1 – D’air-climat à air-manière d’être

Le corpus se limite à une citation :

‘Il fait un temps de diantre, j’en suis triste ; nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port. < Je demande pardon à Aix, mais Marseille est bien joli, et plus peuplé que Paris : il y a cent mille âmes. De vous dire combien il y en a de belles, c’est ce que je n’ai pas le temps de compter. L’air en gros y est un peu scélérat, et parmi tout cela, je voudrais être avec vous. Je n’aime aucun lieu sans vous, et moins la Provence qu’un autre ; c’est un vol que je regretterai. (t. 1, l. 306, p. 572)

La lettre est du 25 janvier 1673. Mme de Sévigné est en visite à Marseille avec son gendre. Cette visite a été notée, ainsi que la réception faite à Mme de Sévigné les 24 et 25 janvier, dans le cérémonial de la ville, conservé aux archives communales (voir note 2 de la p. 572, p. 1325).’

Certes la signification « atmosphère » pourrait convenir à cette occurrence, mais, dans le cadre de la polysémie que nous avons proposée pour air-élément, elle n’est pas la plus adaptée. Précisons le contexte. Mme de Sévigné parle de Marseille, où elle se trouve en visite avec son gendre. Or il y avait dans cette ville un arsenal des galères, construit en 1665 et achevé en 1669, puis repris pour agrandissement jusqu’en 1680, et que, dès 1670, on visitait comme une des curiosités de la ville 741 . De Paris, Mme de Sévigné a vu, en avril 1671, le départ des galériens pour Marseille :

‘J’allai me promener à Vincennes, en famille et en Troche. Je rencontrai la chaîne des galériens qui partait pour Marseille. (t. 1, l. 154, p. 216)’

et elle a été très impressionnée par la description que sa fille lui a faite de cette ville :

‘Je crois que Marseille vous a paru beau. Vous m’en faites une peinture extraordinaire qui ne déplaît pas. Cette nouveauté, à quoi rien ne ressemble, touche ma curiosité ; je serai fort aise de voir cette sorte d’enfer. Comment ! des hommes gémir jour et nuit sous la pesanteur de leurs chaînes ! Voilà ce qu’on ne voit point ici. On en parle assez ; elles font même quelquefois du bruit. Mais il n’y a rien d’effectif 742 qu’à Marseille. J’ai cette image dans la tête,
E di mezzo l’horrore esce il diletto 743 . (t. 1, l. 164, p. 250)’

Aussi, et bien que la visite du port ne soit pas à l’ordre du jour en raison du mauvais temps (nous ne verrons ni mer, ni galères, ni port), c’est cette image, qu’elle partageait d’ailleurs avec ses contemporains 744 , qui l’emporte, comme en témoignent ces lignes (déjà relevées 745 ), qui précèdent la citation 4 :

‘La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan ; des < noms > connus, des Saint-Hérem ; des aventuriers, des épées, des chapeaux du bel air, des gens faits à peindre, une idée de guerre, de roman, d’embarquement, d’aventures, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité : moi qui aime les romans, tout cela me ravit et j’en suis transportée. (t. 1, l. 306, p. 572)’

C’est à la présence de ces galériens qu’est imputable l’air scélérat qu’on trouve à Marseille. Or cette présence est permanente, ce qui fait de l’air une caractéristique constante de cette ville, que traduit le présent de l’énoncé (L’air en gros y est un peu scélérat). Ce sont là des conditions favorables à la signification « air-climat ». Par transposition métaphorique, le mot air dénote l’état d’esprit, la mentalité que confère à la ville de Marseille le contingent de forçats qu’elle abrite.

On note toutefois qu’on n’a pas à faire au syntagme nominal fermé l’air de + nom de lieu, du type de ceux que nous avions rencontrés lors du précédent transfert métaphorique de cette signification (l’air de ce pays, l’air de la cour). Cette particularité est aisée à expliquer. Dans ces syntagmes, le mot air dénote les mœurs, les usages dominants qui s’attachent, de manière caractéristique, à un groupe social, comme l’air-climat appartient à un lieu d’origine qui lui donne sa spécificité. Dans le cas présent, la scélératesse n’est qu’un aspect de l’air de Marseille, que confère à cette ville une partie, limitée et très particulière, de sa population, et qui ne saurait constituer une norme sociale, propre à ce lieu. Pour dire cela syntaxiquement, il est préférable d’employer un syntagme nominal librement construit avec le complément de lieu (l’air y est un peu scélérat), ce qui établit entre l’air et ce lieu une relation moins fixe, plus contingente. On notera d’ailleurs la présence de mots ou d’expressions à valeur de quantification (combien il y en [âmes] a de belles, compter, en gros, un peu), qui relativisent le jugement.

Notes
741.

. Voir note 4 de la p. 246, l. 162, t. 1, p. 1080.

742.

. Effectif : dont la réalité ne peut être mise en doute (Dictionnaire de la langue française classique, 1965 ; ce mot ne figure plus dans le Dictionnaire du français classique, 1992).

743.

. « Et du milieu de l’horreur sort le plaisir ». Il s’agit d’une réminiscence de deux vers du Tasse (Jérusalem délivrée, ch. XX, stance XXX), que Mme de Sévigné réduit en un seul (voir note 5 de la p. 250, p. 1083).

744.

. Selon R. Duchêne, les galériens faisaient partie de l’image qu’on avait de Marseille. Il cite Mlle de Scudéry, qui écrivait le 27 décembre 1644 : « [...] Le nom d’esclave, qui est quelquefois si galamment placé et dans des vers d’amour et dans les romans, ne remplit ici l’imagination que de grosses chaînes de fer, de bonnets rouges, de camisoles bleues, de têtes pelées, de mines de Turcs et d’autres semblables choses, puisque l’on ne s’en sert jamais que pour parler de trois ou quatre mille forçats que l’on voit toujours sur le port. » (voir note 4 de la p. 250, l. 164, t. 1, p. 1083).

745.

. Citation 16 du corpus consacré à la signification « manière d’être collective », p. 690.