2 – D’air-atmosphère à air-manière d’être

J’illustrerai ce passage d’une signification à l’autre par le corpus suivant :

‘1. Je vis Monsieur le Duc1 chez Mme de La Fayette [...] Mme de Brissac2 arriva ; il y a entre eux un air de guerre ou de mauvaise paix qui nous réjouit. Nous trouvâmes qu’ils jouaient aux petits soufflets3, comme vous jouiez autrefois avec lui. Il y a un air d’agacerie au travers de tout cela, qui divertit ceux qui observent. (t. 1, l. 151, p. 208)

La lettre est du 3 avril 1671.
1. Depuis 1646, et jusqu’à la mort de son père le Grand Condé, en 1686, Monsieur le Duc, c’est Henri-Jules de Bourbon-Condé, duc d’Enghien (voir note 3 de la p. 208, p. 1044).
2. Mme de Brissac était la fille de la duchesse de Saint-Simon, première femme du duc de Saint-Simon. C’était la demi-sœur du mémorialiste, qui la déclare « parfaitement belle et sage ». Les chansonniers pourtant lui prêtent mainte aventure, et le témoignage de Mme de Sévigné ne lui est guère favorable (voir note 6 de la p. 138, l. 119, t. 1, p. 970).
3. Jouer aux petits soufflets : jeu d’enfants où l’on s’amuse à se donner de petits soufflets.
Mme de Sévigné emploie la même expression (t. 1, l. 224, p. 388), au sujet des rapports de Mme de Grignan et du Coadjuteur d’Arles, son beau-frère, marqués par une suite de brouilles et de réconciliations (note 4 de la p. 208, l. 151, t. 1, p. 1044-1045). ’ ‘2. Enfin, ma bonne, me voilà prête à monter dans ma calèche. Voilà qui est fait, je vous dis adieu. Jamais je ne vous dirai cette parole sans une douleur sensible. Ce départ me fait souvenir du vôtre. C’est une pensée que je ne soutiens point tout entière que l’air de la veille et du jour que je vous quittai1. Ce que je souffris est une chose à part dans ma vie, qui ne reçoit nulle comparaison. Ce qui s’appelle déchirer, couper, déplacer, arracher le cœur d’une pauvre créature, c’est ce qu’on me fit ce jour-là ; je vous le dis sans exagération. Je n’ose penser que légèrement à cet endroit et à toutes ces suites ; je n’ai pas la force de l’approfondir. (t. 1, l. 167, p. 255)

La lettre est du 18 mai 1671. Mme de Sévigné part en Bretagne.
1. Mme de Grignan avait quitté Paris pour la Provence le 4 février 1671.’ ‘3. Il ne paraît pas que la paix soit si proche comme je vous l’avais mandé, mais il paraît un air d’intelligence partout, et une si grande promptitude à se rendre qu’il semble que le Roi n’ait qu’à s’approcher d’une ville pour qu’on se rende à lui1. (t. 1, l. 285, p. 539-540)

1. En fait le Roi s’attardait à des conquêtes faciles au lieu de marcher sur Amsterdam, ce qui donna aux Hollandais le temps d’organiser la résistance (note 1 de la p. 540, p. 1305). Du 3 au 7 juin 1672, quatre places se rendirent, Wesel, Buderich, Orsoy et Rheinberg (voir note 3 de la p. 514, l. 274, t. 1, p. 1285). ’ ‘4. Le Roi arriva dimanche matin à Versailles. La Reine, Mme de Montespan et toutes les dames étaient allées dès le samedi reprendre tous leurs appartements ordinaires. Un moment après être arrivé, il alla faire ses visites ordinaires. La seule différence, c’est qu’on joue dans ces grands appartements que vous connaissez. Il y aura pourtant quelque air de naïveté que je ne saurai que ce soir avant que de fermer ma lettre ; car dans le voyage, on a pris des manières libres de nommer sans cesse la belle, et toujours comme d’un temps passé qui comportera quelque espèce de régime1 pour contenter les critiques. (t. 2, l. 404, p. 13)

La lettre est du 24 juillet 1675.
1. Régime : ménagement, tempérament.
5. Toutes les dames de la Reine sont celles qui font la compagnie de Quanto 1. On y joue tour à tour, on y mange ; il y a des musiques tous les soirs. Rien n’est caché, rien n’est secret, les promenades en triomphe. Cet air déplairait encore plus à une femme qui serait un peu jalouse, mais tout le monde est content. (t. 2, l. 410, p. 38)

La lettre est du 7 août 1675.
1. Rappelons que Quanto était le surnom de Mme de Montespan.
6. Mme de Maintenon vint hier voir Mme de Coulanges. Elle témoigna beaucoup de tendresse à cette pauvre malade, et bien de la joie de sa résurrection. L’ami et l’amie avaient été tout hier ensemble ; la femme était venue à Paris1. On dîna ensemble ; on ne joua point en public. Enfin la joie est revenue, et tous les airs de jalousie disparus. Comme tout change d’un moment à l’autre ! La grande femme 2 est revenue sur l’eau3 ; elle est présentement aussi bien avec la belle qu’elle y était mal ; les humeurs sont adoucies. Et enfin ce que l’on mande aujourd’hui n’est plus vrai demain ; c’est un pays bien opposé à l’immutabilité. (t. 2, l. 552, p. 414)

La lettre est du 2 octobre 1676.
1. Successivement le Roi, Mme de Montespan, la Reine (note 1 de la p. 414, p. 1295).
2. Mme d’Heudicourt, ou peut-être Mme de Maintenon, réconciliée avec Mme de Montespan (la belle) (note 2 de la p. 414, p. 1295).
3. Revenir sur l’eau : se dit d’un homme qu’on croyait abîmé et qui rétablit ses affaires.’ ‘7. Le samedi, M. et Mme de Pomponne, Mme de Vins, d’Hacqueville et l’abbé de Feuquières me vinrent prendre pour aller nous promener à Conflans1. Il faisait très beau. Nous trouvâmes cette maison cent fois plus belle que du temps de M. de Richelieu. Il y a six fontaines admirables, dont la machine tire l’eau de la rivière, et qui ne finira que lorsqu’il n’y aura pas une goutte d’eau ; cette eau naturelle, et pour boire et pour se baigner quand on veut, fait plaisir à penser. M. de Pomponne était gai. Nous causâmes et nous rîmes extrêmement. Avec sa sagesse, il trouvait partout un air de cathédrale2 qui nous réjouissait beaucoup. Cette petite partie nous fit plaisir à tous ; vous n’y fûtes point oubliée. (t. 2, l. 553, p. 415)

1. L’archevêque de Paris, François Harlay de Champvallon, avait acheté au duc de Richelieu, en 1673, le domaine de Conflans sur la Seine. Il en fit restaurer et décorer les bâtiments ; Le Nôtre fut chargé de mettre les jardins à la mode et de « corriger les défauts du terrain » (note 4 de la p. 415, p. 1296).
2. Plaisanterie : c’est avec 173 060 livres reçues du Roi pour la perte de plusieurs maisons appartenant à l’évêché et abattues pour l’agrandissement du Louvre qu’Harlay de Champvallon avait acquis Conflans, plutôt que de dépenser pour son église. On appelait sa maîtresse, Mme de Bretonvilliers, la cathédrale (note 5 de la p. 415, p. 1296). ’ ‘8. Je vous écrivis l’autre jour une grande lettre de Livry. Nous en sommes revenues, et les airs de séparation commencent fort à me serrer le cœur. (t. 2, l. 678, p. 663)

La lettre a été écrite de Paris, le 4 août 1679. Elle est adressée au comte de Guitaut.
Mme de Grignan, qui est à Paris avec son mari, envisage son départ pour la Provence. La séparation aura lieu le 13 septembre 1679. ’ ‘9. La nôtre [solitude] commence à se gâter, mon fils réveille tout. Cette bonne princesse1 fait ses galeries2 de Vitré ici, et vous jugez bien que nous lui rendons plus chaud que braise3. Elle joue à l’hombre4 avec mon fils et M. du Plessis, et pour m’amuser, elle me fagote un reversis4 ; cela fait une société. Cependant, pour entretenir l’air de la solitude, au moins par le nom, j’ai fait dresser une allée aussi longue que la grande, qui s’appelle la solitaire. Elle est si belle, si bien plantée que mon fils devrait baiser les pas que j’y fais tous les jours, mais comme elle contient douze cents pas, et que ce serait un exercice un peu violent avec un sang aussi échauffé que le sien, je lui fais crédit de cette reconnaissance. (t. 3, l. 805, p. 4)

Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. La princesse de Tarente.
2. « On dit proverbialement d’un chemin que quelqu’un fait souvent et sans peine que ce sont ses galeries » (Académie) (note 3 de la p. 4, p. 1159).
3. Le rendre chaud comme braise : se venger à l’instant [article braise] ; riposter, repartir incontinent et vertement [article chaud].
4. Il s’agit de jeux de cartes.’ ‘10. Les régiments de La Fère et d’Antin ont ordre d’aller en Normandie, celui de Kerman et deux autres de cette province s’en vont à Brest ; deux régiments de dragons s’en retournent en Poitou. On va séparer la noblesse1 ; voilà un air un peu plus tranquille. (t. 3, l. 1135, p. 661)

La lettre est du 6 août 1689. Mme de Sévigné est à Auray, près de Vannes. Elle vient de faire le récit de la victoire du chevalier de Tourville, vice-amiral des armées navales (voir note 4 de la p. 421, l. 1036, t. 3, p. 1355), sur les flottes anglaise et hollandaise, à Brest.
1. Séparer la noblesse : renvoyer des troupes militaires.’ ‘11. Vous me faites une fort jolie peinture de l’économie de Pauline, pour ne pas dire autre chose. Il est plaisant de la voir agir naturellement sur la conservation de ses menus plaisirs ; il n’y a rien à craindre du nom qu’elle porte1. Je voudrais pourtant sauver la conservation de cette fiche tenace, qui fait un air de devoir partout, qui peint l’avarice sans aucun profit, car il en faut toujours venir à décréter cette fiche2, et vous n’y gagnez rien que l’air d’être une petite vilaine. (t. 3, l. 1136, p. 664)

1. Son appartenance à la maison de Grignan, race de prodigues, la garantit de tout risque d’avarice (note 4 de la p. 664, p. 1475).
2. Vendre par décret est vendre par décision de justice. La fiche désigne un jeton ou tout autre objet représentant une somme à payer. Le sens est : Mme de Grignan paraît avare en refusant trop longtemps de donner à sa fille pour ses menus plaisirs l’argent qu’elle possède représenté par sa « créance » (voir note 5 de la p. 664, p. 1475).’ ‘12. Ma Providence me sert admirablement dans ces occasions. Elle a fait souffrir héroïquement à Mlle Le Camus la rupture de son mariage1. Serait-il possible que l’air de disgrâce du cardinal en fût la raison2 ? (t. 3, l. 1150, p. 704)
1. Marie-Catherine, fille unique de Jean Le Camus, le lieutenant civil, passait pour la plus grande héritière de la robe. Elle devait épouser le fils de Mme de Maisons, mais le mariage ne se fit pas (voir note 2 de la p. 675, l. 1141, t. 3, p. 1481).
2. Étienne Le Camus, frère du précédent, évêque de Grenoble, n’était pas en faveur (voir note 4 de la p. 673, l. 1141, t. 3, p. 1480). ’

Dans ces citations, c’est notre mot atmosphère qui se prête le mieux à une équivalence avec le mot air. Or nous avons précisément dégagé, dans la polysémie d’air-élément, une signification « air-atmosphère », dont on peut retrouver ici certaines caractéristiques.

L’air-atmosphère, en tant qu’élément, s’attache à une situation prise dans un espace-temps limité. On retrouve des conditions similaires dans ce corpus. Ainsi il est question en 3 et en 10 de l’évolution d’une situation militaire. Si l’évocation des conquêtes ouvre un assez grand espace en 3, le terrain est plus réduit en 10, où les régiments quittent Brest, après la victoire inespérée du chevalier de Tourville. Dans plusieurs citations, Mme de Sévigné met en scène une petite société humaine. Elle s’intéresse particulièrement aux constellations amoureuses qui ont le Roi pour centre. En 5, elle souligne la faveur dont jouit Mme de Montespan, au vu et su de la Reine. En 6, elle annonce la fin d’une période de turbulence sentimentale, qui aurait pu faire ombrage, cette fois, à Mme de Montespan.

La lettre précédente, écrite deux jours avant, nous éclaire sur l’identité de la rivale de la favorite, Mme de Soubise :

‘Les jalousies sont vives ; mais ont-elles jamais rien empêché ? Il est certain qu’il y a eu des regards, des façons pour la bonne femme [Mme de Soubise] [...] (t. 2, l. 551, p. 411)’

mais le mal pourrait venir de plus loin, et présenter un caractère plus diffus, puisque le 21 août 1676, Mme de Sévigné écrivait à sa fille :

‘On dit que l’on sent la chair fraîche dans le pays de Quanto. On ne sait pas bien droitement où c’est. On a nommé la dame que je vous ai nommée 746 , mais comme on est fin en ce pays, peut-être que ce n’est pas là. Enfin il est certain que le cavalier est gai et réveillé, et la demoiselle triste, embarrassée et quelquefois larmoyante 747 . (t. 2, l. 538, p. 376)’

et renouvelait ses allusions dans une lettre du 8 septembre 1676 :

‘Tout le monde croit que l’étoile de Mme de Montespan pâlit. Il y a des larmes, des chagrins naturels, des gaietés affectées, des bouderies ; enfin, ma chère, tout finit. On regarde, on observe, on s’imagine, on trouve des rayons de lumière sur des visages que l’on trouvait indignes, il y a un mois d’être comparés aux autres ; on joue fort gaiement, quoiqu’on garde la chambre. Les uns tremblent, les autres se réjouissent, les uns souhaitent l’immutabilité, la plupart un changement de théâtre ; enfin l’on est dans le temps d’une crise d’attention, à ce que disent les plus clairvoyants 748 . (t. 2, l. 543, p. 391-392).’

Dans les deux cas, qu’il s’agisse du triomphe de Mme de Montespan, ou de ses états d’âme, les situations se répètent, comme en témoignent le complément tous les soirs (5) et le pluriel des airs de jalousie (6). Mais cette répétition n’est pas liée à la durée, comme se plaît à le souligner Mme de Sévigné, qui constate la fugacité des sentiments de la belle et l’inconstance des situations (Comme tout change d’un moment à l’autre ! [...] c’est un pays bien opposé à l’immutabilité).

La citation 4 est encore au cœur des intrigues amoureuses, si l’on en précise l’interprétation. Mme de Sévigné, parlant d’un air de naïveté qui reste encore en suspens, promet à sa fille un complément d’information à la fin de sa lettre (que je ne saurai que ce soir avant que de fermer ma lettre). Le voici :

‘Il est certain que l’ami de Quanto 749 a dit à sa femme et à son fils, par deux fois : « Soyez persuadés que je n’ai pas changé les résolutions que j’avais en partant. Fiez-vous à ma parole, et instruisez les curieux de mes sentiments. » (t. 2, l. 404, p. 21)’

Il s’agit des bonnes résolutions, relatives aux relations avec Mme de Montespan, que Louis XIV avait dû prendre sous la pression des dévots 750 . Le 7 juin 1675, Mme de Sévigné écrivait déjà à sa fille que les dévotions de Pentecôte avaient été faites séparément :

‘Le Roi a fait ses dévotions à la Pentecôte ; Mme de Montespan les a faites de son côté. Sa vie est exemplaire [...] (t. 1, l. 390, p. 727)’

La citation 4 prend place dans ce cheminement vertueux, qui conduit le Roi à prendre ses distances avec son passé. Ces bonnes dispositions se manifestent dans la liberté de ton qu’adopte l’ami pour parler de sa maîtresse (on a pris des manières libres de nommer sans cesse la belle), comme si rien ne s’était passé 751 . Le problème est alors de savoir à qui est imputable l’air de naïveté, introduit par l’impersonnel il y aura. Cette locution incite à chercher une localisation dans ce qui précède. On trouve de fait de grands appartements où l’on joue, et qui sont les lieux de réception (on y tient... appartement 752 ) où s’assemblent la Reine, Mme de Montespan et toutes les dames. C’est probablement de ce lieu et de ce milieu féminin que se dégage une atmosphère de naïveté, ces dames étant prêtes à faire preuve de confiance, sinon de crédulité, envers les promesses du Roi (on peut penser qu’elles feront du moins paraître de telles dispositions !). La situation est donnée comme récente, donc limitée dans le temps.

La société se réduit davantage avec la citation 1, qui met aux prises, devant témoins, deux personnes qui, apparemment, ne s’aiment guère, le duc d’Enghien et Mme de Brissac. Cette relation conflictuelle, qui a une certaine permanence (il y a entre eux un air de guerre ou de mauvaise paix), se manifeste lors d’une rencontre à laquelle assiste Mme de Sévigné, chez Mme de La Fayette, et qu’elle décrit avec amusement (Il y a un air d’agacerie au travers de tout cela, qui divertit ceux qui observent). Les citations 2 et 8 évoquent les moments, toujours pénibles, où Mme de Sévigné doit se séparer de sa fille qui repart en Provence. Ces situations sont aussi intenses que ponctuelles : Mme de Sévigné parle, dans la citation 2, de la veille et du jour où elle quitta sa fille. En 2, elle en rappelle le souvenir, tandis qu’en 8, elle en appréhende la venue. Le pluriel des airs de séparation donne une expression emphatique et diffuse à cette anticipation. Il est question, dans la citation 11, d’un autre rapport, plus constant, entre mère et fille, qui nous montre une Mme de Grignan peu encline à desserrer les cordons de la bourse en faveur de sa fille Pauline. La citation 9 nous emmène aux Rochers, dans les allées du parc, et plus particulièrement dans celle qui s’appelle la solitaire, où, d’après le nom, on est censé se promener seul (à l’écart de la petite société qui s’agite à côté). Même s’il s’agit d’une disposition permanente (faite pour entretenir l’air de la solitude), le lieu est extrêmement limité, et la personne, en principe, réduite à sa seule compagnie. La citation 7 joue sur le mot cathédrale, qui évoque à la fois, par antiphrase, le caractère profane du superbe bâtiment que visitent Mme de Sévigné et ses amis, et, par dérision, la maîtresse du détenteur des lieux – ce calembour prenant tout son sens quand on sait qu’il s’agit de l’archevêque de Paris. Là encore, quelle qu’en soit l’extension, nous sommes dans les limites d’un domaine. Avec la citation 12, qui évoque la défaveur du cardinal Le Camus, on atteint le seuil minimal, qui attache l’atmosphère, non plus à une situation, mais à la personne prise en elle-même.

Une seconde caractéristique de l’air-atmosphère, en tant qu’élément, était qu’il présentait des propriétés sensibles et impliquait plus fortement la présence du sujet. Dans ce corpus, l’atmosphère est chargée d’éléments psychologiques, qui produisent une impression sur la personne. Les caractérisations du mot air sont majoritairement représentées par des syntagmes nominaux prépositionnels du type de + nom abstrait non actualisé :

‘unairde guerre ou de mauvaise paix [...] unaird’agacerie (1)’ ‘unaird’intelligence (3)’ ‘quelqueairde naïveté (4)’ ‘tous les airs de jalousie ont disparu (6)’ ‘les airs de séparation (8)’ ‘un air de devoir (11)’ ‘l’air de disgrâce (12)’

En 9, le nom abstrait est précédé de l’article défini à valeur générique:

‘l’air de la solitude (9)’

On ne trouve qu’une occurrence d’adjectif, en 10 (tranquille).

Ces caractérisations dénotent des attitudes (de guerre, de mauvaise paix, d’agacerie en 1, de devoir en 11), des états (tranquille en 10, de la solitude en 9, de disgrâce en 12), des dispositions d’esprit (d’intelligence en 3, de naïveté en 4), des sentiments (de jalousie en 6). Certains compléments prépositionnels conduisent indirectement à des interprétations similaires. En 8, le nom séparation, en fonction de caractérisation, se charge d’affectivité, et évoque l’état dysphorique qui accompagne généralement le fait de devoir se quitter. La caractérisation de la citation 7, qui prend la forme d’un complément prépositionnel du type de + nom concret non actualisé (de cathédrale), rejoint les précédentes, dans la mesure où elle est riche d’insinuations (métonymiques) relatives à l’état d’esprit (fort peu ecclésial) du prélat. Quand ces caractérisations ne sont pas explicites, elles se dégagent du contexte proche. En 5, où le mot air est précédé d’un démonstratif anaphorique, l’atmosphère est décrite par les énoncés qui précèdent (Rien n’est caché, rien n’est secret, les promenades en triomphe). Dans la citation 2, où il est à nouveau question du départ de Mme de Grignan, Mme de Sévigné insiste sur la souffrance qu’elle éprouve.

L’atmosphère dépend des personnes qui se trouvent – ou ne se trouvent plus ! – dans l’espace / temps concerné. Il peut s’agir, de manière indéterminée, de belligérants (provisoirement) en bonne entente (3), ou de troupes qui quittent la place (10). Plus souvent, la perspective se resserre autour d’individus. Le duc d’Enghien et Mme de Brissac se font la guerre, s’agacent mutuellement (1). Les atmosphères de cour se font et se défont avec les humeurs de Mme de Montespan (5 et 6). Dans un cadre plus intime, la tristesse des départs (2 et 8) est imputable à ceux (celles) qui les vivent – bien que Mme de Sévigné mette surtout en avant ses propres sentiments, et reste discrète quant à ceux de sa fille. Dans la relation qui oppose Mme de Grignan à Pauline (11), c’est la mère qui donne le ton et impose à sa fille, par la conservation de cette fiche tenace qui s’interpose métonymiquement, un air de devoir peu en accord avec le caractère des Grignan. Dans cette citation, la personne (ou son comporte­ment) est explicitement présentée, à travers le verbe faire, comme l’agent causal qui détermine les propriétés de l’atmosphère. La disgrâce (12), même si elle met en cause une personne (ô combien) puissante, se trouve, en quelque sorte, dans le camp de l’évêque qui en est la victime. Plus plaisamment, des éléments naturels (faisant l’objet d’une identification projective !) peuvent prendre part à l’atmosphère, quand, comme l’allée des Rochers appelée la solitaire, ils favorisent les états d’âme des promeneurs (9). Quant au domaine de Conflans, il reflète les préoccupations toutes profanes (pour ne pas dire plus) de l’archevêque de Paris (7).

Ces états de l’atmosphère sont sensibles à ceux qui participent, de près ou de loin, à la situation. La présence de ces témoins est seulement impliquée, quand on trouve, dans certains contextes, les verbes paraître / disparaître, ou les présentatifs il y a, voilà :

‘il paraît un air d’intelligence partout (3)’ ‘tous les airs de jalousie ont disparu (6)’ ‘voilà un air un peu plus tranquille (10)’

Elle est suggérée par le voisinage du verbe peindre :

‘la conservation de cette fiche tenace, qui fait un air de devoir partout, qui peint l’avarice sans aucun profit (11)’

dans le cadre d’une juxtaposition qui met sur le même plan fait un air (de devoir) et peint (l’avarice).

Cette présence devient plus manifeste avec l’emploi de verbes qui traduisent une activité de l’esprit (observation, jugement) :

‘Nous trouvâmes qu’ils jouaient aux petits soufflets [...] Il y a unair [...] qui divertit ceux qui observent. (1)’ ‘il trouvait partout un air de cathédrale (7)’

Dans la citation 4 :

‘Il y aura pourtant quelqueairde naïveté que je ne saurai que ce soir [...] (4)’

la connaissance attendue, qui deviendra certitude à la fin de la lettre (Il est certain [...], p. 21), implique une transmission d’information, sur laquelle Mme de Sévigné reste discrète mais qui nécessite, d’une façon ou d’une autre, l’existence de témoins.

Enfin, elle s’accompagne souvent de réactions affectives. Certaines atmosphères mettent en joie, lorsqu’on observe, par exemple, les picoteries des autres :

‘[...] il y a entre eux unairde guerre ou de mauvaise paix qui nous réjouit [...] Il y a unaird’agacerie au travers de tout cela, qui divertit ceux qui observent. (1) ’

ou quand elles donnent lieu à un bon mot, qui traduit la malveillance de son auteur :

‘Avec sa sagesse, il trouvait partout un air de cathédrale qui nous réjouissait beaucoup. (7)’

D’autres sont dramatiques. Lors des séparations, où les acteurs sont en même temps témoins, la souffrance est de mise :

‘les airs de séparation commencent fort à me serrer le cœur (8)’ ‘Ce que je souffris est une chose à part dans ma vie, qui ne reçoit nulle comparaison. Ce qui s’appelle déchirer, couper, déplacer, arracher le cœur d’une pauvre créature, c’est ce qu’on me fit ce jour-là ; je vous le dis sans exagération. (2)’

et elle peut être encore éprouvée après coup :

‘C’est une pensée que je ne soutiens point tout entière que l’air de la veille et du jour où je vous quittai. (2)’

Certaines situations, enfin, ne produisent pas l’effet attendu. Le triomphe de Mme de Montespan, qui pourrait faire de l’ombre à la Reine, ne cause aucun déplaisir particulier :

‘Cetairdéplairait encore plus à une femme qui serait un peu jalouse, mais tout le monde est content. (5)’

Précisons maintenant la signification du mot air. Il dénote, dans ce corpus, l’attitude, le comportement, en tant qu’il exprime les dispositions, l’état d’esprit des personnes. Il s’agit donc bien d’une manière d’être qu’on peut dire expressive. On notera, dans les rares citations où apparaît un procédé de coordination :

‘il paraît un air d’intelligence partout, et une si grande promptitude à se rendre (3)’ ‘la joie est revenue, et tous les airs de jalousie ont disparu (6)’

que le mot air est mis sur le même plan que des noms abstraits, comme promptitude, joie, qui expriment une attitude, ou la manifestation d’un sentiment. On peut toutefois enregistrer certaines variations dans l’interprétation, selon que le contexte souligne l’extériorité ou l’intériorité de cette manière d’être. Dans les citations 1, 3, 5, 6 et 10, on s’attache plus au comportement, tandis qu’en 2, 7, 8 et 9, on est plus proche de l’intériorité. Si l’on voulait donner des équivalents modernes, dans le premier cas, c’est le mot attitude qui conviendrait, tandis qu’avec le second groupe d’occurrences, on parlerait plutôt d’état d’esprit. La signification du mot air implique aussi la présence d’un actant témoin qui interprète, et éventuellement, réagit. La métaphore d’« air-élément », avec les traits « immatériel » et « continu », convient à la saisie abstraite et globale de ces comportements, qu’elles présente aussi comme s’ils étaient détachés en quelque sorte des personnes qui en sont le siège.

Les constructions dans lesquelles s’intègre le mot air sont des structures locatives :

‘il y a entre eux unairde guerre ou de mauvaise paix qui nous réjouit (1)’ ‘Il y a unaird’agacerie au travers de tout cela [...] (1)’ ‘il paraît unaird’intelligence partout (3)’ ‘il trouvait partout unairde cathédrale (7)’ ‘qui fait un air de devoir partout (11)’

ou assimilées :

‘Il y aura pourtant quelqueairde naïveté [...] (4)’ ‘Cet air [...] (5)’ ‘tous les airs de jalousie ont disparu (6)’ ‘voilà un air un peu plus tranquille (10)’

dans lesquelles la localisation est contenue dans le contexte qui précède, et rappelée implicitement par l’anaphore (cet air), le verbe ont disparu, les présentatifs il y aura et voilà.

On relève le syntagme nominal :

‘l’air de la veille et du jour où je vous quittai (2)’

dans lequel le mot air est suivi d’un complément déterminatif de temps – le temps étant nécessairement une dimension dominante quand on a à faire au thème de la séparation.

Deux citations, enfin, contiennent des emplois génériques :

‘les airs de séparation (8)’ ‘l’air de la solitude (9)’

dont le premier doit être vu comme l’emphatisation d’une situation parti­culière (puisque Mme de Grignan s’apprête à quitter sa mère).

Je mets à part l’exemple 12, qui mérite une attention particulière :

‘l’air de disgrâce du cardinal (12)’

La construction est du type l’air de quelqu’un, mais il n’est pas sûr qu’elle doive s’interpréter comme une structure d’appartenance. Si l’on attribue au mot air la signification « atmosphère », on ne peut voir la personne comme le siège d’un état, mais plutôt comme la localisation de l’air. La préposition de prend alors plutôt un sens d’origine, comme si l’atmosphère émanait de la personne en question, et la construction gagne en force expressive. C’est l’interprétation que j’ai retenue.

Notes
746.

. Mme de Soubise.

747.

. Le cavalier : le Roi. La demoiselle : Mme de Montespan. La chair fraîche : Mme de Soubise ou Théobon (note 2 de la p. 376, p. 1276).

748.

. Les on désignent le Roi, sauf le dernier : Mme de Montespan (note 1 de la p. 392, p. 1284).

749.

. Le Roi.

750.

. Voir note 2 de la p. 711, l. 382, t. 1, p. 1408, et note 3 de la p. 718, l. 387, t. 1, p. 1411.

751.

. C’est du moins ainsi que je comprends la fin de la phrase comme d’un temps passé qui comportera quelque espèce de régime pour contenter les critiques.

752.

. Tenir appartement : recevoir compagnie chez soi avec les formalités établies par l’usage.