III – MANIÈRE D’ÊTRE DE LA PERSONNE

1 – Manière de vivre

De la collectivité, on passe doucettement à l’individu, en plusieurs étapes. Dans un premier temps, la personne va s’approprier une manière d’être collective, et on pourra parler de la manière d’être générale, de la manière de vivre au sens large, du « savoir vivre » de cette personne 611  :

‘1. Mon fils s’en va à la fin du mois1 ; il n’y a pas moyen de s’en dispenser. Le Roi a parlé encore comme étant persuadé que Sévigné a pris le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie. (t. 2, l. 586, p. 482)

La lettre est du 3 juillet 1677. Le 18 avril 1670, Charles de Sévigné avait acquis de François Caumont de Lauzun, frère du favori disgracié, moyennant 75 000 livres, la charge de guidon des gendarmes-Dauphin, compagnie créée en 1666 (voir note 1 de la p. 286, l. 178, t. 1, p. 1116). C’était une charge subalterne, sans avenir (voir note 3 de la p. 132, l. 438, t. 2, p. 1151). Après avoir espéré monter en grade gratuitement, puis vendre son guidon à Viriville, Charles acquit, le 19 février 1677, l’enseigne de Lauzun, en lui rendant le guidon et en lui payant 11 000 livres, puis le 11 juin 1677, la sous-lieutenance de La Fare en lui donnant l’enseigne plus 36 000 livres. Ainsi avançait-on quand on n’était pas assez en faveur auprès de Louvois pour bénéficier de charges gratuites (voir note 8 de la p. 147, l. 444, t. 2, p. 1158-1159).

1. À l’armée 612 . ’ ‘2. Je suis fort accablée de celles [nouvelles] de Paris ; surtout la répétition du mariage de Monsieur1 me fait sécher sur le pied2. Je suis en butte à tout le monde, et tel qui ne m’a jamais écrit s’en avise, pour mon malheur, afin de me l’apprendre. Je viens d’écrire à l’abbé de Pontcarré que je le conjure de ne m’en plus rompre la tête, et de la Palatine3 qui va quérir la princesse, et du maréchal du Plessis qui va l’épouser à Metz4, et de Monsieur qui va consommer à Châlons, et du Roi qui les va voir à Villers-Cotterets ; qu’en un mot, je n’en veux plus entendre parler qu’il n’aient couché et recouché ensemble ; que je voudrais être à Paris pour n’entendre plus de nouvelles ; qu’encore, si je me pouvais venger sur les Bretons de la cruauté de mes amis, je prendrais patience, mais qu’ils sont six mois à raisonner sans ennui sur une nouvelle de la cour, et à la regarder de tous les côtés ; que pour moi, il me reste encore quelque petit air du monde, qui fait que je me lasse aisément de tous ces dits et redits. En effet, je me détourne des lettres où je crois qu’on m’en pourrait parler encore, et je me jette avidement et par préférence sur les lettres d’affaire. (t. 1, l. 211, p. 367)

Mme de Sévigné écrit des Rochers ce 21 octobre 1671.
1. Monsieur, frère du Roi, veuf depuis 1670, allait épouser Élisabeth-Charlotte de Bavière, fille de Charles-Louis Ier, duc de Bavière, palatin du Rhin et prince électeur (voir note 3 de la p. 323, l. 192, t. 1, p. 1148).
2. Sécher sur pied : se consumer d’ennui, de tristesse [...] Littré, qui cite la phrase de Mme de Sévigné, ajoute : Mme de Sévigné a dit : sécher sur le pied.
3. Anne de Gonzague, veuve depuis 1663 du prince Édouard, frère cadet de Charles-Louis de Bavière, père de la nouvelle Madame (voir note 3 de la p. 323, l. 192, t. 1, p. 1148).
4. Il était d’usage, pour un mariage princier, que l’époux donne procuration à un haut dignitaire pour épouser en son nom. C’est pourquoi la cérémonie du mariage est à Metz (16 novembre), en un lieu différent de sa consomma­tion (voir note 3 de la p. 367, p. 1180). ’ ‘3. Vous me mandez qu’au travers de la sainteté de ma fille de Sainte-Marie1 vous voyez bien qu’elle est ma fille, et moi je vous réponds qu’au travers de mon air du monde, Monsieur d’Autun2 vous pourrait dire qu’il voit bien par mon détachement que je suis père d’une fille qui a de la vertu. (t. 2, l. 666, p. 642)

La lettre est de Bussy-Rabutin. Il écrit d’Autun, le 31 décembre 1678.
1. Diane-Jacqueline, fille aînée de Bussy et de sa première femme, Gabrielle de Toulongeon, était religieuse au couvent de la Visitation de la rue Saint-Antoine (voir note 3 de la p. 254, l. 166, t. 1, p. 1087), l’un des quatre couvents de filles de Sainte-Marie à Paris (voir note 2 de la p. 61, l. 62, t. 1, p. 897).
2. Gabriel de Roquette, évêque d’Autun de 1676 à 1702 (voir note 2 de la p. 489, l. 265, t. 1, p. 1268).
4. Monsieur le Chevalier est plus utile à ce petit garçon1 qu’on ne peut se l’imagi­ner. Il lui dit toujours les meilleures choses du monde sur les grosses cordes2 de l’honneur et de la réputation, et prend un soin de ses affaires dont vous ne sauriez trop le remercier. Il entre dans tout, il se mêle de tout, et veut que le Marquis ménage3 lui-même son argent, qu’il écrive, qu’il suppute, qu’il ne dépense rien d’inutile ; c’est ainsi qu’il tâche de lui donner son esprit de règle et d’économie, et de lui ôter un air de grand seigneur, de qu’importe ? d’ignorance et d’indifférence, qui conduit fort droit à toutes sortes d’injustices4, et enfin à l’hôpital. Voyez s’il y a une obligation pareille à celle d’élever votre fils dans ces principes. Pour moi, j’en suis charmée, et trouve bien plus de noblesse à cette éducation qu’aux autres. (t. 3, l. 1037, p. 423)
La lettre est du 10 décembre 1688.
1. Louis-Provence.
2. Rappelons que les grosses cordes signifie métaphoriquement le « principal personnage d’une affaire » (voir note 9 de la p. 415, l. 234, t. 1, p. 1215). On doit y voir une allusion à la protection de Paul de Beauvilliers, qui, à trente-sept ans, venait d’être nommé à une place importante, celle de président du conseil des finances (voir note 2 de la p. 244, l. 930, t. 3, p. 1268). Mme de Sévigné a évoqué par deux fois cette relation : « M. de Beauvilliers en [Louis-Provence] fait son enfant » (t. 3, l. 1011, p. 368) ; « M. de Beauvilliers, dont il était le fils » (t. 3, l. 1034, p. 417).
3. Ménager : employer, dépenser avec économie, comme on fait dans un ménage bien conduit.
4. Il faut entendre « injustices du sort ».’

En 1, le mot air est suivi d’un complément déterminatif qui renvoie à un corps social, exprimé à travers un syntagme nominal au pluriel (des officiers subalternes de cette compagnie). Le passage d’un collectif singulier (comme la cour) à cette expression d’une pluralité d’individus modifie la perception qu’on a du groupe social. Si la cour pouvait encore apparaître métaphoriquement comme un lieu, il n’en est plus de même des officiers subalternes, qui constituent un ensemble d’individualités distinctes. Le mot air, s’il s’applique au groupe, le fait à travers chacun des individus qui le composent, et amorce ici le processus de particularisation qui va le conduire à s’appliquer à la personne. Le syntagme nominal le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie peut être interprété comme la nominalisation de la phrase « les officiers subalternes de cette compagnie ont un mauvais air ».

On retrouve donc ici les deux structures :

‘quelqu’un a un air’ ‘l’air de quelqu’un’

que nous avions dégagées dans l’étude d’air-apparence. La valeur d’origine de la préposition de, qui semblait appropriée dans le cas d’un syntagme comme l’air de la cour, fait place ici à la valeur d’appartenance. Dans les citations 2 et 3, le mot air est suivi d’un complément (du monde) :

‘(il me reste) quelque petit air du monde (2)’ ‘mon air du monde (3)’

qui renvoie à la société, et même à la bonne société. Ces syntagmes nominaux rappellent à première vue l’air de la cour, que nous avons placé au début de cette étude. Ils en diffèrent toutefois fondamentalement en ce que le syntagme nominal prépositionnel du monde ne joue plus le rôle de complément déterminatif du mot air, appelé cataphoriquement par l’arti­cle défini. Le mot air se trouve rattaché en amont à la personne support, à travers les deux structures :

‘l’air de quelqu’un / son air’ ‘quelqu’un a un air’

qu’illustrent respectivement l’occurrence 3, et, avec une variante, l’occurrence 2 qu’on peut paraphraser par « j’ai encore un petit air du monde ». Privé de sa fonction de détermination, le syntagme nominal prépositionnel du monde tend vers une valeur de caractérisation, qui le rapproche de l’adjectif mondain.

Cette valeur s’affirme pleinement en 4 :

‘(lui ôter) un air de grand seigneur (4)’

où la référence sociale (grand seigneur) prend la forme d’un syntagme nominal contenant un nom de personne non actualisé, qui est mis sur le même plan que les caractérisations du type de + nom abstrait (de qu’importe ? d’ignorance et d’indifférence) qui en précisent le contenu. Là encore, on peut reconnaître une variante de la structure quelqu’un a un air, si l’on paraphrase la construction ci-dessus (avec le verbe ôter) par « faire que quelqu’un n’ait plus ».

Ces quatre exemples illustrent assez bien le passage de la structure locative, dans laquelle le mot air est suivi d’un complément déterminatif exprimant un lieu (la préposition ayant sa valeur d’origine), et qui n’est pas susceptible de transformation :

  • l’air de + nom de lieu / milieu social (l’air de la cour)

à une structure d’appartenance, dans laquelle le mot air est suivi d’un complément déterminatif exprimant une personne, et qui présente, avec certaines variantes, l’alternance fondamentale :

‘l’air de quelqu’un (mon air du monde)’ ‘quelqu’un a un air ([j’ai] un air du monde)’

D’une structure à l’autre, la référence sociale passe de la fonction de détermination (l’air de la cour) à la fonction de caractérisation (mon air du monde). L’occurrence 1 (le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie) peut être considérée comme une structure de transition, dans la mesure où, d’une part, elle contient un complément déterminatif qui contient la référence sociale (comme la structure locative), et d’autre part, elle se laisse interpréter comme la nominalisation d’une phrase avec avoir (c’est-à-dire comme une structure d’appartenance). Dans un second temps, le mot air s’applique à la personne (Sévigné), et le syntagme nominal le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie vient s’enchâsser dans une structure d’appartenance d’accueil, sur le modèle suivant :

‘quelqu’un2 a l’air de quelqu’un1

soit : « Sévigné a le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie »

ce qui donne Sévigné a pris le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie, si l’on admet que le verbe prendre représente une variante d’avoir, qu’on peut paraphraser par « faire en sorte d’avoir ».

La perte du trait locatif dans ces structures n’est pas sans conséquence au plan sémantique. Elle affaiblit la métaphore, dans la mesure où la référence sociale ne peut plus être assimilée à un lieu. Cet affaiblissement est d’autant plus sensible que l’on passe de la détermination (des officiers subalternes de cette compagnie) à une caractérisation de plus en plus affirmée (du monde, de grand seigneur). La représentation de la personne tend alors à prendre le pas sur celle du groupe social. Mais le trait « massif, continu » reste prégnant. Qu’il s’agisse de la collectivité (avec des officiers subalternes de cette compagnie, du monde) et / ou de la personne, ce qui est pris en compte, c’est l’ensemble des conduites sociales, ou l’ensemble des manières, le comportement général de la personne. De l’une à l’autre, la visée reste globale, ce qui donne à l’appréhension de la personne un certain degré d’abstraction.

C’est ce qui ressort d’une lecture un peu plus attentive des occurrences. En 1, on comprend que le fils de Mme de Sévigné reproduit les manières, les comportements, qui sont ceux des corps d’armée de rang inférieur auxquels il a appartenu, les officiers subalternes de cette compagnie. Dans la citation 2, Mme de Sévigné, qui se trouve aux Rochers, où elle reçoit les nouvelles de la cour, en particulier celle du mariage de Monsieur, oppose les interminables commentaires des Bretons (ils sont six mois à raisonner sans ennui sur une nouvelle de la cour, et à la regarder de tous les côtés) à sa propre attitude, faite de distance et de détachement (je me lasse aisément de tous ces dits et redits, je me détourne, je me jette [...] sur les lettres d’affaire). Elle impute ce comportement à l’air du monde qu’elle a conservé malgré l’éloignement, et qu’elle présente plaisamment comme résiduel (il me reste quelque petit air du monde). Le fait de rattacher l’état d’esprit dans lequel elle se trouve à ce reste d’air mondain montre que le mot air se place à un certain degré d’abstraction et dénote plutôt l’ensemble des manières, le comportement général d’une personne. En 3, c’est ce cher Bussy-Rabutin qui, toujours prêt à donner des témoignages de sa modestie, fait écho à un passage de la précédente lettre de Mme de Sévigné :

‘Je vis l’autre jour ma nièce la Sainte-Marie ; au travers de cette sainteté, on voit qu’elle est votre fille. (t. 2, l. 665, p. 640)’

Il met en parallèle la sainteté de sa fille, qui implique un mode de vie, un ensemble de comportements, avec son air du monde, qui doit être entendu, de la même façon, comme l’ensemble des manières distinguées qui le caractérisent. Ces manières qui le rattachent au monde, à la société, s’opposent à son détachement (au sens mystique du terme 613 ), dont pourrait se porter garant l’évêque d’Autun... En 4, Mme de Sévigné déplore les manières de grand seigneur de son petit-fils, son mode de vie dépensier, qui pourrait le conduire fort droit à toutes sortes d’injustices, et enfin à l’hôpital. La coordination des syntagmes de grand seigneur, de qu’importe ? d’ignorance et d’indifférence, qui associe la référence sociale à des notations psychologiques montre qu’au-delà de la conduite, c’est même l’état d’esprit, la mentalité du jeune homme qui se trouve mise en cause – ce qui donne au mot air un assez fort degré d’abstraction. Cet air de grand seigneur est d’ailleurs opposé à l’esprit de règle et d’économie, aux principes, que tente de lui inculquer, à la grande satisfaction de Mme de Sévigné (j’en suis charmée), le chevalier de Grignan.

On peut noter enfin la présence, dans les exemples 1 et 4, des verbes antonymes prendre et ôter :

‘Sévigné a pris le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie (1)’ ‘lui ôter un air de grand seigneur, de qu’importe ? d’ignorance et d’indifférence (4)’

qu’on mettra en filiation avec les syntagmes prendre l’air de la cour / prendre l’air de ce pays, précédemment rencontrés. On peut penser qu’ils soulignent de la même façon le trait * » du mot air, et la relation d’appropriation par la personne qu’il implique. Cette interprétation est favorisée en 1 par le fait qu’on a à faire à l’air d’un groupe social, qui existe indépendamment de la personne, et qu’elle acquiert au contact de ce groupe. Elle reste latente en 4, où le complément déterminatif fait place à une caractérisation, en relation de consubstantialité avec la personne.

Le passage de la détermination à la caractérisation, observé dans ce corpus, nous amène à prendre en compte les constructions adjectivales. On se rappelle que l’air de la cour faisait place, par effacement de la détermination au profit de la caractérisation, à l’expression (le) bel air. De même, en ce qui concerne l’air de la personne, la référence sociale peut faire place à l’évaluation adjectivale, qui la contient implicitement. Si le syntagme nominal le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie associe les deux types de complémentation, on rencontre très souvent les syntagmes nominaux simples un bon air, un grand air, et même le bel air.

Voyons d’abord le syntagme nominal un bon air 614  :

‘5. Son fils1, qui est, comme vous savez, l’espion du Marquis, me dit qu’il faisait fort bien2, qu’il avait un bon air, voyait bonne compagnie3, mangeant aux bonnes tables, qu’on l’aimait fort, qu’on prenait quelquefois la liberté de l’appeler le petit matou 4 , d’autres plus polis, à cause de sa jeunesse, le minet. (t. 3, l. 1066, p. 496)
La lettre est du 4 février 1689.
1. Le fils du comte de Tréville.
2. Faire bien : se bien conduire.
3. Bonne compagnie : société de gens distingués par leur éducation et leur politesse 615 .
4. M. de Grignan était appelé le matou (voir note 11 de la p. 105, l. 89, t. 1, p. 944-945).’ ‘6. Le Marquis eût été bien heureux si vous lui aviez donné des conseils. Tout a été à la débandade1. On a jeté l’argent et, comme vous dites, il n’a point eu un bon air cet hiver, et il n’a pas encore présentement cet équipage avec lui, et il perd un cheval dès la première journée. C’est que tout cela est mal conduit, et qu’il n’y a point de tête ; il a bien perdu à la vôtre. (t. 3, l. 1212, p. 888)
La lettre est du 4 juin 1690. Elle est adressée à M. du Plessis, qui, rappelons-le, avait été le gouverneur de Louis-Provence.
1. Vivre à la débandade : ne mettre aucune règle, aucune suite dans sa conduite.’ ‘7. Ah ! quel bon air nous aurons dans cette Carnavalette 1, au prix de2 la Cour­taude 3  ! (t. 2, l. 616, p. 563)
1. L’hôtel de Carnavalet.
2. Au prix de : en comparaison de.
3. Il s’agit de la maison de la rue Courteauvilain (voir note 1 de la p. 563, p. 1366). La location de cette maison, dans une rue mal située et très étroite, avait été une solution de fortune devant l’impossibilité de loger correctement les Grignan et leurs gens rue des Trois-Pavillons (voir note 4 de la p. 566, l. 618, t. 2, p. 1368).’ ‘8. Mme de Coulanges me mande que la nouvelle Mme de La Fayette1 était magnifiquement sur son lit dans une belle maison; la salle parée avec des fleurs de lis d’une belle tapisserie de garde des sceaux ; le lit de la chambre rajusté d’un vieux manteau de l’ordre, et une très belle tapisserie avec les armes ornées des bâtons de maréchal de France et du collier de l’ordre ; beaucoup de miroirs, de chandeliers, de plaques, de glaces et de cristaux, suivant la mode présente ; beaucoup de domestiques, de valets de chambre, de livrées ; de beaux habits à la petite mariée ; enfin un si bon air dans cette maison et dans ces nouvelles familles 616 que notre Mme de La Fayette doit être parfaitement contente d’avoir mis son fils dans une si grande et honorable alliance. (t. 3, l. 1179, p. 790-791)
La lettre est du 28 décembre 1689.
1. Il s’agit de Jeanne-Madeleine de Marillac (âgée de dix-neuf ans), fille de René, d’une famille apparentée aux Lamoignon, qui venait d’épouser le fils cadet de Mme de La Fayette, René-Armand de La Fayette (voir note 2 de la p. 695, l. 1147, t. 3, p. 1488).
2. Celle des Marillac (note 4 de la p. 790, p. 1529).’

Les deux premières citations peuvent être regroupées. En 5, Mme de Sévigné se félicite du comportement de son petit-fils, âgé de dix-sept ans, de ses bonnes fréquentations (bonne compagnie, bonnes tables), de son amabilité (on l’aimait fort). En un mot, il a un bon air, c’est-à-dire une bonne conduite sociale (il faisait fort bien). Un an plus tard (6), on se plaint à M. du Plessis de la conduite de Louis-Provence. Dans ce contexte, c’est, semble-t-il, le mode de vie déréglé (Tout a été à la débandade), dépensier (On a jeté l’argent), du jeune homme qui est blâmé. On retrouve sans doute un écho de l’air de grand seigneur que Mme de Sévigné condamnait avec vigueur un an et demi auparavant. Dans une lettre adressée à sa fille en août 1690, elle revient sur ce thème :

‘Je crois que vous n’aurez pas manqué de recommander à votre enfant un certain bon esprit de conduite 617 et d’économie si nécessaire, et dont la privation fait tant de maux. (t. 3, l. 1226, p. 927)’

L’équipage dont il est question a déjà fait l’objet d’une diatribe véhémente adressée au chevalier de Grignan, et qui condamne l’esprit de faste de M. de Grignan :

‘Ne voyez-vous pas bien qu’un homme qui est gâté par les vastes idées des grands Adhémar doit tout jeter par les fenêtres, et ne doit rien trouver de trop grand ? (t. 3, l. 1205, p. 865)’

et l’excès de la dépense :

‘Et sur cela que n’avez-vous fait un équipage proportionné à celui des autres, à la misère du temps, au retranchement 618 que l’on ordonne et dont le Roi donne l’exemple ? Pourquoi n’avez-vous pas défendu le superflu, comme le Roi défend la vaisselle d’argent ? [...] Enfin pourquoi souffrez-vous que, quand cet équipage est déjà trop grand, cette pauvre Mme de Grignan donne encore ses deux mulets, et démonte sa litière, dont il me semble qu’on a toujours affaire et qui est si nécessaire en Provence ? [...] Mais je me laisse entraîner au plaisir de grêler sur vous de deux cents lieues loin. (t. 3, l. 1205, p. 866)’

On remarquera que la prodigalité des Grignan, si elle fait partie de soucis familiaux et de préoccupations personnelles, est aussi dénoncée au nom de l’autorité royale qui édicte des mesures d’économie.

La citation 7 évoque une situation différente. Mme de Sévigné doit quitter sa maison de la rue Courteauvilain, pour aller habiter l’hôtel de Carnavalet. Elle se félicite de cette installation qui donnera un bon air, à elle et aux siens. On retrouve ici la structure de base avoir un bon air – déjà présente dans les deux précédentes citations – en tournure exclamative. Le mot air ne renvoie pas ici au mode de vie, ou au comportement de la personne. Il s’agit plutôt de la manière de se présenter socialement, de la position, on pourrait dire du standing, que confère à cette famille la possession d’une habitation bien disposée et bien située, comme nous le verrons dans la citation étudiée ci-après. Notons que la rue Courteauvilain, où était sise la Courtaude, était une rue étroite et mal située 619 . La citation 8 relève de la même interprétation. La coordination des lexèmes maison et familles, auxquels s’applique conjointement le mot air – ce qui légitime sans doute la construction locative (un si bon air dans cette maison et dans ces nouvelles familles) – incite à voir dans le bon air des personnes la bonne présentation, la haute position sociale, que confère la possession de cette riche et belle maison.

Voyons l’emploi synonymique de l’expression le bel air :

‘9. Vous auriez de quoi la1 loger au moins, car, Dieu merci, nous avons l’hôtel de Carnavalet. C’est une affaire admirable : nous y tiendrons tous, et nous aurons le bel air. Comme on ne peut pas tout avoir, il faut se passer des parquets et des petites cheminées à la mode, mais nous aurons du moins une belle cour, un beau jardin, un beau quartier, et de bonnes petites filles bleues2, qui sont fort commodes ; et nous serons ensemble, et vous m’aimez, ma chère enfant. (t. 2, l. 617, p. 564)
La lettre est du 7 octobre 1677.
1. Pauline, alors âgée de trois ans.
2. Un couvent d’annonciades célestes, ou filles bleues, de l’ordre de Saint-Augustin, était établi rue Culture-Sainte-Catherine, attenant à l’hôtel Carnavalet (voir note 5 de la p. 564, p. 1367).’

Mme de Sévigné se félicite de l’espace intérieur de l’hôtel Carnavalet (nous y tiendrons tous), et du bel air qu’auront ses habitants. Ce bel air dénote là encore le standing, la bonne image sociale que donnera cette nouvelle habitation à la famille de Mme de Sévigné. R. Duchêne paraphrase ainsi le syntagme avoir le bel air  :

‘Avoir le bel air : être logé d’une façon qui donne une haute idée de la situation sociale de ses habitants.’

et ajoute ce commentaire :

‘Puisqu’il ne tient pas à l’arrangement intérieur (qu’on remaniera en 1680 pour le mettre à la mode), ce bel air vient de la disposition des lieux et de leur situation 620 .’

À défaut des parquets et des petites cheminées à la mode, ce qui fera bon effet, c’est l’espace extérieur (une belle cour, un beau jardin) et l’emplacement (un beau quartier), qui fera oublier les mauvaises conditions de la rue Courteauvilain... sans compter le bon voisinage (avec le couvent des filles bleues). Le bel air s’applique ici à la personne dans une phrase avec avoir (nous aurons le bel air), mais on notera la persistance, dans cette construction, de l’article défini qui atteste du figement de cette expression.

On peut rattacher indirectement à ce dernier exemple une occurrence d’interprétation un peu délicate :

‘10. La maison où l’amour de mon nom vous a fait aller est encore une description rare et qui est au naturel ; vous pouviez ajouter, à la figure1 de Mme de Bussy, l’air que lui donnaient le toupet et la fontange2 de cette modeste personne dont il semblait que les meubles vinssent d’être jetés par les fenêtres ; il faut avoir bien de la force dans l’imagination pour rappeler le souvenir des noms au milieu de tout cela. (t. 3, l. 902, p. 175)

Mme de Sévigné est aux Rochers, tandis que sa fille est à Paris.
1. La figure : la forme extérieure, le physique ; Mme de Bussy était très grosse (voir note 1 de la p. 175, p. 1240).
2. Toupet : touffe de cheveux sur le sommet du front. Fontange : nœud de ruban que les femmes portaient sur leur coiffure.’

Dans cette lettre, Mme de Sévigné reprend les descriptions que sa fille lui a envoyées de trois visites qu’elle a faites :

‘Parlons, ma très chère, de la journée des monstres : elle est tout admirable et toute prodigieuse. Nous avons ri aux larmes de vos trois visites ; la première est une véritable peinture, dont je me représente parfaitement l’original. Ne me venez point parler de mes lettres et de mes narrations ; si vous revoyiez et si vous lisiez les vôtres, vous seriez obligée d’avouer que je ne suis pas le meilleur peintre de l’hôtel de Carnavalet. (t. 3, l. 902, p. 175)’

C’est dans ce contexte plaisant qu’elle introduit la seconde visite, que sa fille a dû faire à la femme de Bussy (La maison où l’amour de mon nom vous a fait aller). Je ne dispose d’aucune information sur la modeste personne dont parle Mme de Sévigné. Mais elle semble à tout le moins ridiculisée, avec la coiffure qu’elle porte, et, sans doute, son expression ahurie ou affolée (c’est ainsi que j’interprèterais la relative dont il semblait que les meubles vinssent d’être jetés par les fenêtres). C’est cette personne qui donne à la femme de Bussy, dont la figure sous-entend le volume, un air dont on peut penser qu’il prête à sourire... Cet air associe donc ces deux personnes pittoresques dans une même vision. Je crois qu’il faut entendre par ce mot la manière dont se présente socialement la grosse Mme de Bussy, affublée de cette compagnie ridicule. De même que l’hôtel de Carnavalet donne un bon standing à ceux qui s’y trouvent, la modeste personne en question donne à celle qu’elle accompagne une présentation ridicule, qui vient s’ajouter à son apparence physique disgracieuse 621 .

Notons que les deux expressions le bel air et le bon air sont coordonnées dans le passage suivant :

‘11. Je trouve le meilleurair du monde à votre château. Ces deux tables servies en même temps à point nommé1 me donnent une grande opinion de Flame2 ; c’est pour le moins un autre Honoré3. Ces capacités soulagent fort l’esprit de la maîtresse de la maison, mais cette magnificence est bien ruineuse. < Ce n’est pas une chose indifférente pour la dépense que le bel air et le bon air dans une maison comme la vôtre. > Je viens d’en voir la représentation, car c’est où Honoré triomphe que dans l’air du coup de baguette qui fait sortir de terre tout ce qu’il veut. Je sais la beauté et même la nécessité de ces manières, mais j’en vois les conséquences, et vous les voyez aussi. (t. 3, l. 1143, p. 681)

1. À point nommé : à l’instant précis, au moment nécessaire.
2. Claude Flame était le maître d’hôtel de M. de Grignan (voir note 1 de la p. 681, p. 1483, et note 3 de la p. 857, l. 1203, t. 3, p. 1556).
3. Maître d’hôtel des Chaulnes, célébré par Coulanges dans une chanson (note 2 de la p. 681, p. 1483).’

Les deux expressions sont reprises par ces manières, quelques lignes plus bas (la beauté et même la nécessité de ces manières). On peut considérer qu’elles s’appliquent implicitement à la personne, à travers une paraphrase du type « Ce n’est pas une chose indifférente pour la dépense qu’avoir le bel air et le bon air dans une maison comme la vôtre », dans laquelle on rétablit une structure sous-jacente avec avoir. L’article défini, qui introduit les deux expressions, confère à l’une et à l’autre le même degré de figement. Le contexte évoque la perfection du service (Ces deux tables servies en même temps à point nommé) qu’assure Claude Flame au château de Grignan, et dont Mme de Sévigné voit surtout l’envers finan­cier (cette magnificence est bien ruineuse). Le mot air dénote donc ici le train de vie lié aux réceptions.

Les emplois du syntagme nominal un grand air rejoignent certaines interprétations que nous avons faites de un bon air, le bel air :

‘12. Au reste, ma chère enfant, n’est-ce point une chose rude que de faire six mois de retraite pour avoir vécu cet hiver à Aix ? [...] L’Intendant1 ne parle que de votre magnificence, de votre grand air, de vos grands repas ; Mme de Vins2 en est tout étonnée. Et c’est pour avoir cette louange que vous auriez besoin que l’année n’eût que six mois ! Cette pensée est dure de songer que tout est sec3 pour vous jusqu’au mois de janvier. (t. 2, l. 760, p. 916-917)

La lettre est du 6 mai 1680.
1. Il s’agit de Jean-Baptiste Rouillé de Meslay, nommé intendant de Provence en 1672, et qui garda cette fonction jusqu’en avril 1680 (voir note 6 de la p. 620, l. 343, t. 1, p. 1354).
2. Il s’agit de la marquise de Vins, belle-sœur du ministre M. de Pomponne, très amie de Mme de Grignan (voir note 2 de la p. 636, l. 349, t. 1, p. 1365).
3. Sec : ruiné, privé d’argent 622 . ’ ‘13. La vie est ici à fort bon marché ; si vous étiez de même à Aix, vous n’auriez pas tant dépensé cet hiver [...] Vous avez raison de trouver plaisant qu’en blâmant l’excès de votre dépense, on1 trouve à dire à la frugalité de vos repas ; vous avez très bien fait de ne les pas augmenter. Vous avez un si grand air que vous trompez les yeux, car votre Intendant jure qu’on ne peut pas faire une meilleure chère, ni plus grande, ni plus polie. (t. 2, l. 764, p. 932)
La lettre est du 17 mai 1680.
1. Les Provençaux (voir note 3 de la p. 932, p. 1524).’

Ces deux citations ont pour objet les dépenses occasionnées par les réceptions (vos grands repas, vos repas, une meilleure chère) faites par les Grignan, durant leur séjour d’hiver à Aix. Ces dépenses contribuent à la grandeur, à l’élégance de l’accueil, à la magnificence et au grand air de ceux qui les engagent. On retrouve les deux formes de la structure avec avoir (votre grand air / vous avez un grand air). Le mot air dénote ici la manière de vivre, en ce qu’elle implique la façon de recevoir, les signes extérieurs de richesse qu’on donne à cette occasion – de même que le bon air et le bel air avaient partie liée avec la bonne mine de l’habitation. On pourrait paraphraser ce grand air par « un grand train de vie ».

On trouve une définition similaire dans le Dictionnaire de L’Académie, qui oppose les deux constructions avoir le grand air et avoir l’air grand 623  :

[...] Avoir l’air grand, C’est avoir la mine haute. Et Avoir le grand air. C’est vivre à la manière des grands.

On peut enfin rapprocher du grand air l’emploi suivant :

‘14. On me mande que Coulanges est le favori du pape et que M. de Chaulnes fait faire un carrosse d’audience, qu’il tient une table comme aux États. Voilà un air d’établissement. (t. 3, l. 1167, p. 756)
La lettre est du 16 novembre 1689. M. de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, avait été chargé d’une mission d’ambassade auprès du pape (t. 3, l. 1139, p. 667). Parti le 27 août, il était arrivé à Rome le 23 septembre 1689 (voir note 1 de la p. 671, l. 1140, t. 3, p. 1479). Il était accompagné de Coulanges (t. 3, l. 1142, p. 679). En son absence, c’était le maréchal d’Estrées qui tenait les États de Bretagne (t. 3, l. 1143, p. 683).’

Ambassadeur à Rome, le duc de Chaulnes jouit d’avantages (fait faire un carrosse d’audience, tient une table) comparables à ceux qu’en tant que gouverneur, il détient aux États de Bretagne (comme aux États). Ces avantages sont autant de signes de sa puissance et de la faveur papale, et lui donnent un air d’établissement, c’est-à-dire une position établie, l’image sociale d’un homme en place. La construction, détachée expressivement, se rapporte implicitement à la personne (« il a un air d’établissement »).

Si les syntagmes nominaux bon air et grand air, et l’expression le bel air, mettent en perspective certains aspects matériels de la manière de vivre, en particulier avec les significations qu’on a paraphrasées par « standing » (bon air) ou « train de vie » (grand air), il n’en reste pas moins que la personne est prise dans la représentation, étendue dans l’espace / temps, de son mode de vie ou de sa conduite. Cet « air-manière » peut être mis en relation avec « air-élément », dans la mesure où l’immatérialité de l’air convient à l’expression abstraite du comportement ou de la position de la personne, tandis que le trait « massif, continu » permet une saisie indifférenciée des différentes formes de conduite et de comportement.

Notes
611.

. Je classe les citations, non selon un critère chronologique, mais selon l’ordre que j’adopterai pour l’analyse.

612.

. Mme de Sévigné évoque à plusieurs reprises ce départ (voir t. 2, l. 588, p. 489 ; l. 589, p. 493 ; l. 594, p. 510 ; l. 595, p 514 ; l. 596, p. 516-517 (Votre frère, dans la crainte qu’il n’y eût une occasion, veut aller mettre son nez à l’armée [...] C’est une chose si délicate que la réputation de ces messieurs, qu’ils aiment mieux passer le but que de demeurer en chemin), qui aura lieu le 12 août 1677 (t. 2, l. 598, p. 522).

613.

. Détachement : Terme mystique. État de l’âme qui, séparée de tout attachement au siècle, n’a plus d’autre aspiration que vers le ciel.

614.

. Là encore, le corpus est ordonné en fonction de l’analyse qui va suivre.

615.

. Littré illustre cette expression par la phrase suivante Il m’a dit qu’il voyait bonne compagnie, extraite de notre citation.

616.

. Je reprendrai cette citation, avec la signification du mot air relative aux choses (citation 16, p. 810), et je préciserai alors certains éléments de la description matérielle.

617.

. Conduite : prudence, adresse, savoir-faire.

618.

. Retranchement : économie, réduction de dépense. Littré illustre cette signification par la phrase ci-dessus.

619.

. Note 4 de la p. 566, l. 618, t. 2, p. 1368.

620.

. Note 4 de la p. 564, p. 1367.

621.

. Je pense que c’est l’interprétation retenue par R. Duchêne, qui définit l’air par « l’apparence, la façon d’accueillir » (voir note 1 de la p. 175, p. 1240). On peut aussi comprendre que Mme de Bussy porte elle-même le toupet et la fontange, qu’elle aurait empruntés à la modeste personne, auquel cas le mot air dénoterait simplement l’apparence physique. Cette notation compléterait assez bien la figure de Mme de Bussy. Mais alors, on ne voit guère la pertinence de l’information contenue dans la relative.

622.

. Littré illustre cette définition par la présente citation.

623.

. On trouve déjà un commentaire sur cette distinction dans les Remarques nouvelles sur la langue française du Père Bouhours (1682, 1ère édition 1675), ainsi que dans L’Art de plaire dans la conversation d’Ortigue de Vaumorière (1688). Je donnerai les citations dans la partie relative aux Autres auteurs du XVII e siècle, p. 1017-1018.