4 – Apparence physique

On en vient enfin à la manière dont se présente la personne, c’est-à-dire à son aspect, à son apparence physique. Celle-ci peut être dite expressive en ce qu’elle manifeste différentes caractéristiques de la personne. Il peut s’agir d’un trait de sa personnalité, comme en témoigne (peut-être) cette citation :

‘1. C’est la femme du monde la plus sensible avec cet air que vous connaissez. Ainsi, ma très chère, je n’ai vu que des larmes et des soupirs en partant de Rennes vendredi, et tout le soir qu’elle fut ici, où M. de Revel la vint conduire. (t. 3, l. 1140, p. 670-671)’

Il s’agit de la duchesse de Chaulnes, épouse du duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne.

qui, livrée à elle-même, n’est toutefois pas transparente. Mme de Sévigné vient de parler de l’inquiétude que donne à Mme de Chaulnes la mission que le Roi a confiée à son époux, d’aller en ambassade à Rome pour l’élection du pape 779 . Celle-ci craint, en raison de l’âge du duc de Chaulnes 780 , la fatigue de ce voyage. C’est ce qui explique le commentaire de Mme de Sévigné, qui oppose la remarquable sensibilité de cette femme (dont témoignent larmes et soupirs) à son air. La seule chose qu’on peut tirer de ce contexte, c’est que l’air de la duchesse ne prévient pas en sa faveur, et ne laisse pas attendre une telle profondeur de sentiments.

On dispose d’une citation de Saint-Simon 781 , qui peut éclairer cette notation :

‘« [...] C’était pour la figure extérieure un soldat aux gardes 782 , et même un peu Suisse, habillé en femme ; elle en avait le ton et la voix, et des mots du bas peuple ; beaucoup de dignité, beaucoup d’amis, une politesse choisie, un sens et un désir d’obliger qui tenaient lieu d’esprit, sans jamais rien de déplacé ; une grande vertu, une liberté naturelle, et noble avec beaucoup de magnificence, et tout le maintien, les façons, l’état et la réalité d’une fort grande dame, en quelque lieu qu’elle se trouvât, comme M. de Chaulnes l’avait de même d’un fort grand seigneur. » 783

Cette bonne duchesse est comparée à un soldat aux gardes, c’est-à-dire à un homme de régiment sans grade. Le tout est de savoir quel aspect de sa personne est concerné par cette comparaison. Or le contexte prolifère en qualités morales et sociales (dignité, politesse, un sens et un désir d’obliger, vertu, liberté naturelle, et noble avec beaucoup de magnificence), et Saint-Simon dit grand bien de son maintien et de ses façons. Il ne reste donc plus grand chose, sinon l’aspect physique. Cette figure extérieure est masculine (on pourrait dire hommasse), malgré l’habit féminin qui la recouvre. Ce qui est étonnant, c’est que la manière de parler soit associée à cette apparence physique, laissant intactes les manières de grande dame de la duchesse – quand on sait le rôle que joue la parole dans la manière d’être en société. On notera toutefois que ce qui est retenu, c’est la sonorité de la voix (le ton et la voix) qui est une composante physique, et le choix des mots (des mots du bas peuple), qui fournit en quelque sorte le matériau de la parole. Si cette citation est instructive par elle-même, le rapprochement qu’on en peut faire avec celle de Mme de Sévigné reste hypothétique...

L’interprétation ne pose pas problème quand l’apparence physique donne des indications relatives à l’âge, réel ou supposé, de la personne :

‘2. Pour moi, j’ai une santé que je n’ai point eue depuis trente ans. Je vous veux surprendre quand je retournerai à Paris. Je m’en irai un beau matin chez vous sans livrées. Je vous ferai dire que c’est un gentilhomme breton dont vous ne connaissez pas le nom seulement ; il se terminera en ec. J’entrerai dans votre chambre ; je déguiserai ma voix. Je suis assuré que vous ne me connaîtrez pas et que, quand je me découvrirai, vous serez surprise de mon air jeune et de ma fraîcheur. On dirait à me voir que Dieu me veut remplacer en une longue vie ce qu’il m’ôte de fortune ; ce n’est pas tout perdre au moins. (t. 1, l. 124, p. 143)

La lettre est de Bussy-Rabutin. Il est âgé de cinquante-deux ans.’ ‘3. J’ai trouvé cette maison embellie de la moitié, depuis seize ans que j’y étais. Mais je ne suis pas de même, et le temps, qui a donné de grandes beautés à ses jardins, m’a ôté un air de jeunesse que je ne pense pas que je recouvre jamais. Vous m’en eussiez rendu plus que personne par la joie que j’aurais eue de vous voir, et par les épanouissements de rate à quoi nous sommes fort sujets quand nous sommes ensemble. (t. 1, l. 294, p. 557)

Mme de Sévigné est à Montjeu, situé à une lieue et demie d’Autun (voir note 3 de la p. 556, p. 1316). Elle est âgée de quarante-six ans.’ ‘4. Ah ! que j’aimerais à faire un voyage à Rome, comme vous me le proposez ! Mais ce serait avec le visage et l’air que j’avais il y a bien des années, et non avec celui que j’ai présentement ; il ne faut point remuer ses vieux os, surtout les femmes, à moins que d’être ambassadrice. Je crois que Mme de Coulanges, quoique jeune encore, est de ce sentiment, mais, dans ma jeunesse, j’eusse été transportée d’une pareille aventure. Ce n’est point la même chose pour vous ; tout vous sied bien. (t. 3, l. 1183, p. 802-803)
Mme de Sévigné écrit à Coulanges, qui a accompagné le duc de Chaulnes dans sa mission d’ambassadeur à Rome (t. 3, l. 1170, p. 765). Coulanges allait avoir cinquante-sept ans. Mme de Sévigné avait soixante-quatre ans. ’ ‘5. Au reste, Madame, j’ai vu la plus belle chose qu’on puisse jamais imaginer : c’est un portrait de Mme de Maintenon fait par Mignard. Elle est habillée en sainte Françoise romaine1. Mignard l’a embellie, mais c’est sans fadeur, sans incarnat, sans blanc, sans l’air de la jeunesse et, sans toutes ces perfections, il nous fait voir un visage et une physionomie au-dessus de tout ce que l’on peut dire : des yeux animés, une grâce parfaite, point d’atours, et avec tout cela aucun portrait ne tient devant celui-là. (t. 3, l. 1314, p. 1067)

Il s’agit d’une lettre de Mme de Coulanges. Mme de Maintenon était âgée de cinquante-neuf ans.
1. La fondatrice de la congrégation des Oblates, morte en 1440 (note 6 de la p. 1067, p. 1646).’

Les deux cousins s’opposent dans leur rapport au temps. Bussy, plus que quinquagénaire, est très content de lui (2). Il imagine une petite scène dans laquelle il se présente incognito à sa cousine. Ce qu’elle verra de lui, que tout le monde peut voir (à me voir), c’est son apparence physique, étonnante de jeunesse et de santé. Mme de Sévigné, elle, a la nostalgie de ses trente ans (on comprend !). La mise en parallèle de l’embellissement de la nature et de la perte de sa jeunesse (3) montre qu’il s’agit bien de l’apparence physique. Bussy ne s’y trompe d’ailleurs pas dans sa réponse :

‘Vous avez raison de dire que les dehors de Montjeu sont fort embellis depuis seize ans, et que ce temps-là n’a pas fait le même effet en vous. Je n’en sais pourtant rien, mais je m’en doute. Cependant j’ai ouï dire à des gens qui vous ont vue depuis peu que, comme disait Benserade de la lune :

Et toujours fraîche et toujours blonde,
Vous vous maintenez par le monde
784 .

[...] Mais vous avez mis bon ordre à réparer les dommages que les années feront un jour à vos attraits ; vous avez fait une certaine provision d’esprit, outre celui que Dieu vous a donné, que vous n’useriez pas en un siècle. (t. 1, l. 296, p. 560)’

mais, galamment, il reporte à plus tard les effets du temps, et les fait passer au second plan, tant l’esprit de Mme de Sévigné est capable de suppléer à la perte de ses attraits. On notera que Mme de Sévigné voit aussi la dimension morale de la jeunesse, que la joie d’être avec Bussy pourrait lui faire retrouver : Vous m’en eussiez rendu plus que personne, dit-elle. Mais il s’agit de cette qualité, qu’anaphorise le pronom en, plutôt que de l’air proprement dit. Dix-huit ans plus tard (4), elle compare son état présent (faisant allusion à ses vieux os) à celui des années (lointainement) antérieures. Il s’agit toujours de l’apparence physique, comme le montre la coordination des lexèmes visage et air.

La citation 5 fait référence à un portrait de Mme de Maintenon, fait par Mignard. Il s’agit sans doute d’un portrait en pied, puisque l’habillement est évoqué. L’air de la jeunesse renvoie à l’apparence physique, dans un contexte qui privilégie le visage et la physionomie du personnage, ses yeux animés (sans compter l’allusion aux fards, incarnat et blanc).

L’apparence physique peut aussi être liée à l’état de santé de la personne :

‘6. Pour mes mains, elles ne me font point de mal ; elles sont infermables encore, mais < je mange et > je m’en sers assez pour n’être quasi plus incommodée1. Je n’ai plus l’air malade ; je suis votre bellissima 2. Vous ne le voulez pas croire. (t. 2, l. 521, p. 325)

La lettre est du 21 juin 1676.
1. Être incommodé d’un bras, d’une jambe : n’en avoir pas l’usage.
1. « Mère très belle » (voir note 5 de la p. 303, l. 514, t. 2, p. 1238).’ ‘7. Ces genoux et ces mains, qui vous font tant de pitié, seront peut-être guéris en ce temps-là, et présentement peut-être que vous ne vous en apercevriez pas. Enfin mon air délicat serait encore la rustauderie d’un autre, tant j’avais un grand fonds de cette belle qualité. (t. 2, l. 539, p. 379)

La lettre est du 26 août 1676.’ ‘8. Ôtez-vous donc de l’esprit tout ce grimaudage 1 d’une femme blessée d’une grande plaie ; elle est très petite, aussi bien que l’outil dont se sert votre frère. Rectifiez votre imagination sur tout cela. Ma jambe n’est ni enflammée, ni enflée. J’ai été chez la princesse, je me suis promenée ; je n’ai point l’air malade. Regardez donc votre bonne d’une autre manière que comme une pauvre femme de l’hôpital. Je suis belle, je ne suis point pleureuse comme dans ce griffonnage. (t. 3, l. 903, p. 177)

La lettre est du 4 février 1685.
1. Grimaudage : radotage 785 . Le grimaud est l’élève qui commence à apprendre et souvent retient mal. Mme de Grignan a mal compris ce que lui a écrit sa mère en l’imaginant blessée d’une grande plaie ( voir note 2 de la p. 177, p. 1241).’

Rappelons que Mme de Sévigné avait été atteinte de rhumatisme en 1675, et qu’elle avait, en 1685, une plaie variqueuse consécutive à un accident de carrosse. Dans les deux cas, la maladie s’accompagne de signes visibles, puisqu’elle touche les membres et les articulations (mains, genoux, jambe). Ceux-ci sont blessés ou déformés (jambe blessée d’une grande plaie, enflammée, enflée), ou limités dans leurs mouvements (mains infermables) – les affections des membres inférieurs pouvant conduire à l’arrêt de la marche. Mais Mme de Sévigné minimise tous ces symptômes. Si elle ne ferme pas encore ses mains, elle s’en sert quasi comme si de rien n’était (lettre du 18 juin 1676) 786 , pour manger en particulier. Et ce léger handicap n’est même pas perceptible, si l’on en croit les nouvelles données un mois et demie plus tard (5 août 1676) :

‘Vous croyez, ma chère, que je suis gauche et embarrassée de mes mains : point du tout ; il n’y paraît point. Cette légère incommodité n’est que pour moi, et ne paraît nullement aux autres. Ainsi, ma fille, je ressemble comme deux gouttes d’eau à votre bellissima, hormis que j’ai la taille bien mieux faite. (t. 2, l. 533, p. 361)’ ‘Il en est de même de ses genoux, qui ne l’empêchent pas de marcher 787 :’ ‘Je lui [au Chevalier] ai mandé que je me porte très bien, hormis que je ne puis serrer la main ni danser la bourrée (voilà deux choses dont la privation m’est bien rude), mais que vous achèverez de me guérir. Il est donc vrai que j’ai encore un peu de mal aux genoux, mais cela ne m’empêche point de marcher ; au contraire, je souffre quand je suis trop longtemps assise. (t. 2, l. 529, p. 345)’

Quant à sa plaie variqueuse de 1685, elle est très petite. Sa jambe n’est ni enflammée, ni enflée, et elle peut se promener sans difficulté, comme elle le redit dans un passage de la même lettre, écrit quelques heures plus tard :

‘Je viens de me promener. Ôtez-vous de l’esprit que je sois malade, ni boiteuse ; je suis en parfaite santé. (t. 3, l. 903, p. 179)’

Il résulte de tous ces bons indices que les maux dont souffre Mme de Sévigné passent inaperçus :

‘et présentement peut-être que vous ne vous en apercevriez pas (7)’ ‘[...] il n’y paraît point. Cette légère incommodité n’est que pour moi, et ne paraît nullement aux autres. ( (t. 2, l. 533, p. 361)’

et que son apparence physique n’est pas altérée par la maladie, et conserve sa beauté :

‘Je n’ai plus l’air malade ; je suis votre bellissima. (6)’ ‘[...] je n’ai point l’air malade [...] Je suis belle [...] (8)’ ‘je ressemble comme deux gouttes d’eau à votre bellissima (t. 2, l. 533, p. 361)’

Et même les quelques signes de faiblesse qu’elle donne (air délicat) pourraient passer chez un autre pour une saine apparence paysanne ( rustauderie ). À une époque où la maladie est avant tout liée à ses mani­festations symptomatiques, on comprend que l’apparence puisse jouer un rôle déterminant, et qu’on puisse parler d’un air malade.

Une dernière citation peut être rattachée à ce corpus :

‘9. Je serai fort trompé si je ne suis grand-père au bout de l’an. La demoiselle n’a point du tout l’air d’une brehaigne1. (t. 1, l. 383, p. 714)

La lettre est de Bussy-Rabutin. Elle est datée du 10 mai 1675. On venait de trouver un mari, le marquis de Coligny, à Louise-Françoise, fille de Bussy (voir t. 1, l. 380, p. 709, et note 1 de la p. 709, p. 1407). Le mariage eut lieu le 5 novembre 1675 (voir note 2 de la p. 710, l. 381, t. 1, p. 1407).
1. Une brehaigne : se dit parfois populairement en parlant d’une femme stérile.’

Cette occurrence est susceptible de deux lectures. Dans la première, le mot air a une signification pleine, tandis que, dans la seconde, il prend une acception subduite, liée à l’emploi locutionnel d’avoir l’air. C’est la première lecture qui nous intéresse ici 788 , selon laquelle l’air d’une brehaigne est interprété comme l’apparence extérieure, l’aspect physique d’une femme stérile, en tant qu’il laisse attendre cette infécondité. On notera que brehaigne est d’abord un adjectif, qui, dans son sens propre, s’applique aux animaux :

‘Brehaigne : stérile, en parlant des femelles des animaux domestiques ou de ceux qu’on entretient dans des parcs et des viviers.’

puis en vient par dérivation, lexicale et grammaticale, à désigner la fem­me stérile. Cette filiation avec l’animal invite à se représenter l’apparence physique de la personne. Dans le cadre de cette interprétation, on a à faire à une nominalisation (une brehaigne a un air –> l’air d’une brehaigne), enchâssée dans une phrase avec avoir (la demoiselle a l’air d’une brehaigne). Dans l’énoncé qui en résulte, le syntagme nominal prépositionnel d’une brehaigne prend une valeur de caractérisation (l’air d’une brehaigne est alors proche d’un air de brehaigne). Nous verrons plus loin que cette occurrence peut avoir une autre signification, subduite, liée à l’emploi locutionnel d’avoir l’air.

Avec ce corpus, on passe de la manière d’être, de la manière de se présenter, à l’apparence, à l’aspect physique de la personne, ayant ses caractéristiques propres. Il peut s’agir de l’allure hommasse d’une duchesse, des marques de l’âge ou de la maladie, ou d’une présomption de stérilité. Cette manière d’être ne peut être intentionnelle, ni viser un destinataire. On en arrive ici à l’« être vu », à l’apparence de la personne, non agentive en elle-même, et en rapport implicite avec un témoin. Cette apparence s’ajuste à la perception du corps, mais il s’agit d’une apparence dématérialisée, aux contours imprécis.

Le corpus offre les deux formes de la structure d’appartenance – la nominalisation et la phrase avec avoir :

‘monairjeune (2)’ ‘monair délicat (7)’ ‘avec le visage et l’air que j’avais il y a bien des années, et non avec celui que j’ai présentement (4)’

la citation 9 présentant, on l’a vu, une nominalisation enchâssée dans une phrase avec avoir.

L’exemple 1 :

‘C’est la femme du monde la plus sensible avec cetairque vous connaissez. (1)’

peut être considéré comme une variante de la nominalisation (paraphrasable par « avec son air que vous connaissez »). Et dans 1 et 4, la préposition avec peut elle-même être paraphrasée par « en ayant », ce qui enchâsse ces deux structures dans une variante de la phrase avec « avoir ».

L’exemple 3 :

‘et le temps, qui a donné de grandes beautés à ses jardins, m’a ôté un air de jeunesse que je ne pense pas que je recouvre jamais (3)’

peut être vu comme une forme de la phrase avec avoir (paraphrasable par « le temps [...] a fait que je n’ai plus »), de même que l’exemple 5 :

‘sans l’airde la jeunesse (5)’

paraphrasable par « sans qu’elle ait l’air de la jeunesse », le mot air étant suivi d’un complément contenant un nom abstrait précédé de l’article défini à valeur générique, qui prend une valeur de caractérisation (et équivaut à « un air de jeunesse »).

Enfin, on rencontre la construction attributive :

‘Je n’ai plus l’air malade [...] (6)’ ‘je n’ai point l’air malade (8)’

Certes, la forme de l’adjectif épicène rend cette structure, qui pourrait passer aussi pour une construction à attribut du sujet, indécidable formellement. Mais la première lecture tend à s’imposer pour différentes raisons. D’abord, comme nous l’avons déjà dit, le corpus n’offre aucun exemple de la structure (indiscutable) elle a l’air surprise... D’autre part, le contexte de nos citations contient des notations concrètes qui permettent de se faire une représentation physique de la personne, et qui ne seraient guère compatibles avec l’indécision d’une valeur modalisatrice. Enfin, la maladie, au XVIIe siècle, est en grande partie ce qu’elle paraît, se confondant avec les signes cliniques qu’elle donne, ce qui justifie parfaitement l’alliance que forme un air malade. On notera que l’apparence de santé ou de maladie que donne une personne, lui est attachée de façon permanente ou durable, ce qui peut justifier ici l’emploi de cette construction. J’ajouterai enfin que la structure du type être d’un air n’apparaît pas dans ce corpus, et ne semble même pas acceptable (* être d’un air jeune, d’un air malade). On peut faire l’hypothèse suivante. C’est qu’ici l’apparence n’est plus une propriété, une caractéristique qui s’applique à la personne, mais un élément qui en fait partie intégrante. Dans cette mesure, le mot air n’accepterait plus la construction être de propre à la caractérisation.

La prise en compte de l’aspect physique peut conduire à s’intéresser plus particulièrement au visage. On peut parler d’une signification restreinte, dans laquelle le mot air dénote l’apparence, les traits du visage :

‘10. M. de Grignan et ma fille vous assurent de leurs très humbles services. Ils ont ici une petite fille1 qui, sans avoir la beauté de sa mère, a si bien mitigé2 et radouci l’air des Grignan qu’elle est en vérité fort jolie ; vous en jugerez peut-être quelque jour. (t. 3, l. 1264, p. 987)
1. Pauline, âgée de dix-sept ans.
2. Mitiger : rendre quelque chose moins intense, moins vif, moins dur 789 .’ ‘11. On ne peut pas être plus contente que je le suis de l’approbation que vous donnez à cette aimable belle-sœur ; je compte que c’est Mme de Rochebonne1, qui a de l’air du Coadjuteur2, et son esprit, et son humeur, et sa plaisanterie. Si vous voulez lui faire mes compliments par avance, vous me ferez beaucoup de plaisir ; < mais vous ne voulez pas. (t. 1, l. 204, p. 353)

La lettre est du 27 septembre 1671.
1. Il s’agit de Thérèse de Grignan, jeune sœur du comte, et à peu près du même âge que Mme de Grignan, sa belle-sœur (voir note 3 de la p. 298, l. 183, t. 1, p. 1125).
2. Il s’agit du jeune frère du comte de Grignan, Jean-Baptiste de Grignan, coadjuteur d’Arles, dont il a déjà été question. Il avait environ six ans de plus que sa sœur, Mme de Rochebonne.’

En ce qui concerne la citation 10, le contexte large nous a appris que Pauline avait hérité, via son père, du gros nez des Grignan, ce qui ne lui permet pas d’avoir la beauté de sa mère. Elle n’en est pas moins jolie, dans la mesure où ce trait est compensé par d’autres. On pense à ses yeux, loués à plusieurs reprises par Mme de Sévigné :

‘Il y a de l’assaisonnement dans son visage et dans ses jolis yeux ; ah ! qu’ils sont jolis ! je les vois. (t. 3, l. 1128, p. 643)’ ‘Que ses yeux sont jolis, bleus avec des paupières noires ! Cela est charmant. (t. 3, l. 1176, p. 781)’ ‘Je laisse la plume à mon fils. Vraiment, il a bien des choses à dire de sa divinité 790 . Ne pourrions-nous point obtenir qu’elle eût les yeux bleus et les paupières noires ? de certains yeux qui tirent à couvert 791  ? Après cela nous ne vous demanderions plus rien. (t. 3, l. 1209, p. 884)’

Pauline a ainsi atténué la rudesse de ce nez, et a radouci les traits propres aux Grignan (l’air des Grignan).

Le mot air entre dans une nominalisation l’air des Grignan, qui, à son tour, a pour support une personne, dans une construction qu’on peut paraphraser ainsi : « Pauline a en plus doux l’air des Grignan ».

La citation 11 présente, à l’intérieur de la phrase avec avoir, une construction particulière du type de l’air. Dans la mesure où l’article défini met en appel cataphorique le complément déterminatif du Coadjuteur, il ne peut s’allier à de pour former l’article partitif. C’est le syntagme nominal l’air du Coadjuteur dans sa totalité qui est précédé de la préposition de, dans une structure qu’on peut paraphraser par « quelque chose de l’air du Coadjuteur ». Le mot air prend ici une signification restreinte, attestée par Furetière, qui donne la définition suivante :

Air, signifie aussi, la mine, les traits du visage. Ces deux personnes ont bien de l’air l’une de l’autre. ’

tandis que Littré, citant Féraud 792 , apporte le commentaire suivant :

‘[...] ce n’est que quand on parle de la ressemblance qui existe entre les traits du visage de deux personnes, que le de s’emploie avant le mot air : Ils ont bien de l’air l’un de l’autre ; ils ont beaucoup d’air l’un de l’autre.’

Cet emploi du mot air conduit donc à établir une relation de ressemblance entre deux personnes. Si le mot air a bien une signification physique (puisqu’il s’agit des traits du visage), il n’exclut toutefois pas l’expressivité – comme le suggère le synonyme mine, présent dans la définition de Furetière, et défini ainsi :

MINE. subst. fem. Physionomie, disposition du corps, et surtout du visage, qui fait juger en quelque façon de l’Intérieur par l’extérieur.’

C’est cette signification qu’illustre la citation ci-dessus, dans laquelle Mme de Sévigné décrit la ressemblance qui existe entre Mme de Rochebonne et son frère, tant au plan physique (elle a de l’air du Coadjuteur) que dans la forme d’esprit (et son esprit, et son humeur, et sa plaisanterie). N’ayant pas encore fait la connaissance de Mme de Rochebonne (puisqu’elle demande à sa fille de lui faire [ses] compliments par avance), elle reprend les éléments du portrait apparemment flatteur qu’a dû faire Mme de Grignan (l’approbation que vous donnez à cette aimable belle-sœur). Rencontrant Mme de Rochebonne moins d’un an plus tard, elle sera frappée à son tour de sa ressemblance avec son autre frère, le comte de Grignan, et fera écho au jugement de sa fille en termes piquants :

‘Je reçus hier deux de vos lettres par Mme de Rochebonne, dont la ressemblance me surprit au delà de tout ce que j’ai jamais vu ; enfin c’est M. de Grignan, qui compose une très aimable femme. (t. 1, l. 295, p. 558) 793

concluant ainsi sa lettre (p. 559) :

‘Voilà Mme de Rochebonne. Je la baise, et je crois baiser son frère ; c’est ce qui fait que je ne lui ferai aucune autre amitié. (t. 1, l. 295, p. 559)’

Les deux contextes, qui évoquent l’impression due au premier regard (dont la ressemblance me surprit au delà de tout ce que j’ai jamais vu) et le contact physique (Je la baise, et je crois baiser son frère), montrent qu’il s’agit bien d’une ressemblance physique entre ces deux personnes.

Les deux constructions présentent une construction semblable, enchâssant une nominalisation (l’air des Grignan, l’air du Coadjuteur) dans une phrase avec avoir – a radouci l’air des Grignan pouvant être paraphrasé par « Pauline a en plus doux l’air des Grignan ».

Notes
779.

. T. 3, l. 1139, p. 668.

780.

. Qui a soixante-quatre ans.

781.

. À laquelle renvoie la note 7 de la p. 670, p. 1479.

782.

. On se reportera aux définitions de Littré :

Le régiment des gardes : régiment d’infanterie française destiné à garder les avenues des lieux où le roi était logé. Absolument. Les gardes, ou, au féminin, les gardes françaises : le régiment susdit [...] Le régiment des gardes suisses, ou, absolument, les gardes suisses : régiment d’infanterie suisse qui faisait le même service que le régiment des gardes françaises.

783.

. Voir note 1 de la p. 271, l. 172, t. 1, p. 1103.

784.

. Vers de Benserade, dans le Ballet royal de la Nuit, dansé par le Roi en 1653 (IIIe partie, IIe entrée) (voir note 3 de la p. 560, p. 1319).

785.

. R. Duchêne parle d’un néologisme (voir note 2 de la p. 177, p. 1241). Littré cite ce mot, mais ne l’illustre que de la présente phrase de Mme de Sévigné.

786.

. T. 2, l. 520, p. 323.

787.

. La lettre est du 22 juillet 1676.

788.

. La seconde sera examinée p. 893.

789.

. Littré illustre sa définition par la présente phrase de Mme de Sévigné.

790.

. Pauline.

791.

. Charles souhaite que Pauline ait des yeux qui tirent des flèches pour inspirer de l’amour, en se gardant bien (à couvert) de le partager (voir note 3 de la p. 884, p. 1568). Ici, Mme de Sévigné semble attendre de sa fille qu’elle lui accorde comme une faveur ce trait du visage de Pauline.

792.

. L’abbé J.-Fr. Féraud est l’auteur du Dictionnaire critique de la langue française (1787-1788).

793.

. La lettre est du 27 juillet 1672.