Poursuivons notre progression. On en arrive à la manière dont la personne se présente, à travers son habillement :
‘1. Parlez-moi de Mme de Rochebonne, et faites des amitiés à mon cher Coadjuteur et au bel air du Chevalier ; je lui défends de monter à cheval devant vous1. (t. 1, l. 193, p. 327)Dans un certain nombre de citations, le contexte qui précède évoque ou décrit la manière de s’habiller de la personne :
‘M. Tambonneau le filsa quitté la robe, et a mis une sangle au-dessous de son ventre et de son derrière. Avec ce bel air [...] (2)’ ‘[...] il se fit habiller à Semur, lui et sa famille ; jugez comme il sera d’un bon air. (3)’ ‘Elles étaient toutes deux parées de leur deuil [...] Deux bonnets unis, deux cornettes unies, tout élevé et ballevolantjusqu’au plancher ; des nœuds de crêpe partout, de l’hermine partout, la Rosée plus que le Torrent. Toutes deux consolées, avec un air d’ajustement. (4)’ ‘Je vis d’abord un beau garçon, jeune, blond, un justaucorps boutonné en bas, un bel air dont je suis affamée. (8)’ ‘Et toutes ces couronnes dont elle s’entoure et s’enveloppe ! Cette négligence [...] est justement l’air qu’il faut avoir [...] (11)’que le mot air reprend par anaphore (2), qu’il définit (par l’intermédiaire de l’anaphore cette négligence en 11), ou qu’il commente (par juxtaposition en 8, ou enchaînement d’une autre proposition en 3 et 4). En 8, l’apparence physique est également prise en compte (un beau garçon, jeune, blond).
Dans la citation 9 :
‘L’air de Lachau et sa perruque vous coûtent bien cher. (9)’la perruque accompagnatrice conduit à se représenter la tenue du domestique des Grignan, et l’interprétation est confirmée par le verbe coûter, qui implique la matérialité du référent des sujets. En 10 :
‘Je vous envoie des tabliers [...] C’est un joliair de propreté qui empêche qu’en deux jours un habit ne soit trop engraissé. (10)’Mme de Sévigné évoque la mode des tabliers qui sévit à Versailles. Elle en parle de façon générale, en établissant, entre ce vêtement et l’air, une relation anaphorique directe, qu’on peut paraphraser par « ces tabliers donnent un air de propreté ».
L’air peut aussi être mis en relation avec l’habillement par l’intermédiaire d’une comparaison :
‘Mais enfin j’aime mieux être dans ces bois, faite comme les quatre chats [...] que d’être à Vitré avec l’air d’une madame. (6)’ ‘Vous avez un peu d’envie de vous moquer de votre petite servante, et du corps de jupe, et du toupet, mais vous m’aimeriez si vous saviez le bonairque j’avais à la fontaine. (7)’ ‘[...] un petit chien tout parfumé, d’une beauté extraordinaire, des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme Sylphide, blondin comme un blondin [...] Au reste, une propreté extraordinaire ; il s’appelle Fidèle ; c’est un nom que les amants de la princesse n’ont jamais mérité de porter. Ils ont été pourtant d’un assez bel air. (5)’En 6, Mme de Sévigné compare la tenue en désordre qu’elle a dans ses bois des Rochers à la toilette de dame qu’elle doit porter lors de ses visites à Vitré. En 7, elle oppose le bon air qu’elle a à la fontaine au corps de jupe et au toupet dont se moque sa fille 704 . L’intention de 5 est plus plaisante. Mme de Sévigné met en parallèle le petit chien que lui a offert la princesse de Tarente et les amants de celle-ci. Elle les oppose en jouant sur le mot Fidèle, qui est le nom propre du petit chien, mais qui n’était pas le fort des amants de cette princesse. Ces amants on été pourtant d’un assez bel air, semblables en cela à Fidèle, dont elle fait une description toute délicieuse, et qui peut quasiment être transposée mot pour mot aux humains, si l’on ne s’attarde pas trop sur la petitesse, les oreilles et les soies...
Il reste la citation 1 :
‘[...] faites des amitiés [...] au belair du Chevalier ; je lui défends de monter à cheval devant vous. (1)’où nous retrouvons, dans toute sa force, ce pauvre chevalier de Grignan, que les nécessités de l’enquête lexicologique avaient fait mourir prématurément de petite vérole. Le contexte n’est porteur d’aucun indice vestimentaire, et l’on pourrait penser, à une lecture rapide, qu’il s’agit de la manière de se mouvoir du chevalier, en particulier de ses talents de cavalier. Mais il ne s’agit pas de cela. Le Chevalier était tombé de cheval, ce qui avait eu pour conséquence (troublante) une fausse couche de Mme de Grignan. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Mme de Sévigné met en garde sa fille enceinte contre le spectacle d’une nouvelle chute. Elle y reviendra d’ailleurs deux fois dans le mois suivant :
‘[...] souvenez-vous de ce que vous fit une fois la peur de voir le Chevalier à cheval. (t. 1, l. 198, p. 337)’Je suis persuadée que rien ne vous est si contraire que ces sortes d’émotions. Je vous en parlais l’autre jour, dans une de mes lettres, comme de la chose du monde que vous devez le plus éviter. Ce fut l’unique sujet du malheur qui vous arriva à Livry, et si c’était encore le même Chevalier, il ne mourrait que de ma main. (t. 1, l. 200, p. 343)
Il faut donc se mettre en quête d’une autre interprétation du bel air, que nous trouvons dans le contexte large, et dans les railleries de Mme de Sévigné. Comme il va mourir dans peu de temps – ce qui réduit d’autant le corpus – je peux me permettre de rapporter tous les passages qui concernent ce malheureux :
‘J’ai vu le Chevalier, plus beau qu’un héros de roman, digne d’être l’image 705 du premier tome. (t. 1, l. 158, p. 231)’ ‘J’embrasse M. de Claudiopolis, et le colonel Adhémar et le beau Chevalier. (t. 1, l. 215, p. 376)’ ‘Les manches du Chevalier font un bel effet à table. Quoiqu’elles entraînent tout, je doute qu’elles m’entraînent aussi ; quelque faiblesse que j’aie pour les modes, j’ai une grande aversion pour cette saleté. (t. 1, l. 193, p. 324) ’ ‘J’ai vu des manches comme celles du Chevalier ; ah ! qu’elles sont belles dans le potage et sur des salades ! (t. 1, l. 196, p. 335)’Le Chevalier est beau et vêtu à la mode. Le bel air fait référence à cette élégance, sans doute avec une pointe d’ironie.
Quand Mme de Sévigné fait l’éloge de la beauté et de l’habillement, c’est l’expression bel air qui revient (1, 5, 8). En 2, cette expression est à contre-emploi. La tenue du fils Tambonneau, présentée de façon triviale (une sangle au-dessous de son ventre et de son derrière), est une parodie du bel air. De plus, elle représente un changement de condition sociale, de la robe aux armes (il veut aller sur la mer) que raille Mme de Sévigné. On notera que la signification du syntagme (ou de l’expression bel air) dans ce corpus est en affinité avec le bel air (« les manières élégantes »), étudié dans la partie consacrée à la signification « manière d’être collective » 706 . Ce bel air, en effet, était souvent mis en rapport avec la mode et n’était pas non plus exempt de sous-entendus. Le bon air, quant à lui, suffit à Bussy, qui s’est fait habiller à Semur (3), ainsi qu’à Mme de Sévigné parlant d’elle-même (7). Proche de ces bons airs, mais avec une certaine distance irrévérencieuse, on relève l’air d’une madame (6), auquel Mme de Sévigné préfère la tenue plus rustique des quatre chats . Certains airs donnent lieu à une évaluation plus précise. L’air d’ajustement (4) pointe l’excès de parure des deux endeuillées, dont on a déjà dénoncé l’absence de chagrin :
‘Mme de Monaco est entièrement inconsolable ; < on ne la voit point. La Louvigny > l’est aussi, mais c’est par la raison qu’elle n’est point affligée 707 . (t. 1, l. 349, p. 634)’ ‘Hors la maréchale de Gramont, on ne songe déjà plus au comte de Guiche ; < voilà qui est fait. Le Torrent reprend son cours ordinaire. > Voici un bon pays pour oublier les gens. (t. 1, l. 353, p. 642). ’L’air de propreté (10) révèle la destination des tabliers, qui est de protéger l’habit des taches de graisse. La citation 11 donne une indication intéressante sur la tenue qu’il convient d’avoir dans une occasion particulière, celle du jeu, qui s’accommode d’une certaine négligence (manifestée, je pense, par les couronnes dont s’entoure et s’enveloppe la marquise de Montbrun). La modalité d’obligation contenue dans il faut équivaut au jugement de valeur porté par l’adjectif bon. Le paradoxe est toutefois que la personne en question trouve Mme de Grignan toute négligée et toute déshabillée, en raison de son absence de fard. Il n’y a que ce pauvre Lachau (9) dont l’air ne donne lieu à aucune estimation, sinon financière !
Cette signification du mot air est la plus physique : elle donne à voir le corps, l’habillement. Elle exprime la manière dont la personne se présente à la vue, et de la manière d’être on passe à l’apparence, le mot air s’ajustant encore plus étroitement à son support. Dans cette mesure, on s’éloigne encore de la signification « air-élément ». Mais les traits « immatériel » et « continu » peuvent encore être perçus, dématérialisant la saisie physique de la personne et estompant les contours de l’apparence, qu’on perçoit de manière floue. Quant au trait « acquisition », s’il est présent, ce n’est qu’en amont, dans la mesure où la manière de s’habiller dépend d’un choix personnel.
On relève plusieurs types de constructions. D’abord, la structure d’appartenance, avec la nominalisation et la phrase avec avoir :
‘au bel air du Chevalier (1)’ ‘L’air de Lachau [...] (9)’ ‘le bon air que j’avais à la fontaine (7)’ ‘l’air qu’il faut avoir (11)’l’exemple 10 (C’est un joli air de propreté), paraphrasable, on l’a vu, par « ces tabliers donnent un joli air de propreté », se ralliant à la phrase avec avoir.
La structure être d’un air est présente également :
‘il sera d’un bon air (3)’ ‘Ils ont été pourtant d’un assez bel air. (5)’On retrouve, dans l’exemple 8, un syntagme nominal (un bel air), pris dans une énumération de qualités :
‘un beau garçon, jeune, blond, un justaucorps boutonné jusqu’en bas, un bel air (8)’La juxtaposition avec le syntagme nominal un justaucorps boutonné jusqu’en bas, exprimant une notation vestimentaire, confirme la paraphrase « ayant un bel air » (comme « ayant un justaucorps boutonné jusqu’en bas »). On peut rappeler ici le commentaire fait précédemment sur ce type de construction, qui témoigne d’un rapport plus étroit entre la personne et la caractéristique concernée.
On peut en dire autant d’une autre construction, qui apparaît dans ce corpus, sous la forme du syntagme nominal prépositionnel introduit par la préposition avec :
‘Avec ce bel air [...] (2)’ ‘avec un air d’ajustement (4)’ ‘avec l’air d’une madame (6)’et qu’on peut également paraphraser par « (en) ayant un air ». Ces syntagmes nominaux prépositionnels fonctionnent comme des caractérisations, comme le montrent les commutations suivantes :
‘Avec ce bel air (« ainsi habillé »), il veut aller sur la mer [...] (2)’ ‘Toutes deux consolées, avec un air d’ajustement (« habillées de façon extravagante ») (4)’ ‘être à Vitré avec l’air d’une madame (« habillée avec élégance ») (6)’Là encore, on reconnaît dans ce type d’emploi les mots qui dénotent des caractéristiques étroitement attachées à la personne.
Un autre indice formel, dans notre corpus, pourrait aller dans le même sens. C’est qu’on ne trouve plus trace ici des nominalisations enchâssées du type avoir l’air de quelqu’un, comme avec la citation précédemment étudiée 708 :
‘Pour M. de Locmaria, il a tout l’air de Termes [...] (t. 1, l. 197, p. 336)’dans lequel le complément du mot air est un véritable complément déterminatif. La seule complémentation qui s’apparente à celle-ci :
‘avec l’air d’une madame (6)’contient un nom de personne précédé d’un article indéfini et fait référence à un type social, ce qui lui donne une valeur de caractérisation (comme si l’on avait « avec un air de grande dame »). À partir de là, on peut faire l’hypothèse suivante. C’est que, lorsque le mot air se rapproche, comme ici, de la personne support, il ne peut se dire, en même temps, d’une autre personne. Tout se passe comme si la force d’attraction de cette personne support entraînait vers elle la complémentation du mot air, qui ne peut alors relever que de la caractérisation.
. Je ne peux préciser davantage les situations dont il est question. R. Duchêne agrémente le corps de jupe et le toupet d’une petite note laconique : Écho d’un passage non conservé (voir note 4 de la p. 553, l. 611, t. 2, p. 1363).
. L’image, c’est le portrait du héros qui ouvre le premier tome des romans à la mode (voir note 4 de la p. 231, p. 1064).
P. 679 et suiv.
. Elle allait devenir duchesse de Gramont, son époux et frère cadet du comte de Guiche héritant du duché (voir note 3 de la p. 634, t. 1, p. 1363).
. Citation 3 du corpus relatif à la signification « manière d’être de la personne en mouvement », p. 759.