3 – Manière d’être -attitude

Peu à peu, on se rapproche de la personne et d’une manière d’être plus physique, que j’illustrerai par le corpus suivant :

‘1. J’y1 ai trouvé les deux petites filles, rechignées, un air triste, une voix de Mégère. J’ai dit : Ces petits sont sans doute à notre ami, fuyons-les. Du reste, nos repas ne sont point repas à la légère2. (t. 1, l. 168, p. 259)

La lettre est du 23 mai 1671.
1. Mme de Sévigné est à Malicorne, à 32 kilomètres du Mans en direction d’Angers, où se trouvait un château appartenant aux Lavardin (voir note 1 de la p. 259, p. 1090).
2. Adaptation de vers empruntés à L’Aigle et le Hibou (Ier volume des Fables de La Fontaine, liv. V, fable 18) : « Notre aigle aperçut d’aventure... / De petits monstres fort hideux, / Rechignés, un air triste, une voix de Mégère, / ” Ces enfants ne sont pas, dit l’Aigle, à notre ami : / Croquons-les. ” Le galant n’en fit pas à demi : / Ses repas ne sont point repas à la légère. » Lavardin avait eu deux filles de sa première femme, dont l’aînée, Anne-Charlotte, était née en 1668 (note 6 de la p. 259, p. 1091).’ ‘2. Je lui ôte la plume, car il ne finirait jamais1, et j’aime qu’on finisse. Il s’est tellement attendri par le souvenir de vous avoir vue ici que M. de Lavardin nous en a trouvés, l’un et l’autre, si tristes que cela nous donnait un air coupable. Il semblait que la compagnie nous embarrassât, et il était vrai. (t. 1, l. 199, p. 341-342)

Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. Il s’agit du comte des Chapelles, ami de Mme de Sévigné, qui vient d’écrire quelques lignes de galanterie à Mme de Grignan. ’ ‘3. L’époux qu’on me destine1, ma chère tante, me paraît bon et raisonnable ; il n’est pas beau, mais il est de belle taille. Je ferai ce que je pourrai pour vous le faire voir bientôt, afin que vous en jugiez vous-même. Mon père vous va dire le reste.
L’époux donc est presque aussi grand que moi ; il a plus de trente ans, l’air bon, le visage long, le nez aquilin et le plus grand du monde, le teint un peu plombé, assez de la couleur de celui de Soyecourt2, chose considérable en un futur. (t. 1, l. 381, p. 710)

Il s’agit d’une lettre de Bussy-Rabutin du 7 avril 1675. Les trois premières lignes de cet extrait sont de la fille de Bussy, qui présente à Mme de Sévigné l’époux qu’on lui destine. Les trois lignes suivantes sont de Bussy, qui reprend la description.

1. Il s’agit de Gilbert de Langeac, marquis de Coligny. Le mariage aura lieu le 5 novembre 1675, mais le marquis mourra peu après, au début de juillet 1676, laissant une jeune veuve Coligny et un fils posthume (voir note 2 de la p. 710, p. 1407).
2. Le marquis de Soyecourt avait une réputation de virilité (voir note 2 de la p. 641, l. 352, t. 1, p. 1367).’ ‘4. Savez-vous bien que c’est une belle chose que cette procession1 ? Toutes les religions2, toutes les paroisses, toutes les châsses, tous les prêtres des paroisses, tous les chanoines de Notre-Dame, et Monsieur l’Archevêque pontificalement, qui va à pied, bénissant à droite et à gauche, jusqu’à la cathédrale. Cependant il n’a que la main gauche, et à la droite3, c’est l’abbé de Sainte-Geneviève, nu-pieds, précédé de cent cinquante religieux, avec sa crosse, sa mitre comme l’archevêque, et bénissant aussi, nu-pieds aussi mais modestement et dévotement, et à jeun, avec un air de pénitence qui fait voir que c’est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame. Le parlement en robes rouges et toutes les compagnies souveraines suivent cette châsse, qui est brillante de pierreries, portée par vingt hommes habillés de blanc, nu-pieds. (t. 2, l. 403, p. 10-11)

La lettre est du 19 juillet 1675.
1. La procession de Sainte-Geneviève. Il s’agit d’un événement exceptionnel : la dernière procession, en vue d’obtenir la paix et la fin de la pluie, remontait à 1652, et la suivante aura lieu en 1694. On avait découvert la châsse de Sainte-Geneviève le 12 juin pour obtenir, par l’intercession de la sainte, « la cessation des pluies qui duraient depuis plus d’un mois et qui ruinaient tous les biens de la terre ». La procession, qui clôturait les cérémonies, eut lieu le 19 « pour rendre solennellement grâce à Dieu », la pluie ayant cessé dans l’intervalle (voir note 5 de la p. 10, p. 1079).
2. C’est-à-dire tous les ordres religieux (voir note 6 de la p. 10, p. 1079).
3. À main droite, à main gauche : du côté droit, du côté gauche 773 .’ ‘5. Tout le monde fut assez gai, mais la fille de notre très digne mère1 était transportée de joie, et cela n’était troublé que par la peur du nouement d’aiguillette2 ; il faut dire la vérité. Le lendemain de la noce qu’elle apprit comment les choses s’étaient passées, il n’y eut plus de bornes à sa joie. La pucelle ne fut pas bonnement si emportée que sa grand-mère ; cependant, voyez un peu la dissimulation, elle est grosse. A qui se fiera-t-on après cela ? Car enfin elle avait l’air fort modeste, et même un peu froid, et le plus effronté n’eût pas osé jusqu’à ce soir lui baiser le bout du doigt. (t. 2, l. 462, p. 200)

La lettre, datée du 26 décembre 1675, est de Bussy-Rabutin. Il raconte le mariage de sa fille, le 5 novembre, à, Chaseu.
1. Il s’agit de la grand-mère de la mariée, Françoise de Rabutin, fille de Sainte Chantal (la grand-mère de Mme de Sévigné) et première belle-mère de Bussy (voir note 8 de la p. 200, p. 1187).
2. Nouer l’aiguillette : faire un maléfice qu’on suppose capable d’empêcher la consommation du mariage. ’ ‘6. Vous êtes bien injuste, ma chère bonne, dans le jugement que vous faites de vous. Vous dites que d’abord on vous croit assez aimable, et qu’en vous connaissant davantage, on ne vous aime plus ; c’est précisément le contraire. D’abord on vous craint. Vous avez un air assez dédaigneux ; on n’espère point de pouvoir être de vos amis. Mais quand on vous connaît, et qu’on est à portée de ce nombre, et d’avoir quelque part à votre confiance, on vous adore et l’on s’attache entièrement à vous. (t. 3, l. 809, p. 19-20)’ ‘7. Je fus avant-hier au Cours avec un air penché1 parce que je ne veux point faire de visites. (t. 3, l. 911, p. 197)

Mme de Sévigné est à Rennes.
1. Un air penché : contenance dans laquelle on baisse la tête, air malade, souffrant 774 .’ ‘8. Je soupai avant-hier chez Mme de Coulanges avec < ces bonnes duchesses1 ; > Barillon2 < y était. Il > but à votre santé avec un air d’adoration pour Mlle de Sévigné et pour Mme de Grignan. Il n’est point gâté de dix ans d’ambassade. (t. 3, l. 1061, p. 484)

La lettre est du 26 janvier 1689.
1. « Mmes de Chaulnes et du Lude » (Perrin) (voir note 5 de la p. 484, p. 1388).
2. Paul de Barillon d’Amoncourt était le fils du président Jean-Jacques de Barillon qui avait arrêté les articles du contrat de mariage de Mme de Sévigné. Il fut ambassadeur d’Angleterre de 1667 à 1689 (voir note 3 de la p. 191, l. 146, t. 1, p. 1026). ’ ‘9. Écoutez un peu ceci, ma bonne. Connaissez-vous M. de Béthune, le berger extravagant de Fontainebleau, autrement Cassepot ? Savez-vous comme il est fait ? Grand, maigre, un air de fou, sec, pâle, enfin comme un vrai stratagème 2 . (t. 3, l. 1090, p. 557)

La lettre est du 25 mars 1689.
Mme de Sévigné introduit par ces lignes l’histoire de M. de Béthune qui, logeant dans la famille du duc d’Estrées, enleva la jeune sœur de la duchesse d’Estrées, cette petite fille de dix-sept ans (p. 557), qui en fait en avait à peine quinze (note 8 de la p. 557, p. 1422-1423), pour l’épouser sur la croix de l’épée, par simple consentement mutuel juré sur la croix formée par la poignée de l’épée (voir note 11 de la p. 557, p. 1423).
1. Le marquis de Béthune, né en 1632, était veuf de Marie-Anne Dauvet, fille du comte Desmarests. On le nommait « Cassepot, à cause qu’avec feue sa femme, Mlle Desmarets, fille du grand fauconnier, qu’il épousa malgré ce père [en 1663], réduits à rien, ils se retirèrent à Fontainebleau. Ils allaient tous les jours se promener à cette roche appelée Cassepot » (selon une note d’un manuscrit de Tallemant de la collection Monmerqué). Mme de Sévigné rapproche cette résidence à Fontainebleau du Berger extravagant, roman de Charles Sorel paru en 1627 et repris par Thomas Corneille en 1653 sur le mode burlesque (voir note 5 de la p. 557, p. 1422).
2. Stratagème est dit pour fantôme (voir note 1 de la p. 4, l. 399, t. 2, p. 1075). « Vous expliquez et comprenez fort bien le fantôme ; on le dit présentement pour dire un stratagème. » (t. 2, l. 404, p. 21).’ ‘10. Monsieur le Chevalier fait toutes vos affaires1 avec une attention et une exactitude qui est toujours suivie du succès. Je le voyais recevoir toutes vos commissions en partant2, d’un air chagrin, disant qu’il ne voulait point se charger de tout cela ; je me moquais de cette rudesse apparente, et je prévoyais tout ce que je vois. (t. 3, l. 1298, p. 1032)

La lettre est du 5 avril 1694. Mme de Grignan était repartie en Provence le 25 (ou 26) mars.
1. Le chevalier s’occupait activement des affaires de la famille de Grignan.
2. En partant ne peut se rapporter qu’à Mme de Grignan, qui était repartie en Provence, et non au chevalier, resté à Paris, et qui accompagnera Mme de Sévigné dans son dernier voyage en Provence, le 11 mai (t. 3, l. 1306, p. 1047). Elle écrit à Madame de Guitaut dans une lettre du 25 avril 1694 : « je suis liée avec M. le chevalier de Grignan, qui n’est point parti avec ma fille, pour m’attendre, parce que je ne pouvais partir qu’au commencement de mai » (t. 3, l. 1301, p. 1040). En ce qui concerne la liberté de construction du gérondif, rappelons les références données précédemment : A. Haase, 1965, §95, p. 223, N. Fournier, 1998, §425-427.’ ‘11. Sur cela, Mme de La Salle dit cent jolies choses plus délicates et plus françaises les unes que les autres ; Mme de Saint-Germain y applaudit avec son air de confiance ordinaire, et Mme du Bois de La Roche en rit plus haut que jamais. (t. 3, l. 1328, p. 1089)

La lettre est de Coulanges.’

Dans les différentes citations, qu’il s’agisse de portraits ou de scènes ponctuelles, la personne est mise en vue. En 6, Mme de Sévigné veut rassurer sa fille quant à l’effet qu’elle produit sur autrui. Mme de Grignan craint en effet que le premier mouvement, favorable, qu’elle provoque n’ait pas de suite dans une relation durable. Mme de Sévigné, inversant les données, insiste sur la profondeur de l’attachement qu’elle suscite, une fois passée la réserve de la première impression due à l’air dédaigneux de Mme de Grignan. Si discrète que soit l’évocation, c’est bien la « première vue » qui est en cause, et qu’exprime la locution adverbiale d’abord. D’une façon à peine plus allusive, la citation 5 nous met en présence de la fille de Bussy-Rabutin, qui, par son air fort modeste, et même un peu froid tient à distance les galants, ce qui ne nous permet d’entrevoir – non sans frustration – que le bout de [son] doigt ! Il n’en est pas de même de son futur mari (3), qui fait l’objet d’une description complaisante, de la part de la prétendante (qui se promet de le faire voir bientôt à sa tante), et surtout de son père. Celui-ci évoque, en même temps que l’air bon, la taille, le visage, et le teint du jeune homme, dans lequel il voit les plus grandes promesses d’avenir... Dans la citation 1, c’est à l’occasion d’une rencontre (j’y ai trouvé) que Mme de Sévigné décrit sans indulgence, en empruntant une citation de La Fontaine, les deux petites filles (quasiment des bébés pour nous !) de M. de Lavardin. La description, qui est esquissée (rechignées, un air triste, une voix de Mégère), suppose que ces enfants ont été présentées à Mme de Sévigné. En 9, Mme de Sévigné introduit par une question rhétorique (Savez-vous comme il est fait ?) le portrait d’un personnage pittoresque, surnommé Cassepot, dont elle dessine à grands traits la silhouette (grand, maigre, sec, pâle). Elle résume d’ailleurs quelques lignes plus loin sa description par le verbe figurer (tel que je vous le figure).

Dans les autres exemples, les personnes sont vues dans des situations occasionnelles, où elles prennent telle ou telle manière d’être. La citation 4, qui offre le spectacle exceptionnel et magnifique de la procession de Sainte-Geneviève, s’attarde sur la description de l’archevêque, et, plus encore, sur celle de l’abbé Sainte-Geneviève, nu-pieds, avec ses ornements religieux (sa crosse, sa mitre) et ses gestes ritualisés (bénissant). À l’inverse, en 7, on voit Mme de Sévigné faire une sortie (Je fus avant-hier au Cours) des plus discrètes, dans une posture d’évitement (un air penché) ! Dans les autres cas, de petites sociétés se forment. En 2, Mme de Sévigné et le comte des Chapelles, qui sont aux Rochers, écrivent à Mme de Grignan, dans un état d’affliction qui a M. de Lavardin pour témoin (M. de Lavardin nous en a trouvés, l’un et l’autre, si tristes). En 10, Mme de Sévigné cherche à rassurer sa fille sur les bonnes intentions du Chevalier, malgré le peu d’empressement qu’il avait témoigné à Mme de Grignan, lors de son départ en Provence. Présente à la scène (Je le voyais), elle montre sous un jour favorable, par delà les apparences, l’attitude et les paroles de ce dernier. Avec les citations 8 et 11, nous assistons à des repas, qui mettent en scène plusieurs convives. En 8, c’est l’ambassadeur, M. de Barillon, buvant à la santé de Mme de Grignan. En 11, Coulanges fait le récit d’une réception animée, donnée à l’hôtel de Chaulnes à une compagnie assez mêlée 775 , et où les appétits et les langues se délient, les rires fusent, et dans une belle saleté, les poissons et les cuillères volent de plat en plat. Si, dans notre extrait, les trois dames sont « croquées » avec une relative décence – l’une parle d’abondance, l’autre applaudit, et la troisième, à son habitude, rit plus haut que jamais 776 – la suite du récit est plus horrifique :

‘Les cuillères sales redoublèrent dans les plats en même temps, pour servir l’un et pour servir l’autre, et ayant par malheur souhaité une vive, Mme de Saint-Germain m’en mit une toute des plus belles sur une assiette pour me l’envoyer, mais j’eus beau dire que je ne voulais point de sauce, la propre dame, en assurant que la sauce valait encore mieux que le poisson, l’arrosa à diverses reprises avec sa cuillère, qui sortait toute fraîche de sa belle bouche. Mme de La Salle ne servit jamais qu’avec ses dix doigts. En un mot, je ne vis jamais plus de saleté, et notre bon duc, avec les meilleures intentions du monde, fut encore plus sale que les autres. (t. 3, l. 1328, p. 1089)’

Du point de vue qui nous occupe, le tableau est, en tout cas, au plus près des personnages, et de leurs pratiques gastronomiques...

Les caractérisations du mot air empruntent deux formes, l’adjectif (ou le participe passé adjectivé) :

‘un air triste (1)’ ‘un air coupable (2)’ ‘l’air bon (3)’ ‘l’air fort modeste et même un peu froid (5)’ ‘un air assez dédaigneux (6)’ ‘un air penché (7)’ ‘un air chagrin (10)’

et le syntagme nominal prépositionnel, qui est du type de + nom abstrait :

‘un air de pénitence (4)’ ‘un air d’adoration (8)’ ‘son air de confiance ordinaire (11)’

et de + nom de personne :

‘un air de fou (9). ’

Ces caractérisations dénotent des qualités morales (bon en 3, modeste en 5), des dispositions morales ou sacerdotales (coupable en 2, de pénitence en 4), des facultés de jugement (de fou en 9) et, surtout, des sentiments (triste en 1, chagrin en 10, de confiance en 11, d’adoration en 8, froid en 5, dédaigneux en 6). Penché doit être mis à part, dans la mesure où il dénote une posture, qui, par métonymie, dérive vers un état physique (de souffrance, de maladie). La manière d’être est expressive en ce qu’elle renvoie aux états intérieurs (ou à l’état physique) que dénotent ces caractérisations.

Voyons de plus près la signification du mot air dans ce corpus. Elle est susceptible de varier selon la manière dont on perçoit la personne. Dans les citations 4 et 7, la personne se déplace, qu’il s’agisse de l’abbé cheminant à l’occasion de la procession de Sainte-Geneviève, ou de Mme de Sévigné en sortie sur le Cours de Rennes. Si l’on se représente la personne en pied (d’autant que le prélat est nu-pieds !), c’est plutôt la partie haute du corps, plus chargée d’expressivité, qui retient l’attention. On relève, en 4, les notations descriptives avec sa crosse, sa mitre, bénissant, et, dans la définition que donne Littré d’air penché, une indication de posture relative à la tête (on baisse la tête). Si les synonymes contenance, maintien conviennent à ces contextes, c’est à travers cette restriction de leur champ d’application 777 . Il en est de même dans les portraits. La citation 5 propose un portrait de Mademoiselle Bussy, qui ne donne à voir, comme il a été dit, que le bout de [son] doigt, mais qui suggère, par là même, que l’apparence générale de cette jeune personne est prise en compte. Là encore, les caractérisations du mot air (modeste, froid) conduisent à donner aux synonymes contenance et maintien la même acception restreinte que précédemment. Plus précisément, l’évocation de la froideur de la jeune fille ne peut être complètement étrangère à l’expression de son visage. La même interprétation peut être retenue, dans un portrait encore plus allusif (6), pour l’air dédaigneux de Mme de Grignan. En 9, c’est toute la personne de Cassepot qui se profile, à travers des caractérisations comme grand, maigre, sec, et la comparaison finale avec le fantôme (comme un vrai stratagème). Mais l’adjectif pâle attire toutefois l’attention sur le visage, et l’air de fou qui trouve place au milieu de toutes ces notations, s’il concerne l’allure d’ensemble du personnage, n’est sans doute pas sans affinité avec l’expression du visage.

Les autres citations semblent confirmer l’émergence de cette signification « expression du visage ». Le visage est en effet le lieu privilégié des sentiments, tels que la tristesse, qui s’exprime en 1 et en 2, où elle est à l’origine de l’air coupable des deux amis, et le déplaisir (chagrin en 10). De plus, dans les citations 1 et 10, l’attention se porte d’autant plus vers cette partie du corps que la parole entre en ligne de compte, avec la voix de Mégère des deux petites filles de Lavardin, et le discours (indirect) du chevalier de Grignan (disant qu’il ne voulait point se charger de tout cela). En 8 et 11, l’expression des sentiments de confiance (11) et d’adoration (8) s’accompagne de plusieurs indices de ce type. La partie haute du corps est de toute façon privilégiée puisqu’on se trouve à table, et les visages s’offrent en plan rapproché, grâce à l’emploi de lexèmes verbaux tels que but (8), dit, applaudit 778 , rit (11). Quant à la citation 3, elle met en avant la bonté du futur époux – qualité morale qui se lit avant tout dans l’expression (l’air bon) –, et, aussitôt après, elle décrit précisément les traits et caractéristiques de son visage (le visage long, le nez aquilin et le plus grand du monde, le teint un peu plombé).

Le trait d’intentionnalité tend à perdre de son importance. Il reste présent avec certaines postures physiques qu’on adopte dans un but précis, comme cet air penché (7) que Mme de Sévigné se donne parce qu’[elle] ne veu[t] point faire de visites, ou encore l’air de pénitence de l’abbé (4) qui vise à le faire reconnaître en tant que futur officiant (qui fait voir que c’est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame). Le maintien expressif et distant des dame et demoiselle (des citations 5 et 6) est certainement conscient et délibéré, parce qu’il est tourné vers autrui, qui ne manque d’ailleurs pas de réagir (par la crainte et la retenue). En revanche, dans les autres citations, l’expression des qualités morales et des sentiments a plus de naturel. L’air bon du futur époux (3), l’air triste des petites filles (1), font partie, sans calcul préalable et sans doute en rapport avec leur caractère, de la manière habituelle dont ces êtres se présentent – sans compter l’air de fou (9) qui ne saurait être voulu par celui à qui on l’attribue ! Une tristesse occasionnelle (2), des propos de table (11), des gestes de convivialité (8) peuvent s’accompagner d’une expression particulière, sans qu’on ait à chercher une motivation quelconque. On notera, en 2 :

‘Il s’est tellement attendri par le souvenir de vous avoir vue ici que M. de Lavardin nous en a trouvés, l’un et l’autre, si tristes que cela nous donnait un air coupable. (2)’

la cascade de causalités qui conduit de l’attendrissement à la tristesse (par l’anaphore du pronom en), puis de la tristesse à l’air coupable (par le verbe donner), indépendamment d’une intervention du (ou des) sujet(s). Le contexte de la citation 10 oblige à nuancer cette interprétation. Le chevalier de Grignan, devant les obligations dont le charge sa belle-sœur, manifeste, par son air et ses paroles, un déplaisir qui, selon Madame de Sévigné, ne correspond pas à ses sentiments réels (cette rudesse apparente). Il s’agirait donc d’une expression composée, à des fins quelque peu mystérieuses d’ailleurs.

Cette manière d’être, quand elle est intentionnelle, a un destinataire. Pour l’abbé de Sainte-Geneviève, c’est la foule qui s’assemble plusieurs heures durant pour voir passer la procession :

‘J’ai été avec elle [Mme de Vins], l’abbé Arnauld et M. d’Hacqueville, voir passer la procession de sainte Geneviève. Nous en sommes revenus de très bonne heure ; il n’était que deux heures. Il y en aura beaucoup qui n’en reviendront que ce soir. (t. 2, l. 403, p. 10)’

et à laquelle il délivre un message (fait voir), en faisant montre de sa grande piété (4). De même, l’air penché de Mme de Sévigné est destiné à tous ceux qu’elle est susceptible de rencontrer sur le Cours de Rennes (7). Mademoiselle de Bussy (5), par son maintien, dissuade ceux qui l’approchent de lui manquer de respect (le plus effronté n’eût pas osé [...] lui baiser le bout du doigt). L’air dédaigneux de Mme de Grignan (6) met à distance, dans un premier temps, ceux qui seront ses adorateurs de demain (on vous craint, on n’espère point de pouvoir être de vos amis). Dans les autres cas, les sentiments et les qualités morales n’ont que des témoins. Bussy, qui a vu son futur gendre, en fait le portrait (3). Mme de Sévigné, qui a rencontré (J’y ai trouvé) les deux petites filles de Lavardin, les dépeint en termes rebutants, empruntés à La Fontaine (1). À l’occasion d’un repas, on décrit les attitudes des convives, comme en 8 et en 11. Dans la citation 10, il y a un destinataire et un témoin, si l’on admet que le chevalier de Grignan adresse volontairement un air chagrin à Mme de Grignan, tandis que Mme de Sévigné assiste à la scène (Je le voyais recevoir toutes vos commissions en partant).

Si, dans ce corpus, on se rapproche de la personne physique, c’est toujours de manière dématérialisée et indifférenciée. Le mot air dénote une manière d’être qu’il est difficile d’attacher précisément à tel ou tel aspect de la personne, mais qui, selon les contextes, va de l’apparence générale à l’expression du visage, en privilégiant, de toute façon, la partie haute du corps. Une fois de plus, on peut voir dans ces traits des indices de la filiation qui relie « air-élément » à « air-manière d’être ». Plus que précédemment, cette manière d’être est mise en relation avec l’intériorité du sujet, qu’il s’agisse de qualités morales, d’états ou de senti­ments. Dans cette mesure, l’agentivité de la personne est moins fortement sollicitée. Si celle-ci intervient parfois en composant certaines attitudes, dans la plupart des cas, elle n’est que le siège de cette vie psychique et affective. Ce sont peut-être ces conditions d’emploi qui favorisent l’émer­gence de la signification « expression du visage ». Enfin, le trait d’inten­tionnalité s’affaiblissant, l’actant témoin tend à prendre la place du destinataire. On trouve là autant de traits qui tendent à rapprocher cette manière d’être de l’apparence.

Quant aux constructions du mot air, elles se répartissent comme suit. La structure d’appartenance est représentée par la phrase avec avoir :

‘Vous avez unairassez dédaigneux [...] (6)’

à laquelle on peut rattacher les appositions des citations 1 et 9 :

‘J’yai trouvé les deux petites filles, rechignées, unair triste, une voix de Mégère. (1)’ ‘Grand, maigre, un air de fou, sec, pâle [...] (9)’

qu’on peut paraphraser par « ayant un air triste, un air de fou ».

On relèvera une variante, qui contient le verbe donner :

‘cela nous donnait unaircoupable (2)’

Dans plusieurs exemples, le mot air entre dans un syntagme nominal prépositionnel en fonction de complément circonstanciel :

‘bénissant aussi, nu-pieds aussi mais modestement et dévotement, et à jeun, avec unairde pénitence qui fait voir que c’est lui qui va dire la messe dans Notre-Dame (4)’ ‘Je fus avant-hier au Cours avec unair penché [...] (7)’ ‘Il but à votre santé avec unair d’adoration pour Mlle de Sévigné et pour Mme de Grignan. (8)’ ‘Je le voyais recevoir toutes vos commissions en partant, d’unairchagrin [...] (10)’ ‘Mme de Saint-Germain y applaudit avec sonairde confiance ordinaire (11)’

On notera enfin l’apparition de la construction avoir l’air + attribut du complément d’objet direct :

‘il a plus de trente ans, l’air bon (3)’ ‘elle avait l’air fort modeste, et même un peu froid (5)’

supposée en 3, et confirmée en 5, par l’accord de l’adjectif – aucun exemple ne venant, par ailleurs, accréditer l’existence de la locution avoir l’air.

Notes
773.

. Expression fréquente de nos jours dans les guides de promenades et randonnées.

774.

. Littré illustre cette définition par une seule citation, qui est celle de Mme de Sévigné.

775.

. On se reportera au début de la lettre, p. 1088.

776.

. Ce rire accompagne chacune des apparitions de ladite dame (t. 3, l. 1115, p. 611; l. 1149, p.703 ; l. 1157, p. 724) et se trouve mentionné deux fois dans la lettre en question.

777.

. Ces synonymes jouent, à première vue, sur les deux époques (classique et moderne). En fait, je crois qu’ils correspondent plus ici à leurs acceptions modernes, dans la mesure où, au XVIIe siècle, ils semblent plutôt relever de la manière d’être sociale.

778.

. Applaudir, en raison de l’enchaînement avec le verbe dire, et de sa construction anaphorique avec y (reprenant cent jolies choses plus délicates et plus françaises les unes que les autres), doit être considéré comme un verbe de parole.