IV – LE MOT AIR APPLIQUÉ AUX CHOSES

Le mot air peut se rapporter à des choses, qui sont, comme les personnes, soumises à un jugement d’ordre social. Je distinguerai les choses matérielles des choses abstraites.

1. Choses matérielles

Dans le domaine matériel, ce sont les biens de la personne, et tout particulièrement son lieu d’habitation – le château – qui sont concernés. On peut établir certaines correspondances entre les significations relatives à la personne et celles qui se rapportent aux choses. Il s’agit le plus souvent, me semble-t-il, d’un transfert métaphorique qui conduit le mot air de l’humain vers le non animé. Le nombre et la richesse des significations relatives à la personne, la domination « naturelle » de l’homme sur les choses, la communauté de représentation qui unit, fortement à cette époque, le lieu d’habitation et ceux qui s’y trouvent (et dont témoigne la polysémie d’un mot comme maison), tout cela milite en faveur d’une lecture figurée. Que cette transposition métaphorique relève de la langue, et non du simple effet de style, est également probable, en raison de l’affinité sémantique que nous venons de souligner, et du nombre d’occurrences rencontrées. En revanche, le degré de figement de la figure est impossible à apprécier, à cette distance dans le temps qui rend une intuition fine de ce phénomène inopérante.

Toutefois, nous allons voir que la frontière entre l’homme et les choses n’est pas toujours facile à établir, et que certains emplois du mot air ont la capacité de « couvrir » en quelque sorte ces deux catégories, et ne peuvent donc être dits métaphoriques.

Je proposerai d’abord un corpus qui illustre la signification « train de vie » :

‘1. Nous vous prions tous deux de ne point perdre courage dans vos affaires1. Ne jetez point le manche après la cognée, comme on dit ; ayez quelque application à retrancher un bel air d’abondance, qui est chez vous, qui est fort indifférent à ceux qui le font, et fort préjudiciable à ceux qui le payent. Quand on croit que vous ne vous en souciez pas, on garde peu de mesure, et cela va loin. (t. 1, l. 392, p. 733)
1. Mme de Sévigné associe à ses recommandations le cardinal de Retz, qui s’occupait aussi de mettre en ordre les affaires des Grignan (voir note 2 de la p. 733, p. 1422).’ ‘2. Vous n’êtes point si malhabile que lui1, car encore on voit le sujet de vos mécomptes2 : vos dépenses excessives, la quantité de domestiques, votre équipage, le grand air de votre maison, dépensant3 à tout, assez pour vous incommoder, pas assez au gré de M. de Grignan ; il ne faut point avoir de commerce avec les amis de M. de Luxembourg4 pour voir ce qui cause vos peines. Mais pour mon fils, on croit toujours qu’il n’a pas un sou ; il ne donne rien du tout : jamais un repas, jamais une galanterie5, pas un cheval pour suivre le Roi et Monsieur le Dauphin à la chasse, n’osant jouer un louis. Et si vous saviez l’argent qui lui passe par les mains, vous en seriez surprise. Je le compare aux cousins6 de votre pays, qui font beaucoup de mal sans qu’on les voie ni qu’on les entende. (t. 2, l. 774, p. 978)
1. Charles de Sévigné, dans sa gestion du domaine de Buron (non loin de Nantes), qui lui était échu (voir note 3 de la p. 978, p. 1546).
2. Mécompte : manque dans une somme d’argent.
3. Il s’agit d’une construction libre du gérondif, usuelle à l’époque (on se reportera à A. Haase, 1965, §95, p. 223, et à N. Fournier, 1998, §425-427).
4. M. de Luxembourg avait été impliqué dans les affaires de la Voisin, dans laquelle Mme de Sévigné voyait plutôt une sorcière (voir note 3 de la p. 820, l. 731, t. 2, p. 1476, et note 1 de la p. 821, l. 731, t. 2, p. 1476).
5. Ce mot « se prend aussi pour les choses que l’on fait pour les dames ou qu’on leur donne par galanterie. Cet homme-là fait tous les jours cent galanteries ; il lui a envoyé une galanterie aux étrennes » (Dictionnaire de l’Académie) (note 5 de la p. 978, p. 1546).
Galanterie : cadeau, divertissement raffiné offert à quelqu’un (Dictionnaire du français classique, 1992).
6. Les moustiques (note 6 de la p. 978, p. 1546).’ ‘3. Nous retournâmes chez Mme de Chaulnes après qu’elle fut revenue ici avec toute sa cour, et nous y retrouvâmes le même arrangement, avec une grande quantité de lumières et deux grandes tables servies également de seize couverts chacune, où tout le monde se mit ; c’est tous les soirs la même vie1 [...] Nous revînmes coucher ici2 très délicieusement ; je me suis éveillée du matin, et je vous écris, ma bonne, quoique ma lettre ne parte que demain. Je suis assurée que je vous manderai le plus grand dîner, le plus grand souper, et toujours la même chose : du bruit, des trompettes, des violons, un air de royauté, et enfin vous en conclurez que c’est un fort beau gouvernement que celui de Bretagne. Cependant, je vous ai vue dans votre petite Provence accompagnée d’autant de dames, et M. de Grignan suivi d’autant de gens de qualité, et reçu une fois à Lambesc3 aussi dignement que M. de Chaulnes le peut être ici. (t. 2, l. 793, p. 1038-1039)
La lettre est du 6 août 1680. Mme de Sévigné est à Rennes.
1. Vie : la manière dont on se nourrit, dont on se traite, dont on se divertit.
2. Dans le palais du Gouverneur. Le conseil de ville de Rennes avait loué, pour loger Chaulnes, l’hôtel de Cissé, près de la cathédrale (voir note 4 de la p. 1038, p. 1571).
2. À l’ouverture de l’assemblée des communautés de Lambesc, quand Mme de Sévigné était en Provence, en 1672.’ ‘4. Ma fille est aimable, comme vous le savez ; elle m’aime extrêmement. M. de Grignan a toutes les qualités qui rendent la société agréable. Leur château est très beau et très magnifique. Cette maison a un grand air ; on y fait bonne chère et on y voit mille gens. (t. 3, l. 1250, p. 969)

La lettre est du 12 juillet 1691. Mme de Sévigné est à Grignan.’ ‘5. Parlons vitement de la visite de ce bon duc de Chaulnes, de la réception toute magnifique, toute pleine d’amitié que vous lui avez faite : un grand air de maison1, une bonne chère, deux tables comme dans la Bretagne, servies à la grande2, une grande compagnie, sans que la bise s’en soit mêlée. Elle vous aurait étourdis ; on ne se serait pas entendu. Vous étiez assez de monde sanselle. Il me paraît que Flame3 sait bien vous servir, sans embarras et d’un bon air. Je vois tout cela, ma chère enfant, avec un plaisir que je ne puis vous représenter. Je souhaitais qu’on vous vît dans votre gloire4, au moins votre gloire de campagne, car celle d’Aix est encore plus grande, et qu’il mangeât chez vous autre chose que notre poularde et notre omelette au lard. Il sait présentement ce que vous savez faire ; vous voilà en fonds5 pour faire à Paris tout ce que vous voudrez. Il a vu le maigre et le gras, la tourte de mouton et celle de pigeons. (t. 3, l. 1148, p. 696)

La lettre est du 18 septembre 1689. Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. Maison : tout ce qui a rapport aux affaires domestiques, de ménage.
2. À la grande : à la manière des grands seigneurs.
3. Rappelons que Claude Flame était le maître d’hôtel de M. de Grignan.
4. Gloire : éclat, splendeur 716 .
5. Être en fonds pour faire quelque chose : être bien en état de la faire.’ ‘6. Mais ne pourriez-vous jamais faire quelque autre voyage1 où vous ne fussiez point dans cet horrible tourbillon, où vous puissiez jouir du repos qu’on trouve dans un si beau pays et de la société des personnes raisonnables que vous y avez ? N’y pourriez-vous point un peu mieux dormir, c’est-à-dire simplement dormir ? car vous n’en avez pas le temps. Faut-il avoir toujours cette occupante et ruineuse et continuelle bassette2 ? Si tout cela se pouvait changer, et la grandeur de votre table, ce serait une chose charmante, et même Monsieur le Chevalier3 s’en trouverait tout à fait bien, car l’air de Grignan, ma pauvre bonne, est bien différent de celui-là. (t. 3, l. 1121, p. 626)
La lettre est du 26 juin 1689.
1. Mme de Grignan revient d’un séjour à Avignon.
2. Bassette : jeu de cartes d’origine vénitienne (Dictionnaire du français classique, 1992).
3. Le chevalier de Grignan avait rejoint Grignan. ’

Certains emplois du mot air de ce corpus peuvent encore bénéficier d’une interprétation non métaphorique. Il en est ainsi des trois premières citations. Comme on l’a vu, le « train de vie » concerne un certain nombre de réalités matérielles, qui constituent autant de signes extérieurs de richesse. S’il s’attache à la personne, qui en est l’initiatrice, il nécessite aussi une localisation concrète, dans un lieu d’habitation ou de réception en particulier. Et dans ce cas, le mot air se dit à la fois du lieu et des personnes.

La citation 1 est intéressante de ce point de vue, en ce qu’elle illustre assez finement ce dispositif actanciel. Le bel air d’abondance est, d’une part, celui qu’on trouve à Grignan (qui est chez vous), et, d’autre part, il est mis en relation avec deux sortes d’actants, soigneusement disjoints :

  • ceux qui le font / ceux qui le payent (1)

D’un côté, on a les « initiateurs », c’est-à-dire, pour Mme de Sévigné, les payeurs, qui ne sont autres que les maîtres de maison, lesquels mènent grand train, en recevant leurs invités. De l’autre, on trouve ceux que j’appellerai les « médiateurs », ceux qui le font, et qui n’ont cure des dépenses. Mme de Sévigné fait probablement allusion ici aux aubergistes qui logeaient les invités aux frais de leurs hôtes, selon un usage qu’elle dénonce dans une lettre écrite une quinzaine de jours après :

‘Prenez garde, ma chère, à cette belle coutume d’envoyer payer, avec de bon argent comptant, pour le train 717 de ceux qui vous viennent voir. L’hôtelier gagne avec vous ce qu’il a gagné sur l’étranger 718 , car vous payez suivant qu’il a compté. C’est une pitié que cette sorte de méchant ménage, qui vous tire votre argent. Eh, bon Dieu ! nourrissez plutôt chien et chat dans votre château, puisque vous seuls en France voulez conserver cette gothique mode 719  ! (t. 1, l. 398, p. 747)’

Les citations 3 et 5 présentent une variante de la structure locative, qu’on trouvait en 1. Elles ont en commun de poser un syntagme nominal détaché de tout support :

‘un air de royauté (3)’ ‘un grand air de maison (5)’

mais qui suppose une localisation implicite, donnée par le contexte. En 3, nous sommes à Rennes dans le palais du Gouverneur, où étaient logés les Chaulnes. En 5, nous voilà de retour à Grignan. Là encore, le mot air pourrait commuter avec son synonyme train (« un train royal, un grand train de maison »). En 3, la grande vie qu’on mène est faite du nombre d’invités (que Mme de Sévigné rapproche flatteusement de la suite de M. et Mme de Grignan à Lambesc), de la magnificence des tables et des repas, de la musique. On notera que ce train royal n’est pas imputable aux Chaulnes, mais à ceux qui reçoivent dignement M. de Chaulnes, en tant que gouverneur de la Bretagne. La citation 5, qui décrit la réception faite aux Chaulnes, cette fois par Mme de Grignan, présente l’avantage de détailler le service (deux tables), l’aisance des domestiques (qui servent sans embarras et d’un bon air), et les mets (la tourte de pigeons), qu’on oppose au maigre des Rochers (poularde, omelette au lard, tourte de mouton). Encore ne s’agit-il que de splendeurs campagnardes, puisque Grignan ne saurait égaler les fastes de la vie d’Aix.

Quant aux caractérisations du mot air, elles soulignent la richesse (d’abondance en 1), la grandeur (grand en 5, de royauté en 3). On retrouve l’appréciation d’usage que porte l’adjectif bel, mais dans une construction défigée (un bel air d’abondance en 1).

Dans ces trois citations, la structure locative, qu’elle soit explicite ou implicite, exprime bien le lien « naturel » qui s’établit entre le « train de vie » et le lieu d’accueil, et il n’est pas nécessaire de poser un processus métaphorique.

Dans les citations 2, 4 et 6, qui, à première vue, présentent les deux formes de la structure d’appartenance l’air de / avoir un air, les choses ne sont pas aussi simples. L’occurrence de 6 renvoie à un lieu géographique (Grignan), qui dénote métonymiquement un lieu d’habitation (le château de Grignan), mais rend improbable la paraphrase avec avoir (*Grignan a un air). Ce syntagme nominal recouvre plutôt une structure locative du type « l’air qui est à Grignan », qu’on retrouve d’ailleurs implicitement dans le démonstratif anaphorique celui-là (« l’air qui est là »). Pour cette raison, je rattacherai cette citation aux trois précédemment étudiées 720 . J’ajouterai que l’interprétation de cette citation 6, malgré plusieurs tentatives d’éclaircissement, ne m’est pas très claire. Mme de Sévigné condamne le mode de vie de sa fille à Avignon, à la fois en raison de l’agitation (horrible tourbillon) préjudiciable à sa santé 721 , et des dépenses occasionnées par le jeu (la bassette, qui fait perdre temps et argent 722 ) et les réceptions (la grandeur de votre table). Elle préconise un changement de manière de vivre, dont le chevalier de Grignan se trouverait tout à fait bien. Or cet homme venait d’arriver à Grignan, dans un mauvais état de santé. Il semble légitime que Mme de Sévigné s’inquiète pour lui du train de vie qu’il va trouver à Grignan, vu plutôt à travers la fatigue qui en résulterait. Ce souci expliquerait que Mme de Sévigné passe un peu elliptiquement d’Avignon à Grignan 723 , où, l’air, même s’il est moins tourbillonnant qu’à Avignon 724 , reste bien différent de celui-là – je comprends « du mode de vie que j’ai aux Rochers ». Cette interprétation, qui ne s’impose pas à la lecture de ce seul contexte, paraît plausible si l’on se reporte à d’autres passages, où elle compare la vie que mène sa fille à la sienne :

‘Nous sommes ici dans un parfait et profond repos, une paix, un silence tout contraire au séjour que vous faites à Avignon [...] (t. 3, l. 1117, p. 615)’ ‘Quelle différence, ma chère bonne, de la vie que vous faites à Avignon, toute à la grande, toute brillante, toute dissipée, et celle que nous faisons ici, toute médiocre, toute simple, toute solitaire ! (t. 3, l. 1118, p. 616)’ ‘Je fais toujours ici, ma chère bonne, la vie douce et tranquille que vous savez : une entière liberté, une bonne société [...] bien de la lecture, encore plus de promenades solitaires. Et ainsi les jours se passent fort différemment d’Avignon, mais convenablement, selon la différence de nos destinées. (t. 3, l. 1120, p. 624)’

Notre citation prolongerait ce type de comparaison en mettant en parallèle la manière de vivre des Grignan (dont risque de pâtir le Chevalier) et la sienne propre aux Rochers. On ne peut toutefois exclure une autre interprétation, tout à fait différente. C’est que, si Mme de Grignan consentait à réduire ses dépenses d’Aix, elle pourrait avoir un plus grand train de vie à Grignan, ce qui, sur un autre plan, ne pourrait que satisfaire le Chevalier. Dans ce cas, on comprendrait que l’air de Grignan est bien différent – en dépenses et en faste – de celui d’Aix. Ce qui me fait hésiter, c’est que cela supposerait qu’on mène petite vie à Grignan, ce dont je ne trouve aucune trace ailleurs. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, l’air de Grignan est bien le train de vie, l’accent pouvant être mis sur l’agitation et / ou sur les dépenses.

Quant aux citations 2 et 4, elles se répondent parfaitement, illustrant les deux formes de la structure d’appartenance :

‘le grand air de votre maison (2)’ ‘Cette maison a un grand air [...] (4)’

Certes, on pourrait interpréter métonymiquement le lexème maison, mais, en 4, la double anaphore (cette maison reprenant leur château, et le pronom y reprenant cette maison) n’y est guère favorable. La lecture métaphorique, qui personnifie la maison en lui attribuant un « train de vie », me paraît préférable. On retrouve, dans le contexte de ces deux citations, les réceptions (4), avec la qualité des repas (bonne chère), et le nombre des visites (mille gens). Mais il faut également prendre en compte l’intendance, avec la domesticité et l’équipage (2). À l’opposé des Grignan, sinon dans les dépenses, du moins dans les résultats, l’exemple de Charles de Sévigné montre assez bien, par un inventaire négatif, tout ce qui peut faire partie du train de vie d’une personne : repas, cadeaux galants (pour les hommes), chevaux pour aller à la chasse, jeu...

On trouve une occurrence du mot air qui illustre la signification « conduite, mode de vie » :

‘7. On me mande que le Roi veut donner un meilleur air au Palais-Royal1, et veut éloigner la maîtresse et l’amant, et Coulanges m’écrit là-dessus que sa femme dit : « Le Roi a trop de piété pour vouloir ôter tout ce qui fait la bénédiction de la maison de Monsieur3. » Comme je ne l’ai point entendu répéter vingt fois, je vous avoue que cela m’a paru fort plaisamment tourné. (t. 3, l. 902, p. 175)

1. Maison de Monsieur, frère du Roi.
2. L’amant : le chevalier de Lorraine ; la maîtresse : Mme de Grancey, qui, rappelons-le, était en principe la maîtresse de Monsieur.
« On sut que le Roi avait parlé à Monsieur sur les mœurs de beaucoup de ses domestiques, et qu’il l’avait prié de faire cesser le commerce de M. le chevalier de Lorraine avec Mme de Grancey, ce que Monsieur lui promit » (Dangeau, 27 décembre 1684) (note 4 de la p. 175, p. 1240).
3. Occupé par Mme de Grancey, le chevalier de Lorraine était moins entière­ment à Monsieur (note 5 de la p. 175, p. 1240). ’

Là encore, l’interprétation métonymique (le Palais-Royal étant mis à la place de ceux qui s’y trouvent) me semble peu appropriée, dans la mesure où la présence dans le contexte du verbe éloigner implique qu’on considère le Palais-Royal comme un lieu. Il est préférable de faire une lecture métaphorique, qui personnifie le Palais-Royal, comme si ce lieu lui-même était de mauvaise vie, et qu’on veuille lui donner de meilleures manières. Le mot air dénote ici la conduite, le mode de vie. Nous ne sommes plus dans le train des réceptions, mais dans le domaine de la morale sociale. Quant à la construction du mot air, elle présente une variante de la phrase avec avoir, qu’on peut paraphraser par « le Roi veut faire en sorte que la Palais-Royal ait un meilleur air ».

L’étude du mot air appliqué à la personne a montré que la signification la plus générale « manière de vivre » laissait place, progressivement, à des significations spécifiques, plus proches de la personne. Dans une certaine mesure, il en est de même dans le domaine des choses matérielles, et certaines de ces significations peuvent être appliquées aux lieux d’habitation.

Voici le corpus : 

‘8. Mais la Providence, qui a mis tant d’espaces et tant d’absences entre nous, m’en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château ; vous m’y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. J’avais vu, il y a longtemps, des relations pareilles de la première Mme de Grignan ; je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l’honneur de vos commandements [...] En vérité, c’est un grand plaisir que d’être, comme vous êtes, une véritable grande dame. Je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château. (t. 1, l. 177, p. 279-280)’ ‘9. Je suis fort aise que vous ayez trouvé Grignan d’un bon air. Vous l’auriez trouvé encore plus beau, si la Comtesse avait aidé à son mari à vous en faire les honneurs. (t. 1, l. 376, p. 702)

La lettre, datée du 16 novembre 1674, est adressée au comte de Guitaut. Mme de Grignan, qui a accouché de Pauline le 7 septembre, est à Paris.’ ‘10. J’ai été chez Bussy, dans un château1 qui n’est point Bussy, qui a le meilleur air du monde, et dont la situation est admirable. (t. 2, l. 605, p. 541)

1. Le château de Chaseu, près d’Autun (voir note 1 de la p. 541, p. 1355), qui était la résidence d’été de Bussy (voir note 7 de la p. 24, l. 28, t. 1, p. 854).’ ‘11. Mais on ne peut être plus étonnée que je la suis de vous voir avec M. et Mme de Mesmes. J’ai cru que vous vous trompiez, et que c’était à Livry que vous alliez les recevoir1. Auront-ils trouvé votre château d’un assez grand air ? Du moins votre chapitre2 n’a pas mauvaise mine. Vous m’étonnez de votre souper sans cuisinier et de votre musique sans musiciens. Mlles de Grignan, Piche 1, auront au moins fait leur devoir, avec monsieur leur père. Vous me manderez s’ils auront été contents ; j’aurai bien envie de voir des gens qui viennent de vous quitter, ma chère bonne. (t. 2, l. 704, p. 716)

1. Les Mesmes avaient une propriété à Clichy, près de Livry (note 8 de la p. 398, l. 545, t. 2, p. 1287).
2. Les chanoines de Grignan jouissaient de l’église Saint-Sauveur, achevée en 1543 et dont le toit formait une vaste terrasse directement accessible du château. Le chapitre de Grignan comprenait un doyen, un chanoine sacristain, six chanoines, un diacre, un sous-diacre, deux chantres et deux enfants de chœur ( voir note 1 de la p. 859, l. 1204, t. 3, p. 1557). Il était exceptionnel qu’un chapitre soit rattaché à un château (voir note 7 de la p. 267, l. 171, t. 1, p. 1098).
3. Louis-Provence, souvent appelé le pichon ? (note 4 de la p. 716, p. 1434).’ ‘12. Il est vrai que j’aime la réputation de notre cousin d’Allemagne1. Le marquis de Villars2 nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. (t. 3, l. 1002, p. 356)

La lettre est du 22 septembre 1688.
1. Jean-Louis de Rabutin descendait du cinquième aïeul de Bussy, et du sixième de Mme de Sévigné. À la suite d’un esclandre à l’hôtel de Condé en 1671, il s’échappa, fit un beau mariage, et devint « maréchal des Armées de l’Empereur » (voir note 5 de la p. 147, l. 128, t. 1, p. 979). Son épouse était Dorothée-Élisabeth de Holstein-Wissembourg, qui appartenait aux maisons royales de Norvège et de Danemark (voir note 2 de la p. 88, l. 849, t. 3, p. 1196).
2. Il s’agit du fils d’une amie de Mme de Sévigné, qui revenait d’une mission diplomatique à Vienne et à Munich (voir note 2 de la p. 346, l. 996, t. 3, p. 1316). ’ ‘13. Nous vînmes coucher à Pont, dans une jolie petite hôtellerie, et le lendemain ici1. Les chemins sont fort vilains, mais cette maison est très belle et d’un grand air, quoique démeublée et les jardins négligés. À peine le vert veut-il montrer le nez ; pas un rossignol encore. Enfin, l’hiver le 17 d’avril. Mais il est aisé d’imaginer les beautés de ces promenades. Tout est régulier et magnifique ; un grand parterre en face, des boulingrins2 vis-à-vis des ailes, un grand jet d’eau dans le parterre, deux dans les boulingrins, et un autre tout égaré dans le milieu d’un pré, qui est admirablement bien nommé le Solitaire ; un beau pays, de beaux appartements, une vue agréable, quoique plate ; de beaux meubles que je n’ai point vus ; toutes sortes d’agréments et de commodités ; enfin une maison digne de tout ce que vous en avez ouï dire en vers et en prose3. (t. 3, l. 1099, p. 578-579)

La lettre est du 17 avril 1689. Mme de Sévigné, en route pour la Bretagne, fait étape à Chaulnes. Chaulnes se trouve à l’est d’Amiens, dans la Somme.
1. Le château, du XVIe siècle, était venu aux Chaulnes de la mère du duc, héritière de la maison d’Ailly (voir note 1 de la p. 578, l. 1099, t. 3, p. 1434).
2. Boulingrin : parterre de gazon pour l’ornement d’un jardin.
3. Coulanges a célébré Chaulnes en vers (ses chansons) et en prose (ses lettres), lors de son passage, sans doute en 1685 (voir note 1 de la p. 579, p. 1434). ’ ‘14. Je trouve le meilleur air du monde à votre château. Ces deux tables servies en même temps à point nommé1 me donnent une grande opinion de Flame ; c’est pour le moins un autre Honoré2. Ces capacités soulagent fort l’esprit de la maîtresse de la maison, mais cette magnificence est bien ruineuse. < Ce n’est pas une chose indifférente pour la dépense que le belairet le bon airdans une maison comme la vôtre. > Je viens d’en voir la représentation, car c’est où Honoré triomphe que dans l’air du coup de baguette qui fait sortir de terre tout ce qu’il veut. Je sais la beauté et même la nécessité de ces manières, mais j’en vois les conséquences, et vous les voyez aussi. (t. 3, l. 1143, p. 681)

1. À point nommé : à l’instant précis, au moment nécessaire.
2. Rappelons que Claude Flame était le maître d’hôtel de M. de Grignan, et qu’Honoré était le maître d’hôtel des Chaulnes.’ ‘15. Mais parlons de notre bon duc de Chaulnes : il a donc passé à Grignan ? Votre château a si bon air, il est si bien meublé, votre chapitre est si noble, vos terrasses sont si fières et si supérieures à l’univers, qu’il comprendra aisément que la bise n’est pas toujours en humeur de souffrir ces hauteurs qui semblent la braver et la défier. (t. 3, l. 1147, p. 692)’ ‘16. Mme de Coulanges me mande que la nouvelle Mme de La Fayetteétait magnifiquement sur son lit dans une belle maison; la salle parée avec des fleurs de lis d’une belle tapisserie de garde des sceaux ; le lit de la chambre rajusté d’un vieux manteau de l’ordre, et une très belle tapisserie avec les armes ornées des bâtons de maréchal de France et du collier de l’ordre ; beaucoup de miroirs, de chandeliers, de plaques3, de glaces et de cristaux, suivant la mode présente4 ; beaucoup de domestiques, de valets de chambre, de livrées ; de beaux habits à la petite mariée ; enfin un si bon air dans cette maison et dans ces nouvelles familles que notre Mme de La Fayette doit être parfaitement contente d’avoir mis son fils dans une si grande et honorable alliance. (t. 3, l. 1179, p. 790-791) 725

La lettre est du 28 décembre 1689.


1. Rappelons que la nouvelle Mme de La Fayette est Jeanne-Madeleine de Marillac (âgée de dix-neuf ans), fille de René, d’une famille apparentée aux Lamoignon, qui venait d’épouser le fils cadet de Mme de La Fayette, René-Armand de La Fayette (voir note 2 de la p. 695, l. 1147, t. 3, p. 1488). La belle maison est celle des Marillac (voir note 4 de la p. 790, p. 1529).
3. « Plaque se dit d’une pièce d’argenterie ouvragée, au bas de laquelle il y a un chandelier, qu’on met dans les chambres pour les parer et pour les éclairer. On avait autrefois des plaques d’argent magnifiques, mais l’usage en est presque perdu. On faisait aussi des plaques avec des glaces de miroirs » (Furetière) (voir note 3 de la p. 642, l. 1128, t. 3, p. 1466).
4. Cette mode était un moyen de compenser l’envoi à la Monnaie des meubles d’or et d’argent (note 8 de la p. 790, p. 1529). ’ ‘17. Je voulus me promener le soir au Lude1. Je commençai par l’église ; j’y trouvai le pauvre Grand Maître2. Cela est triste ! Je portai cette pensée dans sa belle maison. Je voulus m’accoutumer aux terrasses magnifiques et à l’air d’un château qui l’est infiniment. Tout y pleure, tout est négligé. Cent orangers morts ou mourants font voir qu’ils n’ont vu, depuis cinq ans, ni maître, ni maîtresse ! (t. 3, l. 1234, p. 942)

La lettre est du 7 octobre 1690.
1. Sur le Loir, dans la Sarthe (voir note 4 de la p. 942, p. 1593).
2. Henri de Daillon, comte, puis en 1675, duc du Lude, grand-maître de l’artillerie depuis 1669. Il avait été amoureux de Mme de Sévigné, et celle-ci l’aurait aimé, à en croire du moins l’Histoire amoureuse (voir note 2 de la p. 205, l. 150, t. 1, p. 1041-1042). Il mourut en août 1685 (note 1 de la p. 146, l. 890, t. 3, p. 1226). ’

De même que la manière d’être de la personne pouvait faire l’objet de saisies différentes selon le regard qu’on portait sur elle, de même le lieu d’habitation peut être approché de différents points de vue.

Commençons par la citation 14. Si le château de Mme de Grignan a le meilleur air du monde, c’est, comme le montre le contexte qui suit immédiatement, par rapport aux réceptions qui s’y tiennent. Cette interprétation correspond à la manière d’être en société de la personne, qui mettait l’accent, à l’occasion, sur les bonnes manières et la courtoisie des hôtes. Il me semble qu’elle peut également être retenue en 11, à propos de la visite faite par M. et Mme de Mesmes à Grignan. Quand Mme de Sévigné s’inquiète du jugement des invités :

‘Auront-ils trouvé votre château d’un assez grand air ? (11)’

c’est la qualité de la réception qu’elle a en vue. Si le chapitre sauve la mise, le souper sans cuisinier et la musique sans musicien, compensée par les chœurs familiaux, risquent d’être d’un fâcheux effet ! Mais les Mesmes, quand ils seront de retour à Paris, garderont la mémoire d’un très bon accueil :

‘Le mari et la femme sont encore tout pleins du souvenir de votre bonne réception. (t. 2, l. 728, p. 808).’

La citation 9, bien que pauvre en indices, me semble relever de la même interprétation. Mme de Sévigné, qui écrit au comte de Guitaut, regrette que sa fille n’ait pu lui faire les honneurs de Grignan, c’est-à-dire le recevoir, en compagnie de M. de Grignan :

‘Faire les honneurs d’une maison : recevoir selon les règles de la politesse ceux qui viennent dans la maison.’

Il en est de même de la citation 12 :

‘Le marquis de Villars nous en a dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison. (12)’

dans laquelle le marquis de Villars conjoint dans un même éloge le mérite de personnes de grande qualité (le cousin d’Allemagne et sa femme) et le bon air de leur maison. Cette louange ne peut qu’être en rapport avec la manière de recevoir des hôtes.

Dans les autres exemples, les réceptions disparaissent. C’est plutôt la manière dont se présente l’habitation qui est prise en compte :

‘Votre château a si bon air, il est si bien meublé, votre chapitre est si noble, vos terrasses sont si fières et si supérieures à l’univers [...] (15)’ ‘cette maison est très belle et d’un grand air, quoique démeublée et les jardins négligés (13)’

On donne à voir l’extérieur et l’intérieur du château : son architecture (les terrasses), les jardins, l’ameublement, le chapitre – en ce qui concerne Grignan. Sans aller jusqu’à dire que les chanoines font partie des meu­bles, ils sont présentés comme une des richesses du château :

‘Je reviens à vos dévotions, à votre beau et magnifique chapitre. Je serais fort sensible à cette sainte et solide grandeur, et puisqu’il est fait, il le faut préférer à dix mille livres de rente. C’est une grande distinction. (t. 3, l. 1204, p. 859)’

Les jardins, même négligés, comme c’est le cas du château des Chaulnes (13), contribuent à la grandeur de l’ensemble, par leur régularité et la richesse des aménagements. Ceux-ci semblent impressionner beaucoup Mme de Sévigné, puisqu’elle revient sur la description cinq jours après :

‘Nous avons vu les machines de M. de Chaulnes ; elles sont admirables, et d’une simplicité sublime. On voit cinq gros jets d’eau dans ce parterre et ces boulingrins, un abreuvoir, qui est un petit canal, des fontaines à l’office, à la cuisine, à la lessive, et autrefois il n’y avait pas de quoi boire. Louez-le un peu de son courage, car tout ce pays se moquait de lui. Il a fait vingt allées tout au travers des choux 726 dans un jeune bois qu’on ne regardait pas, qui font une beauté achevée. (t. 3, l. 1101, p. 582).’

Si, dans ce même château, les meubles n’apportent qu’une participation fictive (de beaux meubles que je n’ai point vus), la maison des Marillac (16), qui s’ouvre au fils de Mme de La Fayette par les vertus d’une alliance, offre un ameublement et des ornements que Mme de Sévigné détaille avec complaisance. On notera que, comme les chanoines de Grignan, les gens de maison (beaucoup de domestiques, de valets de chambre) prennent place dans l’énumération des richesses, avec leurs livrées... sans compter les beaux habits de la mariée elle-même. L’inclusion des serviteurs dans le regard qu’on porte sur le château pourrait expliquer que, dans la citation 8, Mme de Sévigné, après avoir évoqué l’air de grandeur et la magnificence de Grignan, ajoute à l’intention de sa fille, très récemment installée chez son mari :

‘je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l’honneur de vos commandements (8)’

D’autres fois, on porte simplement un regard sur l’extérieur du château. C’est le cas dans les citations 10 et 17 :

‘un château [...] qui a le meilleur air du monde, et dont la situation est admirable (10)’ ‘Je voulus m’accoutumer aux terrasses magnifiques et à l’air d’un château qui l’est infiniment. Tout y pleure, tout est négligé. Cent orangers morts ou mourants font voir qu’ils n’ont vu, depuis cinq ans, ni maître, ni maîtresse ! (17)’

En 17, en l’absence du maître et de la maîtresse, le château n’offre que ses terrasses et ses jardins. En 10, la coordination de deux propositions, dans lesquelles se trouvent les lexèmes air et situation, montre le château comme à distance, replacé dans son cadre naturel. Mme de Sévigné reviendra d’ailleurs à plusieurs reprises sur l’admirable situation du château de son cousin, et sur le charme du paysage :

‘Êtes-vous à Chaseu, mon cousin, dans cet aimable lieu ? J’en ai le paysage dans ma tête et je l’y conserverai soigneusement [...] (t. 2, l. 645, p. 611)’ ‘je n’oublierai jamais votre paysage de Chaseu (t. 2, l. 647, p. 616)’ ‘votre charmant paysage de Chaseu (t. 2, l. 667, p. 644)’ ‘votre belle situation de Chaseu (t. 2, l. 801, p. 1063)’ ‘Vous êtes à Chaseu. Allez vous promener à mon intention sur le bord de cette jolie rivière [...] (t. 3, l. 942, p. 258)’ ‘Il me semble que je vous dois remercier des soins que vous prenez d’embellir Chaseu. Cette situation charmante mérite bien la peine que vous y prenez. (t. 3, l. 950, p. 272)’ ‘Je comprends aisément, mon cousin, l’amitié que vous avez pour votre Chaseu. Il y a des beautés naturelles que vous vendriez bien cher, si on pouvait les livrer. (t. 3, l. 993, p. 342)’

Cette seconde signification, plus statique que la précédente, puisqu’on passe de la « manière de recevoir » à la « manière de se présenter », n’est pas sans rappeler la manière d’être de la personne, vue, en dehors de tout mouvement, dans son maintien, son apparence physique, son habillement – une distinction plus fine entre le maintien et l’apparence me paraissant ici quelque peu artificielle. Ces composantes se retrouvent, en quelque sorte, dans l’architecture, les jardins, les meubles, et même les personnes, qui donnent sa manière d’être au château.

La distinction même entre les deux significations – « manière de recevoir » et « manière de se présenter » – n’est toutefois pas aussi tranchée. Si un château peut s’offrir à la vue en dehors de toute réception, il est difficile de ne pas inclure dans la manière de recevoir la belle apparence du château et de ce qui s’y trouve.

L’extrait suivant éclaire assez bien les différents aspects d’une belle réception au château de Grignan :

‘« La messe achevée, Madame se retira en son appartement et peu de temps après on vint avertir pour dîner. Il y avait deux tables. MM. les consuls et assesseurs dînèrent à celle de Msgr le comte et de madame, et les autres à l’autre table où ils furent traités superbement à quatre services. Peu après le dîner, M. le comte eut la bonté lui-même de leur faire voir tout le château, qui est un des plus beaux de la province tant par sa situation qu’à raison des belles peintures et riches ameublements qui s’y trouvent. On les conduisit ensuite sur une grande plate-forme tout entourée d’une balustrade d’où on découvre une campagne à perte de vue. De là, ils descendirent par un degré dérobé dans une petite tribune tapissée qui sert pour entendre la messe dans l’église cathédrale, qui est un fort beau chapitre fondé par la maison de Grignan. On leur fit voir ensuite tous les offices bas, qui sont tout voûtés, et après ils remontèrent en haut pour saluer Madame avant de partir, et on leur présenta du café, du chocolat et autres boissons, et après Monsieur le Comte eut bien cette bonté pour eux de les accompagner jusqu’à la dernière porte du château. » 727

On y trouve le service « à la grande », la beauté du château et du site, la richesse des peintures et des ameublements, et le fameux chapitre qui est l’ornement de la maison.

La maison, le château, est, si j’ose dire, le haut lieu de l’évaluation sociale. C’est ce que montrent les contextes, que j’étudierai conjointement pour les deux significations, proches l’une de l’autre comme on vient de le voir, « manière d’être en société » et « manière de se présenter ».

On retrouve ici l’expression bon air – communément employée pour les personnes, et qui tend à conforter l’interprétation métaphorique –, parfois portée au degré superlatif :

‘que vous ayez trouvé Grignan d’un bon air (9)’ ‘du bonair de sa maison (12)’ ‘Votre château a si bon air [...] (15)’ ‘un si bonair dans cette maison (16)’ ‘un château[...] qui a le meilleurairdu monde (10)’ ‘Je trouve le meilleurair du monde à votre château. (14)’

L’adjectif bon est concurrencé, dans cet emploi, par des qualifications telles que grand / de grandeur, et magnifique :

‘vous m’y représentez unairde grandeur (8)’ ‘Auront-ils trouvé votre château d’un assez grand air ? (11)’ ‘cette maison est [...] d’un grand air (13)’ ‘l’air d’un château qui l’[magnifique] est infiniment (17)’

Ces expressions et syntagmes voisinent avec des caractérisations qui se rapportent directement à l’habitation, et qui en disent la beauté et la magnificence :

‘[...] la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château ; vous m’y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. (8) ’ ‘Je suis fort aise que vous ayez trouvé Grignan d’un bon air. Vous l’auriez trouvé encore plus beau [...] (9)’ ‘cette maison est très belle et d’un grand air (13)’ ‘la nouvelle Mme de La Fayetteétait magnifiquement sur son lit dans une belle maison (16)’ ‘Je portai cette pensée danssa belle maison. Je voulus m’accoutumer aux terrasses magnifiques et àl’air d’un château qui l’est infiniment. (17)’

Beauté, grandeur et magnificence se retrouvent encore dans le contexte large, dans les lexèmes qui les dénotent :

‘toutes ces beautés (8)’ ‘[...] les beautés de ces promenades. Tout est régulier et magnifique [...] de beaux appartements [...] de beaux meubles (13)’ ‘cette magnificence (14)’ ‘la nouvelle Mme de La Fayetteétait magnifiquement sur son lit dans une belle maison [...] une belle tapisserie de garde des sceaux [...] une très belle tapisserie avec les armes ornées des bâtons de maréchal de France et du collier de l’ordre [...] de beaux habits à la petite mariée (16)’ ‘aux terrasses magnifiques (17)’ ‘il [votre château] est si bien meublé, votre chapitre est si noble, vos terrasses sont si fières et si supérieures à l’univers (15)’ ‘votre chapitren’a pas mauvaise mine (11)’

et aussi à travers certaines descriptions, comme en 13, celle des jardins du château des Chaulnes, et en 16, celle de la maison des Marillac.

Si le site, le cadre naturel peuvent avoir leur importance :

‘un château [...] qui a le meilleur air du monde, et dont la situation est admirable (10)’ ‘un beau pays [...] une vue agréable (13)’

ils n’apparaissent que secondairement par rapport au château pris en lui-même.

Ce que montre la beauté de ces demeures, c’est avant tout la richesse et l’élévation de ceux qui les possèdent. On n’oubliera pas que l’adjectif magnifique, appliqué à la personne, conjoint la splendeur et la dépense :

‘Magnifique : qui se plaît à faire de grandes et éclatantes dépenses, ou de grands dons ; qui se montre avec splendeur.’

et on relèvera la coordination de la citation 16 :

‘un si bon air dans cette maison et dans ces nouvelles familles (16)’

qui rapporte le bon air, conjointement, à l’habitation et aux personnes. Cette dimension sociale est particulièrement mise en valeur quand on se félicite, comme en 16, d’un opportun mariage, qui fait entrer dans une grande famille. Ainsi le fils de Mme de La Fayette se trouve mis dans une si grande et honorable alliance. De même, la fille de Mme de Sévigné est établie à Grignan, comme une véritable grande dame (8). On ne s’étonnera donc pas de la satisfaction de Mme de Grignan, en admiration devant le château de son mari, et de celle des mères (Mme de Sévigné est enchantée, Mme de La Fayette parfaitement contente). Mais la magnificence, vue du côté des dépenses, n’est pas toujours la bienvenue, quand le faste de l’accueil excède les capacités financières des hôtes du château. C’est le sens de la mise en garde que Mme de Sévigné adresse à sa fille en 14.

Le bon air d’une maison témoigne de la position sociale de la personne, qui va de pair, en principe, avec ses qualités morales (valeur, mérite) – le tout ensemble (sans oublier l’épouse) assurant la réputation de l’homme accompli. Le cousin d’Allemagne, s’il faut parler :

et de sa valeur, et de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa maison (12)

en est un bon exemple... et l’on dit de lui des merveilles. Ainsi le château fait partie de l’image sociale de la personne, et l’on ne peut qu’être sensible à l’effet qu’il produit. Mme de Sévigné se félicite de la bonne impression que le comte de Guitaut a gardée de sa visite à Grignan :

‘Je suis fort aise que vous ayez trouvé Grignan d’un bon air. (9)’

et elle s’inquiète du jugement des Mesmes :

‘Auront-ils trouvé votre château d’un assez grand air ? (11)’

qui, de retour à Paris, feront l’éloge des fastes de Grignan :

‘M. de Mesmes a fait grand bruit de celle [magnificence] de Grignan ; il en a écrit à M. de La Rochefoucauld. (t. 2, l. 709, p. 734)’

Relevons, à ce propos, cette récapitulation exemplaire :

‘M. et Mme de Mesmes sortent d’ici. Ils ont recommencé, sur nouveaux frais 728 , à parler de vous et de Grignan avec entêtement : votre bonne maison 729 et vos beaux titres, Pauline et ses charmes, votre musique, votre terrasse, votre politesse, qui me fait croire une paysanne en comparaison de vous. (t. 2, l. 718, p. 770) ’

où il est question pêle-mêle de la terrasse, de la musique et de Pauline, de la qualité et de la politesse des hôtes...

Les constructions dans lesquelles s’insère le mot air sont diverses. Citons d’abord les structures d’appartenance (la phrase avec avoir et la nominalisation) :

‘du bon air de sa maison (12)’ ‘l’air d’un château qui l’[magnifique] est infiniment (17)’ ‘un château [...] qui a le meilleur air du monde (10)’ ‘Votre château a si bon air [...] (15)’

On reconnaîtra une variante de la structure avec avoir dans la phrase suivante :

‘Je trouve le meilleur air du monde à votre château. (14)’

paraphrasable par « je trouve le meilleur air du monde [être] à votre château », « je trouve que votre château a le meilleur air du monde ».

On relèvera aussi la construction être d’un air :

‘Je suis fort aise que vous ayez trouvé Grignan d’un bon air. (9)’ ‘Auront-ils trouvé votre château d’un assez grand air ? (11)’ ‘cette maison est [...] d’un grand air (13)’

ainsi que la structure de localisation :

‘vous m’y [votre château] représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée (8)’ ‘un si bon air dans cette maison et dans ces nouvelles familles (16)’ ‘Si le château occupe une place de premier plan, il est quelques objets qui, à l’occasion, accèdent à la même dignité 730  : ’ ‘18. L’été Saint-Martin continue et mes promenades sont fort longues. Comme je ne sais point l’usage d’une grande chaise, je repose ma corporea salma 1 tout du long de ces allées. J’y passe des jours toute seule avec un laquais, et je n’en reviens point que la nuit ne soit bien déclarée et que le feu et les flambeaux ne rendent ma chambre d’un bon air. (t. 2, l. 448, p. 160)
La lettre est du 13 novembre 1675. Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. C’est-à-dire mon « fardeau corporel » (fin d’un vers du Pastor fido de Guarini, III, VI) (voir note 2 de la p. 160, p. 1166). ’ ‘19. Mme de Coulanges fut invitée pour aller faire les honneurs, et elle n’y manqua pas, comme vous pouvez croire. Pour moi, je ne me trouvai point à l’hôtel de Chaulnes quand Monsieur1 y vint, parce que je dînais au faubourg Saint-Germain, mais j’y arrivai assez tôt pour trouver encore des feux d’un très bon air dans toutes les cheminées, et toutes les marques d’une riche maison où l’on sait vivre à la grande2. (t. 3, l. 1323, p. 1080)

La lettre est de Coulanges. Elle est datée du 21 janvier 1695.
1. Philippe d’Orléans, frère du Roi.
2. À la grande : à la manière des grands seigneurs.’ ‘20. Il n’y a rien de pareil aux bons et somptueux dîners de l’hôtel de Chaulnes, à la beauté du grand appartement, qui augmente tous les jours, et au bon air des feux qui sont dans toutes les cheminées. Il n’y a plus en vérité que cette maison qui représente la maison d’un seigneur. (t. 3, l. 1326, p. 1086)

La lettre est de Coulanges. Elle est datée du 12 février 1695. ’ ‘21. Nous faisons chercher du damas de revente1 pour faire les rideaux de votre lit ; on en trouve assez souvent. Les habiles ont changé vos pentes2 ; nous avons pris celles de satin rouge, brodé de couleurs. Ce lit sera fort beau pour Grignan, et fort noble. Il vous coûtera peu [...] Il vous restera de quoi faire un lit d’hiver admirable, avec ces pentes que je disais, de toile d’or, argent et rouge, et des rideaux du plus beau velours du monde, et chamarrés, à la place où ils l’ont été, d’un galon or [faux], et mêlé dans du rouge et du noir, avec un air d’antiquité admirable. (t. 2, l. 401, p. 8)

1. Du damas d’occasion (voir note 4 de la p. 8, p. 1078).
2. Les pentes étaient des bandes, fixées au ciel du lit, qui recouvraient la partie supérieure des rideaux (voir note 4 de la p. 8, p. 1078).’

On ne sera pas étonné que le bon air puisse se dire d’une partie d’une habitation, comme la chambre de Mme de Sévigné, dans son château des Rochers (18). Toutefois, ce n’est pas l’ameublement ni la décoration de la pièce qui sont pris en compte, mais la lumière qu’apportent, une fois la nuit tombée, le feu et les flambeaux. L’importance des feux qu’on allume dans les cheminées est soulignée dans les deux citations suivantes (des feux d’un très bon air en 19, au bon air des feux en 20), où ils sont considérés comme un signe de richesse. Quant aux rideaux de velours (21), ils auront, par effet du mélange de couleurs, un bon air qui suscitera l’admiration, comme s’ils étaient faits d’une étoffe ancienne (un air d’antiquité admirable).

Un extrait de la lettre de Mme de Coulanges, où se trouve le passage ci-dessus écrit par M. de Coulanges, et qui évoque le même thème (de la visite à l’hôtel de Chaulnes) résume assez bien le rôle que jouaient les étoffes, les cheminées, les lumières, dans la mise en valeur d’une pièce :

‘L’appartement de cette duchesse [la duchesse de Chaulnes] est dans le point de la perfection. Depuis le salon jusqu’au dernier cabinet, tout est meublé de ces beaux damas galonnés d’or que vous connaissez. On a fait, dans la chambre du lit, une cheminée d’une beauté et d’une magnificence qui ne se peut dire ; il y avait de gros feux partout, et des bougies en si grande quantité qu’elles auraient obscurci le soleil, s’ils s’étaient trouvés ensemble. (t. 3, l. 1323, p. 1079)’

Dans ces exemples, appliqué à des objets, le mot air a la signification « manière de se présenter », qui dérive du maintien, de la manière d’être de la personne. L’expression bon air, qui exprime l’évaluation sociale, passe aisément, là encore, de l’humain au non animé. L’adjectif admirable n’en est qu’une variante.

La nominalisation (au bon air des feux) apparaît en 20. La structure être d’un air est employée deux fois (18 et 19). Quant au syntagme nominal prépositionnel avec un air d’antiquité admirable de 21, il peut être tenu pour une variante de la structure avec avoir, à travers la paraphrase « ayant un air d’antiquité admirable ».

Notes
716.

. Littré illustre sa définition par ce passage de Mme de Sévigné.

717.

. Le train, ce sont les équipages qui venaient au château (voir note 1 de la p. 311, l. 188, t. 1, p. 1135).

718.

. En ne lui donnant pas ce qu’il fait ensuite payer (voir note 1 de la p. 747, p. 1433).

719.

. Mme de Sévigné estime que la mode, ruineuse, qui consiste à loger les invités dans les auberges du village, aux frais des hôtes, est aussi dépassée que l’architecture gothique (voir note 1 de la p. 311, l. 188, t. 1, p. 1135).

720.

. Une autre lecture ne peut toutefois être écartée, qui consisterait à voir dans cet emploi une métaphore d’« air-élément » conduisant du « climat » de Grignan au « train de vie » qu’on y mène.

721.

. Ce thème revient dans les précédentes lettres (t. 3, l. 1118, p. 617 ; l. 1119, p. 620 ; l. 1120, p. 623).

722.

. La bassette m’a fait peur. C’est un jeu traître et empêtrant ; cent pistoles y sont bientôt perdues [...] (t. 3, l. 1118, p. 617-618).

723.

. Le syntagme nominal la grandeur de votre table pourrait toutefois assurer la transition, si l’on comprend qu’il s’agit de la table qu’on tient à Grignan.

724.

. [...] vous êtes présentement dans votre château, où vous n’avez guère plus de temps à vous, mais vous ne serez pas dans un si terrible tourbillon (t. 3, l. 1118, p. 617).

725.

. Cette citation a déjà été étudiée dans le corpus relatif à la « manière de vivre » de la personne (citation 8, p. 702). La coordination entre cette maison et ces nouvelles familles justifie qu’on la reprenne ici.

726.

. « On dit proverbialement et bassement [...] aller tout au travers des choux pour dire agir en étourdi » (Académie), et donc ici sans avoir égard à rien, sans regarder à la dépense ni à la difficulté (note 3 de la p. 582, p. 1436).

727.

. Ce texte est extrait du manuscrit 2804 d’Avignon (voir note 2 de la p. 697, l. 1148, t. 3, p. 1489).

728.

. Sur nouveaux frais : en considérant tout ce qu’on avait fait comme nul, de nouveau, derechef.

729.

. Bonne maison : maison noble.

730.

. L’ordre des citations n’est pas chronologique, mais sémantique.