3 – Manière de parler

Il est possible de dégager un corpus, quantitativement important, dans lequel le mot air s’applique à la parole. La manière de parler est une composante de la manière d’être en société de la personne, ce qui justifie que cette étude fasse suite à celle qui a porté sur la signification « manière d’être en société ». Pour autant, les deux significations ne se confondent pas, le mot air étant susceptible de prendre dans des contextes de parole des significations spécifiques, dont il convient de faire l’inventaire. Précisons que, dans la mesure où la parole implique un agent, un agent, un processus, et un objet, le mot air pourra se dire de ces différentes notions, et avoir pour support l’action de parler (le plus souvent), le discours produit, ou la personne.

Je distinguerai deux groupes de contextes, selon qu’ils se rapportent à la parole orale ou à la parole écrite.

Voyons d’abord les situations dans lesquelles les personnes sont en présence.

‘1. Aujourd’hui vendredi 21e, on a interrogé M. Foucquet sur les cires et sucres1. Il s’est impatienté sur certaines objections qu’on lui faisait, et qui lui ont paru ridicules. Il l’a un peu trop témoigné, a répondu avec un air et une hauteurqui ont déplu. Il se corrigera car cette manière n’est pas bonne. (t. 1, l. 61, p. 59)
1. On reprochait à Foucquet d’avoir négocié avec les traitants d’un impôt sur les cires et les sucres débarqués à Rouen. Il répondait que, s’il avait accepté partie de ces droits en paiement de sommes à lui dues, c’était que personne n’en voulait et qu’il y avait perdu (voir note 9 de la p. 59, p. 895).’ ‘2. Voici une autre histoire bien héroïque ; écoutez-moi. M. le chevalier de Lorraine1 est donc revenu. Il entra chez Monsieur, et lui dit : « Monsieur, M. le marquis d’Effiat et le chevalier de Nantouillet2 m’ont mandé que vous vouliez que j’eusse l’honneur de revenir auprès de vous. » Monsieur répondit honnêtement, et ensuite lui dit qu’il fallait dire au moins à Varangeville3 qu’il était fâché de ce qui s’était passé. Varangeville entre. Le chevalier de Lorraine lui dit : « Monsieur, Monsieur veut que je vous dise que je suis fâché de ce qui s’est passé. — Ah ! monsieur, dit Varangeville, est-ce là une satisfaction ? — Monsieur, dit le chevalier, c’est tout ce que je vous puis dire, et vous souhaiter du reste prospérité et santé. » Monsieur voulut rompre cette conversation, qui prenait un air burlesque. (t. 2, l. 417, p. 82)
Un différend avait opposé Varangeville et le chevalier de Lorraine, et celui-ci était parti à Chilly.
1. On connaît les relations du chevalier de Lorraine avec Monsieur, frère du Roi, qu’« il possédait avec emprise » selon le mot de Saint-Simon (voir note 2 de la p. 439, l. 245, t. 1, p. 1233).
2. Le marquis d’Effiat était premier écuyer de Monsieur (voir note 1 de la p. 46, l. 411, t. 2, p. 1104), et le chevalier de Nantouillet était son premier maître d’hôtel (voir note 2 de la p. 547, l. 289, t. 1, p. 1310).
3. Varangeville était « secrétaire des commandements de Monsieur » (t. 2, l. 411, p. 45). Secrétaire des commandements : le principal secrétaire d’un prince (article commandement de Littré). ’ ‘3. La Reine a été deux fois aux Carmélites avec Quanto 1 où cette dernière se mit à la tête de faire une loterie. Elle fit apporter tout ce qui peut convenir à des religieuses ; cela fit un grand jeu dans la communauté. Elle causa fort avec sœur Louise de la Miséricorde2 ; elle lui demanda si tout de bon elle était aussi aise qu’on le disait. « Non, dit-elle, je ne suis point aise, mais je suis contente. » Elle lui parla fort du frère de Monsieur, et si elle ne lui voulait rien mander, et ce qu’elle dirait pour elle. L’autre, d’un ton et d’un air tout aimable, et peut-être piquée de ce style : « Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. » Mettez dans cela toute la grâce, tout l’esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. (t. 2, l. 503, p. 278)
La lettre est du 29 avril 1676.
1. Quanto était le surnom de Mme de Montespan.
2. Il s’agit de Louise-Françoise de La Vallière, qui s’était retirée aux Grandes Carmélites le 21 avril 1674, et avait fait profession le 4 juin 1675 (t. 1, l. 389, p. 723 ; voir note 1 d la p. 723, p. 1416). ’ ‘4. « Connaissez-vous la Vigoureux ? — Non. — Connaissez-vous la Voisin ? — Oui. — Pourquoi vouliez-vous vous défaire de votre mari ? — Moi, m’en défaire ! Vous n’avez qu’à lui demander s’il en est persuadé ; il m’a donné la main jusqu’à cette porte. — Mais pourquoi alliez-vous si souvent chez cette Voisin ? — C’est que je voulais voir les sibylles qu’elle m’avait promises ; cette compagnie méritait bien qu’on fît tous les pas. » Si elle n’avait pas montré à cette femme un sac d’argent. Elle dit que non, par plus d’une raison, et tout cela d’un air fort riant et fort dédaigneux. « Eh bien ! messieurs, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? — Oui, madame. » Elle se lève, et en sortant, elle dit tout haut : « Vraiment, je n’eusse jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises. » Elle fut reçue de tous ses amis, parents et amies avec adoration tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie, et d’un bon airet d’un esprit tranquille. (t. 2, l. 731, p. 822-823)
Rappelons qu’il s’agit de l’interrogatoire de la duchesse de Bouillon, qui était embarrassée dans l’affaire des poisons liée à La Voisin.’ ‘5. Elle1 a fermé la porte aux moqueries et aux médisances. L’autre jour, la duchesse de La Ferté voulait lui dire une plaisanterie, comme un secret, sur cette pauvre princesse Marianne2, dont la misère est à respecter. Madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux : « Madame, je ne suis pas curieuse », et ferme ainsi la porte, c’est-à-dire la bouche, aux médisances et aux railleries. (t. 2, l. 749, p. 886)
1. La reine Dauphine.
2. L’identité de cette princesse Marianne est incertaine (voir note 2 de la p. 886, p. 1505).’ ‘6. Voilà ce qui est présent1 : Mme de M < ontespan > est enragée. Elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre2 que souffre son orgueil. Il est encore plus outragé par la haute faveur de Mme de Maintenon. Sa Majesté va passer très souvent deux heures de l’après-dîner dans sa chambre à causer avec une amitié et un air libre et naturel qui rend cette place la plus souhaitable du monde. (t. 2, l. 753, p. 899)

La lettre est du 6 avril 1680.
1. Mme de Sévigné vient d’apprendre à sa fille la dernière nouvelle de la cour : l’élévation au rang de duchesse de Mme de Fontanges, en faveur auprès du Roi depuis un an, et la nomination de sa sœur aînée comme abbesse.
2. Martyre commencé dès 1675 (note 2 de la p. 899, p. 1510), avec l’ascension de Mme de Maintenon.’ ‘7. Voilà la partie bien liée1, le lieu pris, l’heure marquée, le secret recommandé. Ne croyez-vous pas être au temps de feu M. de Boutteville2 ? Chacun s’en va de son côté, mais le chevalier de Lorraine alla droit chez Monsieur, à qui il conta toute cette petite histoire, et Monsieur un moment après la confia au Roi. Vous pouvez penser tout ce qu’il dit à son gendre3. Il lui parla deux heures avec plus de gaieté que de colère, mais d’un air de maître qui a dû causer de grands repentirs. (t. 3, l. 847, p. 86)

La lettre est du 28 juillet 1682. À la suite d’un différend, le prince de Conti, époux de la fille de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, a provoqué en duel le chevalier de Lorraine, et les deux hommes ont convenu de se battre.
1. La partie est liée : se dit de toute affaire convenue, et, particulièrement, d’un duel.
2. Le comte de Boutteville, célèbre par ses duels, fut condamné à mort et exécuté le 21 juin 1627 (voir note 2 de la p. 86, p. 1195).
3. Le prince de Conti.’ ‘8. Il1 se mit un genou à terre dans la chambre du Roi, où il n’y avait que M. de Châteauneuf. Le Roi lui dit que, tant que son cœur avait été blessé, il ne l’avait point rappelé, mais que présentement c’était de bon cœur, et qu’il était aise de le revoir. M. de Vardes répondit parfaitement bien et d’un air pénétré, et ce don des larmes que Dieu lui a donné ne fit pas mal son effet dans cette occasion. (t. 3, l. 867, p. 113-114)

La lettre est du 26 mai 1683.
1. Il s’agit du marquis de Vardes, qui fut l’un des principaux auteurs de la « lettre espagnole », écrite à Marie-Thérèse pour l’informer des amours du Roi et de Mlle de La Vallière. Il fut embastillé fin 1664 et exilé dans son gouvernement d’Aigues-Mortes. En mars 1665, il fut enfermé dans la citadelle de Montpellier puis relégué à Aigues-Mortes, d’où il ne fut autorisé à revenir qu’en 1683 (voir note 1 de la p. 27, l. 30, t. 1, p. 856).’ ‘9. La réputation de cet enfant1 est toute commencée, et ne fera plus qu’augmenter. Le Chevalier en est bien content, je vous en assure. Je fus d’abord émue de la contusion2, en pensant à ce qui pouvait arriver, mais quand je vis que le Chevalier en était ravi, quand j’appris qu’il en avait reçu les compliments de toute la cour et de Mme de Maintenon, qui lui répondit avec un air et un ton admirables, sur ce qu’il disait que ce n’était rien : « Monsieur, cela vaut mieux que rien », quand je me trouvai moi-même accablée de compliments de joie, je vous avoue que tout cela m’entraîna, et je m’en réjouis avec eux tous, et avec M. de Grignan, qui a si bien fixé et placé la première campagne de ce petit garçon. (t. 3, l. 1032, p. 411)
La lettre est du 30 novembre 1688.
1. Louis-Provence.
2. Louis-Provence avait été légèrement blessé (contusion à la cuisse) lors de la prise de Mannheim (t. 3, l. 1025, p. 397 ; voir note 3 de la p. 397, p. 1343-1344).’ ‘10. Le Marquis a soupé il y a trois jours avec moi ; je le fis fort causer, et j’en fus en vérité très contente. Il y a un air de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit qui ne sent point le style de tous ces jeunes gens évaporés1, qui ont toujours l’air d’être fous2, ou de mentir. Il me contait les fatigues de son voyage de Philisbourg. Elles furent extrêmes. Le petit d’Auvergne en eut quatre jours la fièvre de pure lassitude. Le Marquis est vigoureux ; il soutint celle qu’il avait avec bien du courage. Il me conta toutes ses autres aventures, tous les coups qui avaient passé autour de lui, et sa contusion, mais cela sans ostentation, avec un air froid3 et reposé4 et vrai qui plaît infiniment. J’aime à parler à lui ; je n’en perds point d’occasion. (t. 3, l. 1071, p. 504)

1. Évaporé : qui a de l’étourderie avec peu de réserve.
2. Fou : il se dit de ceux qui ne montrent pas le sens, la prudence, la modération nécessaires.
3. Froid : calme, qui garde son sang-froid (Dictionnaire du français classique, 1992).
4. Reposé : tranquille, de sang-froid. ’ ‘11. Je soupai chez Mme de Coulanges, à qui le Roi avait parlé aussi avec un air d’être chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable. (t. 3, l. 1073, p. 509)’ ‘12. Nous étions à l’entrée de nos juges, ayant tout lieu d’espérer que nous confondrions nos vilains ennemis1. En effet, une heure après, M. Bailly2 est sorti, comme la colombe3, et m’a dit, avec une mine grave : « Madame, vous avez obtenu ce que vous souhaitiez. » Je n’en ai pas fait de finesse à Monsieur le Chevalier, ni à Vaille, ni à Rochon4. Nos cœurs ont été épanouis. Ma joie voulait briller. Monsieur le Chevalier m’a grondée. Il m’a dit qu’il ne me mènerait plus avec lui si je ne savais me taire ; c’est sa menace. J’ai voulu parler un peu haut, d’un air de triomphe. Il m’a encore menacée ; il m’a dit que qui ne savait point dissimuler ne savait point régner. Il est sorti un autre conseiller, qui a dit à M. d’Aiguebonne qu’il avait perdu son procès. Je l’ai vu se couler doucement sans dire un seul mot ; il est accoutumé à ces succès. (t. 3, l. 1084, p. 542)

La lettre est du 16 mars 1689.
1. Il s’agit d’une affaire de succession ayant une origine très lointaine, et opposant les Grignan au seigneur d’Aiguebonne 645 . Les Grignan l’avaient emporté en août 1688, mais d’Aiguebonne introduisit de nouvelles procédures (voir note 1 de la p. 108, l. 863, t. 3, p. 1205-1206) – d’une part, une requête civile, et d’autre part, une requête en cassation devant le Grand Conseil. Les Grignan l’emportèrent au Grand Conseil le 16 mars 1689 (voir note 5 de la p. 533, l. 1081, t. 3, p. 1411).
2. M. Bailly, avocat général, était conseiller d’honneur du Grand Conseil (voir note 3 de la p. 80, l. 70, t. 1, p. 920).
3. La colombe de l’arche, qui rapporte le rameau d’olivier, signe de la fin du déluge (Genèse, VIII, 8) (note 1 de la p. 542, p. 1415).
4. Rochon était l’homme d’affaires des Chaulnes, que ceux-ci prêtaient au Grignan pour les aider dans le procès d’Aiguebonne (voir note 1 de la p. 489, l. 1062, t. 3, p. 1391).’

La relation peut être institutionnalisée, dans le cadre d’un procès. En 1 et 4, Foucquet et la duchesse de Bouillon répondent aux questions de leurs juges, tandis qu’en 12, Mme de Sévigné ne peut s’empêcher de manifester sa joie en apprenant la déroute de son ennemi, le seigneur d’Aiguebonne. Certaines citations mettent en scène les plus hauts personnages. En tout bien tout honneur, suivons Sa Majesté, qui rend visite à Mme de Maintnon (6), parle à Mme de Coulanges (11), ou réprimande son gendre (7). Plus rarement, on s’adresse au Roi, comme le marquis de Vardes, de re­tour d’exil (8). La reine Dauphine coupe court avec fermeté aux médisances de la cour (5). Le chevalier de Grignan a le privilège d’obtenir de Mme de Maintenon un compliment sur son neveu (9). En 3, Mme de Montespan et Mlle de La Vallière échangent quelques réparties aigres-douces, mais la favorite (de Mme de Sévigné) n’est pas celle qu’on pense... Dans un genre un peu différent, le chevalier de Lorraine et Varangeville tentent de régler un conflit, en présence d’un tiers (2). Quant à Louis-Provence, il suffit qu’il s’exprime pour susciter l’appréciation élogieuse de sa grand-mère (10) !

Par commodité, en raison de la longueur du corpus, je distinguerai encore les contextes dans lesquels les propos sont rapportés au discours direct, et ceux qui ne les expriment qu’indirectement, à travers un verbe de parole, ou, éventuellement, une forme de discours narrativisé (en 10).

Dans le second groupe, le plus important, je relève :

‘Il [...] a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. (1)’ ‘Sa Majesté va passer très souvent deux heures de l’après-dîner dans sa chambre à causer avec une amitié et unair libre et naturel qui rend cette place la plus souhaitable du monde. (6)’ ‘Il lui parla deux heures avec plus de gaieté que de colère, mais d’un air de maître qui a dû causer de grands repentirs. (7)’ ‘M. de Vardes répondit parfaitement bien et d’unair pénétré [...] (8)’ ‘Il y a unair de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit qui ne sent point le style de tous ces jeunes gens évaporés, qui ont toujours l’air d’être fous, ou de mentir. (10)’ ‘Il me conta toutes ses autres aventures, tous les coups qui avaient passé autour de lui, et sa contusion, mais cela sans ostentation, avec unairfroid et reposé et vrai qui plaît infiniment. (10)’ ‘Je soupai chez Mme de Coulanges, à qui le Roi avait parlé aussi avec unaird’être chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable. (11)’ ‘J’ai voulu parler un peu haut, d’unairde triomphe. (12)’

Dans la mesure où le contenu des propos n’est pas cité, le mot air peut s’appliquer à la manière de s’exprimer elle-même. Certains contextes, plus ou moins larges, donnent des indices allant dans ce sens.

La citation 1 est un cas tout à fait exemplaire, car elle s’inscrit dans une correspondance continue que Mme de Sévigné adresse à Pomponne, ami de Foucquet, et où elle relate l’interrogatoire du Surintendant, et les réponses qu’il fait à ses juges. De nombreux passages, de lettres qui précèdent ou qui suivent, font écho à cette citation.

Le relevé est éclairant :

‘Après cela, Monsieur le Chancelier a continué l’interrogation de la pension des gabelles, où M. Foucquet a très bien répondu. (t. 1, l. 59, p. 56)’ ‘Il a été fait comme il a souhaité ; il s’est assis, et on a continué la pension des gabelles, où il a parfaitement bien répondu. S’il continue, ses interrogations lui seront bien avantageuses. On parle fort à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté 646 . (t. 1, l. 60, p. 58)’ ‘M. Foucquet a été interrogé ce matin sur le marc d’or ; il y a très bien répondu. (t. 1, l. 61, p. 59)’ ‘On l’a interrogé sur les octrois ; il a été très mal attaqué, et il s’est très bien défendu. (t. 1, l. 61, p. 60)’ ‘On l’a interrogé sur les octrois ; il a fort bien répondu. Pourtant il s’est allé embrouiller sur certaines dates sur lesquelles on l’aurait fort embarrassé, si on avait été bien habile et bien éveillé. Mais, au lieu d’être alerte, Monsieur le Chancelier sommeillait doucement. On se regardait, et je pense que notre pauvre ami en aurait ri s’il avait osé. Enfin il s’est remis, et a continué d’interroger. Et M. Foucquet, quoiqu’il ait trop appuyé sur cet endroit où on le pouvait pousser, il se trouve pourtant que par l’événement il aura bien dit, car dans son malheur, il a de certains petits bonheurs qui n’appartiennent qu’à lui. (t. 1, l. 62, p. 62-63)’ ‘On a continué aujourd’hui les interrogations sur les octrois. Monsieur le Chancelier avait bonne intention de pousser M. Foucquet aux extrémités, et de l’embarrasser, mais il n’en est pas venu à bout. M. Foucquet s’est fort bien tiré d’affaire. (t. 1, l. 63, p. 63)’ ‘On l’a écouté ; il a dit des merveilles. (t. 1, l. 63, p. 65)’ ‘Il a fort bien répondu sur tous les chefs. (t. 1, l. 64, p. 66)’ ‘Il a dit des merveilles [...] (t. 1, l. 64, p. 67)’ ‘Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement bien, que plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer [...] C’était encore sur les six millions et sur ses dépenses. Il n’y a rien d’admirable comme tout ce qu’il a dit là-dessus. (t. 1, l. 64, p. 68)’ ‘[...] notre pauvre ami était échauffé, et n’était pas tout à fait le maître de son émotion [...] Enfin cette interrogation a duré deux heures, où M. Foucquet a très bien dit, mais avec chaleur et colère, parce que la lecture de ce projet l’avait extraordinairement touché. (t. 1, l. 65, p. 69)’

Dans la plupart des cas, Foucquet se débrouille très bien, et Mme de Sévigné fait l’éloge de ses répliques (il a très bien, fort bien, parfaitement bien répondu, il s’est très bien défendu, il s’est fort bien tiré d’affaire, il aura bien dit, a très bien dit, a parlé [...] admirablement bien, il a dit des merveilles) – le plus souvent sans s’attarder. Tout au plus met-elle cette éloquence en relation avec l’esprit et la force d’âme du personnage, ce qui montre que l’appréciation touche au contenu même des propos. Quand la prestation est moins bonne, elle développe davantage son commentaire. Ainsi, sur le sujet des octrois, M. Foucquet a trop insisté sur un point qu’il maîtrisait mal, et où l’on pouvait l’embarrasser (heureuse somnolence du Chancelier en cet endroit !). Et, lors de la dernière interrogation, s’il a dit ce qui convenait 647 , le ton qui accompagnait ces paroles (avec chaleur et colère) montrait tout de même trop d’émotion. On voit que ce qui est pris en compte, c’est la manière de parler au sens large, qui inclut l’argumentation, l’expression, et, sans doute, l’intonation. Il est difficile d’imaginer qu’un sentiment comme la colère, par exemple, ne se manifeste pas à travers ces composantes réunies. Notre citation 1, qui dénonce la maladroite hauteur de l’accusé, relève de cette interprétation, et le mot air dénote la manière globale de s’exprimer.

Le recours au contexte, plus immédiat, est également pertinent dans le cas de la citation 11. L’adverbe aussi renvoie à un petit dialogue, situé quelques lignes plus haut, et qui apparaît bien flatteur pour Mme de Sévigné. Celle-ci se trouve à Saint-Cyr, à la dernière représentation d’Esther, où voici ce qu’il advint :

La mesure de l’approbation qu’on donne à cette pièce, c’est celle du goût et de l’attention. J’en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au Roi combien il était content, et qu’il était auprès d’une dame qui était bien digne d’avoir vu Esther. Le Roi vint vers nos places, et après avoir tourné, il s’adressa à moi, et me dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été contente. » Moi, sans m’étonner, je répondis : « Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le Roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » Je lui dis : « Sire, il en a beaucoup, mais en vérité ces jeunes personnes648 en ont beaucoup aussi ; elles entrent dans le sujet comme si elles n’avaient jamais fait autre chose. » Il me dit : « Ah ! pour cela, il est vrai. » Et puis Sa Majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie. (t. 3, l. 1073, p. 508-509)

Ce qui caractérise ce dialogue, somme toute d’une grande platitude 649 , c’est le fait même que Sa Majesté s’adresse à Mme de Sévigné, et aussi le naturel et la familiarité de ses propos – qu’on retrouvera dans sa manière de parler à Mme de Coulanges (avec un air d’être chez lui). Ces mêmes qualités se retrouvent en 6 – avec les adjectifs (un air) libre et naturel, et la signification du verbe causer (« s’entretenir familièrement », Littré) – où il est question des visites que rend le Roi à Mme de Maintenon. Cette synonymie incite à rapprocher ces deux occurrences du mot air et à leur donner la même interprétation.

Dans la citation 10, ce qui plaît infiniment à Mme de Sévigné, c’est que Louis-Provence a une manière de raconter ses exploits militaires (et sa blessure de guerre !) avec calme, réserve et vérité. Ces bonnes qualités s’appliquent aux propos qu’il tient, comme le montre la mise en parallèle des deux occurrences du mot air que contient le passage :

‘Il y a unair de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit qui ne sent point le style de tous ces jeunes gens évaporés, qui ont toujours l’air d’être fous, ou de mentir. (10)’ ‘Il me conta [...] mais cela sans ostentation, avec unairfroid et reposé et vrai qui plaît infiniment (10)’

La reprise de mêmes qualifications (de vérité / vrai) ou de termes proches (modestie / froid et reposé) milite en faveur d’une interprétation commune du mot air dans les deux contextes. Or la première occurrence se rapporte explicitement à ce qui est dit (dans tout ce qu’il dit). C’est donc bien la manière de s’exprimer du jeune homme qui est mise en valeur. De plus, la première phrase met en relation synonymique, par le biais d’une comparaison (un air [...] qui ne sent point 650 le style), les deux lexèmes air et style – ce second terme étant lui aussi employé dans un contexte de parole (mentir). Dans la citation 7, le Roi parle avec autorité (ce qui n’exclut pas l’amusement, semble-t-il) à son gendre, qui a provoqué en duel le chevalier de Lorraine. Il est dit que cet air de maître [...] a dû causer de grands repentirs. On imagine sans difficulté que c’est la manière de formuler la semonce qui peut être à l’origine de tels effets. En 12, Mme de Sévigné ne peut s’empêcher de claironner sa victoire. La juxtaposition des deux compléments de manière (parler) un peu haut, d’un air de triomphe, et la récurrence du trait « supériorité », incitent à voir dans cette reprise un fait de synonymie. Or l’expression parler haut dénote une certaine façon de s’exprimer :

‘Parler haut : s’exprimer d’un ton décidé et même arrogant.’

qu’on retrouverait donc dans (parler) d’un air de triomphe. Rappelons que la citation 1 présente une construction synonymique (a répondu avec une hauteur), et un enchaînement similaire, avec la coordination avec un air et une hauteur qui ont déplu.

Dans tous ces exemples, c’est la manière de dire les choses qui est prise en compte – manière qui, dans ces situations orales, ne peut exclure l’intonation. Il est difficile de savoir si d’autres composantes entrent en jeu, comme la gestualité ou l’expression du visage. Cette question ne se pose pas pour la citation 10, où le mot air se dit de la parole prise en elle-même, mais elle est pertinente dans tous les autres exemples, où représentant le sujet du verbe de parole, la personne se trouve impliquée dans l’action. Si rien n’atteste de façon probante la présence de ces autres composantes, rien ne vient non plus l’infirmer !

La citation 8 est intéressante de ce point de vue. D’un côté, on a l’adjectif pénétré, en affinité avec ces traits physiques (l’expression du visage en particulier), le don des larmes qui vient se rajouter, en attirant aussi l’attention sur le visage, et enfin le contexte qui suit immédiatement la citation, et que nous rappelons :

‘Après cette première vue, le Roi fit appeler Monsieur le Dauphin, et le présenta comme un jeune courtisan. M. de Vardes le reconnut et le salua. Le Roi lui dit en riant : « Vardes, voilà une sottise, vous savez bien qu’on ne salue personne devant moi. » M. de Vardes du même ton : « Sire, je ne sais plus rien ; j’ai tout oublié. Il faut que Votre Majesté me pardonne jusqu’à trente sottises.— Eh bien ! je le veux, dit le Roi, reste à vingt-neuf. » Ensuite le Roi se moqua de son justaucorps. M. de Vardes lui dit : « Sire, quand on est assez misérable pour être éloigné de vous, non seulement on est malheureux, mais on est ridicule. » Tout est sur ce ton de liberté et d’agrément. (t. 3, l. 867, p. 113-114)’

Le rire qui accompagne le propos du Roi peut très bien venir en écho de l’expression pénétrée de M. de Vardes. D’un autre côté, cette mimique fait un tout avec les paroles prononcées, comme semble l’indiquer le complément de manière du même ton, qui caractérise la réponse de M. de Vardes. Ce dernier reprend la manière plaisante de s’exprimer du Roi, dans ce qu’il dit, mais sans pour autant rire lui-même – l’enchaînement des répliques suivantes se faisant sur ce ton de liberté et d’agrément.

La signification du mot air, dans ces contextes de parole, si elle tend à faire dominer la manière de s’exprimer, reste là encore relativement floue et indifférenciée. Si l’intonation paraît indissociable de la parole, d’autres composantes ne peuvent être exclues (la gestualité, l’expression du visage ?), mais sans que cela conduise à une acception restreinte. Ce qui semblerait confirmer cette extension du mot air, c’est qu’il se trouve, dans presque toutes les citations (sauf en 11), coordonné ou juxtaposé à un adverbe ou à un complément de manière qui contient un substantif abstrait :

‘avec un air et une hauteur qui ont déplu (1)’ ‘avec une amitié et unair libre et naturel qui rend cette place la plus souhaitable du monde (6)’ ‘avec plus de gaieté que de colère, mais d’un air de maître qui a dû causer de grands repentirs (7)’ ‘parfaitement bien et d’unair pénétré (8)’ ‘sans ostentation, avec unairfroid et reposé et vrai qui plaît infiniment (10)’ ‘un peu haut, d’unairde triomphe (12)’

lesquels caractérisent l’acte de parole de la façon la plus indifférenciée. On notera aussi que dans la citation 1, c’est le lexème générique manière qui est utilisé en reprise anaphorique des syntagmes nominaux un air et une hauteur. Et cette « manière » sera reprise, quelques lignes plus loin, par une caractérisation adjectivale, appliquée à la personne :

‘Je ne sais quel bon ange l’a averti qu’il avait été trop fier, mais il s’en est corrigé aujourd’hui [...] (t. 1, l. 61, p. 60)’

Il est bon aussi de rappeler la citation suivante :

‘J’aimerais que notre veuve yfût. Je l’aime fort. Elle a bien de l’esprit et du bon sens. Elle a une douceur et une modestie qui me charment. Elle ne se presse jamais de faire voir qu’elle a plus d’esprit que les autres. Elle sait bien des choses dont elle ne fait point la savante. Elle a un bonair dans sa personne et dans tout ce qu’elle dit. Enfin je la trouve digne de toute l’estime que nous avons pour elle. (t. 2, l. 576, p. 458)’

dans laquelle la coordination des deux supports (sa personne et tout ce qu’elle dit) montre que le mot air peut avoir une extension et un degré d’abstraction qui lui permettent cette saisie globale et diffuse de la personne et de ce qu’elle dit. Là encore on peut voir dans l’effet de flou qui caractérise cette signification la persistance du trait « continu », hérité d’« air-élément ».

Dans ce corpus, l’air est toujours évalué en fonction d’un critère social, selon qu’il convient ou non à la situation dans laquelle se trouve la personne. Lorsqu’il s’agit du Roi, qui constitue la référence suprême, l’air ne peut être jugé que du point de vue de celui à qui il est destiné. Si Sa Majesté a une manière de s’exprimer libre et naturelle, c’est la plus haute faveur qu’elle puisse vous faire, et on ne peut que vous envier. C’est le sort de Mme de Maintenon (6), en crédit depuis cinq ans. Ponctuellement, le Roi peut gratifier d’une familiarité de bon aloi certaines dames, comme Mme de Sévigné et Mme de Coulanges (11), qu’il rencontre à l’occasion d’un spectacle 651 . À l’inverse, s’il parle sur un ton de commandement, on ne peut que faire repentance, même s’il n’est qu’à moitié fâché (7). Quand on s’adresse à lui, surtout après une disgrâce de près de vingt ans, l’air pénétré et les larmes sont du meilleur effet (8). Dans un procès, il est déconseillé de le prendre de haut quand on est en position d’accusé (ainsi en 1, l’air et la hauteur de M. Foucquet ont déplu, et cette manière n’est pas bonne 652 ), et même si la justice vous donne raison, selon la règle d’or qui ne sa[it] point dissimuler ne sa[it] point régner, que le chevalier de Grignan rappelle sévèrement à Mme de Sévigné (12). De la part d’un jeune homme qui commence une carrière à l’armée, une manière de s’exprimer empreinte de modestie et rigueur est de mise, et ce ton, qu’elle trouve chez son petit-fils, plaît infiniment à Mme de Sévigné (10).

On notera enfin que, dans ce corpus, le mot air entre, comme on peut s’y attendre, dans un complément de manière (introduit par avec / de), qui se rattache à un verbe de parole :

‘Il [...] a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. (1)’ ‘Sa Majesté va passer très souvent deux heures de l’après-dîner dans sa chambre à causer avec une amitié et unair libre et naturel qui rend cette place la plus souhai­table du monde. (6)’ ‘Il lui parla deux heures avec plus de gaieté que de colère, mais d’un air de maître qui a dû causer de grands repentirs. (7)’ ‘M. de Vardes répondit parfaitement bien et d’unair pénétré [...] (8)’ ‘Il me conta toutes ses autres aventures, tous les coups qui avaient passé autour de lui, et sa contusion, mais cela sans ostentation, avec unairfroid et reposé et vrai qui plaît infiniment. (10)’ ‘Je soupai avec Mme de Coulanges, à qui le Roi avait parlé aussi avec unaird’être chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable. (11)’ ‘J’ai voulu parler un peu haut, d’unairde triomphe. (12)’

Seule la première occurrence de la citation 10 illustre un emploi différent, le mot air ne se disant plus de l’action de parler, comme ci-dessus, mais de la parole dite, avec une structure du type il y a un air dans + constituant nominal renvoyant au discours (tout ce qu’il dit) :

‘Il y a unair de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit qui ne sent point le style de tous ces jeunes gens évaporés, qui ont toujours l’air d’être fous, ou de mentir. (10)’

Voyons maintenant les citations qui contiennent un discours rapporté (direct et indirect) :

‘Monsieur voulut rompre cette conversation 653 , qui prenait unair burlesque. (2)’ ‘L’autre, d’un ton et d’un air tout aimable, et peut-être piquée de ce style : « Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. » Mettez dans cela toute la grâce, tout l’esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. (3)’ ‘Elle dit que non, par plus d’une raison, et tout cela d’unairfort riant et fort dédaigneux. (4) ’ ‘Madame la Dauphine lui dit avec unairsérieux : « Madame, je ne suis pas curieuse », et ferme ainsi la porte, c’est-à-dire la bouche, aux médisances et aux railleries. (5)’ ‘Mme de Maintenon, qui lui répondit avec unairet un ton admirables, sur ce qu’il disait que ce n’était rien : « Monsieur, cela vaut mieux que rien » [...] (9)’

Dans la plupart d’entre elles, le mot air s’applique au propos d’un personnage, qu’il s’agisse d’une réplique (3, 5, 9), ou d’une suite de réponses données dans le cadre d’un interrogatoire (4). En 2, le mot air se rapporte à un dialogue. Dans ce dernier exemple, il a pour support, non un syntagme verbal, mais le mot conversation lui-même. L’interprétation s’en trouve facilitée, puisqu’on ne peut prendre en compte ici que le contenu et l’expression de l’échange. Celui-ci prend en effet une tournure, un tour – mot particulièrement prisé au XVIIe siècle – burlesque, c’est-à-dire ridicule, dans la mesure où il s’agit d’une parodie de conciliation entre les deux héros 654 , le chevalier de Lorraine imputant sa repentance à la volonté de Monsieur...

Entrons maintenant dans le détail des répliques. Quand Mme de Montespan s’enquiert de l’état d’esprit de Mlle de La Vallière (3), retirée aux Carmélites, et qu’elle lui demande quel message elle souhaiterait, par son intermédiaire, transmettre au frère de Monsieur (le Roi !), le moins qu’on puisse dire est que son procédé manque de délicatesse... On attend donc avec intérêt la manière dont Mlle de La Vallière va répondre à sa rivale. En lui témoignant une déférence et une politesse excessive :

‘« Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. »’

notre carmélite escamote habilement la blessure d’amour-propre qu’elle a pu ressentir (peut-être piquée de ce style), et se place finalement au-dessus de celle qui avait cru prendre l’avantage. Ici, le contenu de la réponse vaut pour lui-même, et Mme de Sévigné apprécie l’agrément (aimable, grâce), l’esprit et la modestie de cette répartie. Le mot air dénote la manière de dire, en mettant en avant l’« invention », si l’on peut dire, et l’expression. Il en est de même du mot ton, donné comme synonyme par la coordination. Cette manière de s’exprimer de Mlle de La Vallière fait écho au style employé pour Mme de Montespan, dans ses questions indiscrètes et ses sollicitations déplacées. Certes, on ne peut exclure l’intonation de ce contexte, mais en tant qu’elle accompagne le contenu et la forme de ce qui est dit.

En revanche, il me semble qu’il n’en est pas de même en 9, où Mme de Sévigné relate un bref échange entre le chevalier de Grignan et Mme de Maintenon, qui a pour objet la contusion que Louis-Provence a reçue quelques jours auparavant au siège de Mannheim. Toutes les lettres de Mme de Sévigné bruissent de cet heureux événement, qui, au prix d’une légère blessure, soutenue avec sagesse et fermeté, apporte au petit Marquis une réputation précieuse et inespérée. Mme de Sévigné rapporte avec complaisance à sa fille les louanges et compliments qui, en cette circonstance, pleuvent de toutes parts, et dont je livre un florilège, qui s’étend sur une dizaine de jours à peine :

‘[...] et M. du Plessis vous apprendra avec quelle fermeté il a soutenu ce coup dont il a été loué comme vous verrez. (t. 3, l. 1025, p. 397)’ ‘Il [le chevalier de Grignan] est accablé de compliments à Versailles, et moi ici. [...] Recevez < donc > aussi toutes les amitiés sincères de Mme de Lavardin, tous les compliments de Mme de Coulanges, de la duchesse du Lude, des Divines et de la duchesse de Villeroy < et du P. Moret [...] (t. 3, l. 1026, p. 398)’ ‘Il [le chevalier de Grignan] m’a dit que la contusion du Marquis avait fait la nouvelle de Versailles et le plus agréablement du monde. Il a reçu les compliments de Mme de Maintenon, à qui le maréchal mandait la contusion. Toute la cour a pris part à ce bonheur. J’en ai eu ici tous mes billets 655 remplis [...] (t. 3, l. 1027, p. 403)’ ‘Nous soupâmes samedi, Monsieur le Chevalier et moi, chez M. de Lamoignon [...] Il vous fait mille compliments sur cette contusion. (t. 3, l. 1028, p. 405)’ ‘Votre enfant est en marche aussi, avec la satisfaction d’avoir fait la plus heureuse campagne qu’on pût souhaiter si on l’avait imaginée à plaisir, car vous croyez bien que nous n’y aurions pas oublié la contusion, sur quoi nous sommes accablés de compliments, et vous aussi. (t. 3, l. 1029, p. 406)’ ‘Son courage, sa fermeté, son sens froid, sa sagesse, sa conduite ont été [loués] partout, et particulièrement à Versailles. Je vis hier au soir M. de Pomponne, qui venait d’arriver ; il en était plein, et ravi du bonheur de cette première campagne ; < il me pria fort de vous en faire tous ses compliments, et ceux de Mme de Pomponne. > Mme et Mlles de Lillebonne, que je vis hier chez la marquise d’Huxelles, ne finissaient point sur ce sujet, < et vous font aussi mille tendres compliments. > (t. 3, l. 1030, p. 408)’

Dans ce climat euphorique, la réponse que fait Mme de Maintenon au chevalier de Grignan n’a rien d’étonnant. Et, dans la lettre qu’adresse Mme de Sévigné à sa fille, elle est d’autant plus attendue qu’elle ne fait que rappe­ler et confirmer une information déjà donnée (Il a reçu les compliments de Mme de Maintenon). Ce qui est admirable, dans cette répartie, ne peut donc être lié à son contenu, mais se rapporte très certainement à l’intonation, par laquelle cette grande dame entend souligner, par contraste avec la discrétion du chevalier (il disait que ce n’était rien), l’intérêt qu’elle porte à ce qui est arrivé à son neveu. La coordination que contient la citation 9 (avec un air et un ton admirables) joue cette fois sur la signification restreinte du mot ton :

‘Ton : manière de la voix, par rapport à la nature des discours. ’

et établit une relation de synonymie entre les deux lexèmes.

Je rapprocherai ensuite les citations 4 et 5. En 5, le portrait élogieux que Mme de Sévigné vient de faire de la reine Dauphine et de sa réserve par rapport aux commérages (Elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances) laisse attendre, dans le dialogue qui suit, une fin de non-recevoir vis-à-vis des insinuations de la duchesse de La Ferté. La réplique qu’elle formule est donc attendue (Madame, je ne suis pas curieuse), et assez sobre en elle-même. Ce que Mme de Sévigné souligne, c’est l’air dont la princesse accompagne son propos, et l’autorité qui s’en dégage :

‘Madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux [...] et ferme ainsi la porte, c’est-à-dire la bouche, aux médisances et aux railleries. (5)’

L’adjectif sérieux, qui dénote l’attention qu’on porte aux choses, et qu’on oppose ici au ton de plaisanterie de l’interlocutrice, s’applique volontiers, si l’on en croit Littré, au visage, à la mine, au maintien. Je pense que, dans ce contexte, la signification du mot air tend à s’approcher de la partie haute du corps, et à faire apparaître l’expression du visage.

Je ferai la même interprétation pour l’occurrence de la citation 4. L’adjectif riant qui accompagne le mot air est, plus encore que le précédent, en affinité avec le visage. Littré le met en collocation avec les mots lèvre, œil, mine – ce dernier dans cette citation de Mme de Sévigné :

‘Il nous a donc saluées, et a pris cette mine riante que vous connaissez. (t. 1, l. 63, p. 64)’

à laquelle j’ajouterai les contextes suivants :

‘Je lui parlai de mon voyage ; < ma bonne, > il ne changea point de ton, et d’un visage riant [...] (t. 1, l. 159, p. 233)’

La duchesse de Bouillon manifesterait, par l’expression de son visage, gaieté et hauteur vis-à-vis de ses juges. Cet air fort riant et fort dédaigneux est particulièrement remarquable dans une situation de cette gravité, où l’accusée risque d’encourir une sévère condamnation 656 . Il reste à savoir si l’interprétation du mot air doit se réduire, dans ce contexte, à la seule apparence du visage, et s’il ne peut couvrir, là encore, le maintien de la personne. Le contexte qui précède immédiatement notre citation irait dans le sens de cette extension :

‘Voici ce que j’apprends de bon lieu. Mme de Bouillon entra comme une petite reine dans cette Chambre. Elle s’assit dans une chaise qu’on lui avait préparée, et au lieu de répondre à la première question, elle demanda qu’on écrivît ce qu’elle voulait dire [...] Elle ne dit pas un mot que cela ne fût écrit. Et puis elle ôta son gant, et fit voir une très belle main. Elle répondit sincèrement jusqu’à son âge. (t. 2, l. 731, p. 822)’

par les notations de maintien et de gestuelle qu’il contient. Et l’adjectif dédaigneux, par l’étendue de son champ d’application, ne saurait s’y opposer.

On voit, par ce corpus, que, lorsque la parole est rapportée directement, on peut s’intéresser, comme précédemment, au contenu et à l’expression, mais aussi commenter ce qui l’accompagne naturellement, l’intonation bien sûr, mais aussi la gestuelle, le maintien – jusqu’à l’expression du visage, que favorisent certains contextes. Il est difficile toutefois de parler véritablement d’une signification restreinte, l’effet de flou, qui se manifeste dans la pluralité même des acceptions mises en jeu et la relative indécision de leurs contours, ayant encore ici son mot à dire...

Quelles que soient les variations d’interprétation, l’air est jugé selon un critère social. Quand on fait ses débuts à l’armée et à la cour, le moindre signe, venant de la personne la plus en vue après le Roi, est de la plus haute importance. C’est pourquoi Mme de Sévigné s’attache à l’intonation admirable dont Mme de Maintenon a gratifié le chevalier de Grignan (9). L’air sérieux avec lequel Mme la Dauphine coupe court aux commérages (5) est particulièrement apprécié par Mme de Sévigné, et contribue à la bonne opinion qu’elle a de cette princesse. L’anecdote s’inscrit dans un passage qui fait l’éloge de son esprit, de son naturel, ainsi que de l’air fort noble 657 , et des qualités morales qui la distinguent. De même, par la manière dont elle élude les avances déplacées de Mme de Montespan, la duchesse de La Vallière, dans le lieu retiré où elle se trouve, montre son savoir-vivre et son esprit (3). Pour des raisons plus inattendues, Mme de Sévigné porte un jugement flatteur sur l’attitude qu’adopte la duchesse de Bouillon par rapport à ses juges (4), comme le montrent les lignes qui suivent, déjà citées dans notre étude :

‘Elle fut reçue de tous ses amis, parents et amies avec adoration tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie, et d’un bon air et d’un esprit tranquille. (t. 2, l. 731, p. 823)’

Mme de Sévigné voit, dans l’air de raillerie et de dédain de l’accusée, la manifestation de son bon air, et de toutes sortes de bonnes qualités – alors qu’elle condamnait le ton de hauteur, pris par M. Foucquet lors d’un de ses interrogatoires. Rappelons que ce jugement semble lui avoir été personnel. Mais il est aussi des airs mal venus. La tournure que prend le dialogue entre le chevalier de Lorraine et Varangeville (2) en discrédite les auteurs.

En ce qui concerne les constructions, on trouve, comme précédemment, un complément de manière, introduit par les prépositions avec et de, qui contient le mot air et se rattache à un verbe de parole :

‘L’autre, d’un ton et d’un air tout aimable 658 , et peut-être piquée de ce style [...] (3)’ ‘Elle dit que non, par plus d’une raison, et tout cela d’unairfort riant et fort dédaigneux. (4) ’ ‘Madame la Dauphine lui dit avec unairsérieux [...] (5)’ ‘Mme de Maintenon, qui lui répondit avec unairet un ton admirables [...] (9)’

Notons toutefois que, lorsque le mot air dénote le maintien et l’expression du visage (comme en 4 et 5), il a pour support véritable la personne elle-même, qui s’exprime « en ayant un air riant ou sérieux ». On doit ajouter que, dans ces conditions, le mot air se dit de la personne et ne peut être considéré comme hyponymique de la signification « manière de parler ». Si nous avons introduit cette interprétation dans le présent corpus, c’est qu’il s’agit de la personne prise dans une situation de parole, ce qui permet de rattacher contextuellement cet emploi du mot air aux autres significations. Dans tous les cas, on décrit la manière de parler, ce qui accompagne la parole.

Quant à la citation 2, dans laquelle le mot air s’applique au nom conversation, elle présente une variante de la structure avec avoir (cette conversation [...] prenait un air burlesque).

Avant d’en venir à l’important corpus relatif aux lettres, il convient de faire un sort au petit nombre de citations qui ont un statut intermédiaire, puisqu’on se trouve dans des situations qui mêlent écrit et oral :

‘13. Monsieur le Coadjuteur1 a fait la plus belle harangue et la mieux prononcée qu’il est possible2. Il passa cet endroit, qui avait été fait et rappliqué après coup, avec une grâce et une habileté nonpareilles ; c’est ce qui a le plus touché tous les courtisans. C’est une chose si nouvelle que de varier la phrase3 qu’il a pris l’occasion4 que Voiture souhaitait pour écrire moins ennuyeusement à Monsieur le Prince5, et s’en est aussi bien servi qu’il aurait fait. Le Roi a fort loué cette action et dit à Monsieur le Dauphin : « Combien voudriez-vous qu’il vous en eût coûté, et parler aussi bien que Monsieur le Coadjuteur ? » M. de Montausier6 prit la parole et dit : « Sire, nous n’en sommes pas là ; c’est assez que nous apprenons à bien répondre. » Les ministres et tout le monde ont trouvé un agrément et un air de noblesse dans son discours qui donna une véritable admiration. (t. 2, l. 415, p. 60)
La lettre est du 19 août 1675. Le 11 août, le maréchal de Créquy avait été battu par le duc de Lunebourg, frère du duc de Hanovre, à Consarbrück, près de Trêves (t. 2, l. 413, p. 52, et note 2 de la p. 52, p. 1107).
1. Jean-Baptiste de Grignan, frère du comte de Grignan, coadjuteur de son oncle, l’archevêque d’Arles.
2. Le Coadjuteur prononça sa harangue devant le Roi, au nom de l’assemblée du clergé, le 17 août 659 .
3. Varier la phrase : ne pas faire exactement la même chose.
4. Occasion : engagement de guerre, rencontre, combat.
5. Il s’agit d’une louange qu’adressa Voiture au duc d’Enghien après la prise de Dunkerque, en octobre 1646 (voir note 3 de la p. 60, p. 1112), et dans laquelle il regrettait que ce dernier n’ait point connu quelque défaite qui aurait pu apporter nouveauté et beauté à son discours...
6. Rappelons que le duc de Montausier était le gouverneur du Dauphin, alors âgé de quatorze ans. ’ ‘14. Je crois que vous aurez été bien étonnée de voir une petite déroute de notre côté; vous n’en avez jamais vu depuis que vous êtes au monde. Le Coadjuteur en a seul profité, en donnant un air si nouveau et si spirituel à sa harangue que cet endroit en a fait tout le prix, au moins pour les courtisans, car toutes les bonnes têtes2 l’ont louée depuis le commencement jusqu’à la fin. (t. 2, l. 417, p. 76)
1. Allusion à la défaite de Consarbrück.
2. Une bonne tête, une forte tête : personne d’un esprit droit, de jugement, de capacité.’ ‘15. Le Baron1 est ici, qui ne me laisse pas mettre le pied à terre, tant il me mène rapidement dans les lectures que nous entreprenons ; ce n’est toutefois qu’après avoir fait honneur à la conversation. Dom Quichotte, Lucien, les Petites Lettres 2, voilà ce qui nous occupe. Je voudrais de tout mon cœur, ma fille, que vous eussiez vu de quel air et de quel ton il s’acquitte de cette dernière lecture. Elles ont pris un tour particulier quand elles ont passé par ses mains ; c’est une chose entièrement divine, et pour le sérieux et pour la parfaite raillerie. (t. 2, l. 591, p. 498)
1. Charles de Sévigné (voir note 2 de la p. 108, l. 429, t. 2, p. 1139).
2. Les Provinciales de Pascal (voir note 4 de la p. 498, p. 1335). ’

Elles le font de manière différente. En 15, Charles de Sévigné fait la lecture à haute voix des Provinciales de Pascal. Le texte n’étant pas de lui, il ne peut que le mettre en valeur par l’intonation. C’est ce que dénote le mot air, en coordination synonymique avec ton. Mais cette manière de lire ne vient pas s’ajouter à ce qui est écrit, comme une sorte d’ornement. À travers la métaphore de l’ouvrier (elles ont passé par ses mains), on comprend qu’elle façonne le texte, qui prend un tour, une forme particulière, presque comme s’il en était le produit – le contraste des genres (pour le sérieux et pour la parfaite raillerie) étant mis au compte de cette remarquable interprétation.

Dans les citations 13 et 14, entre en scène le Coadjuteur qui prononce, devant le Roi, une harangue qu’il a composée. Or ce discours ne peut passer sous silence la très récente défaite du maréchal de Créquy à Consarbrück, et c’est ce passage, rajouté après coup avec un art consommé, qui fait l’admiration de tous. Ne nous en privons pas :

‘« Il semble que vos ennemis ne se sont multipliés que pour multiplier vos trophées. Toutes vos campagnes ont été marquées par la prise de quelque ville considérable ou de quelque province, et vous nous avez si fort accoutumés à ne voir dans l’histoire de votre règne que victoire sur victoire, conquête sur conquête, que nous ayant fait oublier que les armes sont journalières, il nous paraît aujourd’hui extraordinaire qu’elles nous puissent être contraires, même une seule fois. » 660

Mme de Sévigné a déjà loué, dans sa précédente lettre, la manière dont le Coadjuteur a introduit l’événement sans s’appesantir, et le tour peu ordinaire qu’il a su donner à sa louange :

‘Si le Coadjuteur avait pris, dans sa harangue, le style ordinaire des louanges, il ne serait pas aujourd’hui fort à propos. Il passe sur l’affaire présente avec une adresse et un esprit admirables ; il vous mandera le tour qu’il donne à ce petit inconvénient. Pourvu qu’il sache recoudre ce morceau bien juste dans sa pièce, ce sera le plus beau et le plus galant. (t. 2, l. 414, p. 57)’

C’est cette manière de présenter l’événement qui donne à son discours un agrément et un air de noblesse (13), c’est-à-dire une forme, une expression d’une grande élévation. Ces heureuses qualités sont celles du texte. Mais s’agissant d’une harangue, on ne saurait négliger l’art oratoire. Mme de Sévigné évoque ce double aspect dès le début du passage :

‘Monsieur le Coadjuteura fait la plus belle harangue et la mieux prononcée qu’il est possible(13).’

sous une forme qu’elle reprendra d’ailleurs identiquement quelques années plus tard, en parlant d’une autre harangue du coadjuteur :

‘[...] la harangue qu’il avait faite au Roi avait été parfaitement belle et bien prononcée. (t. 2, l. 791, p. 1032)’

Littré donne pour le verbe prononcer le synonyme réciter :

‘Réciter : prononcer quelque chose que l’on sait par cœur, à haute voix, d’une manière soutenue et d’un ton qui n’est ni celui de la déclamation ni celui de la simple lecture. ’

L’importance de la voix et de l’intonation est soulignée. On ne saurait donc négliger cette composante dans la signification du mot air, quand le contexte y est favorable. C’est le cas dans la citation 13, où l’orateur est mis en scène, et où les caractérisations agrément et noblesse conviennent à la fois à l’expression et à l’intonation. En revanche, en 14, il n’est question que de l’habileté du « raccord » fait par le coadjuteur, et de la forme, du tour qu’il a su donner, par cet endroit, à sa harangue. Les adjectifs nouveau et spirituel s’appliquent à l’invention et à l’expression du texte, non à l’intonation.

La signification du mot air est variable, selon qu’on a à faire à un simple lecteur, qui met en valeur un texte par la prononciation et l’intonation, ou à un orateur, qui compose et dit un discours. Dans ce cas, selon le contexte, on peut prendre en compte conjointement l’expression et l’intonation, ou mettre l’accent sur une composante (le tour, par exemple). La liberté avec laquelle ces traits peuvent s’associer ou se défaire témoigne une fois encore de l’extension et du flou de la signification du mot air. Quel qu’il soit, l’air est apprécié selon les normes du jugement social et du bon goût. La diction de Charles fait des Provinciales une chose entièrement divine. Quant à la harangue du coadjuteur, elle attire par ses qualités l’admiration de toute la cour.

Dans ce corpus réduit, trois constructions sont représentées :

  •  la construction verbale avec le complément de manière : de quelairet de quel ton il s’acquitte de cette dernière lecture (15) ;
  • la structure avec avoir, en 14, dans sa variante donner un air à (sa harangue), qu’on peut paraphraser par « en faisant avoir à sa harangue un air » ;
  •  la structure du type être dans, en 13, avec le syntagme verbal ont trouvé un air de noblesse [être] dans son discours, dans lequel le verbe être est implicite.

J’en viens enfin au corpus des textes écrits :

‘16. Cela étant, vous savez trop bien vivre pour répondre en badinant à un endroit où on a parlé tout de bon1 ; aussi ne l’avez-vous pas fait, et quoique vous ayez affecté un air de raillerie, vous l’avez mêlé de choses sérieuses, comme, par exemple, quand vous me priez d’écrire à M. de Grignan pour l’amour de vous, que j’aime ; peut-on prendre cela comme une plaisanterie ? Non, il n’est pas possible. Et il ne faut pas que vous prétendiez me persuader que je n’entends point raillerie ; je ne l’ai jamais si bien entendue que je fais, et je ne me suis jamais si peu laissé aller au chagrin que la fortune m’a voulu donner. (t. 1, l. 99, p. 118)

Cette lettre est de Bussy-Rabutin. Celui-ci n’avait pas écrit, à l’occasion du mariage de la fille de Mme de Sévigné. Mme de Sévigné s’en était plainte à Mme de Bussy, mettant surtout en avant le fait que Bussy n’ait pas écrit à M. de Grignan (voir note 5 de la p. 111, l. 94, t. 1, p. 949).
1. Bussy évoque un passage d’une lettre qu’il a écrite peu avant à Mme de Sévigné (t. 1, l. 94, p. 112), dans lequel il rappelait que, selon la bienséance, c’était à M. de Grignan de lui écrire en premier. ’ ‘17. Ne me parlez plus de mes lettres, < ma fille. > J’en viens de recevoir une de vous, qui enlève1, < tout aimable, toute brillante, > toute pleine de pensées, toute pleine de tendresses : un style juste et court, qui chemine2 et qui plaît au souverain degré, je dis même sans vous aimer comme je fais [...] mais je suis toujours charmée de vos lettres sans vous le dire. Mme de Coulanges l’est aussi toujours des endroits que je lui fais voir, et qu’il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de Dimanche gras3 répandu sur votre dernière lettre, qui la rend d’un goût nonpareil. (t. 1, l. 252, p. 450)

La lettre est datée du 9 mars 1672. Mme de Sévigné vient de recevoir la lettre du Dimanche gras 28 février (voir note 5 de la p. 450, p. 1241).
1. Enlever : ravir, transporter, animer au plus haut point.
2. En parlant d’un ouvrage d’esprit. Ce poème chemine bien : les diverses parties sont bien disposées, liées habilement.
3. Le dimanche gras : celui qui précède le mercredi des Cendres.’ ‘18. Vous me remettez en goût de vos lettres, Madame. Je n’ai pas encore bien démêlé si c’est parce que vous ne m’offensez plus, ou parce que vous me flattez, ou parce qu’il y a toujours un petit air naturel et brillant qui me réjouit. En attendant cette décision, je crois pouvoir vous dire qu’il y entre un peu de tout cela. (t. 1, l. 268, p. 497)

Cette lettre est de Bussy-Rabutin.’ ‘19. M. de Lorraine, en écrivant à sa fille sur la déroute de Consarbrück, ne nomme le Maréchal de Créquy que « le bon maréchal, le bon Créquy » ; il y a un air malin dans cette lettre qui ressemble bien à l’esprit de Son Altesse, mon père 1. (t. 2, l. 421, p. 89)

La lettre est du 4 septembre 1675.
1. Anne de Lorraine, comtesse de Lillebonne, était fille du duc Charles IV de Lorraine, dont elle disait « parlant de lui : Son Altesse mon père » (Perrin) (voir note 6 de la p. 89, p. 1127).’ ‘20. Je suis en train de dire des nouvelles1 ; il y a un petit air de Copenhague2 dans cette lettre qui vous fera souvenir agréablement de ma bonne marquise de Lavardin3. (t. 2, l. 623, p. 581)
1. Mme de Sévigné vient de donner à sa fille les dernières nouvelles de Paris.
2. Mme de Sévigné fait allusion aux lettres des Rochers écrites en 1675-1676 (voir note 5 de la p. 581, p. 1375, et t. 2, l. 433, p. 115), dans lesquelles elle décrivait à Mme de Grignan les intrigues de la cour du Danemark relatives à la fille de la princesse de Tarente.
3. La marquise de Lavardin était appelée la Gazette (t. 1, l. 44, p. 43), pour son goût des nouvelles.’ ‘21. Pour moi, j’ai eu une colique néphrétique et bilieuse (rien que cela), qui m’a duré depuis le mardi, lendemain de votre départ, jusqu’à vendredi. Ces jours sont longs à passer, et si je voulais vous dire que depuis que vous êtes partis, les jours m’ont duré des siècles, il y aurait un air assez poétique dans cette exagération, et ce serait pourtant une vérité. (t. 2, l. 627, p. 586-587)
La lettre, datée du lundi 15 novembre 1677, est adressée au comte de Guitaut et à sa femme. Mme de Sévigné est à Paris. ’ ‘22. Ah ! la bonne fièvre quarte, mon cousin, qui laisse le cœur gai et qui n’empêche pas d’écrire une aussi plaisante lettre que celle que cette heureuse veuve vous a écrite à Forléans ; mais aussi la jolie réponse que vous y avez faite ! que ce fagotage de toutes sortes d’airs me paraît une agréable mode. Je vous remercie de vos amusements ; vous savez combien je suis digne de ces sortes de choses-là et combien mon cœur en est réjoui. (t. 2, l. 631, p. 591)
Mme de Sévigné écrit à Bussy-Rabutin. Elle évoque un échange de lettres plaisant entre Bussy et sa fille, la marquise de Coligny (voir note 4 de la p. 591, p. 1380-1381).’ ‘23. Quand vous ne m’auriez pas mandé que vous vous portez bien, ma chère cousine, je l’aurais connu à l’air de votre lettre. Votre heureux tempérament était dans son naturel quand vous m’avez écrit, car la mauvaise santé fait sur l’esprit le même effet que les afflictions. Ce que vous dites en faveur des gens de notre tempé­rament est admirable. (t. 3, l. 940, p. 256)

Il s’agit d’une lettre de Bussy-Rabutin.’ ‘24. Puisque nos amusements vous plaisent, nous vous en ferons part, ma chère cousine, et, pour continuer, je vous envoie une petite lettre que j’écrivis il y a deux mois à ma belle-sœur de Toulongeon, avec qui je badine toujours sur un air de galanterie. Je trouve que cela est toujours meilleur que l’air d’une simple amitié, car avec l’agrément qui se rencontre dans le commerce des amis, il y a encore une politesse dans l’air galant qui fait plaisir aux gens qui ont de l’esprit. Voilà ce qui m’est resté du temps passé. Ce qui était autrefois dans mon cœur n’est plus que dans mon esprit, et j’en suis de meilleure compagnie. (t. 3, l. 940, p. 256-257)

Il s’agit de la même lettre que précédemment.’ ‘25. Je ne vous ai point affligée de la lettre de Mlle Descartes1 ; elle voulut vous l’envoyer. Vous vous acquitterez galamment de cette réponse. C’est une jolie petite question à traiter ; vous donnerez un air de superficie qui vous tirera aisément d’affaire. (t. 3, l. 1115, p. 610-611)

La lettre est du 5 juin 1689.
1. Catherine Descartes, née en 1637, était fille de Pierre Descartes, conseiller au parlement de Bretagne, et frère du philosophe (voir note 5 de la p. 713, l. 701, t. 2, p. 1432-1433). ’ ‘26. Mlle Descartes est dans une profonde admiration de la beauté et de la bonté de votre esprit ; elle trouve toute la Bretagne indigne de voir votre lettre, à la réserve d’un homme fort aimable, qu’elle appelle son maître, qui vous admire au-delà de tout ce qu’il a jamais admiré1. Il est vrai que votre lettre était parfaite, et d’un air qui ne sentait point la crasse de la philosophie. (t. 3, l. 1120, p. 624-625)

La lettre est du 22 juin 1689.
1. Il s’agit de Louis-Hercule de Francheville, poète et abbé de cour, qui prit le nom de marquis de Québriac quand il épousa sa cousine par alliance (voir note 2 de la p. 711, l. 1152, t. 3, p. 1495).’ ‘27. Je reçus une lettre de notre Marquis. C’était pied ou aile de vous1 ; cela me fit plaisir. Ce joli petit capitaine me dit que c’est du plus loin qu’il lui souvienne de m’avoir écrit. Il me dit mille amitiés. Il me conte ses raisons pour ne pas écrire si souvent qu’il le voudrait. Il me parle de l’amitié de M. de Boufflers2 pour lui, que c’est à moi qu’il la doit. Il me dit des nouvelles de son camp, de leurs espérances pour finir la campagne en se joignant à quelque armée, mille douceurs à son oncle, à sa tante, un air dans son style qui se forme, et un si bon sens partout que je dis plus que jamais, ma bonne, qu’il n’y a qu’à heurter à la porte3 sur tout ce qu’on veut, il y répond parfaitement. (t. 3, l. 1142, p. 678)

1. Tirer pied ou aile d’une chose : en tirer un profit, un avantage [...]
2. Sous le commandement duquel il se trouvait.
3. Il n’y a qu’à heurter à la porte : se dit d’une personne savante, habile, qu’il n’est besoin que d’interroger pour en recevoir d’utiles informations.’ ‘28. Mais je vous gronde, ma chère Comtesse, de trouver notre Corbinelli le mystique du diable. Votre frère en pâme de rire ; je le gronde comme vous. Comment, mystique du diable ? un homme qui ne songe qu’à détruire son empire, qui ne cesse d’avoir commerce avec les ennemis du diable, qui sont les saints et les saintes de l’Église ! un homme qui ne compte pour rien son chien de corps, qui souffre la pauvreté chrétiennement (vous direz philosophiquement), qui ne cesse de célébrer les perfections et l’existence de Dieu, qui ne juge jamais son prochain, qui l’excuse toujours, qui passe sa vie dans la charité et le service du prochain, qui ne cherche point les délices ni les plaisirs, qui est entièrement soumis à la volonté de Dieu ! Et vous appelez cela le mystique du diable  ! Vous ne sauriez nier que ce ne soit là le portrait de notre pauvre ami. Cependant, il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d’abord, et qui pourrait surprendre1 les simples. Mais je résiste, comme vous voyez, et je soutiens le fidèle admirateur de Sainte-Thérèse, de ma grand-mère2, et du bienheureux Jean de La Croix. (t. 3, l. 1186, p. 811)

1. Surprendre : induire en erreur, tromper.
2. Il s’agit de Jeanne de Chantal, grand-mère de Mme de Sévigné, qui jeta à Annecy, avec François de Sales, les premiers fondements de l’ordre de la Visitation, dont les couvents se répandirent bientôt dans toute la France, et qui mourut en odeur de sainteté (voir note 6 de la p. 15, l. 16, t. 1, p. 844). Des Épîtres spirituelles étaient parues sous son nom (voir note 4 de la p. 690, l. 1146, t. 3, p. 1487).’

Ces occurrences me simplifient la tâche, puisqu’elles ont le mérite d’exclure toute considération relative à l’intonation et à la personne physique... Il ne peut être question ici que des qualités relatives au contenu et à la forme de ce qui est écrit. Si, dans tous ces exemples, le mot air peut facilement être remplacé par son synonyme ton (ayant la signification « manière de s’exprimer »), l’interprétation n’est pas uniforme, et peut présenter des nuances selon les contextes.

Prenons la citation 20. Mme de Sévigné donne à sa fille des nouvelles de Paris, non exemptes de commérages, et qu’elle rapproche de la complaisante gazette (en plusieurs épisodes) qu’elle fit des intrigues de la cour du Danemark, et en particulier de l’imbroglio amoureux dans lequel se trouvait la fille de la princesse de Tarente. Le petit air de Copenhague qu’elle attribue à sa lettre est un ton de nouvelle, de gazette, fortement tributaire des événements qu’elle raconte, donc de la matière, du contenu.

En 16, Bussy-Rabutin évoque un précédent échange de lettres qu’il a eu avec sa cousine, et dans lequel revient de part et d’autre le thème litigieux de la lettre de mariage à M. de Grignan. Il est intéressant de voir de plus près la nature de cet échange, et les commentaires qu’en fait Bussy. Faisant allusion à sa propre lettre, dans les lignes qui précèdent immédiatement notre citation :

‘[...] et sur cela je vous écrivis une lettre que vous me mandez qui était fort badine. En effet, tout ce qui vous regardait l’était extrêmement, mais vous ne sauriez disconvenir que l’article de M. de Grignan ne fût sérieux. Vous pourriez le voir encore si vous aviez gardé ma lettre, et pour moi, je m’en souviens mot pour mot. (t. 1, l. 99, p. 117)’

il établit une distinction nette entre les galanteries qu’il a adressées à sa cousine (et où il était question de la plus grande passion du monde, et d’aimer éperdument 661 ), et le passage sérieux relatif à M. de Grignan.

On jugera de ce dernier :

‘Il faut aussi que vous soyez sincère sur le sujet de M. de Grignan. De quelque côté qu’on nous regarde tous deux, et particulièrement quand il épouse la fille de ma cousine germaine, il me doit écrire le premier, car je ne m’imagine pas que d’être persécuté, ce me doive être une exclusion à cette grâce ; il y a mille gens qui m’en écriraient plus volontiers, et cela n’est pas de la politesse de l’hôtel de Rambouillet 662 . Je sais bien que les amitiés sont libres, mais je ne pensais pas que les choses qui regardent la bienséance le fussent aussi. Voilà ce que c’est d’être longtemps hors de la cour, on s’enrouille dans la province. (t. 1, l. 94, p. 112)’

Ce que Bussy-Rabutin reproche à sa cousine, c’est, en quelque sorte, la confusion des genres. Elle a adopté, dans sa lettre, un ton de plaisanterie (un air de raillerie) de bout en bout, alors qu’elle passait d’un sujet badin (la réponse aux galanteries) à des choses sérieuses (la lettre de M. de Grignan).

Voici le passage incriminé :

‘Il jure qu’il ne vous écrira point sottement, comme tous les maris ont accoutumé de faire à tous les parents de leur épousée. Il veut que ce soit vous qui lui fassiez un compliment sur l’inconcevable bonheur qu’il a eu de posséder Mlle de Sévigné. Il prétend que, pour un tel sujet, il n’y a point de règle générale. Comme il dit tout cela fort plaisamment et d’un bon ton, et qu’il vous aime et vous estime avant ce jour, je vous prie, Comte, de lui écrire une lettre badine, comme vous savez si bien faire. Vous me ferez plaisir, à moi que vous aimez, et à lui qui, entre nous, est le plus souhaitable mari et le plus divin pour la société qui soit au monde. Je ne sais pas ce que j’aurais fait d’un jobelin 663 qui eût sorti de l’Académie 664 , qui ne saurait ni la langue ni le pays 665 , qu’il faudrait produire 666 et expliquer partout, et qui ne ferait pas une sottise qui ne nous fît rougir. (t. 1, l 96, p. 114)’

dans lequel elle justifie l’attitude de M. de Grignan, et demande à Bussy-Rabutin d’écrire à son gendre pour l’amour d’elle, mais en présentant les choses avec légèreté. Mme de Sévigné a donc voulu « noyer le poisson », comme si le sujet en question était de peu d’importance. Elle a simulé un air de raillerie, c’est-à-dire qu’elle a voulu donner à la totalité de sa lettre l’apparence d’un échange plaisant, tant au plan de la forme que du contenu, alors qu’elle y introduisait subrepticement des éléments relatifs au sujet qui les opposait, et qu’il avait lui-même traité avec sérieux.

Dans les citations 23 et 24, qui appartiennent l’une et l’autre à une même lettre, on retrouve cette même interprétation du mot air. Bussy-Rabutin, dans un premier temps (23), fait l’éloge de la lettre que Mme de Sévigné vient de lui envoyer, et qui, selon lui, manifeste pleinement les heureuses dispositions et le bon état de santé de sa cousine. Quand il parle de l’air, c’est-à-dire du ton de cette lettre, il fait allusion à la fois à ce que dit Mme de Sévigné et à la manière dont elle le dit, comme le montre l’appréciation qu’il formule en fin de citation : Ce que vous dites en faveur des gens de notre tempérament est admirable. En 24, Bussy-Rabutin passe à son propre éloge. Il se félicite du ton de la correspondance qu’il entretient avec sa cousine de Toulongeon, qui est un ton de galanterie (un air de galanterie, l’air galant), et non simplement un ton amical (l’air d’une simple amitié). Or, de l’amitié à la galanterie, la différence n’est pas seulement dans la façon de dire, mais dans les choses même qu’on dit.

Dans ces quatre exemples (20, 16, 23, 24), la signification du mot air se rapproche de celle du mot genre 667 qui implique la prise en compte conjointe et solidaire du sujet et de l’expression. Ainsi on reconnaît tour à tour le genre de la gazette, celui du sérieux qui s’oppose à la raillerie, ou encore le mode de la galanterie.

On peut rattacher à ces exemples le cas un peu particulier de la citation 25, qui demande quelque éclaircissement. Elle fait allusion à une lettre que Mlle Descartes a adressée à Mme de Grignan, et dans laquelle elle écrivait :

‘[...] qu’avec le respect qu’elle devait à son oncle le bleu était une couleur [...] (t. 3, l. 1110, p. 600).’

Il s’agit là du fameux débat sur les qualités sensibles (les couleurs, en particulier), qui, pour un cartésien, n’appartiennent pas à l’étendue, mais ont leur siège dans l’âme 668 . Or, en ôtant toute réalité extra-mentale aux qualités sensibles, la métaphysique de Descartes embarrassait les théologiens catholiques, qui définissaient la transsubstantiation eucharistique comme une conversion de la substance du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ, avec conservation des accidents sensibles. Ce à quoi Descartes répondait en disant, dans ses Réponses aux quatrièmes objections, que ce qui se conserve, c’est la « superficie » du pain et du vin 669 . C’est à cette conception que Mme de Sévigné fait allusion, avec son air de superficie. Elle conseille à sa fille de tourner sa réponse en utilisant la formulation et l’argumentation de Descartes – réduites, par une sorte de synecdoque plaisante, au mot superficie. C’est bien à la fois la forme et le contenu qui sont ici concernés.

On passe à une interprétation légèrement différente avec les citations 19, 21 et 28. En 19, Mme de Sévigné s’amuse du ton sur lequel le duc de Lorraine, écrivant à sa fille, parle du maréchal de Créquy, qui venait de subir la défaite de Consarbrück, en lui donnant des appellations flatteuses («  le bon maréchal, le bon Créquy »). L’air malin de cette lettre ne touche pas ici au sujet, mais à la manière quelque peu malveillante de présenter les choses, qu’elle rapproche de la distance ironique avec laquelle Anne de Lorraine s’adressait à son père. De même en 28, le bon mot (mystique du diable) qu’emploie Mme de Grignan au sujet de Corbinelli – qui, comme l’écrivait Mme de Sévigné dans ses précédentes lettres, est tout pétri dans le mystique 670 , plus mystique que jamais, au-delà de Sainte-Thérèse 671  – a un air de plaisanterie, c’est-à-dire tourne les choses de manière à amuser, à susciter le rire. Il pourrait d’ailleurs abuser les gens sans malice (surprendre les simples), qui le prendraient au pied de la lettre. Dans ces deux exemples, l’air est à la malice, à la plaisanterie. Il s’agit de la manière de faire voir les choses, de la forme d’esprit. Le mot esprit est d’ailleurs donné comme synonyme d’air, dans la citation 19 (un air malin [...] qui ressemble bien à l’esprit [...]). On peut faire la même interprétation en 21, où Mme de Sévigné commente l’hyperbole dont elle s’est servie (depuis que vous êtes partis, les jours m’ont duré des siècles), pour parler des jours de maladie qu’elle vient de vivre. On peut y voir une tournure poétique, mais quand on souffre, cette sorte d’exagération a un réel contenu (ce serait pourtant une vérité) !

De la manière de présenter les choses, on passe à l’expression, au style, avec les citations 22, 26, 17 et 18. En 26, Mme de Sévigné loue la perfection de la réponse que Mme de Grignan a adressée à Mlle Descartes, nièce du philosophe. Dans sa lettre, Mme de Grignan aurait repris l’essentiel de la thèse d’un continuateur de Descartes, Rohault, qui radicalisait la solution de Descartes (la fameuse « superficie ») 672 , dont nous avons parlé plus haut, mais en la formulant d’un air qui ne sentait point la crasse de la philosophie, c’est-à-dire dans le style des honnêtes gens, « de façon plus élégante et sans termes techniques » (R. Duchêne 673 ). Ce que sa mère avait d’ailleurs prévu (Vous vous acquitterez galamment de cette réponse [...] 674 ) ! Charles de Sévigné s’associe à l’éloge en ces termes :

‘J’aimerais bien mieux avoir fait votre lettre à Mlle Descartes, je ne dis pas qu’un poème épique 675 , mais que la moitié des œuvres de son oncle. J’en suis enchanté, et jamais Rohault, que vous citez, n’a parlé si clairement. (t. 3, l. 1117, p. 614)’

Le frater (comme l’appelle souvent Mme de Sévigné) fait toutefois une réserve, qui touche à l’écriture. Le mot est à prendre dans son sens « graphologique », à ne pas confondre évidemment avec le style ! Je citerai ce passage pour le plaisir :

‘Ne croyez pourtant pas que cette lettre, que je loue de si bon cœur, et même que j’admire, soit sans défaut. Elle en a un que j’ai eu bien de la peine à corriger ; c’est une écriture aussi difficile à déchiffrer que le sujet sur lequel vous raisonnez est difficile à comprendre. Ce n’est plus de l’écriture, ce sont des figures, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; ce sont des < hiéroglyphes > d’une si grande et si belle variété qu’ils ne laisseront pas de plaire aux yeux quand vous les aurez amenés au point de n’être plus intelligibles à l’esprit. (t. 3, l. 1117, p. 614-615).’

La citation 22 demande quelque éclaircissement, que nous apporte ce passage d’une lettre de Bussy-Rabutin :

‘« Pour entendre ce que Mme de Sévigné me mandait d’une plaisante lettre que ma fille de Coligny m’avait écrite, il faut savoir qu’étant parti pour aller à Forléans faire quelques affaires, j’avais laissé à Bussy ma fille de Coligny, mon fils aîné et sa sœur de Chaseu, et qu’ils s’amusaient à lire Froissart, qui a écrit son histoire en vieux langage. Comme je fus plus longtemps à revenir que je ne leur avais dit en partant, ils se mirent dans la tête de m’écrire du style de Froissart, et ce fut la marquise de Coligny qui composa la lettre (Mémoires) » 676 .’

On apprend que la plaisante lettre de la marquise de Coligny (cette heureuse veuve) était écrite en vieux langage, à la manière de Froissart. Quant à Bussy, il écrivit sa réponse en chansons 677 . Il s’agit donc bien du style, de la forme de ces écrits, dont Mme de Sévigné apprécie la diversité, à travers l’expression imagée du fagotage de toutes sortes d’airs. Le mot fagotage dénote un assemblage semblable à celui des branches d’un fagot, en principe peu harmonieux 678 . Mais ici cette évaluation dépréciative disparaît. Dans les citations 17 et 18, il est toujours question de la manière d’écrire, mais celle-ci me paraît plus liée à l’humeur, au tempérament de la personne qui écrit. En 17, Mme de Sévigné fait l’éloge du style (juste et court, qui chemine) de la lettre de sa fille qu’elle vient de recevoir. Elle souligne le petit air de Dimanche gras qui y est répandu. Il faut entendre par là le ton de gaieté, de fête, qui parcourt toute cette missive. Ce ton, qui ne s’attache pas à un contenu particulier, est lié à la forme, et témoigne, plus que d’un genre d’écriture, de la disposition d’esprit de l’épistolière. En 18, Bussy-Rabutin loue le petit air naturel et brillant des lettres de sa cousine. On s’éloigne d’autant plus ici du contenu que, même si l’on ne trouve, à proximité, qu’une lettre de Mme de Sévigné 679 , l’appréciation a une portée générale (toujours). C’est donc, là encore, le style qui l’emporte, et les qualités qu’il présente (naturel et brillant) peuvent aussi se rapporter au caractère de Mme de Sévigné.

Quant à la citation 27, elle relève d’une interprétation encore différente, puisque le mot air s’applique au style lui-même ! Il faut entendre que Louis-Provence a une manière personnelle et heureuse (ces caractérisations restent implicites, elles se cherchent en quelque sorte, comme le style même du jeune homme) d’écrire, donne un tour particulier à son expression.

On voit, par ce corpus, que, même lorsqu’il est question de choses écrites, le mot air est susceptible, comme son synonyme ton, de variations de sens. Il peut engager le contenu et la forme d’une lettre, s’en tenir plus simplement la manière de présenter les choses, ou encore dénoter l’expression, le style, mis en relation avec un genre d’écriture ou, de façon plus personnelle, avec les dispositions de celui qui écrit 680 . Enfin, il peut se dire de la façon dont on tourne le style lui-même. Ces variations témoignent, jusque dans ce domaine pourtant bien circonscrit, du flou persistant de ce mot...

Comme précédemment, l’air fait l’objet d’une appréciation sociale. Ce sont d’abord les caractérisations du mot air, qui renvoient à des genres (celui de la nouvelle, la poésie), à des manières de s’exprimer plus ou moins codifiées, comme la raillerie, la plaisanterie, et dans une moindre mesure, la malignité, la gaieté – rejetées quand elles ont à voir avec la crasse de la philosophie –, à des modes de relation (l’amitié, la galanterie), ou encore à des qualités particulièrement prisées (comme le naturel et le brillant), qu’il convient parfois de chercher dans l’implicite. Dans la plupart des citations, cette appréciation sociale s’avère positive. L’air de l’amitié est agréable, et l’air galant, empreint de politesse, lui est encore supérieur (24). Les exercices de style des Bussy-Rabutin sont une agréable mode (22). La lettre de Mme de Grignan est d’un goût nonpareil (17) pour sa mère, qui est de toute façon toujours charmée sans le dire. Elle saura galamment mettre en œuvre l’air de superficie, dans sa réponse à Mlle Descartes (25). De fait, son exposé philosophique atteint tout simplement la perfection (26). Louis-Provence n’est pas en retrait par rapport à sa mère (c’est pied ou aile de Mme de Grignan), et sa manière d’écrire montre, entre autres qualités, qu’il est déjà un habile homme (27). On ne saurait s’étonner du plaisir qu’en retirent les destinataires. L’air galant fait plaisir aux gens d’esprit (24), la lettre de Mme de Sévigné réjouit son cousin (18), et les nouvelles qu’elle donne à sa fille lui rappelleront agréablement la bonne Mme de Lavardin et ses gazettes (20). Même si ce n’est pas dit, on devine en 19 que Mme de Sévigné s’amuse de la malice de M. de Lorraine, et que Bussy-Rabutin apprécie le fait que la lettre de sa cousine respire la santé, pour ainsi dire (23). Deux dissonances, pourtant. Si, en 16, Bussy-Rabutin rend hommage au savoir-vivre de sa cousine, c’est pour mieux épingler le procédé dont, en toute connaissance de cause, elle s’est servie en affectant un air de raillerie, et dont il n’est pas dupe. Quant au bon mot sur Corbinelli (28), il ne produit pas sur Mme de Sévigné, qui résiste, l’effet divertissant qu’on pourrait attendre.

Voyons enfin les constructions dans lesquelles entre le mot air. On trouve un seul exemple de complément de manière d’un verbe de parole :

‘je badine toujours sur unair de galanterie (24)’

introduit par la préposition sur. Dans l’exemple 16 :

‘quoique vous ayez affecté unairde raillerie (16)’

le mot air semble se rapporter à la personne dans une structure, paraphrasable par « quoique vous ayez eu, pris, par feinte, un air de raillerie », qui est une variante de la phrase avec avoir. En fait, il faut comprendre que Mme de Sévigné a écrit sur un ton de raillerie, et le mot air s’applique plus justement à l’action qu’à la personne.

Quand le mot air se dit du texte (ou du mot), la majorité des occurren­ces s’inscrivent dans une structure du type il y a un air dans :

‘Il y a un petit airde Dimanche grasrépandu sur votre dernière lettre [...] (17)’ ‘[...] il y a toujours un petitairnaturel et brillant qui me réjouit (18) 681 ’ ‘il y a unairmalin dans cette lettre (19)’ ‘il y a un petitairde Copenhaguedans cette lettre (20)’ ‘il y aurait unairassez poétique dans cette exagération (21)’ ‘un air dans son style qui se forme (27) 682 ’ ‘il y a dans ce mot unairde plaisanterie (28)’

La structure d’appartenance est représentée par un syntagme nominal du type l’air de :

‘l’air de votre lettre (23)’

et par une variante de la phrase avec avoir :

‘vous donnerez unairde superficie qui vous tirera aisément d’affaire (25)’

dont on peut faire la paraphrase « vous ferez en sorte que votre réponse aura un air de superficie ».

La citation 22 :

‘ce fagotage de toutes sortes d’airs(22)’

peut être ramenée à une structure d’appartenance implicite, si l’on comprend que les différents airs en question sont ceux des écrits de Bussy et de sa fille.

Enfin on trouve, dans une occurrence, la construction à valeur de caractérisation être d’un air :

‘votre lettre était [...] d’unair qui ne sentait point la crasse de la philosophie (26)’

L’emploi du mot air est générique dans :

‘l’air d’une simple amitié (24)’ ‘l’airgalant (24)’

Dans cet important corpus relatif à la parole, les traits caractéristiques d’« air-élément » n’ont pas disparu. Le trait « immatérialité » convient de toute façon à la plupart des significations qui touchent, avec la manière de s’exprimer, à des choses abstraites 683 . Quant au trait « continu », il contribue à cette indifférenciation, à cet effet de flou, particulièrement présent dans les occurrences de ce corpus.

Notes
645.

. Cette affaire a déjà été évoquée lors de l’étude de la citation 12 du corpus relatif à la signification « manière d’être collective », p. 687.

646.

. Fermeté : force morale, qui s’exerce contre les obstacles, dans les périls, dans les souffrances, dans les revers.

647.

. Bien dire : parler d’une façon convenable, s’exprimer en bons termes, dire ce qu’il faut.

648.

. Les comédiennes (p. 508 : Les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès).

649.

. Comme le note R. Duchêne (voir note 1 de la p. 509, p. 1400) à propos de la réplique royale Racine a bien de l’esprit, en se gaussant quelque peu de ceux qui ont voulu y voir un hommage d’une grande subtilité, rendu à Racine.

650.

. Sentir : avoir les qualités, l’air, l’apparence de, indiquer, dénoter.

651.

. Je pense que, dans la relative qui caractérise l’air du Roi, en 11 (qui lui donnait une douceur trop aimable), l’adverbe trop ne peut avoir qu’une valeur positive :

Trop : employé pour « très » (Dictionnaire du français classique, 1992). Littré note que Bossuet a employé trop dans le sens archaïque de beaucoup.

652.

. Mais nous avons vu que, la plupart du temps, l’ami Foucquet répond très bien...

653.

. Cette conversation renvoie aux répliques précédemment échangées, que je ne repro­duis pas.

654.

. On se reportera à l’adjectif héroïque employé au début du paragraphe.

655.

. On inscrivait à la porte les compliments sur des billets, comme aujourd’hui les condo­léances sur un registre (note 2 de la p. 403, p. 1346).

656.

. Elle sera d’ailleurs exilée sur ordre du Roi : Mme de Bouillon s’est si bien vantée des réponses qu’elle a faites aux juges qu’elle s’est attiré une bonne lettre de cachet pour aller à Nérac près des Pyrénées ; elle partit hier avec beaucoup de douleur. (t. 2, l. 736, p. 840).

657.

. Nous reviendrons sur cette occurrence.

658.

. Le verbe de parole est ici implicite.

659.

. Voir note 8 de la p. 809, l. 332, t. 1, p. 1097, de l’édition de Gérard-Gailly.

660.

. Cette harangue a été conservée dans le Procès-verbal de l’assemblée du clergé de 1675 (voir note 2 de la p. 60, l. 415, t. 2, p. 1112).

661.

. T. 1, l. 94, p. 111-112.

662.

. Allusion au premier mariage du comte avec Angélique-Clarisse d’Angennes, fille de Mme de Rambouillet (note 2 de la p. 112, p. 949). R. Duchêne ajoute dans cette note : Mme de Sévigné a mentionné à plusieurs reprises la parfaite politesse de son gendre, dont le silence fut assurément concerté.

663.

. Jobelin : jeune jobard, petit jobard. Jobard : homme niais [...].

664.

. Sortir de l’Académie, c’est sortir de l’école (voir note 3 de la p. 114, p. 952).

665.

. Savoir la langue et le pays, c’est être au courant des usages du lieu où l’on se trouve, ici le monde et la cour (voir note 3 de la p. 114, p. 952). On retrouve l’affinité du lieu et du milieu social.

666.

. Produire : introduire, faire connaître.

667.

. Notons que c’est en 1645 que ce mot a servi à désigner « une catégorie d’œuvres définie par des caractères communs (sujet, style, etc.) » (Dictionnaire historique de la langue française).

668.

. Voir note 4 de la p. 479, l. 584, t. 2, p. 1325-1326.

669.

. Voir note 5 de la p. 614, l. 1117, t. 3, p. 1452.

670.

. T. 3, l. 1146, p. 690.

671.

. T. 3, l. 1184, p. 805.

672.

. Voir note 5 de la p. 614, l. 1117, t. 3, p. 1452.

673.

. Voir note 5 de la p. 614, l. 1117, t. 3, p. 1452.

674.

. T. 3, l. 1115, p. 610-611.

675.

. Expression stéréotypée (note 3 de la p. 614, l. 1117, t. 3, p. 1452).

676.

. Voir note 4 de la p. 591, l. 631, t. 3, p. 1380-1381.

677.

. Voir note 4 de la p. 591, l. 631, t. 3, p. 1380-1381.

678.

. Voir note 1 de la p. 83, l. 417, t. 2, p. 1123.

679.

. La plus proche est du 24 avril 1672 (t. 1, l. 265, p. 488), la lettre de Bussy étant du 1er mai. Sinon, il faut remonter au 24 janvier 1672 (t. 1, l. 238, p. 421).

680.

. F. Berlan, 1989, étudiant le mot style et ses substituts dans Les Réflexions sur la poétique de ce temps (1675) du Père Rapin, souligne la « complexité notionnelle » du mot air dans cet emploi (p. 98), et la diversité des caractérisations dont il fait l’objet (relatives à la forme, au contenu ou au genre littéraire).

681.

. La localisation (« dans vos lettres ») est implicite ici.

682.

. « Il y a » est implicite ici.

683.

. Quand le mot air prend la signification plus physique d’« intonation », on peut évi­demment se demander si la métaphore n’est pas réactivée, puisque la voix, donc le souffle, entre en jeu.