5 – Manière de tenir son corps

Si l’on se rapproche encore de la personne, les mouvements et les gestes laissent place à la manière de tenir son corps 698  :

‘1. Je ne puis refuser cette prière au ton de la petite-fille et au menuet le mieux dansé que j’ai vu depuis ceux de Mlle de Sévigné. C’est votre même air ; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux. (t. 1, l. 177, p. 284)

Mme de Sévigné, qui est aux Rochers, a fait la connaissance de bohèmes (t. 1, l. 176, p. 279), « vagabonds, selon Perrin, qui allaient en bandes, courant les villes de province et les campagnes, où ils gagnaient leur vie à danser, à donner la bonne aventure, et surtout à marauder partout où ils pouvaient » (voir note 2 de la p. 279, l. 176, t. 1, p. 1110-1111). Parmi eux se trouvait une jeune fille, qui demanda à Mme de Sévigné d’intercéder en faveur de son grand-père capitaine, galérien à Marseille. ’ ‘2. Hier au soir, Mme du Fresnoy1 soupa chez nous. C’est une nymphe, c’est une divinité, mais Mme Scarron, Mme de La Fayette et moi, nous voulûmes la comparer à Mme de Grignan. Et nous la trouvâmes cent piques au-dessous, non pas pour l’air et pour le teint, mais ses yeux sont étranges, son nez n’est pas comparable au vôtre, sa bouche n’est point finie ; la vôtre est parfaite. (t. 1, l. 241, p. 426)

1. Mme du Fresnoy était, aux dires des contemporains, d’une beauté extraordinaire (voir note 3 de la p. 378, l. 216, t. 1, p. 1189). ’ ‘3. Mais quel ange m’apparut à la fin ! car M. le prince de Conti la1 tenait au parloir. Ce fut à mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois. Je ne la trouve ni bouffie ni jaune. Elle est moins maigre et plus contente. Elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards. L’austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les ont ni creusés, ni battus ; je n’ai jamais rien vu de plus extraordinaire. Elle a cette même grâce, ce bon air au travers de cet habit étrange. (t. 2, l. 723, p. 786)
La lettre est du 5 janvier 1680. Mme de Sévigné est en visite aux Grandes Carmélites.
1. Rappelons que Louise-Françoise de La Vallière (voir note 4 de la p. 786, p. 1462) s’était retirée aux Grandes Carmélites le 21 avril 1674, et qu’elle avait fait profession le 4 juin 1675 (t. 1, l. 389, p. 723 ; voir note 1 de la p. 723, p. 1416). Elle est âgée de trente-six ans.’ ‘4. Il m’est apparu, ma chère nièce, un fort joli garçon1, bien fait, un air noble, et dans le peu de paroles qu’il a dites, je parierais qu’il a bien de l’esprit, et que vous et mon cousin avez pris soin de son éducation et de commencer à former ses mœurs. Voilà le vrai âge de le mettre à l’Académie. Je n’ai pu l’y mener ; je l’irai voir au premier jour. En attendant je lui ai donné deux jolis camarades de fort bonne maison de Bretagne, fort sages, et fils de deux personnes que j’aime fort, qui ont bien du mérite et qui sont venues à Paris loger tout auprès de l’Académie2 pour être les gouverneurs de leurs enfants [...] Mandez-moi si les biens de votre enfant ne sont pas considérables, car il me semble qu’étant seul d’un si grand nom, il doit être grand seigneur, et il faut tâcher de le marier sur ce pied-là. (t. 3, l. 1269, p. 994)

La lettre est adressée à Bussy-Rabutin.
1. Il s’agit du petit-fils de Bussy-Rabutin, fils de sa fille, la marquise de Coligny. Il était âgé de seize ans (voir note 1 de la p. 994, p. 1614-1615).
2. Rappelons que l’Académie était le lieu où l’on éduquait les jeunes nobles au sortir du collège. Selon le Livre commode de 1692, il y avait deux académies, l’une au carrefour Saint-Benoît et l’autre dans la rue des Canettes. « C’est dans ces deux académies que les jeunes gens sont exercés dans les sciences et les arts qui conviennent à la noblesse, c’est-à-dire aux mathémati­ques et aux exercices des armes, du cheval et de la danse. » (voir note 1 de la p. 994, p. 1614-1615). ’ ‘5. Corbinelli [...] m’écrit cependant et me dit mille biens de votre enfant1. C’est ainsi qu’il voudrait son fils, s’il en avait. Il aime son air négligé2 et noble. Il loue tous ses sentiments et ne le blâme que d’engraisser, mais la guerre nous l’amaigrira assez. (t. 3, l. 1207, p. 874)

1. Il s’agit de Louis-Provence, alors âgé de dix-huit ans et demi.
2. Négligé : qui a un air de négligence, en parlant des personnes.
Négligence : en un sens restreint, il se dit du peu de soin apporté au vêtement, à l’extérieur.’ ‘6. Je serais transportée d’avoir un portrait de Pauline. Apportez-en un avec vous, ma chère bonne, je suis assurée qu’elle me plaira. Je me la représente assez bien. J’y mets un peu du comte des Chapelles, un peu de Grignan en beau, et je fais de tout cela une fort jolie fille, qui a l’air noble, qui a de l’esprit, et son esprit lui sied bien, et je l’embrasse et la caresse, et je suis assurée que vous l’aimez, et qu’elle s’est corrigée de tous ses défauts, afin de vous plaire. (t. 3, l. 1141, p. 675)

Pauline est alors âgée de quinze ans.’ ‘7. Je vis Madame la Dauphine, dont la laideur n’est point du tout choquante ni désagréable. Son visage lui sied mal, mais son esprit lui sied parfaitement bien. Elle ne fait pas une action, elle ne dit pas une parole qu’on ne voie qu’elle en a beaucoup. Elle a les yeux vifs et pénétrants ; elle entend et comprend facilement toutes choses. Elleest naturelle, et non plus embarrassée ni étonnée que si elle était née au milieu du Louvre. Elle a une extrême reconnaissance pour le Roi, mais c’est sans bassesse. Ce n’est point comme étant au-dessous de ce qu’elle est, c’est comme ayant été choisie et distinguée dans toute l’Europe. Elle a l’air fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté. Elle aime les vers, la musique, la conversation ; elle est fort bien quatre ou cinq heures dans sa chambre paisiblement à ne rien faire. Elle est étonnée de l’agitation qu’on se donne pour se divertir. Elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances 699 . (t. 2, l. 749, p. 886)

1. La reine Dauphine. ’ ‘8. Je vous dis la même chose, Mademoiselle ; je souhaite que vous soyez bientôt Madame, et je ne doute pas que vous ne mêliez alors l’air de gravité, que cette qualité donne, à celui des Rabutin, qui sait se faire aimer et respecter également. (t. 1, l. 382, p. 712)

Mme de Sévigné fait réponse à Bussy-Rabutin, le 10 mai 1675, au sujet du mariage de sa fille avec le marquis de Coligny. Corbinelli se joint à elle. Après avoir tourné un petit compliment à l’adresse de Bussy, il ajoute ces lignes destinées à Mlle de Bussy.’ ‘9. Je vous assure, Monsieur, que de tous les compliments qu’on m’a faits, pas un ne m’a été plus agréable que le vôtre. Au reste, je tâcherai de ne pas perdre cet air des Rabutin, qui vous plaît tant. Je voudrais bien m’aller perfectionner là-dessus auprès de ma tante. Venez voir si je profite bien de l’exemple que j’ai ici, il me paraît assez bon à imiter, j’entends au moins pour l’air. (t. 1, l. 383, p. 714)

Il s’agit de la réponse de Bussy à la lettre du 10 mai 1675 (ci-dessus) de Mme de Sévigné 700 . Les lignes ci-dessus sont de Mlle de Bussy, qui les adresse à Corbinelli. ’ ‘10. Je suis comme vous, Madame, et je suis près d’achever de me dépouiller quand l’occasion s’en présentera. Pourvu que j’aie le vivre et le vêtement, je suis assez paré de ma réputation ; et la fortune, qui m’a fait du pis qu’elle a pu, n’a pu m’abattre ni l’air, ni le courage. J’espère que je serai jusqu’au bout plus grand que mes malheurs, et que je ferai voir au moins par là que je n’en étais pas digne. (t. 3, l. 965, p. 297)

Bussy-Rabutin fait réponse à une lettre de Mme de Sévigné, dans laquelle elle écrivait ceci : « Pour moi, je me suis dépouillée avec tant de plaisir, pour établir mes enfants, que j’ai peine à comprendre qu’on veuille, jusqu’à la fin de sa vie, se compter pour tout et les autres pour rien. » (t. 3, l. 964, p. 295).’

La citation 1 assure assez bien la transition d’une signification à l’autre, dans la mesure où l’on passe de la manière de danser de la jeune fille, déjà évoquée quelques lignes plus haut :

‘Il y avait parmi nos bohèmes, dont je vous parlais l’autre jour, une jeune fille qui danse très bien, et qui me fit extrêmement souvenir de votre danse. (t. 1, l. 177, p. 284)’

à l’appréciation physique de la personne « en pied ». Selon qu’on rapporte l’énoncé C’est votre même air, paraphrasable par « elle a votre même air », à la danse dont il vient d’être question, ou qu’on l’intègre à la description qui suit, le mot air peut s’appliquer au mouvement du corps, ou au maintien. Le choix d’une ponctuation peut influencer l’interprétation. Ainsi la présente édition incite à associer dans un même regard l’air, la taille, les belles dents et les beaux yeux, comme si la personne était hors mouvement. En revanche, l’édition de Gérard-Gailly favorise une certaine ambiguïté :

‘Je ne puis refuser cette prière au ton de la petite-fille et au menuet le mieux dansé que j’ai vu depuis ceux de Mademoiselle de Sévigné : c’est votre même air ; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux. (t. 1, l. 126, p. 322, édition de Gérard-Gailly)’

Le mot air peut s’appliquer à la danse, comme il peut, par une sorte de fondu enchaîné, nous faire passer du corps en mouvement à une vision plus statique, les deux interprétations n’étant évidemment pas exclusives l’une de l’autre.

Les autres citations excluent la perspective du mouvement. Mais les contextes sont subtilement diversifiés. Le maintien d’une personne peut en effet s’apprécier de différents points de vue. L’aspect physique peut jouer un rôle dominant, comme dans les trois premières citations, où l’on est très près du corps. La description se fait à partir d’une mise en présence avec la personne, que l’on a vue danser (1), avec qui l’on a soupé (2), ou qui se montre au parloir d’un couvent, telle une apparition (3). Si le corps se profile – en 1, avec la taille de la jeune bohème, et, en 3, avec la (moindre) maigreur de Mme de La Vallière – c’est le visage qui est mis en gros plan. On est particulièrement attentif aux yeux et aux regards :

‘elle a [...] de beaux yeux (1)’ ‘ses yeux sont étranges (2)’ ‘Elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards. L’austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les ont ni creusés ni battus [...] (3)’

mais on s’intéresse aussi à la bouche (2), aux dents (1), au nez (2), au teint (2, 3), à la peau (qui n’est pas bouffie, en 3). L’air est pris dans cette vision rapprochée de la personne. Il ne s’applique donc pas à des mouvements ou des évolutions, mais bien au maintien de la personne. On notera le retour de la grâce (physique), associée au bon air dans la citation 3, et surtout la relation qui s’établit avec la notation vestimentaire qui suit (au travers de cet habit étrange) et qui tend à montrer, par implication concessive (au travers de sous-entendant « malgré »), que le maintien d’une personne de qualité n’est pas étranger à l’habillement, dont nous verrons plus loin l’importance. Si le mot air n’est qualifié qu’en 3, de la façon la plus usuelle, dans les deux autres citations, la comparaison implique une appréciation positive.

Dans ces trois citations, air pourrait avoir pour synonyme d’époque le mot port 701 , que Littré définit ainsi :

‘Port : la manière dont une personne se tient, marche et se présente.’

en restant très près du corps, la marche étant une forme minimale de mouvement, dans laquelle la personne conserve son maintien. Parmi les exemples, on relèvera cette équivalence entre phrases :

‘Elle a le port d’une reine, un port de reine : se dit d’une femme qui a la taille belle et l’air noble.’

qui donne les mots port et air comme synonymes. Ajoutons que port semble s’appliquer, par prédilection, à certaines parties du corps :

‘Cette personne a un beau port de tête : sa tête est bien placée, elle la porte bien.’ ‘Port de bras : manière de tenir les bras.’

Et dans la mesure où l’on se rapproche du visage, le mot mine, dont Furetière donne la définition suivante :

‘MINE. subst. fem. Physionomie, disposition du corps, et surtout du visage, qui fait juger en quelque façon de l’Intérieur par l’extérieur.’

peut aussi être considéré comme un équivalent d’époque. On rappellera la distinction faite par le Dictionnaire de L’Académie 702  :

‘[...] Avoir l’air grand, C’est avoir la mine haute. Et Avoir le grand air. C’est vivre à la manière des grands.’

Les constructions :

‘Elle a [...] ce bonair(3)’ ‘C’est votre mêmeair [...] (1)’

sont des variantes de la structure avoir l’air de quelqu’un, qui enchâsse une nominalisation dans une phrase avec avoir. Les exemples 3 et 1 peuvent en effet être paraphrasés respectivement par « elle a le bon air qu’elle avait autrefois, elle a le bon air d’elle-même » et « elle a votre air, elle a l’air de vous ».

Quant au syntagme :

‘pour l’air et pour le teint (2)’

il rattache, par anaphore associative, l’air et le teint à la personne exprimée dans le contexte (la), et équivaut à « pour son air et pour son teint » (de même qu’on aura plus loin ses yeux, son nez, sa bouche).

Les quatre citations suivantes (4, 5, 6, 7) prennent plus de recul avec la personne physique. Le portrait ne résulte pas nécessairement d’une mise en présence, dans une occasion particulière, avec la personne (5). En 6, il s’agit de l’image que Mme de Sévigné se fait de sa petite-fille, en attendant le portrait qu’elle demande à sa fille de lui apporter. Et même si l’on évoque la rencontre avec la personne (4, 7), ce n’est que le point de départ d’une description plus ample qui prend en compte, en ce qui concerne le petit-fils de Bussy-Rabutin, son éducation et son avenir (jusqu’au mariage), et, pour ce qui est de la Dauphine, son esprit, ses manières, ses sentiments, ses goûts. L’aspect physique ne donne lieu qu’à une appréciation globale et allusive :

‘un fort joli garçon, bien fait (4)’ ‘Il aime son air négligé [...] Il [...] ne le blâme que d’engraisser (5)’ ‘J’y mets un peu du comte des Chapelles, un peu de Grignan en beau, et je fais de tout cela une fort jolie fille [...] (6)’ ‘Je vis Mme la Dauphine, dont la laideur n’est point du tout choquante ni désagréable. Son visage lui sied mal [...] (7)’

la notation plus précise des yeux vifs et pénétrants de la Dauphine étant mise au service de son esprit. Et surtout, le mot air se trouve pris dans une énumération où d’autres qualités (l’esprit, les sentiments, l’estime de soi) sont prises en compte :

‘un fort joli garçon, bien fait, un air noble, et dans le peu de paroles qu’il a dites, je parierais qu’il a bien de l’esprit (4)’ ‘Il aime son air négligé et noble. Il loue tous ses sentiments et ne le blâme que d’engraisser [...] (5) ’ ‘une fort jolie fille, qui a l’air noble, qui a de l’esprit, et son esprit lui sied bien (6)’

plus encore quand il s’agit, non plus de jeunes gens, mais d’une princesse :

‘Elle a une extrême reconnaissance pour le Roi, mais c’est sans bassesse. Ce n’est point comme étant au-dessous de ce qu’elle est, c’est comme ayant été choisie et distinguée dans toute l’Europe. Elle a l’air fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté. (7)’

Dans de tels contextes, le mot air dénote une manière de tenir son corps qui n’est pas seulement physique, mais traduit ces dispositions intérieures. On notera que l’adjectif noble peut se dire dans le domaine intellectuel et moral, et qu’il exprime très certainement ici une distinction dans le maintien qui est en rapport avec l’élévation de l’esprit et des sentiments. On remarquera aussi que les personnes concernées ont en commun de devoir affirmer leur qualité, qu’il s’agisse de jeunes gens en âge de se former et d’entrer dans la société, ou d’une princesse étrangère qui doit faire sa place à la cour de France. Il est naturel alors qu’on cherche à saisir la personne dans sa totalité. La coordination de l’exemple 5 (son air négligé et noble) est intéressante. D’abord, elle montre que l’aspect physique, l’habillement peut être pris en compte dans l’appréciation du maintien. Mais elle implique aussi que la négligence est une qualité, compatible avec la distinction. Je relève que, dans une lettre écrite deux mois auparavant, Mme de Sévigné louait la simplicité de mœurs de son petit-fils :

‘[...] il est en vérité d’une sagesse et d’une solidité qui surprend. Il mange chez la Poirier 703 , sans aucune façon, ni aucun excès de bonne chère. (t. 3, l. 1194, p. 832)’

En ce qui concerne les constructions, on retrouve la nominalisation :

‘son air négligé et noble (5)’

Le syntagme nominal de l’exemple 4 :

‘un fort joli garçon, bien fait, un air noble (4)’

juxtaposé à l’expression adjectivale bien fait, peut être considéré comme une variante de la phrase avec avoir (« ayant un air »). Cette paraphrase ne doit pas faire perdre de vue la spécificité de ce type de construction, qui s’intègre dans la phrase comme le ferait une caractérisation :

‘un fort joli garçon, bien fait, un air noble (on pourrait dire « distingué dans son maintien ») (4)’

Or les mots qui, sans dénoter directement des qualités, admettent ce type de construction, sont ceux qui expriment des caractéristiques appartenant à la « sphère personnelle » de l’individu (parties du corps, vêtements, caractère, tempérament, etc.). On trouverait peut-être là une confirmation de la relation plus étroite qui s’instaure entre l’air et la personne.

Celle-ci s’affirme encore dans la construction attributive, illustrée par les deux exemples :

‘qui a l’air noble (6)’ ‘Elle a l’air fort noble [...] (7)’

et qui implique une relation de possession inaliénable entre l’air et la personne. Cette analyse vaut, bien sûr, pour la construction à attribut de l’objet (et non à attribut du sujet), seule retenue ici. Les deux contextes vont dans le sens de cette lecture :

‘une fort jolie fille, qui a l’air noble, qui a de l’esprit (6)’ ‘Elle a l’air fort noble, et beaucoup de dignité et de bonté. (7)’

le premier, par la juxtaposition des deux syntagmes a l’air noble, a de l’esprit, qui incite à accorder dans les deux cas le même statut au verbe avoir, et le second, de façon plus probante encore, par la coordination des syntagmes nominaux et beaucoup de dignité et de bonté, qui se rattachent nécessairement à avoir pris comme lexème verbal. D’autre part, on retrouve dans le corpus la même collocation adjectivale (noble) dans des occurrences du mot air dégagées de toute ambiguïté (un air noble en 4, son air [...] noble en 5). Ajoutons que nous n’avons trouvé aucune trace, dans la totalité du corpus de Mme de Sévigné, d’une structure du type elle a l’air surprise... Je reviendrai sur ce point par la suite.

Les trois dernières citations (8, 9, 10) ne donnent aucune figuration physique de la personne. En 8 et 9, le contexte est relatif à l’alliance, puisque Mlle de Bussy doit se marier prochainement, et à l’ascendance, avec l’évocation des Rabutin. En 10, Bussy-Rabutin fait un éloge appuyé de sa propre grandeur morale (ma réputation, m’abattre [...] le courage, J’espère que je serai jusqu’au bout plus grand que mes malheurs, je n’en étais pas digne), qu’il présente comme un défi à ses malheurs. La personne est donc vue à travers sa qualité et sa lignée, pour la fille, et à travers ses qualités morales, en ce qui concerne le père. L’air est lié à ces qualités abstraites, par une relation d’origine ou de causalité (il vient des Rabutin, ou il est donné par le titre social), ou par association (à travers la coordination ni l’air ni le courage). Quand il est mis en rapport avec la filiation, il traverse toute une famille, celle des Rabutin (dont Bussy et Mme de Sévigné, tante de Mlle de Bussy), et quand il dépend du mariage, il est attaché à ce statut social pris en soi. Mais en même temps, on peut dire que ces qualités appartiennent à l’identité de la personne, ce qui fait que l’air qui s’y attache ne la quitte, pour ainsi dire, pas, et ne peut donc concerner que sa manière de se présenter, de se tenir. Il en est de même de l’air de Bussy, qui, lui, est relié à sa personnalité profonde. L’air de la future épouse fait l’objet d’une caractérisation spécifique (de gravité en 8), tandis que les autres airs donnent lieu à une évaluation positive (qui sait se faire aimer et respecter en 8, qui vous plaît tant en 9), plus ou moins implicite (on relève, en 10, l’association avec courage, et la présen­ce dans le contexte d’auto-jugements flatteurs tels que je suis assez paré de ma réputation, je serai jusqu’au bout plus grand que mes malheurs). La qualification de gravité est proche de l’adjectif noble, en ce qu’elle implique aussi une disposition intérieure :

‘Grave : qui a du poids, du sérieux, de la réserve.’

On notera que Furetière emploie les adjectifs grave et sérieux pour qualifier le mot contenance, dans un contexte similaire, où la personne est vue à travers son rang :

‘Les Rois, les Magistrats ont une contenance grave et sérieuse (article contenance).’

Or contenance est ainsi défini :

‘Contenance, en Morale, se dit aussi de la posture, de la disposition où l’homme met les membres de son corps [...]’

et apparaît lui-même dans la définition de maintien :

‘Maintien, signifie aussi la posture, la contenance [...]’

Enfin, en ce qui concerne les structures, on notera les nominalisations enchâssées dans des constructions qui sont des variantes de la phrase avec avoir :

‘que vous ne mêliez alors l’air de gravité, que cette qualité donne, à celui des Rabutin [je souligne la nominalisation] (8)’ ‘je tâcherai de ne pas perdre [c’est-à-dire « ne plus avoir »] cet air des Rabutin, qui vous plaît tant (9)’

puisqu’on peut paraphraser mêler par « avoir à la fois », et perdre par « ne plus avoir ». Et on retiendra le syntagme nominal à valeur générique l’air de gravité, qui présente l’air comme une manière d’être « préconstruite » que s’approprient les personnes – les jeunes femmes en général (qu’implique la relative que cette qualité donne) et Mlle Bussy en particulier. Ce syntagme nominal entre également dans des variantes de la phrase avec avoir (avec le verbe donne de la relative et mêler de la principale).

Les deux occurrences :

‘au moins pour l’air (9)’ ‘n’a pu m’abattre ni l’air, ni le courage (10)’

représentent une anaphore associative, claire en 10, où le pronom m(e) explicite la personne, plus voilée en 9, où l’air est dit de l’exemple que Mlle de Bussy a auprès d’elle, c’est-à-dire son père.

La signification « manière de se tenir » est indissociable de la représentation physique de la personne, avec laquelle elle tend à coïncider. Le trait est toutefois plus ou moins appuyé, selon qu’on met en avant la beauté de la personne à laquelle contribue son port, ou les dispositions intérieures que traduit son maintien. C’est toute la distance qui sépare Mme de Grignan (2) de Bussy-Rabutin (10), et que rendent manifeste les coordinations l’air et le teint, pour l’une, l’air et le courage, pour l’autre ! Dans la mesure où l’image de la personne s’affirme, le mot air tend à s’ajuster à ce support, certains indices allant dans le sens d’une plus grande intégration à la sphère personnelle de l’individu. Mais les traits « immatérialité » et « continu » conservent, me semble-t-il, un certain effet à distance, le premier en dématérialisant la perception physique qu’on a de la personne, le second en favorisant la saisie de différents aspects de la personne, en relation avec certaines variations d’interprétation du mot air. L’air peut encore être considéré ici comme acquis, puisqu’il s’agit de la manière de se présenter en société. Ce trait est d’autant plus sensible chez les jeunes gens qui doivent se former et affirmer leur qualité (4), ainsi que chez les jeunes filles qui prennent le statut d’épouse (8). Même quand il est l’apanage d’une famille, il s’acquiert et se perfectionne par l’imitation, comme l’exprime clairement Mlle de Bussy (en 9). Ce trait « acquisition » est peut-être moins saillant quand la beauté de la personne est mise au premier plan, et surtout quand l’air, devenant comme une seconde nature, témoigne de la grandeur morale de la personne. C’est le cas, assez isolé, de Bussy-Rabutin (10).

De la signification « manière de se tenir » se détache une signification restreinte, qui contient une caractérisation, et qui n’est représentée que par une occurrence :

‘11. Monsieur le Chevalier trouva donc Mme de Ganges bien changée. Cela est fort plaisant ; elle avait grand tort en effet de ne pas ressembler à l’idée qu’il s’en était faite. Pour moi, je l’ai vue assez bien faite, mais cent lieues au-dessous de la perfection, car après le visage, tant de choses lui manquaient, de l’air, et de la grâce, et de ce qui fait valoir la beauté, que la sienne devenait à rien1. Si j’avais su qu’elle eût été femme de mon Ganges que j’ai tant vu, il me semble que je l’aurais regardée tout d’une autre façon, et que j’aurais dit et point dit mille choses, mais cela est fait. (t. 3, l. 1153, p. 714)

1. Devenir à rien : diminuer, se réduire considérablement. ’

La personne est vue dans son aspect physique, de manière statique et rapprochée, puisqu’il est question du visage. C’est l’appréciation de la beauté qui est mise en avant. On trouve ici une description similaire à celles qui étaient contenues dans les trois premières citations du corpus précédent (relatives à la jeune bohème, à Mme du Fresnoy et à Louise de La Vallière). À cette différence que le mot air est employé absolument, précédé de l’article partitif (de l’air). Il équivaut donc à une caractérisation, au même titre que le mot grâce, qui lui est coordonné (et qu’on trouvait également dans la citation 3). On ne peut trouver dans ce type d’emploi le mot port, que nous avions donné comme synonyme. Mais, si l’on veut donner un équivalent moderne, on peut proposer comme dérivation similaire celle du mot allure, dans (avoir) de l’allure. Il faut entendre par là « quelque chose de beau, d’agréable, dans la manière de tenir son corps ». On notera que l’air, comme la grâce, ont plus de prix que la beauté, puisque sans ces avantages, celle-ci ne compte quasiment plus (devenait à rien). Littré, pour illustrer cet emploi, ne donne que deux citations du XVIIIe siècle, du même auteur, non précédées d’une définition :

‘Elle n’avait point de taille, encore moins d’air. Hamilton, Gramm. 6.’ ‘Il avait le visage fort agréable, la tête assez belle, peu de taille et moins d’air. Hamilton, Gramm. 8.’

et l’on notera d’ailleurs que l’unique occurrence de Mme de Sévigné est datée du 2 octobre 1689.

On retrouve dans ces contextes, la même approche, statique et en plan rapproché, de la personne.

Notes
698.

. Le classement des occurrences est non chronologique, et prépare l’étude sémantique.

699.

. Suit une petite scène qui illustre ce trait de caractère de la Dauphine, et qui se trouve dans la citation 5 du corpus consacré à la signification « manière de parler », p. 731.

700.

. Cette lettre est datée du 10 mai 1675, ce qui est invraisemblable, Bussy-Rabutin ne pouvant répondre à Mme de Sévigné le jour même où celle-ci lui écrit. Selon l’édition de Gérard-Gailly, cette réponse de Bussy-Rabutin est du 14 mai, et il conviendrait d’avancer d’une semaine la date de la lettre de Mme de Sévigné (voir note 1 de la p. 719, l. 304, t. 1, p. 1082 de cette édition).

701.

. Notons que R. Duchêne rapproche la phrase de la citation 1 (C’est votre même air ; elle est de votre taille, elle a de belles dents et de beaux yeux.) du fameux vers de Phèdre (II, V) : Il avait votre port, vos yeux, votre langage (voir note 4 de la p. 284, p. 1115).

702.

. Déjà citée dans l’étude de la signification « manière de vivre », p. 707-708.

703.

. Peut-être la femme du valet de chambre du chevalier de Grignan (note 2 de la p. 832, p. 1546).