4 – Manière d’être de la personne en mouvement

Si, après cette assez longue incursion dans le domaine de la parole, on poursuit le processus de rapprochement, la personne apparaît dans ses mouvements, ses gestes, son aspect physique 684  :

‘1. Hier je reçus toute la Bretagne à ma Tour de Sévigné1. Je fus encore à la comédie. Ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes ; c’est assez pour une troupe de campagne. Le soir on soupa, et puis le bal. Je voudrais que vous eussiez vu l’air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau. Quelle légèreté ! quelle justesse ! Il peut défier tous les courtisans et les confondre, sur ma parole. Il a soixante-mille livres de rente, et sort de l’Académie2. (t. 1, l. 191, p. 319)

La lettre est du 12 août 1671. Mme de Sévigné est à Vitré.
1. La Tour de Sévigné, selon l’aveu du 3 décembre 1658, était une « maison noble composée de grands corps de logis, tours, tourelles, jardin avec une grosse tour » (voir note 5 de la p. 269, l. 172, t. 1, p. 1101), que possédait Mme de Sévigné à Vitré.
2. L’Académie était le lieu où les jeunes nobles, au sortir du collège, allaient apprendre les armes et l’équitation (voir note 7 de la p. 36, l. 38, t. 1, p. 869).’ ‘2. Je meurs quelquefois d’envie de pleurer au bal, et quelquefois j’en passe mon envie sans que personne s’en aperçoive. Certains airs, certaines danses font cet effet très ordinairement. Mon petit Locmaria a toujours un air charmant. Il fut un peu hier au soir tout auprès de la cadence1. Je ne sais s’il n’était point ivre ; cela dit sans qu’on s’en offense. (t. 1, l. 195, p. 332)

La lettre est du 26 août 1671. Mme de Sévigné s’est trouvée à un bal à Vitré.
1. Cadence : conformité des pas du danseur avec la mesure marquée par l’instrument.
Auprès : Fig. « Il fut un peu auprès de la cadence [Il dansa un peu contre la mesure] ».’ ‘3. Pour M. de Locmaria, sans tourner autour du pot, il a tout l’air de Termes1, sa danse, sa révérence, mettre et ôter son chapeau, sa taille, sa tête. Voyez si ce petit vilain-là n’est pas assez joli. (t. 1, l. 197, p. 336)

La lettre est du 2 septembre 1671.
1. Rappelons ce qui a déjà été dit lors de notre première rencontre avec ce personnage, que Mme de Sévigné fréquentera à Vichy en 1677. Le marquis de Termes était le fils d’un oncle du marquis de Montespan. « Il était pauvre, écrit Saint-Simon, avait été très bien fait et très lié avec les dames dans sa jeunesse. » (voir note 5 de la p. 336, l. 197, t. 1, p. 1158). Né vers 1639, il avait alors trente-deux ans.’ ‘4. À midi, ils furent mariés. L’après-dîner, la petite fille1 dansa comme un ange ; elle a appris à Paris, du maître et de l’air de Madame la Duchesse2. (t. 3, l. 1117, p. 616)

La lettre est datée du 12 juin 1689. Mme de Sévigné est aux Rochers. Elle décrit un mariage (rapidement expédié).
1. La mariée.
2. Louise-Françoise de Bourbon (1673-1743), Mlle de Nantes, duchesse de Bourbon (puis d’Enghien), était la fille de Louis XIV et de Mme de Montespan (voir note 5 de la p. 654, l. 358, t. 1, p. 1377). ’ ‘5. Ma bonne, vous m’avez fait suer les grosses gouttes en jetant ces pistoles qui étaient sur le bout de cette table. Mon Dieu, que j’ai parfaitement compris votre embarras, et ce que vous deveniez en voyant de telles gens ramasser ce que vous jetiez ! Il m’a paru dans Monsieur le Duc1 un chagrin plein de bonté, dans ce qu’il vous disait de ne pas tout renverser. Il me semble que l’intérêt qu’on aurait pris en vous aurait fait dire comme lui ; c’eût été son tour à ramasser si vous eussiez continué. Ma bonne, j’admire par quelle sorte de bagatelle vous avez été troublée dans la plus agréable fête du monde. Rien n’était plus souhaitable que la conduite qu’avait eue Mme d’Arpajon2. Vous étiez écrite de la main du Roi ; vous étiez accrochée avec Mme de Louvois. Vous soupâtes en bonne compagnie ; vous vîtes cette divinité3 dont vous fûtes charmée. Enfin, ma belle, il fallait ce petit rabat-joie4, mais en vérité, passé le moment, c’est bien peu de chose, et je ne crois pas que cela puisse aller bien loin. M. de Coulanges est si empressé à voir vos lettres que je n’ai pas cru devoir lui faire un secret de ce qui s’est passé à la face des nations. Il dit qu’il vous aurait bien rapporté, s’il avait été à Versailles, comme on aurait parlé de cette aventure. Et puis il revient à dire qu’il ne croit pas qu’il ait été possible de reparler d’un rien comme celui-là, où il n’y a point de corps. Quoiqu’il en soit, cela ne fera pas de tort à vos affaires, et vous n’en avez pas l’air plus maladroit ni la grâce moins bonne ; vous n’en serez pas moins belle, et je pense que présentement cette vapeur est dissipée. (t. 3, l. 922, p. 228-229)

1. Henri-Jules de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, fils du Grand Condé (voir note 3 de la p. 208, l. 151, t. 1, p. 1044).
2. Mme d’Arpajon était la nouvelle dame d’honneur de la Dauphine (t. 3, l. 880, p. 131).
3. Mme de Maintenon ou la princesse de Conti ? (note 2 de la p. 229, p. 1262). La princesse de Conti est Marie-Anne de Bourbon, fille de La Vallière.
4. Rabat-joie : ce qui vient troubler la joie, la satisfaction où l’on était.’ ‘6. Mon fils est encore avec nous. Nous tremblons que l’ordre de M. de Chaulnes ne le fasse partir incessamment à la tête de sa noblesse. Cela s’appelle colonel d’un régiment de noblesse ; c’est toute celle de Rennes et de Vitré, qui est de cinq ou six cents gentilshommes. Au reste, nos soldats commencent à faire l’exercice de bonne grâce, et deviendront bientôt comme les autres. Ce sont les commencements qui sont ridicules ; je vous assure qu’il y en a à Vitré qui ont un fort bon air. (t. 3, l. 1115, p. 610)
La lettre est du 5 juin 1689. Mme de Sévigné est aux Rochers.’ ‘7. Mon fils vient de partir pour Rennes1 ; il reviendra demain, mais dans huit jours, il s’en ira s’y établir avec toute cette noblesse pour leur apprendre à escadronner2 et à prendre un air de guerre. (t. 3, l. 1119, p. 621)

La lettre est écrite des Rochers, le 19 juin 1689.
1. Selon la Gazette du 18 décembre 1688, sur ordre du Roi du 29 novembre, les gouverneurs des provinces et les intendants devaient mettre sur pied, dans toutes les généralités du royaume, « des régiments de milice d’infanterie, qui soient toujours en état de marcher aux lieux où il sera jugé à propos pour la sûreté des frontières et des côtes ». Charles ne pourra refuser le commandement d’un régiment de la noblesse bretonne (voir note 1 de la p. 459, l. 1051, t. 3, p. 1376).
2. Escadronner : Terme d’art militaire. Faire des évolutions propres à la cavalerie.
Évolution : Terme de guerre. Mouvement de troupes qui changent leur position pour en prendre une nouvelle. ’ ‘8. Mon fils est à Rennes avec toute cette noblesse, à qui il faut donner l’air des régiments. (t. 3, l. 1122, p. 629)

La lettre est écrite des Rochers, le 26 juin 1689.’

Les trois premières citations nous mettent en présence de M. de Locmaria, que Mme de Sévigné rencontre à l’occasion de bals (1 et 2) – circonstance qui favorise la mise en valeur du corps. Elle décrit la manière d’être physique :

‘de quelle manière il ôte et remet son chapeau (1)’ ‘sa danse, sa révérence, mettre et ôter son chapeau (3)’

à travers les mouvements ritualisés (mettre et ôter son chapeau, sa révérence) et la danse 685 , mettant en avant les qualités de légèreté (« agilité, vitesse », Littré) et de justesse (« manière de faire une chose avec exactitude, précision », Littré) du personnage – même si cette dernière s’altère un peu (Il fut un peu hier au soir tout auprès de la cadence) sous l’effet de l’ivresse ! Mme de Sévigné ne manque pas d’évoquer, outre la fortune du jeune homme, sa bonne éducation, puisqu’il sort de l’Académie, où l’on apprend les exercices du corps (armes et équitation). L’aspect physique :

‘sa taille, sa tête (3)’

entre également en ligne de compte. L’air résulte de ces composantes, comme le marque l’enchaînement par coordination qui, en 1, spécifie l’une de ces attitudes, et surtout, le développement explicatif qu’ouvre le procédé de juxtaposition en 3 :

‘Je voudrais que vous eussiez vu l’air de M. de Locmaria, et de quelle manière il ôte et remet son chapeau. (1)’ ‘[...] il a tout l’air de Termes ; sa danse, sa révérence, mettre et ôter son chapeau, sa taille, sa tête (3)’

L’ensemble de ces manières fait l’agrément du marquis, qui a un air charmant (2), et qui est fort joli (3) – cet adjectif signifiant ici « agréable » (Littré). Le marquis de Locmaria est comparé au marquis de Termes, dont nous avons vu, par anticipation, les effets qu’il aura, six ans plus tard, sur les belles de Vichy 686 ... Près de vingt ans plus tard, Bussy-Rabutin vantera encore l’aspect physique de Termes, la galanterie ayant malgré tout fait place à l’honnêteté :

‘Il faut dire la vérité, Madame, c’est un joli cavalier que Termes ; il y a vingt ans que c’était un dangereux rival, mais, de l’heure qu’il est, c’est un des plus honnêtes hommes de France. (t. 3, l. 1211, p. 887)’

Avec la citation 4, c’est la manière de danser de la jeune mariée qui ravit Mme de Sévigné (la petite fille dansa comme un ange). Si la noce a lieu à Rennes, l’art vient de Paris, du maître (de danse) et de l’air de Madame la Duchesse, qui n’est rien moins que l’une des filles bâtardes du Roi, la plus gracieuse et la plus jolie princesse qui fût jamais 687 . Si le mot air évoque plutôt ici la manière d’évoluer, de danser, il s’agit moins, me semble-t-il, d’une signification restreinte, dont je n’ai pas trouvé témoi­gnage par ailleurs, que d’une interprétation contextuelle de la signification « manière de se mouvoir ».

J’ai livré dans toute sa longueur l’épisode de la citation 5 ; c’est qu’il est fort instructif. Le geste malheureux de Mme de Grignan (faire tomber des pistoles de la table de jeu) est, dans la compagnie où elle se trouve (de telles gens), une quasi affaire d’État, si l’on en juge par l’émotion de Mme de Sévigné (vous m’avez fait suer les grosses gouttes) et les efforts qu’elle fait pour en minimiser la portée (je ne crois pas que cela puisse aller bien loin), en appelant en renfort le témoignage de Coulanges (qui parle d’un rien comme celui-là, où il n’y a point de corps). On lit aussi qu’un événement de cette nature doit prêter à commentaires (comme on aurait parlé de cette aventure), et, en filigrane, à travers la prédiction rassurante de Mme de Sévigné (cela ne fera pas de tort à vos affaires), qu’on ne saurait exclure les suites qu’il peut avoir. C’est sur le même ton que Coulanges revient sur l’aventure, en joignant à la lettre de Mme de Sévigné un petit mot qui contient ces lignes :

‘Eh bien ! vous avez bien fait des vôtres à Marly avec toutes ces pistoles jetées par terre ? Je suis assuré que cette aventure me serait revenue si j’avais été à Versailles, et qu’on m’aurait bien dit que vous étiez si transportée de vous voir en si bonne compagnie que vous ne saviez ce que vous faisiez. Ma belle Madame, laissez dire les méchantes langues, et allez toujours votre chemin. Ce n’est que l’envie qui fait parler contre vous ; c’est un grand crime à la cour que d’avoir plus de beauté et plus d’esprit que toutes les femmes qui y sont. Le Roi ne vous estimera pas moins, et n’en donnera pas moins à monsieur votre fils la survivance que vous lui demandez 688 , pour avoir jeté deux pistoles par terre. (t. 3, l. 922, p. 230)’

Il met les médisances au compte de l’envie, et, retournant habilement la situation, en profite pour rappeler la beauté et l’esprit de Mme de Grignan. Mme de Sévigné se veut encore plus rassurante. En disant à sa fille :

‘[..] vous n’en aurez pas l’air plus maladroit ni la grâce moins bonne ; vous n’en serez pas moins belle [...]’

elle insiste sur le fait que l’air de sa fille ne se ressentira point de cette maladresse. Le contexte et l’emploi de l’adjectif maladroit conduisent à interpréter le mot air comme la manière d’être physique de la personne, vue dans ses mouvements, ses gestes. Le mot grâce, qui lui est coordonné, s’applique aussi à cette manière d’être, dont il souligne l’agrément. L’aspect physique vient s’associer naturellement, avec l’évocation de la beauté de Mme de Grignan.

Les trois dernières citations ont pour thème l’obligation dans laquelle se trouve Charles de partir à Rennes commander un régiment de noblesse bretonne – ce dont il se dispenserait bien volontiers 689 . Sa tâche va consister à faire faire des exercices militaires à ces jeunes nobles :

‘leur apprendre à escadronner (7)’

comme le font déjà les soldats de Vitré :

‘Au reste, nos soldats commencent à faire l’exercice de bonne grâce [...] (6)’

J’ai une petite perplexité sur la nature de ces exercices car la définition que donne Littré d’escadronner est relative à la cavalerie, alors que l’ordre du Roi, rapporté par la Gazette de ce temps, concerne la mise sur pied de régiments d’infanterie – ce que semble confirmer ce passage d’une autre lettre :

‘Mon fils est à Rennes pour trois jours. Il fallait prendre les ordres de M. de Chaulnes pour assembler et faire marcher ces nobles régiments. (t. 3, l. 1118, p. 618)’

S’il s’agit ici d’un groupe humain, non d’une personne, le mot air, employé à trois reprises, n’en dénote pas moins la manière d’être physique de ces soldats, les exercices et les évolutions qu’ils doivent faire.

Le mot airentre dans les syntagmes nominaux suivants :

‘l’air des régiments (8)’ ‘un air de guerre (7)’ ‘un fort bon air (6)’

La référence militaire est explicite en 8 et 7, que ce soit sous la forme d’un complément déterminatif (avec nom de collectivité actualisé) ou d’un nom abstrait prépositionnel (non actualisé) à valeur de caractérisation 690 . Mais on trouve aussi l’adjectif évaluatif bon, et l’expression bonne grâce (6) est employée pour qualifier la manière de faire les exercices. Ces évolutions font donc partie de la manière d’être sociale, et jugées de la même façon, selon la norme et l’agrément. C’est ce que confirme le passage suivant (déjà cité p. 675-676), qui décrit le régiment de Kerman, sur la côte sud de la Bretagne, où se trouve, un mois et demi plus tard, Mme de Sévigné, en voyage avec les Chaulnes :

‘Le régiment de Kerman est fort beau ; ce sont tous bas Bretons, grands et bien faits au-dessus des autres, qui n’entendent pas un mot de français que quand on leur fait faire l’exercice, qui les font d’aussi bonne grâce que s’ils dansaient des passe-pieds ; c’est un plaisir que de les voir. (t. 3, l. 1133, p. 654)’

L’aspect physique de ces soldats (grands et bien faits), leur bonne grâce à faire les exercices, comme s’il s’agissait de pas de danse, le plaisir qu’on tire de ce spectacle, rappellent en tous points les soirées mondaines des bals de Vitré. Il est aussi des milices gauches et embarrassées, dont Mme de Sévigné donnait, quelques semaines avant, un aperçu pittoresque :

‘C’est une chose étrange que de voir mettre le chapeau à des gens qui n’ont jamais eu que des bonnets bleus sur la tête. Ils ne peuvent comprendre l’exercice, ni ce qu’on leur défend. Quand ils avaient leurs mousquets sur l’épaule et que M. de Chaulnes paraissait, ils voulaient le saluer ; l’arme tombait d’un côté, et le chapeau de l’autre. On leur dit qu’il ne faut point saluer. Et quand ils sont désarmés, ils voient passer M. de Chaulnes, ils enfoncent leurs chapeaux avec les deux mains, et se gardent bien de le saluer. On leur a dit qu’il ne faut pas branler 691 ni aller et venir quand ils sont dans leurs rangs. Ils se laissaient rouer 692 l’autre jour par le carrosse de Mme de Chaulnes, sans vouloir se retirer d’un seul pas quoi qu’on pût leur dire. Enfin, ma fille, nos bas Bretons sont étranges. (t. 3, l. 1110, p. 599-600)’

La manière d’être qu’illustre ce corpus s’applique aux mouvements, aux gestes, qu’on fait en société. Ce peut être la danse, la révérence, les salutations, et, pour des soldats, la marche, les attitudes, les exercices. Cette signification du mot air implique davantage le corps, dont on apprécie la forme et la beauté. Dans la mesure où la perception de la personne devient plus saillante, le mot air tend à épouser plus précisément ce support, et l’on s’éloigne davantage encore de l’air-élément. Les traits « immatériel » et « continu » restent à l’œuvre. Le premier dématérialise la représentation qu’on peut se faire de la personne physique, et le second permet de présenter de façon indifférenciée les diverses évolutions, mouvements et gestes de la personne. L’un et l’autre contribuent à cet effet de flou, si caractéristique de la signification de ce mot.

On retrouve dans ce corpus les deux formes de la structure d’appartenance :

‘l’air de M. de Locmaria (1)’ ‘l’air de Madame la Duchesse(4)’ ‘il a tout l’air de Termes(3)’ ‘Mon petit Locmaria a toujours unair charmant. (2)’ ‘il y en [soldats] a à Vitré qui ont un fort bon air (6)’

L’exemple 3 fait la transition entre les deux, puisqu’il enchâsse une nominalisation (l’air de Termes) issue d’une phrase avec avoir (« Termes a un air »), dans une phrase avec avoir, établissant ainsi une comparaison implicite 693 .

Quant aux exemples 7 et 8, ils offrent une variante de la structure avec avoir :

‘leur [cette noblesse] apprendre [...] à prendre unairde guerre (7)’ ‘à qui [cette noblesse] il faut donner l’air des régiments (8)’

les verbes prendre et donner pouvant être paraphrasés par « faire avoir » (avec prendre, on fait avoir à soi-même, et avec donner, on fait avoir à l’autre). Ces constructions soulignent les traits d’extériorité et d’acquisition, qui perdurent depuis les premiers temps... On notera l’apparition ici d’un actant causatif, qui donne (8) ou qui apprend à prendre (7), dans le domaine militaire. On rencontre l’équivalent dans le contexte de la citation 4, où la manière de danser de la jeune mariée provient de l’imitation d’une personne de qualité (elle a appris [...] de l’air de Madame la Duchesse), et aussi de l’enseignement du maître de celle-ci.

Je mettrai à part l’exemple :

‘vous n’en avez pas l’air plus maladroit (5)’

qui contient la construction attributive avoir l’air + attribut du complément d’objet. On a vu 694 que, dans ce type de construction, l’article défini renvoie, par anaphore associative, au sujet du verbe, et qu’il s’établit une relation de possession inaliénable entre l’air et la personne support. On peut faire l’hypothèse suivante sur l’apparition de cette structure dans le contexte de la citation 5. Mme de Sévigné veut rassurer sa fille, en lui disant que la maladresse dont elle a fait preuve ne peut changer la manière d’être et le charme qui lui sont habituels (vous n’en avez pas l’air plus maladroit ni la grâce moins bonne). L’article défini, en présentant l’air et la grâce comme des constantes de la personne de Mme de Grignan, vient en quelque sorte souligner son argumentation.

On trouve, dans la correspondance, une occurrence isolée :

‘9. Vous avez raison de croire, ma bonne, que j’écris sans effort et que mes mains se portent mieux. Elles ne se ferment point encore, et les dedans de la main sont fort enflés, et les doigts aussi ; cela me fait trembloter, et me fait de la plus méchante grâce du monde dans le bon air des bras et des mains, mais je tiens très bien une plume, et c’est ce qui me fait prendre patience. (t. 2, l. 514, p. 302)’

dans laquelle le mot air se trouve appliqué à une partie du corps. Les mains de Mme de Sévigné, atteintes de rhumatisme, sont déformées (les dedans de la main sont fort enflés) et ont perdu leur mobilité (Elles ne se ferment point encore). Le bon air des bras et des mains, c’est-à-dire les gestes, la manière de mouvoir ses membres, ne peut qu’en pâtir. Il y a probablement, de la part de Mme de Sévigné, une personnification plaisante, car nous n’avons trouvé nulle part ailleurs d’attestation de ce type d’emploi. On notera que les deux lexèmes grâce et air ne sont pas coordonnés. La méchante grâce vient se loger, non dans les mains et les bras, mais dans le bon air lui-même, qu’elle caractérise, quasi oxymoriquement, de façon négative.

Il est intéressant de placer à la suite de ce corpus deux citations qui ont précisément pour objet la définition du bon air :

‘10. Au reste, je me suis avisé de faire des remarques sur cent maximes de M. de La Rochefoucauld. J’en suis à l’examen de celle-ci : La bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit. Je demande à votre tribunal si elle est facile à entendre, et quel rapport il y a entre bonne grâce et bon sens.
Je trouve qu’on se sert de mots dans la conversation, qui, étant examinés, sont ordinairement équivoques, et qui, à force de les sasser1, ne signifient point, dans la plupart des expressions, ce qu’il semble à tout le monde qu’ils doivent signifier. Par exemple, je demande à Mme de Coligny qu’elle me définisse la bonne grâce, et qu’elle me marque bien la différence avec le bon air, qu’elle me dise celle de bon sens et de jugement, celle de raison et de bon sens, celle de bon esprit et de bon sens, celle de génie et de talent, celle de l’humeur, du caprice et de la bizarrerie, de l’ingénuité et de la naïveté, de l’honnêteté et de la politesse et de la civilité, du plaisant, de l’agréable et du badin. Ne vous amusez pas à me dire que ce sont, la plupart, des synonymes ; c’est le langage ou des paresseux ou des ignorants. Je suis après à définir tout ; bien ou mal, il n’importe. Faites la même chose, je vous en prie. (t. 2, l. 665, p. 641)

Il s’agit d’une lettre de Corbinelli, jointe à celle qu’adresse Mme de Sévigné à Bussy-Rabutin.
1. Le sas sert à passer la farine. Sasser : cribler, examiner, ou plutôt ici, user à force de s’en servir (voir note 2 de la p. 641, p. 1406).’ ‘11. Nous ne sommes pas de votre opinion, Mme de Coligny et moi, sur la critique que vous faites de la maxime qui dit que la bonne grâce est au corps ce que le bon sens est à l’esprit. Nous croyons que M. de La Rochefoucauld veut dire que le corps sans la bonne grâce est aussi désagréable que l’esprit sans le bon sens, et nous trouvons cela vrai. Nous croyons encore qu’il y a de la différence entre la bonne grâce et le bon air, que la bonne grâce est naturelle et le bon air acquis, que la bonne grâce est jolie et le bon air beau, que la bonne grâce attire l’amitié et le bon air l’estime.
Monsieur d’Autun, à qui j’ai fait voir votre lettre et nos décisions, a trouvé celle-ci juste et n’approuvait pas seulement que nous dissions que le bon air attirait le respect. Mme de Coligny a trouvé qu’il fallait mettre l’estime, et nous y avons souscrit [...] (t. 2, l. 666, p. 642-643)
Il s’agit de la réponse à Corbinelli, que Bussy-Rabutin joint à la lettre qu’il adresse à Mme de Sévigné.’

Je donne de larges extraits, dans la mesure où cette réflexion sur la synonymie est tout à fait exceptionnelle dans la correspondance, et, d’ailleurs, elle n’est pas le fait de Mme de Sévigné, mais d’un docte, Corbinelli. Les synonymes qu’il examine sont tous des noms abstraits, relatifs à l’esprit, à l’humeur, à la politesse et à l’agrément. Mais le point de départ de la discussion est l’expression bonne grâce, qui est comparée au bon sens, dans le parallèle qu’établit La Rochefoucauld entre le corps et l’esprit. Cette expression est ensuite mise en rapport de synonymie avec le bon air. Dans la mesure où il est question du corps, on peut attribuer à l’expression le bon air la signification plus « physique » que nous avons dégagée dans l’étude de ce corpus – la bonne grâce étant l’agrément qui caractérise cette manière d’être. Si les deux expressions se rapportent à la personne, elles le font abstraitement, à travers la valeur générique de l’article défini.

Les traits qui différencient la bonne grâce et le bon air sont donnés par Bussy-Rabutin, aidé de sa fille, la marquise de Coligny, et de Monsieur d’Autun. Dans une perspective éminemment structuraliste, ils établissent les distinctions suivantes :

bonne grâce bon air
naturelle acquis
jolie beau
attire l’amitié attire le respect, l’estime

qui mettent en œuvre trois axes : l’origine, l’évaluation, la relation à l’autre. La bonne grâce est du côté de la nature, elle n’est que jolie (agréable), et elle dispose à l’expression spontanée de sentiments (attire l’amitié). Le bon air est acquis, ce qui implique le trait d’« extériorité » que nous avons retenu dès le début, il plaît par son caractère remarquable (beau), et il suscite des sentiments qui impliquent un jugement de valeur (respect, estime). Si l’une et l’autre appartiennent au champ social, le bon air est davantage lié à la reconnaissance de valeurs collectives, tandis que la bonne grâce engage la personne et les relations d’affectivité.

Je relève une acception restreinte, qui dérive de la signification « manière d’être de la personne en mouvement »

‘12. Parlons d’abord de monsieur le Chevalier. Je trouve son état très différent de celui où je l’ai vu. Comment, ma bonne ! Je pourrais entendre frapper le pied droit ? Car pour le gauche, nous l’entendions souvent faire l’entendu1 et le glorieux ; il était fort humilié par la contenance de l’autre, qui nous donnait autant de chagrin qu’à lui. En vérité, c’est un vrai miracle, et de le voir redressé, car il s’en allait dans cet air de M. de La Rochefoucauld, qui faisait pleurer. (t. 3, l. 1153, p. 713)

1. Faire l’entendu : agir en personne qui s’entend aux choses, et, le plus souvent, en un sens défavorable, faire l’important, le capable.’

Cette occurrence est isolée, mais le contexte la rend assez facilement interprétable. Il faut rappeler que le chevalier de Grignan, atteint de la goutte, s’est trouvé, à plusieurs reprises, dans la difficulté, sinon dans l’impossibilité de marcher, et dans la nécessité de se faire porter 695 . Des lettres antérieures font état d’une douleur au pied, comme celle-ci, du 5 novembre 1688 :

‘Monsieur le Chevalier m’est venu voir. Il s’en retourna avec cette douleur qui trotte justement sur le pied [...] (t. 3, l. 1020, p. 388) ’

les deux pieds n’étant pas logés à la même enseigne, si l’on en juge par cette information du 28 janvier 1689 :

‘Je suis dans la chambre de Monsieur le Chevalier. Il est dans sa chaise, qui tape du pied gauche. (t. 3, l. 1062, p. 488)’

que confirme le contexte ci-dessus, dans lequel ce même pied gauche fait l’entendu et le glorieux. Le résultat, c’est que le Chevalier marche mal, qu’il boite, comme en témoigne cette lettre du 2 mai 1689 :

‘Le pauvre Chevalier a été tout éclopé, depuis peu encore. (t. 3, l. 1105, p. 590)’

Les maux du chevalier de Grignan rappellent ceux de M. de La Rochefoucauld, mort en 1680, et qui souffrait terriblement de la goutte 696 . La lettre du 30 mai 1672 le présente dans un état similaire à ce que sera celui du Chevalier :

‘< Mme de La Fayette est toujours languissante ; M. de La Rochefoucauld toujours éclopé. Nous faisons quelquefois des conversations d’une tristesse qu’il semble qu’il n’y ait plus qu’à nous enterrer. > (t. 1, l. 278, p. 523)’

Un petit mot de Charles de Sévigné, joint à une lettre de Mme de Sévigné du 28 octobre 1676, évoque cette même boiterie, à l’occasion d’une rémission quasi miraculeuse :

‘[...] il faut qu’elle [Mme de Sévigné] se contente de me voir clopiner, comme clopinait jadis M. de La Rochefoucauld, qui va présentement comme un Basque 697 . (t. 2, l. 559, p. 435)’

Dans la citation qui nous intéresse, on voit le Chevalier redressé, c’est-à-dire remis droit, par rapport à cette boiterie qui était la sienne. Le mot air dénote la manière de marcher, et a pour synonyme allure :

‘Allure : façon de marcher.’

qu’on rencontre dans les contextes suivants, précisément à propos de M. de La Rochefoucauld et du Chevalier :

‘Quand le Coadjuteur n’aura plus mal au pied, je le conjure de vouloir bien faire réponse à Monsieur d’Agen [...] Je ne puis m’imaginer ses allures, comme celles de M. de La Rochefoucauld. (t. 1, l. 190, p. 316) ’ ‘Je plains Monsieur le Chevalier et ses allures ; j’en pleurerais bien volontiers. (t. 3, l. 1197, p. 844)’

On notera la construction particulière :

‘il s’en allait dans cet air de M. de La Rochefoucauld’

qui apparente l’air à un état, à une disposition physique, si l’on se reporte à la valeur que Littré accorde à la préposition dans :

‘Dans sert [...] à marquer l’état, la disposition physique [...]. Être dans une posture contrainte.’

la structure d’appartenance se retrouvant dans le complément déterminatif du mot air (puisque M. de La Rochefoucauld « a un air »).

On peut se demander si cette signification « manière de marcher, allure » ne se retrouve pas dans le domaine de l’équitation, appliqué au cheval. C’est ce que la lecture de Furetière incite à penser :

Air, en termes de Manège, est le mouvement des jambes d’un cheval avec une cadence et une liberté naturelle qui le fait manier avec justesse. Ce cavalier a bien rencontré l’air de ce cheval, et il manie bien terre à terre. ce cheval prend l’air des courbettes, le présente bien à l’air des cabrioles. le pas, le trot, le galop ne sont pas comptés au nombre des airs.
On dit au pluriel, qu’un cheval a les airs relevés, pour dire, qu’il s’élève plus haut qu’au terre à terre, et qu’il manie à courbettes, à croupades, à ballotades, à cabrioles.’
Notes
684.

. Là encore, je regroupe les citations selon leurs affinités sémantiques, et l’ordre que je retiendrai dans l’analyse.

685.

. À laquelle elle est toujours très sensible (Je meurs quelquefois d’envie de pleurer au bal, et quelquefois j’en passe mon envie sans que personne s’en aperçoive), parce que cela lui rappelle sa fille (voir note 4 de la p. 174, l. 453, t. 2, p. 1174).

686.

. T. 2, l. 606, p. 544-545.

687.

. T. 3, l. 1308, p. 1055 (lettre de Coulanges).

688.

. Dès 1678 [la présente lettre est du 12 août 1685], Mme de Grignan espérait pour son fils la survivance de la charge du comte (voir note 4 de la p. 160, l. 895, t. 3, p. 1233).

689.

. Mon fils ne peut envisager de rentrer dans le service par ce côté-là ; il en a horreur et ne demande que d’être oublié chez lui. (t. 3, l. 1051, p. 459).

690.

. Le mot guerre signifie ici « art militaire » (Littré).

691.

. Branler : s’incliner de côté et d’autre.

692.

. Rouer : écraser entre les roues ou sous les roues d’une charrette, d’un carrosse.

693.

. Je n’ai pas retenu ici la lecture qui ferait d’avoir l’air une locution, et accorderait au mot air une signification subduite, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, ce mot se trouve développé en contexte par des notations descriptives qui militent en faveur de la signification pleine.

694.

. Dans l’étude consacrée à la signification moderne « air-apparence » (p. 254-255 et p. 284).

695.

. Voir t. 3, l. 913, p. 206 ; l. 914, p. 207 ; l. 1011, p. 369 ; l. 1038, p. 425 ; l. 1053, p. 462 ; l. 1054, p. 467 ; l. 1055, p. 471 ; l. 1123, p. 632 ; l. 1125, p. 634.

696.

. Rappelons que nous l’avions trouvé en l’air dans sa chaise (t. 1, l. 148, p. 197), et qu’il était obligé de se faire porter en carrosse pour prendre l’air (t. 1, l. 154, p. 217).

697.

. Beaucoup des jeunes laquais étaient Basques, d’où l’expression proverbiale (note 1 de la p. 435, p. 1304).