2. Choses non matérielles

Je regroupe les citations dans lesquelles le mot air se dit de choses non matérielles, quelle qu’en soit la diversité 731 :

‘22. Vous me demandez comment je ferais, si j’étais son historien1, pour persuader à la postérité les merveilles de sa campagne. Je dirais la chose uniment2, et sans faire tant de façons, qui d’ordinaire sont suspectes de fausseté, ou au moins d’exagération ; et je ne ferais pas comme Despréaux3, qui dans une épître qu’il adresse au Roi, fait une fable des actions de sa campagne, parce, dit-il, qu’elles sont si extraordinaires qu’elles ont déjà un grand air de fable. (t. 1, l. 300, p. 564)

Il s’agit d’une lettre de Bussy-Rabutin, adressée à Corbinelli.
1. De Louis XIV.
2. Uniment : simplement, sans façon.
3. Rappelons qu’il s’agit de Boileau.’ ‘23. M. d’Harouys1 vous écrira. Il est comblé de vos honnêtetés ; il a reçu deux de vos lettres à Nantes, dont je vous suis encore plus obligée que lui. Sa maison va être le Louvre des États ; c’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attire tout le monde. Je n’avais jamais vu les États ; c’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu’il y en ait qui aient un plus grand air que ceux-ci. (t. 1, l. 189, p. 313)

Mme de Sévigné est aux Rochers. La lette est du 5 août 1671.
1. Guillaume d’Harouys, beau-frère de Coulanges, était le trésorier des États de Bretagne (voir note 6 de la p. 189, l. 146, t. 1, p. 1023). ’ ‘24. Nos États finirent hier [...] La dépense du maréchal1 a été tout auprès d’être ridicule à force d’être excessive. Il y avait tous les jours soixante personnes à dîner et à souper chez lui, et un air de magnificence en toutes choses dont M. de Chaulnes n’approchait pas ; il en aurait été bien fâché. (t. 3, l. 1166, p. 754)

Mme de Sévigné est aux Rochers. La lettre est du 13 novembre 1689.
1. Jean, comte d’Estrées, maréchal de France (voir note 4 de la p. 38, l. 40, t. 1, p. 871). En l’absence du duc de Chaulnes, en mission diplomatique à Rome, il commandait en Bretagne et tenait les États (voir note 1 de la p. 685, l. 1144, t. 3, p. 1485), qui s’étaient ouverts le 22 octobre 1689 (t. 3, l. 1161, p. 737). ’ ‘25. Ce pauvre Sanguin1 est mort. C’était un bon et honnête homme. Sa famille est désolée. Voilà une place de cordon bleu2. Si cette charge n’allait pas à son fils, plût à Dieu que M. de Grignan la pût avoir ! Il serait bien propre à lui conserver le grand air qu’elle a toujours eu ; c’est la meilleure place pour subsister2 qu’il est possible. (t. 3, l. 805, p. 5)

1. Jacques Sanguin était premier maître d’hôtel de Louis XIV (voir note 4 de la p. 500, l. 269, t. 1, p. 1277).
2. Cordon bleu : chevalier de l’ordre du Saint-Esprit (Dictionnaire du français classique, 1992).
3. Subsister : se maintenir, conserver sa position, son rang.’ ‘26. J’ai oublié mon Agnès 1. Elle est jolie pourtant ; son esprit a un petit air de province. (t. 2, l. 773, p. 976)

Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. Ce nom propre désigne une jeune fille innocente comme l’Agnès de L’École des femmes. Il s’agit de Marie de Sesmaisons, âgée de dix-neuf ans. Sa mère habitait à Nantes, dans la rue où se trouvait la résidence des jésuites. Elle avait eu pour grand-oncle le père de Sesmaisons, jésuite. Une sœur d’Agnès était rentrée à la Visitation de Nantes à seize ans (voir note 7 de la p. 939, l. 766, t. 2, p. 1527).’ ‘27. Je conjure M. de Grignan d’être toujours dans les bons sentiments où il est, et Monsieur le Coadjuteur d’achever son bâtiment1. Il me disait ici que rien n’était d’un meilleur air pour la maison que de bâtir pendant le procès2. Je n’en convenais pas, mais ce qui serait sans difficulté d’un mauvais air, c’est la honte qu’il y aurait à ne pas achever ce qui est commencé. (t. 3, l. 1022, p. 393)

1. Rappelons qu’il s’agit des travaux engagés à Grignan, et financés en principe par l’évêque de Carcassonne et le Coadjuteur d’Arles, frères du comte (voir note 4 de la p. 370, l. 1011, t. 3, p. 1329).
2. Rappelons qu’il s’agit de l’affaire de succession qui opposait les Grignan au seigneur d’Aiguebonne (voir note 1 de la p. 108, l. 863, t. 3, p. 1205-1206).’ ‘28. Hélas ! ma chère bonne, il y a un an que je vous dis adieu ; cela me fait mal. Je ne donne point au passé un si bon air que vous. Au contraire, je m’en fais une amertume, je le regrette ; du moins, j’en usais ainsi jusqu’à l’assurance de vous revoir. Présentement je lui pardonne en faveur de l’avenir ; il est éclairé par l’espérance, qui me rend contente de tout. (t. 3, l. 807, p. 15)

La lettre est du 15 septembre 1680. Le dernier départ de Mme de Grignan pour la Provence date du 13 septembre 1679.’

Je regrouperai les quatre premières citations, dans lesquelles les choses concernées sont de nature sociale, qu’il s’agisse des campagnes du Roi (22), des États (réunion de députés représentant une province) en 23 et 24, ou de la charge de premier maître d’hôtel de Louis XIV (25), que Mme de Sévigné convoite pour son gendre.

Les États sont décrits à travers les manifestations qui s’y déroulent, les divertissements et, surtout, les réceptions et la bonne chère. Voici ce que dit Mme de Sévigné de ceux qui se tinrent à Vitré, du 4 au 22 août 1671 (23) :

‘[...] quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie 732 [...] J’oublie quatre cents pipes de vin qu’on y boit, mais si j’oubliais ce petit article, les autres ne l’oublie­raient pas, et c’est le premier. (t. 1, l. 189, p. 314) ’ ‘Je n’ai jamais vu une si grande chère. Nulle table à la cour ne peut être comparée à la moindre des douze ou quinze qui y sont ; aussi est-ce pour nourrir trois cents personnes qui n’ont que cette ressource pour manger 733 . (t. 1, l. 193, p. 324-325)’

Ceux de 1689 (24) eurent lieu à Rennes, du 22 octobre au 12 novem­bre, avec une magnificence dont Mme de Sévigné dénonce, à plusieurs reprises, l’excès :

‘Il fait une chère épouvantable, ce maréchal ; il surpasse M. de Chaulnes. Ce sont deux tables de dix-huit personnes matin et soir, de la belle vaisselle, toute neuve, toute godronnée 734 , au fruit 735 . Enfin, c’est à qui pis fera, à qui pis dira. Il y a vingt tables quasi de cette furie, et l’opéra d’Atys, que Dumesnil rend agréable 736 , et des comédiens. (t. 3, l. 1164, p. 748)’ ‘Je n’ose vous parler des magnificences de Rennes, de peur de vous donner une indigestion, car ce sont des festins. Le même jour, dîner chez M. de La Trémouille, souper chez le Premier Président ; dîner chez M. de Pommereuil, souper chez Monsieur de Rennes ; dîner chez M. de Coëtlogon, souper chez Monsieur de Saint-Malo. Ainsi tous les jours ; comment vous en portez-vous ? Il y a vingt tables de cette furie : Tu manges tout mon bien 737 . (t. 3, l. 1165, p. 752)’

Dans la citation 23, le grand air, appliqué aux États, dénote le train de vie fastueux auquel ils donnent lieu. Ce train de vie leur est attribué figurément, par une métaphore de personnification. En 24, l’air de magnificence ne s’applique pas directement aux États, mais, de façon vague, à tout ce qui s’y rapporte (en toutes choses) – c’est-à-dire, si l’on fait appel aux différents contextes, aux spectacles, et, surtout, aux repas et au service, dont Mme de Sévigné décrit complaisamment le luxe. Il s’agit plutôt alors de la manière de se présenter de toutes ces belles choses, en filiation avec la manière d’être, le maintien de la personne. C’est cette signification que je retiendrai, en 25, pour le grand air de la charge de premier maître d’hôtel de Louis XIV, qui apparaît comme une fonction élevée, en vue. Dans la citation 22, ce sont les exploits militaires du Roi qui sont si extraordinaires qu’ils se présentent d’eux-mêmes comme des récits imaginaires (de fable).

Les citations 26 et 27 concernent des choses abstraites relatives à la personne, qu’il s’agisse d’esprit (26) ou d’actions (27). Dans la citation 26, Mme de Sévigné parle d’une jeune fille qu’elle a rencontrée à Nantes, et qu’elle dépeint ainsi, dans une lettre écrite quelques semaines aupara­vant :

‘J’y 738 mène une jolie fille qui me plaît. C’est une Agnès, au moins à ce que je pensais, et j’ai trouvé tout d’un coup qu’elle a bien de l’esprit et une envie si immodérée d’apprendre ce qui peut servir à être une honnête personne, éclairée et moins sotte qu’on ne l’est en province, qu’elle m’en a touché le cœur. Sa mère est une dévote ridicule. Cette fille a fait de son confesseur tout l’usage qu’on en peut faire ; c’est un jésuite qui a bien de l’esprit. Elle l’a prié d’avoir pitié d’elle, de sorte qu’il lui apprend un peu de tout, et son esprit est tellement débrouillé 739 qu’elle n’est ignorante sur rien. (t. 2, l. 766, p. 939-940)’

Cette jeune personne manifeste, comme Agnès de l’École des femmes, le désir d’apprendre, et de sortir d’un état d’ignorance et de sottise, qui, selon Mme de Sévigné, est propre à la province. Mais, par cette envie même, elle montre sa condition de provinciale. C’est ainsi qu’on peut comprendre le jugement que porte à distance, après avoir quitté Nantes et Agnès, Mme de Sévigné, en disant que son esprit a un petit air de province. C’est dire que son esprit a une curiosité, une manière de penser, une tournure, qu’on trouve en province. Il me semble que c’est la manière d’être en société de la personne qui se trouve transposée ici, le trait « dynamique » convenant à l’activité de l’esprit. Avec la citation 27, où il est question des travaux engagés à Grignan, les actions de bâtir et de ne pas bâtir sont susceptibles d’avoir bon ou mauvais air. Plus précisément, pour ce qui touche à l’inachèvement de la construction, c’est la honte qui en résulterait que Mme de Sévigné stigmatise. On peut parler de la manière de se présenter de ces choses, sur un mode statique cette fois.

L’emploi de la citation 28 doit être mis à part. Mme de Sévigné évoque le bon air que sa fille donne au passé, c’est-à-dire au temps déjà lointain où elles étaient ensemble, et elle l’oppose au chagrin, au regret qu’elle éprouve elle-même (en attendant la lumière de l’espérance qu’apporte la perspective des retrouvailles !). Il peut s’agir ici d’une métaphore vivante, pour dire la bonne « manière de se présenter » de ce temps passé, c’est-à-dire la bonne image, le bon souvenir qu’en garde Mme de Grignan. Cette figure voile de manière plaisante un reproche, dans la mesure où la fille n’est pas à l’unisson des sentiments de sa mère, comme celle-ci le dira plus ouvertement dans la lettre suivante (écrite trois jours après) :

‘Mais aussi vous nous donnez l’exemple d’une philosophie admirable, lorsque vous vous détachez si aisément de l’espérance de revenir à Paris cet hiver :

Ainsi de vos désirs toujours reine absolue
Les plus grands changements vous trouvent résolue
740 .
(t. 3, l. 808, p. 17)’

Ce corpus décline les significations « train de vie », « manière d’être en société » et « manière de se présenter », selon les supports du mot air auxquels on a à faire. Dans la plupart des cas, ces significations sont transposées de la personne aux choses, par métaphore de personnification. Ces choses font l’objet d’une évaluation sociale, qu’elles sollicitent naturellement quand il s’agit d’actions militaires, de manifestations officielles (les États), de fonctions (la charge de premier maître d’hôtel du Roi). L’esprit fait, de son côté, partie des qualités sociales soumises à l’appréciation, comme l’avaient déjà montré les occurrences relatives à la manière d’être en société de la personne. Notre corpus ajoute, de manière un peu inattendue, les travaux de construction de Grignan. On suit facilement Mme de Sévigné, qui estime que l’arrêt des travaux ne peut faire bonne impression. En revanche, je ne saurais expliquer précisément pourquoi, aux yeux du Coadjuteur, la concomitance des travaux et du procès est un bon point pour les Grignan... Le jugement social s’exprime à travers les caractérisations déjà rencontrées : bon (sous forme superlative) / mauvais, grand, de magnificence. L’air de province, par référence à une appartenance géographique dévaluée par rapport au milieu de la cour, implique une évaluation peu flatteuse.

Les constructions dans lesquelles on trouve le mot air sont de diverses sortes. On relève la phrase avec avoir :

‘Je ne crois pas qu’il y en ait [des États] qui aient un plus grandairque ceux-ci. (23)
Il serait bien propre à lui conserver le grandairqu’elle [cette charge] a toujours eu [...] (25) [je souligne]
son esprit a un petitairde province (26)
elles [les actions de la campagne du Roi] ont déjà un grand air de fable (22)’

et ses variantes :

‘Je ne donne point au passé un si bonairque vous. (28)’ ‘Il serait bien propre à lui conserver le grandairqu’elle [cette charge] a toujours eu [...] (25) [je souligne]’

donner et conserver pouvant être paraphrasés respectivement par « faire avoir », et « faire avoir de manière durable ».

On note un exemple de la structure locative :

‘Il y avait [...] unairde magnificence en toutes choses [...] (24)’

et enfin la construction (être) d’un air :

‘rien n’était d’un meilleurair pour la maison que de bâtir pendant le procès [...]ce qui serait sans difficulté d’un mauvais air, c’est la honte qu’il y aurait à ne pas achever ce qui est commencé (27)’

Dans ce corpus, j’ai opté, à une réserve près, pour des métaphores d’usage, dans la mesure où les « choses » concernées touchent de près à l’humain. Là encore, le degré de figement de la figure ne peut être apprécié.

Notes
731.

. L’ordre des citations n’est pas chronologique, mais sémantique.

732.

. La braverie, c’est la magnificence des habits (voir note 1 de la p. 314, l. 189, t. 1, p. 1139).

733.

. Les États de Vitré réunirent environ trois cents personnes. À côté des commissaires du Roi, comprenant environ vingt-cinq personnes, se tenaient les députés de l’Église (22), de la noblesse (174), et du Tiers-État (70) (voir note 5 de la p. 312, l. 189, t. 1, p. 1137).

734.

. Godronné : garni de moulures.

735.

. Au fruit : au dessert (voir note 2 de la p. 748, p. 1511).

736.

. Il s’agit d’un opéra de Lully. Dumesnil était un chanteur célèbre pour sa voix, mais aussi pour son ivrognerie (voir note 6 de la p. 736, l. 1161, t. 3, p. 1506).

737.

. Citation de Molière (Harpagon à maître Jacques, III, I) (voir note 4 de la p. 752, p. 1513).

738.

. À la Seilleraye, à environ sept kilomètres à l’est de Nantes (voir note 3 de la p. 105, l. 428, t. 2, p. 1136), où elle se trouve.

739.

. Débrouillé : qui a acquis des lumières, qui sait discerner.

740.

. Paroles de Sévère à Pauline dans Polyeucte (II, II) (note 6 de la p. 17, p. 1166).