amie intime de beaucoup d’hommes et de femmes distingués ». Mme de Sévigné semble lui reprocher un habillement qui ne convient plus à son âge, trente-trois ans en 1672 (note 1 de la p. 418, p. 1218).
5. Le marquis de Pontmenard, dit Pomenars, était un gentilhomme breton. Il avait enlevé la fille du comte de Créance, qui le poursuivait en justice pour rapt (bien que cette personne l’ait abandonné depuis peu !) (voir note 5 de la p. 266, l. 171, t. 1, p. 1097-1098).
6. Au XVIIe siècle, il y avait des spectateurs des deux côtés de la scène, occupés par les gens à la mode (voir note 2 de la p. 418, p. 1218).
7. Le marquis de Villeroy était le fils du duc de Villeroy, maréchal de France, qui avait été gouverneur de Louis XIV (voir note 2 de la p. 432, l. 243, t. 1, p. 1228-1229).
8. Le comte de Guiche était le fils d’Antoine de Gramont, fils d’un bâtard d’Henri IV. Celui-ci avait épousé une parente de Richelieu, qui le nomma maréchal ; on le fit duc en 1663 (voir note 2 de la p. 67, l. 64, t. 1, p. 903). Bussy s’était moqué de l’esprit compliqué de Guiche et de son style contourné (voir note 4 de la p. 418, p. 1218) 601 .
9. Surnaturel : qui n’a pas de naturel, de simplicité.’ ‘16. La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan ; des < noms > connus, des Saint-Hérem1 ; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, des gens faits à peindre, une idée de guerre, de roman, d’embarquement, d’aven­tures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité : moi, qui aime les romans, tout cela me ravit et j’en suis transportée. (t. 1, l. 306, p. 572)
La lettre est du 25 janvier 1673. Mme de Sévigné est à Marseille avec son gendre.
1. Des hommes ressemblant à Saint-Hérem (note 7 de la p. 572, p. 1326). Le marquis de Saint-Hérem fut grand louvetier de France jusqu’en 1666, puis gouverneur de Fontainebleau et capitaine des chasses (voir note 1 de la p. 186, l. 145, t. 1, p. 1020). ’ ‘17. J’ai eu quelques visites du bel air, et mes cousines de Bussy, qui sont fort parées des belles étoffes qu’elles ont achetées à Semur. (t. 1, l. 339, p. 613)’ ‘18. J’ai vu après dîner des hommes du bel air, qui m’ont fort priée de faire leurs compliments à M. de Grignan, et à la femme à Grignan ; c’est le Grand Maître et le Charmant 1. Il y avait encore Brancas2, l’archevêque de Reims, Charost3, La Trousse4 ; tout cela vous envoie des millions de compliments. (t. 1, l. 357, p. 651-652)
1. C’était le surnom du marquis de Villeroy.
2. Charles, comte de Brancas, avait été très lié avec le surintendant Foucquet. Sa fille avait épousé le prince d’Harcourt, cousin germain de M. de Grignan, dont il avait négocié le mariage avec la fille de Mme de Sévigné (voir note 3 de la p. 113, l. 95, t. 1, p. 951).
3. Le marquis de Charost était le petit-neveu de Sully et le gendre de Foucquet (voir note 7 de la p. 78, l. 70, t. 1, p. 917).
4. Le marquis de La Trousse était le fils d’Henriette de Coulanges, tante de Mme de Sévigné (voir note 7 de la p. 37, l. 39, t. 1, p. 870). ’ ‘19. J’arrivai hier à midi, et je trouvai en arrivant qu’il fallait repartir incessamment pour aller à Charleroi ; que dites-vous de cet agrément ? On peste, on enrage, et cependant on part. Tous les courtisans du bel air sont au désespoir. Ils avaient fait les plus beaux projets du monde pour passer agréablement leur hiver, après vingt mois d’absence : tout est renversé. (t. 1, l. 357, p. 652)
Ce passage, qui appartient à la même lettre que précédemment, est de Charles de Sévigné.’ ‘20. Ce matin, il est entré un paysan avec des sacs de tous côtés. Il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses chausses, car en ce pays-ci c’est la première chose qu’ils font que de les délier1. Ceux qui ne le font pas sont habillés, ma bonne, d’une étrange façon ; la mode de boutonner son justaucorps par en bas n’y est point encore établie. L’économie est grande sur l’étoffe des chausses, de sorte que depuis le bel air de Vitré jusqu’à mon homme, tout est dans la dernière négligence. (t. 2, l. 773, p. 975)

Mme de Sévigné écrit des Rochers, ce 15 juin 1680.
1. Les chausses sont normalement attachées au pourpoint par des aiguillet­tes ; on les voit tirer sur les chausses si celles-ci sont trop courtes (note 5 de la p. 975, p. 1545)’

Divers indices contextuels conduisent à interpréter métonymiquement l’expression le bel air. Dans les exemples suivants, cette expression se trouve associée à des comportements qui impliquent un support humain :

‘tout le bel air était sur le théâtre (15)’ ‘depuis le bel air de Vitré jusqu’à mon homme, tout est dans la dernière négligence (20)’ ‘quelques visites du bel air (17)’ ‘la mode du bel air (14)’

qu’il s’agisse d’occuper une place sur une scène de théâtre (15), de porter une tenue négligée (20), de faire des visites (17) ou de régenter certaines pratiques (1). De surcroît, en 14, Mme de Sévigné enchaîne sur tous les gens grands et moins grands, et en 20, la locution prépositionnelle depuis... jusqu’à permet de mettre sur le même plan le bel air et le paysan qu’on vient de décrire.

Les citations 18 et 19 présentent une construction similaire :

‘des hommes du bel air (18)’ ‘Tous les courtisans du bel air [...] (19)’

dans laquelle le complément déterminatif du bel air exprime l’appartenan­ce sociale des personnes dont il est question. On peut rattacher à ce type de construction le syntagme nominal de l’exemple 16 :

‘des chapeaux du bel air (16)’

qui, dans l’énumération où il prend place :

‘des noms connus, des Saint-Hérem ; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, des gens faits à peindre (16)’

semble plutôt renvoyer à des personnes, par interprétation métonymique des chapeaux (il en est de même des épées). On comprend donc « des personnes à chapeaux de la bonne société » 602 .

Certains contextes donnent le détail des gens de qualité auquel s’applique l’expression. La description pittoresque de 15, avec l’emploi des surnoms, le ridicule des attifements ou des manières d’être, les rencontres ennemies, laisse à penser que la dérision n’est pas loin... Elle l’est encore plus lorsque le bel air se déplace en terre bretonne, jusqu’à Vitré, où le sens de l’économie amenuise drastiquement l’étoffe des habits (20). On retiendra que cette fine fleur de la société est polie (compliments en 18), faite pour le plaisir (passer agréablement leur hiver en 19), soucieuse de la tenue vestimentaire (comme le montre la citation 15, et comme l’implique la critique de Mme de Sévigné en 20), et même souverain juge en ce qui concerne l’utilisation médicale de certains produits, en l’occurrence, le chocolat dont il avait été question dans la partie précédente (14). Le bel air ne se confond pas en fait avec l’ensemble des courtisans, comme le laisse entendre la citation 19 603 . L’expression est sélective : le bel air, ce sont sans doute les gens de qualité, mais ce sont surtout ceux qui sont en vue, qui donnent le ton.

Si le bel air, en tant que manière d’être collective, reste empreint de distinction, il est d’autres airs que l’excès de formalités rend pesants :

‘21. Je suis persuadée que vous vous aiderez fort bien de Mme de Simiane1. Il faut ôter l’air et le ton de compagnie2 le plus tôt que l’on peut, et les3 faire entrer dans nos plaisirs et dans nos fantaisies ; sans cela il faut mourir, et c’est mourir d’une vilaine épée4. (t. 1, l. 178, p. 286)
La lettre est du 1er juillet 1671. Mme de Grignan a quitté Paris pour la Provence le 4 février 1671.
1. Les Simiane habitaient Valréas, près de Grignan. Louis, leur fils aîné, épousera Pauline de Grignan en 1695 (voir note 1 de la p. 282, l. 177, t. 1, p. 1112-1113).
2. De compagnie : de cérémonie (Dictionnaire du français classique, 1992 ; c’est la présente citation de Mme de Sévigné qui illustre cette acception).
Il est compagnie : c’est une personne qu’on ne voit que rarement et en cérémonie (Littré) 604 .
3. Les désigne ceux qui forment l’entourage de Mme de Grignan (voir note 3 de la p. 286, p. 1116).
4. Mourir d’une belle épée, d’une vilaine épée : éprouver un revers, quelque accident par une belle, par une vilaine cause, succomber sous un adversaire considérable ou sans considération.’

Mme de Grignan qui, en sa qualité de femme de lieutenant général, a été reçue en Provence avec tous les honneurs 605 , décrit à sa mère les manières cérémonieuses, les politesses interminables de cette province. Voici le témoignage que nous en donne Mme de Sévigné :

La description des cérémonies 606 est une pièce achevée. Mais savez-vous bien qu’elle m’échauffe le sang, et que j’admire que vous y puissiez résister ? Vous croyez que je serais admirable en Provence, et que je ferais des merveilles sur ma petite bonté. Point du tout, je serais brutale ; la déraison me pique, et le manque de bonne foi m’offense. Je leur dirais : « Madame, voyons donc à quoi nous en sommes. Faut-il vous reconduire ? ne m’en empêchez donc point, et ne perdons pas notre temps et notre poumon. Si vous ne le voulez point, trouvez bon que je n’en fasse point les façons. » [...] Je ne m’étonne pas si cette sorte de manège 607 vous impatiente ; j’y ferais moins bien que vous. (t. 1, l. 152, p. 210)

Selon R. Duchêne 608  :

‘Mlle de Scudéry a raconté dans ses lettres les cérémonies des dames de Marseille, qui ont « toute la civilité et toute la courtoisie possible ». Elle avait dû rester sans sortir pendant quatre jours pour recevoir leurs visites. « Le plus fâcheux, conclut-elle, est qu’il les faut conduire jusqu’au milieu de la rue, et qu’à chaque porte, il faut une heure de compliments. »’

Mme de Sévigné met donc en garde sa fille, arrivée à Grignan en juin seulement 609 , contre ce qui pourrait être aussi l’usage de son entourage. Elle revient sur ce même thème le 8 juillet :

‘J’espère que vous ne vous contraignez point pour ceux qui vous voient souvent ; il faut les tourner à sa fantaisie, sans cela on mourrait. J’ai fait comprendre à la petite Mlle du Plessis que le bel air de la cour, c’est la liberté [...] (t. 1, l. 180, p. 291)’

Elle compte sur Mme de Simiane, voisine des Grignan et nièce du Surintendant Foucquet 610  :

‘Je vous trouve fort heureuse d’avoir Mme de Simiane. Vous avez un fonds de connaissance qui vous doit ôter toute sorte de contrainte ; c’est beaucoup. Cela vous fera une compagnie agréable. Puisqu’elle se souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et à notre cher Coadjuteur. (t. 1, l. 177, p. 281-282)’

L’air de compagnie représente donc l’ensemble des manières cérémonieuses, qui constituent une contrainte insupportable (on peut en mourir !), et qu’il convient de remplacer par une familiarité agréable, conforme à sa fantaisie (c’est-à-dire son « goût particulier », Littré). C’est d’ailleurs dans ce contexte que Mme de Sévigné donne en exemple à sa fille les habitudes de liberté (le bel air !) que, dans sa province à elle, elle a imposées à Mlle du Plessis.

On notera enfin que la coordination, mettant la caractérisation en facteur commun (l’air et le ton de compagnie), donne les deux lexèmes air et ton comme synonymes. Littré donne de ton, et des expressions le bon ton, le haut ton, le grand ton, une définition très proche d’air et du bel air :

‘Ton : les manières en général. ’ ‘Le bon ton : le langage, les manières du monde poli, des gens bien élevés.’ ‘Le haut ton, le grand ton : les manières du plus grand monde.’

Le corpus d’exemples ne contient toutefois qu’une seule citation du XVIIe siècle, de La Rochefoucauld :

‘Il n’y a point de règle générale pour les tons et pour les manières, et il n’y a point de bonnes copies, La Rochefoucauld, Réfl. div.

Une consultation rapide de la correspondance de Mme de Sévigné a donné d’ailleurs des résultats proportionnellement similaires. Je n’ai pas relevé nombre d’occurrences caractéristiques de la signification « manières d’être collectives ». En voici une, toutefois, présente dans une lettre écrite à peine huit jours avant :

‘Quand j’irai en Provence, je vous tenterai de revenir avec moi et chez moi. Vous serez lasse d’être honorée ; vous reprendrez d’autres sortes d’honneurs et de louanges et d’admiration. Vous n’y perdrez rien, il ne faudra seulement que changer de ton. (t. 1, l. 175, p. 275)’

Que ce soit avec le bel air ou avec cet air de compagnie, le mot air dénote les manières qui sont celles d’une société, de la cour ou d’une province. Ce type d’emploi est moins apparenté que le précédent aux structures caractéristiques d’air-élément, et sans doute est-il moins marqué par la métaphore de départ. On peut toutefois établir un parallèle avec les syntagmes à valeur générique (l’air subtil), que nous avions rencontrés dans le corpus d’« air-climat ». Au plan sémantique, on peut également conserver la définition qui résultait de la transposition métaphorique d’« air-climat » à « air-manière d’être » – même si le bel air s’applique parfois à certains types de comportements plus tributaires du temps, de la mode. Les traits « immatériel », et « massif, continu » restent présents, puisqu’on conserve la représentation abstraite et globale des manières d’une collectivité. Ce trait pourrait bien se retrouver également dans le mot ton, si l’on part de la signification première :

‘Certain degré d’élévation ou d’abaissement de la voix.’

qui implique, conformément à l’étymologie, une « tension » de la voix.

On remarquera enfin que, lorsque l’expression le bel air est mise en relation avec une personne, on trouve la construction être dans, comme dans les exemples 2 et 4 du corpus relatif à l’expression le bel air :

‘votre frère est dans le bel air (2)’ ‘Elle est [...] dans le bel air de la dévotion [...] (4)’

ainsi que dans 8 :

‘le mettre du bel air (8)’

qu’on peut paraphraser par « faire entrer dans » – ce qui rappelle le trait « locatif » d’« air-élément ».

Notes
588.

. On se reportera à l’analyse de cette expression faite à partir des dictionnaires modernes, dans l’étude consacrée à air-apparence, p. 291 et suiv.

589.

. De indiquant la manière [...] précédait généralement des noms abstraits au XVIIe siècle (A. Haase, 1965, p. 298, § 115).

590.

. Ninon de Lenclos, la Champmeslé, Boileau (Despréaux est le nom sous lequel on connaissait au XVIIe siècle Nicolas Boileau, voir note 1 de la p. 191, l. 146, t. 1, p. 1026).

591.

. Jules Mascaron prêchait le carême à la paroisse de Mme de Sévigné. Prêtre de l’Oratoire, il allait être nommé à l’évêché de Tulle (voir note 1 de la p. 161, l. 136, t. 1, p. 997).

592.

. Il s’agit d’un méchant prédicateur d’Aix, que Mme de Sévigné a ridiculisé dans sa précédente lettre (voir note 7 de la p. 206, l. 150, t. 1, p. 1043, et t. 1, l. 149, p. 202).

593.

. Voir note 6 de la p. 955, p. 1535.

594.

. Que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer, dans l’étude d’air-élément (citation 6 de la signification « air extérieur »)en raison du risque qu’elle représentait pour les dents de Mme de Grignan.

595.

. T. 1, l. 146, p. 190.

596.

. T. 1, l. 148, p. 194-195, p. 196 ; l. 162, p. 248. Voir aussi la lettre de Mme de La Troche, incluse dans la l. 148 de Mme de Sévigné (p. 195-196).

597.

. « Fameuse coiffeuse de ce temps-là », selon l’édition de Rouen de 1726 (voir note 3 de la p. 190, p. 1025). Testonner : coiffer.

598.

. Il faut entendre par là qu’elle dit des sottises (t. 1, l. 186, p. 305).

599.

. Extrait d’un vers de Thésée de Quinault, V, IV (voir note 1 de la p. 111, p. 1140).

600.

. Pousser : poursuivre avec activité.

601.

. Littré accorde au participe passé ceinturé un article, dans lequel (en dehors d’un emploi comme terme d’histoire naturelle) il n’y a aucune définition de ce mot, et seulement la citation de Mme de Sévigné !

602.

. On peut envisager une autre lecture, dans laquelle on comprendrait, dans un premier temps, que les chapeaux appartiennent à la bonne société ou sont à la mode, avant la réinterprétation métonymique.

603.

. Je relève dans Littré cette citation de Saint-Simon : Les dames, les jeunes gens, tout le bel air de la cour était pour M. de Luxembourg (XVII, 201).

604.

. Littré fait précéder cette définition de la mention : On disait autrefois, mais on ne dit plus.

605.

. Voir note 3 de la p. 173, l. 140, t. 1, p. 1009.

606.

. Cérémonie : ensemble des formalités de civilité, de déférence entre particuliers, par opposition aux manières, aux habitudes intimes et familières.

607.

. Manège : manière de se comporter, de se prendre aux choses.

608.

. Voir note 3 de la p. 210, l. 152, t. 1, p. 1047.

609.

. Voir t. 1, l. 177, p. 279.

610.

. Voir note 1 de la p. 282, l. 177, t. 1, p. 1113.