2 – Manière de parler

Les contextes précédents relatifs à la signification « manière d’être, comportement » n’accordent pas une place importante à la parole, comme c’était le cas avec la signification « manière d’être en société ». Il n’en demeure pas moins que le mot air, quand il relève du champ de l’expressivité, peut aussi s’appliquer à la parole, et que c’est avec la signification « manière d’être, comportement » qu’il présente le plus d’affinité. C’est ce qui justifie que nous placions cette étude ici.

‘1. Jamais il n’y eut un accouchement si heureux. Vous saurez que ma fille et moi nous allâmes, samedi dernier, nous promener à l’Arsenal ; elle sentit de petites douleurs. Je voulus au retour envoyer quérir Mme Robinet1 ; elle ne le voulut jamais. On soupa, elle mangea très bien. Monsieur le Coadjuteur2 et moi nous voulûmes donner à cette chambre unair d’accouchement ; elle s’y opposa encore avec un air qui nous persuadait qu’elle n’avait qu’une colique de fille. (t. 1, l. 115, p. 133)

La lettre est du 19 novembre 1670. Mme de Sévigné raconte à M. de Grignan l’accouchement de sa fille, à Paris. Il s’agit de la naissance de Marie-Blanche, née le 15 novembre 1670, aînée des enfants de M. et Mme de Grignan.
1. Sage-femme qui avait notamment participé à l’accouchement de la Reine (voir note 3 de la p. 133, p. 964).
2. Frère du comte de Grignan.’ ‘2. Pour mon voyage, l’Abbé le croit si nécessaire que je ne puis m’y opposer1. Je ne l’aurai pas toujours ; ainsi je dois profiter de sa bonne volonté. C’est une course2 de deux mois, car si Mme de Puisieux, dont nous attendons des nouvelles, ne nous peut faire avoir notre ratification, nous ouvrirons le Palais avec la Saint-Martin3. Que si, par bonheur, nous finissons cette affaire4, nous reviendrons toujours, car le bon Abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l’hiver et m’en parle d’un air sincère, dont je fais vœu d’être toujours la dupe ; tant pis pour ceux qui me trompent. (t. 2, l. 417, p. 80-81)

La lettre est du 28 août 1675.
1. Mme de Sévigné et l’abbé de Coulanges (le Bien Bon), qui a soixante-huit ans, doivent partir en Bretagne.
2. Course : allées et venues, démarches pour une affaire.
3. L’année était alors rythmée non par les vacances scolaires mais par celles des tribunaux ; « l’ouverture du Parlement se fait le [13 novembre] lendemain de la Saint-Martin (du Pradel, Livre commode) (note 4 de la p. 80, p. 1122).
4. Il s’agit d’une affaire compliquée, relative à la succession de la défunte seconde épouse de M. de Grignan (voir note 2 de la p. 7, l. 401, t. 2, p. 1077, et note 3 de la p. 720, l. 388, t. 1, p. 1413). Mme de Puisieux s’entremettait dans cette affaire (t. 2, l. 416, p. 70).’ ‘3. J’ai trouvé ces bois d’une beauté et d’une tristesse extraordinaire. Tous ces arbres, que vous avez vus si petits, sont devenus grands, droits et beaux en perfection. Ils sont élagués et font une ombre agréable ; ils ont quarante à cinquante pieds de hauteur. La bonté du terrain y a contribué plus que leur âge. Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail ; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme dit Molière après M. de Montbazon, pas plus hauts que cela 1. (t. 2, l. 431, p. 111)

Mme de Sévigné est aux Rochers depuis trois jours.
1. Mme de Sévigné cite, pour s’en moquer, M. de Montbazon qui aurait dit de ses enfants qu’il les avait vus pas plus grands que cela (voir note 5 de la p. 330, l. 194, t. 1, p. 1154) 759 .’ ‘4. Mais > nous espérons que l’excès de la jalousie la lui donnera tout de bon1. Nous appréhendons qu’elle n’empoisonne la petite personne2 qui est ici, que l’on appelle partout la petite favorite de Mme la princesse3 et de Mme de Sévigné. Elle disait hier à M. Rahuel4 : « J’ai eu une consolation, en me mettant à table, c’est que Madame a repoussé la petite pour me faire mettre auprès d’elle. » Rahuel lui répondit avec son air breton : « Oh ! mademoiselle, je ne m’en étonne pas, c’est pour faire honneur à votre âge, outre que la petite est à cette heure de la maison ; Madame la regarde comme si elle était la cadette de Mme de Grignan. » Voilà ce qu’elle eut pour sa consolation. (t. 2, l. 467, p. 215)

La lettre, datée du 5 janvier 1676, est de Charles de Sévigné, qui est aux Rochers, avec Mme de Sévigné.
1. Il s’agit de Mlle du Plessis, qui prétendait avoir eu la fièvre – ce que mettent en doute Mme de Sévigné et son fils.
2. Cette petite personne est une petite-fille, âgée de dix-huit ans environ (t. 2, l. 465, p. 208), de la bonne femme Marcille (voir note 2 de la p. 191, l. 457, t. 2, p. 1183), qui habitait au bout du parc des Rochers.
3. La princesse de Tarente.
4. Julien Rahuel était un breton, « subcuré » ou vicaire de la paroisse d’Étrelles. Mme de Sévigné l’avait nommé chapelain d’une chapelle de cette église qui relevait d’elle. Elle le fit receveur des Rochers en 1669 (voir note 1 de la p. 630, l. 346, t. 1, p. 1360).’ ‘5. Nous allâmes le soir voir Mme de Fiennes1, qui est gouvernante de la ville et de son mari, qu’on appelle pourtant Monsieur le Gouverneur. Elle me vint prendre à mon hôtellerie et se souvient fort du temps qu’elle vous honorait de ses approbations ; vous connaissez son air et son ton décisif. (t. 2, l. 523, p. 329)

1. Il s’agit de Mlle de Fruges, de la maison de Fiennes, qui épousa à quarante ans Henri Garnier des Chapelles (vingt-deux ans), fils de la nourrice de la reine d’Angleterre, et dont elle refusa toujours de porter le nom (voir note 1 de la p. 329, p. 1250, et note 3 de la p. 36, l. 38, t. 1, p. 868). ’ ‘6. Et quand on me vient dire présentement : « Vous voyez comme elle1 se porte, et vous-même, vous êtes en repos ; vous voilà fort bien toutes deux. » Oui, fort bien, voilà un régime admirable ! Tellement que, pour nous bien porter, il faut être à deux cent mille lieues l’une de l’autre ! Et l’on me dit cela avec un air tranquille ! Voilà justement ce qui m’échauffe le sang et qui me fait sauter aux nues. (t. 2, l. 580, p. 466)

La lettre est du 16 juin 1677. Mme de Grignan avait regagné la Provence le 8 juin, après un séjour de six mois à Paris. Mais ces retrouvailles s’étaient déroulées dans de mauvaises conditions (voir note 3 de la p. 459, l. 577, t. 2, p. 1316).
1. Mme de Grignan.’ ‘7. Ah ! ma chère enfant, vous avez été malade ! C’est un mal fort sensible que d’avoir une amygdale enflée ; cela s’appellerait une esquinancie1, si on voulait. Vous donnez à tout cela un air de plaisanterie, de peur de m’effrayer, mais la furie de votre sang, qui vous a fait si souvent du ravage, m’empêche de rire quand il se jette ainsi dans votre gorge. (t. 3, l. 892, p. 149)

1. Angine (voir note 3 de la p. 545, l. 607, t. 2, p. 1358).’ ‘8. Votre dernière lettre a un air de gaieté, ma fille, et d’épanouissement de cœur qui me fait bien connaître que Frankendal est pris1, et qu’il est en sûreté, c’est-à-dire le Marquis. Jouissez, ma chère enfant, de ce plaisir. (t. 3, l. 1034, p. 415-416)

La lettre est du 6 décembre 1688.
1. Frankendal est la troisième ville prise (18 novembre), après Philisbourg (1er novembre) et Mannheim (10 novembre) (voir t. 3, l. 1017, p. 383 ; l. 1020, p. 389 ; l. 1028, p. 405). Louis-Provence avait participé aux trois sièges.’ ‘9. Elle1 me surprit en sortant de chez un juge. Elle lui dit en me voyant : « Je vous laisse en bonne main », avec un air qui me donna de l’émotion et, dans cet état, j’eus la prudence de me taire ; j’avais pourtant bien des petites choses à lui dire, mais je ne dis rien. Je l’eusse souhaitée à la dernière entrée des juges pour la voir se glisser doucement avec son frère, comme je vis autrefois Mme d’Ourouer2. (t. 3, l. 1092, p. 564)

1. Mme de Bury, sœur d’Aiguebonne, avec lequel, rappelons-le, les Grignan étaient en procès.
2. Mme de Sévigné avait gagné en 1655 un procès contre Mme d’Ourouer (voir note 1 de la p. 560, l. 1091, t. 3, p. 1424).’ ‘10. Tout cela passa vite dans ma tête ; je vis que je ne faisais pas bien1. Je me rapproche. Je lui dis : « Madame, je n’ai pensé d’abord qu’à moi, et j’étais peu touchée d’aller voir M. de La Faluère, mais serait-il possible que vous le souhaitassiez pour vous, et que cela vous fît le moindre plaisir ? » Elle rougit, et me dit avec un air de vérité : « Ah ! Vous pouvez penser. — C’est assez, madame ; il ne m’en faut pas davantage. Je vous assure que j’irai avec vous. » Elle me fit voir une joie très sensible, et m’embrassa, et sortit de table, et dit à M. de Chaulnes : « Elle vient avec nous » (t. 3, l. 1132, p. 652)

Mme de Sévigné est à Rennes.
1. M. et Mme de Chaulnes ont proposé à Mme de Sévigné de se joindre à eux pour une visite qu’ils ont l’intention de rendre au premier président au parlement de Bretagne, M. de La Faluère, à Vannes où le Parlement était exilé (voir note 2 de la p. 651, p. 1470). Mme de Sévigné vient de refuser.’ ‘11. À propos de Corbinelli, il m’écrivit l’autre jour un fort joli billet. Il me rendait compte d’une conversation et d’un dîner chez M. de Lamoignon1. Les acteurs étaient les maîtres du logis, Monsieur de Troyes2, Monsieur de Toulon3, le P. Bourdaloue, son compagnon4, Despréaux5 et Corbinelli. On parla des ouvrages des anciens et des modernes6. Despréaux soutint les anciens, à la réserve d’un seul moderne qui surpassait, à son goût, et les vieux et les nouveaux. Le compagnon du B< ourdaloue > qui faisait l’entendu, et qui s’était attaché à Despréaux et à Corbinelli, lui demanda quel était donc ce livre si distingué dans son esprit. Il ne voulut pas le nommer. Corbinelli lui dit : « Monsieur, je vous conjure de me le dire, afin que je le lise toute la nuit. » Despréaux lui répondit en riant : Ah ! monsieur, vous l’avez lu plus d’une fois, j’en suis assuré. » Le jésuite reprend, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux, avec un air dédaigneux, un cotal riso amaro 7 . Despréaux lui dit : « Mon Père, ne me pressez point. » Le Père continue. Enfin Despréaux le prend par le bras, et le serrant bien fort, lui dit : « Mon Père, vous le voulez. Eh bien ! c’est Pascal, morbleu ! [...] » (t. 3, l. 1186, p. 811)

La lettre est du 15 janvier 1690.
1. M. de Lamoignon était président à mortier au parlement de Paris (voir note 2 de la p. 144, l. 889, t. 3, p. 1225).
2. L’évêque de Troyes (voir note 2 de la p. 237, l. 478, t. 2, p. 1204).
3. L’évêque de Toulon (voir note 3 de la p. 811, p. 1538).
4. La quarante-troisième des « règles communes » des jésuites faisait une obligation à chacun des membres de la Société de ne jamais sortir sans un compagnon (socius) (note 4 de la p. 811, p. 1538).
5. Rappelons qu’il s’agit de Boileau.
6. La querelle des anciens et des modernes venait d’être ouverte par la lecture à l’Académie française, le 27 janvier 1687, du Siècle de Louis XIV de Charles Perrault (note 5 de la p. 811, p. 1538).
7. « Un rire si amer », expression calquée sur celle du Tasse (Jérusalem Délivrée, XIX, IV) (voir note 5 de la p. 969, l. 772, t. 2, p. 1541).’ ‘12. Ne reconnaissez-vous pas M. de Chaulnes, d’avoir fait écrire le pape à sa chère fille Mme de Maintenon ? Elle est si touchée de ce bref1 qu’elle en a remercié Mme de Chaulnes avec un air de reconnaissance qui passe la routine des compliments. (t. 3, l. 1206, p. 870)

La lettre est du 23 avril 1690.
1. « Il est vrai, Monsieur, que Sa Sainteté m’a honorée d’un bref qu’on dit être fort obligeant, mais je n’en vaux pas mieux pour cela, et tous ces honneurs ne sont qu’une suite de celui que le Roi me fait » (Mme de Maintenon au duc de Richelieu, 1er mai 1690). Le bref du pape, daté du 18 février, a été publié, en latin et en français, dans le Mercure d’avril 1690 (voir note 2 de la p. 870, p. 1561-1562). ’ ‘13. La petite mariée était toute brillante d’or et de diamants ; elle me parla de Pauline avec un petit air honteux, comme si elle n’eût pas été digne de la nommer. (t. 3, l. 1300, p. 1039)

1. Il s’agit de Marguerite le Tellier, fille de Louvois, qui épousa le 20 avril 1694, le marquis d’Alincourt, fils du maréchal-duc de Villeroy, et qui prit à cette occasion le titre de duc de Villeroy (voir note 6 de la p. 1025, l. 1293, t. 3, p. 1626).’

La parole orale est beaucoup plus représentée (1, 2, 4, 5, 6, 9, 10, 11, 13) que la parole écrite (3, 7, 8) – la citation 12, plus incertaine, ayant finalement été rattachée à la parole orale.

Commençons par le premier groupe d’occurrences. En dehors de la citation 5 qui présente Mme de Fiennes dans sa manière d’être habituelle (son air et son ton décisif), les autres contextes proposent des situations de parole. Il peut s’agir d’échanges entre deux personnes, qui mettent en avant l’un des deux locuteurs (l’abbé de Coulanges en 2, Mme de Bury en 9, Mademoiselle Louvois en 13), ou qui rapportent les propos tenus de part et d’autre (Mlle du Plessis et Rahuel en 4, Mme de Sévigné et Mme de Chaulnes en 10). Le dialogue peut avoir lieu en présence, ou en fonction, d’un tiers. Charles de Sévigné rapporte avec délectation à sa sœur la réplique de Rahuel qu’il a entendue la veille (4). Quant à Mme de Bury, elle adresse au juge une formule qui vise Mme de Sévigné, en la présence de cette dernière (9). D’autres citations mettent en scène plusieurs person­nes. En 1, Mme de Grignan s’oppose à Mme de Sévigné et au Coadjuteur conjointement. En 6, Mme de Sévigné s’échauffe contre une petite coalition indéterminée (on), qui a le tort de ne pas faire la même analyse qu’elle des relations conflictuelles entre elle et sa fille. En 11, tour à tour, Corbinelli, puis le jésuite, pressent Despréaux-Boileau de livrer le nom de son auteur d’élection, en présence, d’ailleurs, des autres invités de cette soirée. Dans ces situations de parole, selon les citations, les propos sont rapportés directement (4, 6, 9, 10, 11) ou contenus allusivement dans le contexte (12, 13).

Voyons de près les différentes significations que prend le mot air dans ce corpus.

J’isolerai d’abord la citation 4, qui a son interprétation propre. Il convient au préalable de préciser le contexte. On se souvient de l’engouement de Mlle du Plessis pour Mme de Sévigné, et des rebuffades de cette dernière. Dans ce climat, l’apparition d’une favorite, la petite-fille de la bonne femme Marcille, ne peut que susciter, de la part de la demoiselle, un accès (et un excès) de jalousie, que Charles de Sévigné et sa mère observent d’un œil goguenard. Le dialogue entre Mlle du Plessis et Rahuel témoigne de cette jalousie mal dissimulée. À celle-ci qui cherche des indices rassurants d’une faveur qui n’appartient qu’à son imagination :

‘« J’ai eu une consolation, en me mettant à table, c’est que Madame a repoussé la petite pour me faire mettre auprès d’elle. » (4)’

Rahuel donne une version réaliste des faits, qui lui ôte, sans ménagement, tout avantage sur sa rivale :

‘« Oh ! mademoiselle, je ne m’en étonne pas, c’est pour faire honneur à votre âge, outre que la petite est à cette heure de la maison ; Madame la regarde comme si elle était la cadette de Mme de Grignan. » (4)’

L’air breton de Rahuel s’applique à ces paroles directes et dépourvues de tact. Il s’agit donc de la manière d’exprimer, de dire les choses, présentée comme habituelle au personnage (par le déterminant possessif), et imputable à sa nature de Breton. Si Charles de Sévigné se félicite de cette répartie :

Voilà ce qu’elle eut pour sa consolation.

il le fait avec une ironie qui vise à la fois la demoiselle et l’abbé. On relève cet autre passage :

‘Il [le chevalier de Buous 760 ] a passé par Vitré ; il a eu un dialogue admirable avec Rahuel. Il lui fit dire ce que c’était que M. de Grignan, et qui j’étais. Rahuel disait : « Ce M. de Grignan, c’est un homme de grande condition ; il est le premier de la Provence. Mais il y a bien loin d’ici ; Madame aurait bien mieux fait de marier Mademoiselle auprès de Rennes. » Le chevalier se divertissait fort. (t. 1, l. 346, p. 629-630)’

qui confirme, sur le même ton, le style du personnage, et l’art avec lequel il sait dire les vérités...

Si la citation 4 engage à la fois le contenu et la forme des paroles (Rahuel dit des choses qu’il ne devrait dire), les autres exemples conduisent plutôt à privilégier la manière de s’exprimer. Celle-ci peut avoir une extension assez large. En 1, Mme de Grignan s’oppose aux dispositions que veulent prendre Mme de Sévigné et le Coadjuteur, en prévision de son accouchement. Le contenu de ses propos est rapporté indirectement, dans des syntagmes verbaux tels que elle ne le voulut jamais, elle s’y opposa encore, qui n’en retiennent que l’essentiel, c’est-à-dire sa volonté de refus. Ce qui compte davantage, c’est la raison que la bienséance ne lui permet pas d’évoquer (elle n’avait qu’une colique de fille), et qu’elle laisse entendre dans l’air qui accompagne ses paroles. Cet air n’est pas caractérisé, mais on peut penser qu’il a les qualités d’assurance, de tranquillité, de fermeté, propres à rassurer un entourage inquiet. S’il parvient à persuader les destinataires, c’est probablement qu’il met en jeu plusieurs composantes – la forme et l’intonation, peut-être aussi la gestualité et l’expression du visage. Je proposerai la même interprétation pour l’occurrence de la citation 6, dans laquelle Mme de Sévigné cite les propos de ceux qui voient dans l’éloignement le bien-être assuré de la mère et de la fille. Mme de Sévigné s’indigne de l’air tranquille avec lequel ces choses-là sont dites. Cet air peut s’appliquer à la tournure même de la phrase, si l’on retient le ton d’évidence (Vous voyez, vous voilà), le choix de mots lénifiants (en repos, fort bien), et l’équilibre du rythme binaire. Apaisant dans sa forme, ce discours l’est sans doute aussi dans l’intonation, qui en est solidaire. Et cette tranquillité peut gagner très naturellement la personne physique, dans ses gestes et son expression. La manière de s’exprimer d’une personne peut lui être habituelle, comme, en 5, l’air [...] décisif de Mme de Fiennes. Précisons d’abord que le mot air est en rapport avec la parole, dans la mesure où Mme de Sévigné formule ce jugement à l’occasion d’une rencontre (Elle me vint prendre à mon hôtel­lerie), où Mme de Fiennes rappelle des souvenirs (et se souvient fort bien du temps qu’elle vous honorait de ses approbations). De plus, en prenant à témoin sa fille de son jugement, elle évoque implicitement des situations de parole antérieures (elle vous honorait de ses approbations). Enfin la coordination des mots air et ton va dans le même sens, si l’on admet que ce dernier trouve son application privilégiée dans le champ de la parole. L’air, ne s’attachant pas ici à une situation particulière, mais à la personne elle-même, a vocation à se présenter comme l’ensemble des composantes indifférenciées dont il vient d’être question.

Les autres exemples privilégient plutôt l’une des composantes de la manière de s’exprimer. Ainsi les citations 2, 9 et 10 conduisent à attribuer au mot air le sens d’intonation. En 2, le contexte n’est pas très clair, et j’avance une interprétation sous toutes réserves. Mme de Sévigné est retenue à Paris pour une affaire de succession concernant le comte de Grignan (elle attend la ratification que doit lui obtenir Mme de Puisieux), mais elle a l’intention de partir en Bretagne pour donner avec l’abbé quelque ordre à [ses] affaires 761 . Toutefois elle n’envisage pas de séjourner longtemps dans cette province (nous reviendrons toujours) 762 , en raison de l’état de santé de son oncle, qui ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l’hiver. Mais qu’en dit ce dernier ? La proposition m’en parle d’un air sincère dont je fais vœu d’être toujours la dupe semble montrer que le bon Abbé ne partage pas ce point de vue, et envisage sans arrière-pensée de rester en Bretagne (le en anaphorique reprendrait passer là l’hiver) – ce dont elle souhaite être toujours la dupe, c’est-à-dire qu’elle souhaite pouvoir le croire elle-même le plus longtemps possible... L’air sincère de l’abbé de Coulanges montre qu’il croit vraiment ce qu’il dit. Son propos étant très simple, il ne peut guère s’agir du contenu ni de la manière de s’exprimer, mais plutôt du ton qu’il emploie. Dans les citations 9 et 10, les paroles sont rapportées au discours direct. Elles sont brèves et conventionnelles. En 9, Mme de Bury, en quittant le juge qui s’apprête à recevoir Mme de Sévigné, prononce un mot de civilité à l’avantage (apparent) de cette dernière. En 10, Mme de Chaulnes manifeste le plaisir qu’elle aurait de voir Mme de Sévigné accepter sa proposition de voyage. Mais dans les deux cas, le message va plus loin que ce qui est dit. En 9, il ne faut pas oublier que la locutrice est Mme de Bury, sœur du seigneur d’Aiguebonne, avec lequel les Grignan était en procès. Et en 10, l’échange entre Mme de Sévigné et Mme de Chaulnes fait suite à un premier refus de Mme de Sévigné, que Mme de Chaulnes avait mal reçu :

‘« Madame, vous n’avez point besoin de moi ; c’est une bonté. Je ne vois rien qui m’oblige à ménager ces messieurs ; je m’en vais dans ma solitude, dont j’ai un véritable besoin. » Mme de Chaulnes se retire assez froidement. (t. 3, l. 1132, p. 651)’

Ce que chacune de ces dames veut faire entendre passe par l’air qui accompagne leurs paroles. Cet air n’est pas lié à la forme ni au contenu des formules dont elles usent, mais à l’intonation qui les caractérise. Ce sont les synonymes ton, accent (on dit aisément un accent de vérité), qui conviennent dans ces contextes. Je propose de rattacher aux trois précédentes (2, 9 et 10) la citation 12, dans laquelle Mme de Maintenon remercie Mme de Chaulnes pour le rôle joué par son mari dans la distinction papale qui lui a été accordée. Il est vrai que rien ne permet, de manière décisive, de reconnaître une parole orale ou écrite – un compliment pouvant se faire de vive voix ou par lettre. Toutefois la préséance joue peut-être en faveur d’un remerciement de vive voix, d’autant que ce n’est pas à Mme de Chaulnes, mais à son mari que Mme de Maintenon doit sa reconnaissance. Si l’on admet cette interprétation, on est dans le cadre d’une parole particulièrement codifiée, qui donne toute son importance à l’intonation. Celle-ci l’emporte, par son expressivité, sur le caractère convenu du message (elle passe 763 la routine des compliments).

Je ferai une lecture différente des citations 11 et 13. En 11, dans la discussion sur les anciens et les modernes, le jésuite, qui doute qu’un auteur moderne puisse surpasser tous les autres, interroge Boileau, sur celui qu’il refuse de nommer, avec un air dédaigneux. Ce complément se trouve juxtaposé avec une expression calquée sur celle du Tasse (« un rire si amer »), ce qui tend à focaliser l’attention sur le visage de l’intervenant. Ce contexte favorise la signification « expression du visage », qui a par ailleurs naturellement sa place dans une situation de parole. La citation 13 ne comporte pas d’indices de cette nature, mais l’adjectif honteux, qui ne peut guère s’appliquer à des composantes telles que l’expression et l’intonation conduit également à cette interprétation.

Il reste à voir les trois occurrences (3, 7, 8) qui se rapportent à l’écrit. Dans les trois cas, c’est la manière d’exprimer tel ou tel contenu qui est mise en avant. Le mot ton conviendrait aux contextes de 7 et 8, dans cette même acception. En 7, Mme de Grignan traite un sujet cher au cœur de sa mère, puisqu’il s’agit de sa santé. Mme de Sévigné lui reproche d’avoir présenté les choses sur un ton de plaisanterie, alors que la gravité du mal n’incite pas à rire. En 8, Mme de Sévigné se félicite de la tonalité épanouie de la lettre de sa fille – rassurée sur le sort de son valeureux fils – sans même en commenter le contenu. Dans la citation 3, Mme de Sévigné, qui vient d’arriver aux Rochers, décrit la beauté et la grandeur (ils ont quarante à cinquante pieds de hauteur) des arbres qu’elle a plantés dans ses bois, et souligne plaisamment le fait qu’elle en parle comme s’il s’agissait de ses propres enfants. Le petit air d’amour maternel qu’elle évoque malicieusement, avec le renfort de M. de Montbazon, aurait plutôt comme synonymes les mots accent, note, dans des paraphrases comme « il y a un petit accent, une petite note764, d’amour maternel dans ce détail ».

Ce corpus confirme les variations de sens dont est porteur le mot air dans un contexte de parole. Dans les situations orales, on passe de la manière de dire qui touche à la forme et au contenu, à la manière de s’exprimer, prise dans un sens large où s’associent diverses composantes (forme, intonation, gestualité et expression du visage) – l’interprétation pouvant se restreindre à l’intonation et à l’expression du visage. Le corpus écrit est réduit, à la fois quantitativement (trois citations) et sémantiquement, puisque seule l’expression (en tant que forme) se trouve retenue. Ce corpus confirme le flou et la flexibilité sémantique du mot air, qui, selon les contextes, peut mettre en jeu un ensemble de composantes indifférencié, comme il peut mettre en avant l’une d’entre elles seulement. Et on peut reconnaître dans ces emplois la même filiation de sens avec « air-élément » que celle que nous avions établie pour la signification « manière de parler sociale ».

Il n’est pas inintéressant de rappeler ici les résultats que nous avions obtenus par une approche strictement distributionnelle 765 , à partir de la structure :

  • verbe de parole + avec / d’un air + adjectif
‘Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, répondit-elle avec un air embarrassé (La Princesse de Clèves 766 ).’

Cette approche s’était faite indépendamment de la distinction entre manière d’être sociale et manière d’être expressive, mais il apparaît maintenant que les occurrences du corpus, établi à partir de La Princesse de Clèves dans le cadre de la structure ci-dessus, prenaient plutôt place dans le cadre de la signification « manière d’être expressive », ce qui justifie le fait que ce rappel se fasse ici. Il s’agit surtout d’une commodité de présentation dans la mesure où la manière de parler, qu’elle soit sociale ou expressive, donne lieu à des interprétations et des variations de sens similaires.

La procédure de commutation du complément circonstanciel de manière (avec / d’un air embarrassé) avec les constituants susceptibles de figurer dans cette même position livre :

  •  des adverbes : sérieusement, sincèrement ;
  •  des syntagmes nominaux prépositionnels introduits par avec ou de : avec tant d’empressement, avec tout le respect imaginable, avec cette grâce qui lui était si naturelle, avec une action qui marquait du transport et du désespoir, avec un ton qui marquait son affliction, d’une manière si peu conforme à la conduite qu’elle avait eue jusqu’alors, avec une voix affaiblie par la maladie et par la douleur, avec tant d’assurance, avec une sincérité que vous trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe.

L’affinement de la procédure se fait en deux étapes. D’abord, il convient de réduire l’hétérogénéité catégorielle qui sépare le nom de l’adverbe en isolant, dans la forme de ce dernier, le seul suffixe -ment, ou, plus exactement, le signifié « manière » de ce morphème, si l’on considère que ce dernier contient aussi un trait relationnel proprement adverbial (et commute en fait avec le mot air précédé de la préposition). Ensuite, à l’intérieur des syntagmes nominaux prépositionnels, on peut distinguer les noms qui expriment une caractérisation et admettent l’actualisation partitive (respect, grâce, assurance, sincérité) de ceux qui sont supports de caractérisation et ne possèdent pas cette propriété (action, ton, manière) 767 . Le mot air appartient à ce second paradigme, et, comme dans le cadre de la précédente approche distributionnelle, exposée dans la présentation, il ne commute qu’avec le suffixe (ou le trait sémantique équivalent) contenu dans les noms du premier paradigme. On obtient donc le champ suivant, constitué de noms et de morphèmes : – ment (manière), – ité 768 (qualité, manière), voix, ton, action. Si l’on précise la signification du mot action :

‘Action : l’action oratoire ou théâtrale, le débit et les gestes (Littré)’ ‘Action : gestes, débit de celui qui parle, tout ce qui anime le discours (Dictionnaire du français classique, 1992).’

on se rend compte qu’on retrouve, non seulement la signification « manière de parler » au sens large (que prennent les morphèmes ci-dessus en contexte), mais aussi certaines des composantes mises en évidence par notre étude sémantique.

Ce constat est rassurant. Le fait que l’approche distributionnelle fournisse des résultats moins importants quantitativement peut être mis au compte de la disproportion des deux corpus. Une étude de ce type pratiquée sur la correspondance de Mme de Sévigné permettrait sans doute d’enrichir le champ obtenu. Il reste que l’étude contextuelle, à résultats (supposés) égaux avec l’approche distributionnelle, montre, mieux que la raideur d’un paradigme de synonymes, la richesse et les nuances de l’interprétation du mot, liées à l’extrême plasticité de son fonctionnement.

Revenons à notre corpus. Quelle que soit la signification du mot air, il dénote une manière de parler expressive.

Les caractérisations sont représentées, soit par un adjectif :

‘un air sincère (2)’ ‘son air breton (4)’ ‘son air [...] décisif (5)’ ‘un air tranquille (6)’ ‘un air dédaigneux (11)’ ‘un petit air honteux (13)’

soit par un syntagme nominal prépositionnel du type de+ nom abstrait non actualisé :

‘un petit air d’amour maternel (3)’ ‘un air de gaieté [...] et d’épanouissement de cœur (8)’ ‘un air de vérité (10)’ ‘un air de reconnaissance (12).’

Elles expriment des états (tranquille en 6), des qualités morales (sincère en 2, vérité en 10 769 ), des dispositions d’esprit (décisif 770 en 5), des sentiments (d’amour maternel en 3, de gaieté [...] et d’épanouissement de cœur en 8, dédaigneux en 11, de reconnaissance en 12, honteux en 13). Certains contextes soulignent le contenu de ces caractérisations, en les reprenant par des synonymes (en 8, plaisir fait écho à gaieté et épanouissement de cœur), en les commentant (en 13, Mlle de Louvois a un petit air honteux, comme si elle se jugeait indigne de Pauline, la petite-fille de Mme de Sévigné), ou en les corrélant à d’autres notations : en 10, les manifestations d’émotion de Mme de Chaulnes, qui rougit, puis laisse éclater sa joie, sont des preuves de sa sincérité, tandis qu’en 12, l’air de reconnaissance de Mme de Maintenon montre à quel point elle est touchée de la lettre dont le pape l’a honorée. Quant à l’adjectif breton (4), il renvoie métonymiquement au manque de finesse. Quand le mot air ne fait pas l’objet d’une caractérisation, celle-ci se dégage du contexte. On a vu que l’air de Mme de Grignan en 1 traduisait, probablement, son calme et sa détermination. En 9, l’air de Mme de Bury, qui accompagne des paroles d’une banale civilité, doit être plein d’ironie et de sous-entendus, si l’on en juge par l’émotion qu’il provoque chez Mme de Sévigné.

Dans la plupart des occurrences, l’air n’a pas de caractère intentionnel. Quand il accompagne la parole de manière occasionnelle, il exprime généralement l’état intérieur dans lequel se trouve la personne à ce moment-là. C’est le cas en 2, 3, 6, 8, 10, 11 et 13. Je propose la même lecture de la citation 1, ne pouvant imaginer que Mme de Grignan, se sachant sur le point d’accoucher, refuserait les mesures nécessaires. Elle ne va d’ailleurs pas tarder à changer d’avis, comme l’indiquent ces lignes qui suivent immédiatement :

Enfin, comme j’allais envoyer malgré elle quérir la Robinette, voilà des douleurs si vives, si extrêmes, si redoublées, si continuelles, des cris si violents, si perçants, que nous comprîmes très bien qu’elle allait accoucher. La difficulté, c’est qu’il n’y avait point de sage-femme. Nous ne savions tous où nous en étions ; j’étais au désespoir. Elle demandait du secours et une sage-femme. C’était alors qu’elle la souhaitait ; ce n’était pas sans raison, car comme nous eûmes fait venir en diligence la sage-femme de la Deville, elle reçut l’enfant un quart d’heure après. (t. 1, l. 115, p. 133).

En 12, on peut penser que Mme de Maintenon, à la fois, éprouve un sentiment de reconnaissance et veut le communiquer. La destinataire est Mme de Chaulnes, mais Mme de Sévigné a reçu de son côté l’information. L’appréciation qui passe la routine des compliments peut être imputée à Mme de Chaulnes, qui l’aura transmise à Mme de Sévigné, ou à cette dernière elle-même. Dans les deux citations 7 et 9, en revanche, l’air, qui n’est pas en rapport avec le contenu des paroles, ne peut résulter que d’une intention délibérée. En 7, Mme de Grignan donne un ton de plaisanterie à ce qu’elle dit au sujet de sa santé – cela dans le but de ménager sa mère (c’est du moins l’interprétation que fait Mme de Sévigné). En 9, Mme de Bury, qui s’adresse au juge par ses paroles, et à Mme de Sévigné par l’intonation, ne peut guère réaliser une telle disjonction sans y mettre une intention toute particulière... Dans les citations 4 et 5, l’air caractérise la personne de façon permanente. Dans les deux cas, il exprime un trait de caractère dépourvu d’intentionnalité.

Quand l’air est intentionnel, il vise un destinataire. En 7, on l’a vu, Mme de Grignan veut éviter que Mme de Sévigné s’inquiète à son sujet (de peur de m’effrayer), mais celle-ci n’est pas dupe, et la gravité du mal, qu’elle dépeint en termes violents (furie, ravage, se jette ainsi dans votre gorge), lui ôte toute envie de plaisanter (m’empêche de rire). En 9, la personne visée est Mme de Sévigné, et sa réaction, devant l’ironie de sa partenaire, est intéressante. Elle éprouve de l’émotion mais ne répond pas (je ne dis rien). Et ce silence, alors même qu’elle aurait de quoi répondre (j’avais pourtant bien des petites choses à lui dire), trouve précisément sa justification dans l’état où elle se trouve (dans cet état, j’eus la prudence de me taire). Cette remarque montre bien l’importance de la maîtrise de soi dans la parole, particulièrement quand elle est conflictuelle.

Dans les autres citations, il y a un témoin, dont la présence peut être plus ou moins active. En 6, ce témoin est Mme de Sévigné, qui réagit à l’air tranquille des gens bien intentionnés par des sursauts d’indignation (Voilà justement ce qui m’échauffe le sang et qui me fait sauter aux nues). En 1, il s’agit de Mme de Sévigné et du Coadjuteur, attentifs à l’air de Mme de Grignan, dont ils tirent une information – très provisoirement – rassurante (un air qui nous persuadait qu’elle n’avait qu’une colique de fille). En 8, le ton de la lettre de Mme de Grignan porte confirmation des bonnes nouvelles concernant les victoires françaises et la sécurité du petit marquis (un air [...] qui me fait bien connaître que Frankendal est pris, et qu’il est en sûreté). La bonne foi avec laquelle l’abbé de Coulanges envisage, en 2, son séjour aux Rochers incite Mme de Sévigné à une crédulité plus affectueuse que réelle (un air sincère, dont je fais vœu d’être toujours la dupe). On notera, dans ces trois exemples, le retour d’une même structure, dans laquelle le mot air est suivi d’une proposition subordonnée relative qui contient un verbe, une périphrase ou une construction verbale, exprimant l’action de l’air sur la croyance de celui qui en est témoin (persuadait, fait bien connaître, être toujours la dupe). En 13, Mme de Sévigné, qui est la destinataire des paroles de Mlle de Louvois (elle me parla de Pauline), lui trouve un petit air honteux qu’elle interprète comme une marque de respect vis-à-vis de Pauline (comme si elle n’eût pas été digne de la nommer). Ce passage prend place dans un récit détaillé de la noce, où Mme de Sévigné relate les échanges de compliments, et décrit les somptueux habits des uns et des autres. Dans la citation 5, Mme de Sévigné fait appel au témoignage de sa fille sur Mme de Fiennes (vous connaissez son air et son ton décisif) pour formuler son propre jugement. En 10, elle est sensible à la joie que Mme de Chaulnes lui fait voir, comme on peut penser qu’elle l’a été à l’air de vérité qui précède cette manifestation de reconnaissance. En 4, Charles de Sévigné rapporte un dialogue auquel il a assisté, et en 11, Mme de Sévi­gné tient de Corbinelli la discussion sur les anciens et les modernes, à laquelle il a lui-même participé. En 3, Mme de Sévigné, faisant le commentaire de son propos, prend sa fille à témoin des bonnes raisons qu’elle a de parler maternellement de ses arbres (songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus [...], pas plus hauts que cela ). En 12, l’air de reconnaissance de Mme de Maintenon est reçu et apprécié dans ce qu’il a d’authentique, de remarquable par rapport à l’usage (qui passe la routine des compliments).

Dans ce corpus, la structure dominante est celle dans laquelle un verbe de parole se construit avec un complément de manière contenant le mot air (avec / d’un air) :

‘elle s’y opposa encore avec unairqui nous persuadait qu’elle n’avait qu’une colique de fille (1)’ ‘m’en parle d’unairsincère (2)’ ‘Et l’on me dit cela avec unairtranquille ! (6) ’ ‘Elle lui dit en me voyant : « Je vous laisse en bonne main », avec unairqui me donna de l’émotion [...] (9)’ ‘me dit avec unairde vérité (10)’ ‘Le jésuite reprend, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux, avec unairdédaigneux [...] (11)’ ‘elle en a remercié Mme de Chaulnes avec unairde reconnaissance (12)’ ‘elle me parla de Pauline avec un petitairhonteux (13)’

On remarque que ce sont les situations orales qui s’inscrivent dans cette structure (ce qui joue en faveur de l’interprétation que nous avons faite de la citation 12), et que l’air accompagne une parole occasionnelle.

La structure d’appartenance est représentée. Elle peut s’appliquer, sous forme de nominalisation, à la personne :

‘son air et son ton décisif (5)’

et, dans ce cas, l’air est présenté comme un trait constant. Signalons, dans la citation 4 :

‘Rahuel lui répondit avec sonairbreton [...] (4)’

le cumul des deux structures (complément de manière et nominalisation), qui permet de saisir, dans une situation occasionnelle, la manière de dire habituelle du personnage.

La phrase avec avoir :

‘Votre dernière lettre a unair de gaieté [...] et d’épanouissement de cœur [...] (8)’

et sa variante, contenant le verbe donner :

‘Vous donnez à tout cela unair de plaisanterie [...] (7)’

se rapportent aux situations de parole écrite. Elles ont pour support les textes en question (votre dernière lettre en 8, tout cela en 7, qui renvoie à ce qu’a écrit Mme de Grignan). On rencontre aussi une construction locative :

‘Il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail [...] (3)’

dans laquelle le mot air s’applique à un passage de la lettre (ce détail).

Si, dans un contexte de parole, l’air peut être évalué, soit d’un point de vue social, comme on l’a vu dans la partie précédente, soit dans sa fonction expressive, comme on vient de le montrer, la frontière entre les deux interprétations n’est pas toujours facile à tracer. En particulier, certaines caractérisations du mot air peuvent se retrouver d’un corpus à l’autre, sous une forme identique ou avec une signification proche. De telles occurrences demandent une attention particulière 771 .

Ainsi, on retrouve dans la citation suivante :

‘Vous donnez à tout cela un air de plaisanterie, de peur de m’effrayer, mais la furie de votre sang, qui vous a fait si souvent du ravage, m’empêche de rire quand il se jette ainsi dans votre gorge. (B7) ’

le syntagme de plaisanterie, qu’on a rencontré en A28 :

‘Cependant, il y a dans ce mot un air de plaisanterie qui fait rire d’abord, et qui pourrait surprendre les simples. (A28)’

et qu’on peut rapprocher de caractérisations telles que malin, de raillerie :

‘il y a un air malin dans cette lettre qui ressemble bien à l’esprit de Son Altesse, mon père (A19)’ ‘quoique vous ayez affecté un air de raillerie, vous l’avez mêlé de choses sérieuses (A16)’

La différence réside dans le fait qu’en A, la malignité, la raillerie et la plaisanterie représentent des manières codifiées de s’exprimer, qu’on apprécie au plan de l’esprit (28, 19), ou qu’on dénonce au nom de la bienséance (16), tandis qu’en B, le même type d’occurrence joue sur un registre psychologique – Mme de Grignan voulant faire croire à sa mère, par le ton qu’elle adopte, qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Une autre comparaison peut être établie entre les deux citations suivantes :

‘Ne me parlez plus de mes lettres, < ma fille. > J’en viens de recevoir une de vous, qui enlève, < tout aimable, toute brillante, > toute pleine de pensées, toute pleine de tendresses : un style juste et court, qui chemine et qui plaît au souverain degré, je dis même sans vous aimer comme je fais [...] mais je suis toujours charmée de vos lettres sans vous le dire. Mme de Coulanges l’est aussi toujours des endroits que je lui fais voir, et qu’il est impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de Dimanche gras répandu sur votre dernière lettre, qui la rend d’un goût nonpareil. (A17)’ ‘Votre dernière lettre a un air de gaieté, ma fille, et d’épanouissement de cœur qui me fait bien connaître que Frankendal est pris, et qu’il est en sûreté, c’est-à-dire le Marquis. Jouissez, ma chère enfant, de ce plaisir. (B8)’

où il est question du ton de gaieté des lettres de Mme de Grignan. Mais la perspective est différente. En A17, Mme de Sévigné fait l’éloge du style de sa fille, et le petit air de Dimanche gras participe d’une appréciation d’ordre esthétique (qui la rend d’un goût non pareil), tandis qu’en B8, l’air de gaieté [...] et d’épanouissement de cœur est mis en rapport avec la joie qu’éprouve Mme de Grignan de savoir son fils sain et sauf (Jouissez [...] de ce plaisir).

On peut encore rappeler cette citation de A :

‘Le Marquis a soupé il y a trois jours avec moi ; je le fis fort causer, et j’en fus en vérité très contente. Il y a un air de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit qui ne sent point le style de tous ces jeunes gens évaporés, qui ont toujours l’air d’être fous, ou de mentir [...] Il me conta toutes ses autres aventures, tous les coups qui avaient passé autour de lui, et sa contusion, mais cela sans ostentation, avec un air froid et reposé et vrai qui plaît infiniment. J’aime à parler à lui ; je n’en perds point d’occasion. (A10)’

Elle contient une caractérisation de vérité / vrai, qu’on retrouve en B, reprise telle quelle :

‘B10. Elle rougit, et me dit avec un air de vérité [...]’

ou sous une forme synonymique :

‘B2. [...] le bon Abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l’hiver et m’en parle d’un air sincère, dont je fais vœu d’être toujours la dupe [...]’

Là encore, le point de vue n’est pas le même. En A10, Mme de Sévigné compare le ton de vérité de son petit-fils, qui plaît infiniment, avec le style des jeunes gens étourdis, qu’elle n’apprécie guère. En B10 et en B2, l’air traduit l’état intérieur du personnage. De même, l’air [...] froid et reposé de A10 trouve un écho en B, avec :

‘B6. Et l’on me dit cela avec un air tranquille ! ’

mais le calme n’est pas le même. En A10, il est lié à des qualités de mesure et de réserve dans l’expression, dont Mme de Sévigné fait valoir l’agrément, alors qu’en B6, elle s’indigne de l’absence d’émotion qui accompagne certains propos qui la mettent hors d’elle-même. Et on notera que les caractérisations de A ont une portée générale, tandis que celles de B s’inscrivent dans une relation plus personnelle.

Les citations étudiées jusque-là montrent assez bien comment des occurrences identiques ou similaires se trouvent exploitées différemment, selon qu’on privilégie des critères d’appréciation sociale, ou qu’on porte attention aux dispositions psychologiques de la personne. Mais les deux points de vue ne sont pas incompatibles, et leurs rapports ne s’établissent pas nécessairement sur le mode de la disjonction. On les voit s’associer dans certaines situations.

Reprenons la citation A1 :

‘Aujourd’hui vendredi 21e, on a interrogé M. Foucquet sur les cires et sucres. Il s’est impatienté sur certaines objections qu’on lui faisait, et qui lui ont paru ridicules. Il l’a un peu trop témoigné, a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera car cette manière n’est pas bonne. (A1) ’

L’air de Foucquet n’est pas caractérisé, mais on devine, d’après le contexte qui coordonne les deux lexèmes air et hauteur, qu’il est fait de dédain et d’arrogance. Il a donc bien une fonction expressive, d’autant qu’il se trouve mis en relation avec un mouvement d’humeur de l’accusé (Il s’est impatienté). Dans cette mesure, on peut rapprocher cette occur­rence de celle de la citation B11 :

‘Le jésuite reprend, et presse Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux, avec un air dédaigneux, un cotal riso amaro. (B11)’

La différence est que l’air dédaigneux du jésuite est seulement considéré en lui-même, alors que l’air du Surintendant est jugé dans son rapport de convenance avec la situation où il se trouve. Une tension s’établit entre ce qu’éprouve l’accusé et ce qu’il convient de manifester en face des juges. Foucquet ne parvient pas à maîtriser son état intérieur (Il l’a un peu trop témoigné), et son air est en quelque sorte trop expressif. Il a d’ailleurs été sanctionné par un jugement négatif (un air et une hauteur qui ont déplu), que partage Mme de Sévigné (cette manière n’est pas bonne).

On trouve un exemple similaire en A4 :

‘Elle dit que non, par plus d’une raison, et tout cela d’un air fort riant et fort dédaigneux. « Eh bien ! messieurs, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? — Oui, madame. » Elle se lève, et en sortant, elle dit tout haut : « Vraiment, je n’eusse jamais cru que des hommes sages pussent demander tant de sottises. » Elle fut reçue de tous ses amis, parents et amies avec adoration tant elle était jolie, naïve, naturelle, hardie, d’un bon air et d’un esprit tranquille. (A4) ’

L’air de la duchesse de Bouillon est expressif, en ce qu’il traduit la moquerie et le dédain. Mais il relève aussi d’un jugement social, dans la mesure où l’on est dans le cadre d’un interrogatoire. C’est ce jugement que l’on trouve dans l’accumulation de caractérisations flatteuses de la dernière phrase (et, en particulier, dans le syntagme bon air) – qui n’engagent d’ailleurs, comme on l’a vu, que Mme de Sévigné. Entre le Surintendant et la duchesse, il y a toutefois une différence. C’est que l’un est emporté par un mouvement qu’il ne contrôle pas, alors que l’autre adopte délibérément, dans tout son comportement, une position haute par rapport à ses juges.

On citera encore l’exemple A12 :

‘Nous étions à l’entrée de nos juges, ayant tout lieu d’espérer que nous confondrions nos vilains ennemis. En effet, une heure après, M. Baillyest sorti, comme la colombe, et m’a dit, avec une mine grave : « Madame, vous avez obtenu ce que vous souhaitiez. » Je n’en ai pas fait de finesse à Monsieur le Chevalier, ni à Vaille, ni à Rochon. Nos cœurs ont été épanouis. Ma joie voulait briller. Monsieur le Chevalier m’a grondée. Il m’a dit qu’il ne me mènerait plus avec lui si je ne savais me taire ; c’est sa menace. J’ai voulu parler un peu haut, d’un air de triomphe. Il m’a encore menacée ; il m’a dit que qui ne savait point dissimuler ne savait point régner. Il est sorti un autre conseiller, qui a dit à M. d’Aiguebonne qu’il avait perdu son procès. Je l’ai vu se couler doucement sans dire un seul mot ; il est accoutumé à ces succès. (A12)’

Mme de Sévigné, qui se réjouit de la déroute de son ennemi (Nos cœurs ont été épanouis) entend exprimer sa joie (Ma joie voulait briller), en parlant d’un air de triomphe. Il s’agit donc bien de l’expression d’un sentiment, qu’on ne veut pas réfréner. Mais, dans le cadre d’un procès, cette manière n’est pas bonne (pour reprendre le mot de Mme de Sévigné), et de tels débordements ne sont pas de mise. C’est le Chevalier qui incarne ici ce jugement social, en rappelant à plusieurs reprises et avec fermeté, Mme de Sévigné à l’« ordre », c’est-à-dire au silence qui coupe court à toute expressivité (Monsieur le Chevalier m’a grondée. Il m’a dit qu’il ne me mènerait plus avec lui si je ne savais me taire ; c’est sa menace [...] Il m’a encore menacée ; il m’a dit que qui ne savait point dissimuler ne savait point régner).

Un air empreint d’émotion peut être considéré comme particulièrement expressif. Il n’empêche que, dans certaines situations, cette émotion fera l’objet d’une évaluation sociale, comme c’est le cas en A8 :

‘Le Roi lui dit que, tant que son cœur avait été blessé, il ne l’avait point rappelé, mais que présentement c’était de bon cœur, et qu’il était aise de le revoir. M. de Vardes répondit parfaitement bien et d’un air pénétré, et ce don des larmes que Dieu lui a donné ne fit pas mal son effet dans cette occasion. (A8)’

Mme de Sévigné juge la réponse de Vardes dans son rapport de convenance à la situation où il se trouve (répondit parfaitement bien), et elle estime du meilleur effet son air pénétré et ses larmes. L’ironie qui affleure (ce don des larmes que Dieu lui a donné ne fit pas mal son effet 772 ) n’est pas loin d’insinuer que ces épanchements si bienvenus manquent quelque peu de spontanéité !

Si l’on en vient à de très hauts personnages, l’expressivité est indissociablement liée à leur rôle social. Ainsi, en A5, l’air sérieux avec lequel Madame la Dauphine arrête les commérages de la duchesse de La Ferté :

‘Elle a fermé la porte aux moqueries et aux médisances. L’autre jour, la duchesse de La Ferté voulait lui dire une plaisanterie, comme un secret, sur cette pauvre princesse Marianne, dont la misère est à respecter. Madame la Dauphine lui dit avec un air sérieux : « Madame, je ne suis pas curieuse », et ferme ainsi la porte, c’est-à-dire la bouche, aux médisances et aux railleries. (A5)’

dénote une gravité intentionnelle, qui témoigne de la dignité dont cette princesse sait faire preuve au milieu de l’agitation de la cour, et de la noblesse de ses manières, dont Mme de Sévigné fait l’éloge à plusieurs reprises.

Quant au Roi :

‘Vous pouvez penser tout ce qu’il dit à son gendre. Il lui parla deux heures avec plus de gaieté que de colère, mais d’un air de maître qui a dû causer de grands repentirs. (A7) ’

s’il peut montrer des sentiments (avec plus de gaieté que de colère), le ton de commandement dont il use (un air de maître) met en avant le personnage social plus que la personne.

Notes
759.

. Nous avons déjà rencontré cette allusion à M. de Montbazon, dans la citation 11 (t. 2, l. 449, p. 165-166) du corpus relatif aux significations subduites (rattachées à la manière d’être sociale), p. 798.

760.

. Il s’agit d’un cousin du comte de Grignan (voir note 1 de la p. 287, l. 179, t. 1, p. 1117).

761.

. T. 2, l. 417, p. 73.

762.

. Je m’en vais courir en Bretagne pendant les vacances, et je serai de retour au mois de novembre [...], écrit-elle une semaine auparavant (t. 2, l. 416, p. 66).

763.

. Passer : surpasser, l’emporter sur.

764.

. Cet emploi du mot note est plutôt moderne.

765.

. On en trouvera l’exposé dans S. Rémi-Giraud, 1981b.

766.

. Je reprendrai cet exemple, en en donnant la référence, dans la présentation du corpus de La Princesse de Clèves (partie Autres Auteurs du XVII e siècle, p. 997).

.

767.

. Pour une mise en relation systématique, selon la méthode distributionnelle, des adverbes de manière avec les mots « opérateurs » manière, façon et leurs extensions à contenu lexical plein (comme ici, air, action,ton), on se reportera à A. Balibar-Mrabti, 1980.

768.

. Je ne retiendrai que ce morphème, représentatif de la suffixation nominale.

769.

. Synonyme de sincérité dans cet emploi.

770.

. Décisif : qui annonce la décision, la résolution. Décision : fermeté avec laquelle on prend un parti.

771.

. Pour différencier les deux corpus, je fais précéder le numéro de chaque citation de la lettre A ou B, selon qu’il s’agit de l’air social (A) ou de l’air expressif (B). D’autre part, pour éviter trop de redites, je ne reproduis que si nécessaire les citations dans leur intégralité.

772.

. Je souligne.