5 – Significations subduites

Les significations relatives à la manière d’être expressive de la personne que nous avons étudiées jusque-là impliquent, d’une manière ou d’une autre, cette personne support. Quand le mot air dénote le comportement, la conduite, la signification laisse dans une relative abstraction la figuration physique de la personne, mais elle active particulièrement les traits d’intentionnalité et d’agentivité. Quand on se rapproche de la personne, le trait « intentionnalité » tend à s’affaiblir tandis que l’apparence physique est plus présente. C’est le cas avec la signification « manière d’être, attitude », qui conduit à l’émergence de l’acception « expression du visage ». La disparition de ce trait est totale avec la signification « apparence physique », dans laquelle le trait « physique » est affirmé. Les significations subduites sont obtenues par effacement des traits relatifs à la personne, qu’il s’agisse de l’intentionnalité ou du trait « physique », et elles mènent tout doucettement de la manière d’être expressive à la simple apparence.

Je retiendrai en premier la citation suivante :

‘1. < Vous me faites assez entendre ce qui vous peut manquer pour faire le voyage de Paris1 ; mais quand je songe que le Coadjuteur est prêt à partir, lui qui avait engagé son abbaye pour deux ans, qui voulait vivre de l’air, qui voulait chasser tous ses gens et ses chevaux, et que je vois qu’on fait donc quelquefois de la magie noire, cela me fait croire que vous en devez faire comme les autres, cette année ou jamais. Voilà mon raisonnement : vous aurez un air bien victorieux sur toutes sortes de chapitres, et vous aurez bien effacé l’exclusion de votre ami2 par la suite. (t. 1, l. 352, p. 640)
La lettre est du 15 décembre 1673.
1. L’argent (voir note 2 de la p. 640, p. 1367).
2. Jean-Antoine de Maillane, l’un des deux procureurs du pays joint pour la noblesse de l’assemblée générale des communautés de Provence, était mort. M. de Grignan voulait mettre dans cette place son fils Louis-Joseph de Maillane, l’ami dont il est question ici. Il profita de son voyage à la cour, entre mars et mai 1673, pour le faire nommer par le Roi, procédé inhabituel, les procureurs étant d’ordinaire élus par l’Assemblée. Aussi cette nomination fut-elle contestée, notamment par l’évêque de Marseille. La décision fut rapportée et Maillane se trouva exclu. Chacune des deux parties choisit alors son candidat. L’évêque de Marseille et l’évêque de Toulon soutinrent un membre de leur famille, un Forbin-La Barben, tandis que le comte de Grignan proposa le marquis de Buous, son cousin germain. Mais le 14 décembre, l’évêque de Marseille se rallia à la candidature de Buous, après avoir lu une lettre de Colbert du 1er décembre qui appelait à la réconciliation au nom du Roi (voir note 2 de la p. 612, l. 338, t. 1, p. 1348-1349). Mme de Sévigné ne peut avoir connaissance de cette nouvelle à la date où elle écrit, mais Mme de Grignan, dans sa lettre écrite le 6 et reçue le 13 décembre, a dû annoncer à sa mère la réception par l’évêque de la lettre de Colbert (voir note 1 de la p. 640, p. 1366-1367). C’est ce qui explique que cette dernière chante victoire dès les premières lignes de sa lettre (p. 639-640).’

Mme de Sévigné, qui se réjouit au début de sa lettre du triomphe quasi assuré 794 des Grignan sur l’évêque de Marseille, reprend, dans notre citation, ce thème de la victoire (vous aurez un air bien victorieux), qui répare l’échec occasionné par l’éviction de Maillane 795 (vous aurez bien effacé l’exclusion de votre ami par la suite). En revanche, la relation entre cette affaire et le voyage de Paris ne m’est pas très claire – ce qui est d’autant plus frustrant que Mme de Sévigné semble la souligner argumentativement (Voilà mon raisonnement). Veut-elle dire que ce voyage donnera l’occasion aux Grignan de faire valoir leur succès à Paris ? Ces quelques lignes relevées dans la dernière partie de la lettre :

‘< La Garde veut toujours que si M. de Grignan ne vient pas, vous veniez à sa place ; et pour cela je vous renvoie à cette magie noire du Coadjuteur dont je vous ai parlé. Vous êtes habile, et vous feriez présentement un autre personnage que celui d’une dame de dix-huit ans. > (t. 1, l. 352, p. 641) 796

et dans lesquelles Mme de Sévigné propose à sa fille de représenter son mari, pourraient aller dans ce sens. Quoi qu’il en soit, les Grignan auront un air bien victorieux, qu’on ne peut faire entrer dans le cadre des interprétations précédentes. Il ne s’agit pas d’un comportement marqué par l’intentionnalité, non plus que du maintien (ou de l’expression du visage) qui donnerait à voir la personne. Le complément sur toutes sortes de chapitres (qu’on peut paraphraser par « concernant / touchant à toutes sortes de sujets ») confère à l’énoncé un degré d’abstraction qui le met, me semble-t-il, au-delà d’une saisie active ou physique de la personne. Si le trait « expressivité » reste présent (l’air exprime la victoire), il s’attache à la manière, non intentionnelle et non physique, dont se présente la personne. On peut parler d’une apparence expressive, qui a pour support une représentation en quelque sorte abstraite de la personne. Cette signification implique d’autant plus l’actant témoin, qui reçoit cette apparence. On n’est pas loin d’une paraphrase du type « vous donnerez une impression d’être victorieux », qui tend à nous faire passer du côté de ce second actant. Quant à la structure d’appartenance dans laquelle entre le mot air, elle est du type avoir un air, c’est-à-dire tout à fait canonique.

Dans les exemples suivants, on retrouve la fameuse séquence avoir l’air, dont le statut n’a cessé de nous préoccuper lors de l’étude du corpus moderne d’« air-apparence ». On se souvient que, d’une part, la problématique de cette séquence avait été posée à partir des trois structures :

‘avoir l’air + adjectif’ ‘avoir l’air + syntagme nominal prépositionnel’ ‘avoir l’air + infinitif’

dont, seule, la première offrait, dans le cas d’accord visible de l’adjectif, un critère formel de différenciation, et que, d’autre part, l’étude d’avoir l’air avait donné lieu à une triple lecture, selon que cette séquence était considérée ou non comme une locution – la distinction ne pouvant se faire sur un mode strictement binaire. L’affinement de l’analyse est rendu plus difficile ici dans la mesure où nous ne disposons plus des vertus, si fragiles et discutables soient-elles, de l’intuition immédiate. De plus, le principe même d’un tel affinement est sujet à caution, si l’on considère, comme nous l’avons déjà signalé, que notre corpus ne contient aucune occurrence de la construction avec attribut du sujet (du type elle a l’air surprise), qui permet de poser formellement la problématique de la subduction sémantique et du figement syntaxique. La consultation de l’article de Littré est porteuse de la même information. La prudence est donc de mise...

J’examinerai donc les deux structures que contient le corpus, soit :

‘avoir l’air + syntagme nominal prépositionnel’ ‘avoir l’air + infinitif’

La première est illustrée par la citation suivante :

‘2. Je serai fort trompé si je ne suis grand-père au bout de l’an. La demoiselle n’a point du tout l’air d’une brehaigne. (t. 1, l. 383, p. 714)’

que j’ai déjà étudiée, en accordant au mot air une signification pleine 797 . Mais on ne peut exclure une seconde interprétation, dans laquelle le mot air se dit, non de la brehaigne, mais du fait d’être une brehaigne. Il ne s’agit plus de l’apparence d’une personne, mais de l’apparence d’un état, et le mot air prend une signification abstraite, détachée de la personne, qui nous rapproche encore davantage de l’impression reçue. La phrase ci-dessus pourrait être paraphrasée par « la demoiselle ne donne pas l’impression d’être une brehaigne, on n’a pas le sentiment qu’elle est une brehaigne ». On a vu, dans la seconde grande partie, le statut particulier de cet emploi du mot air, qui peut être dit locutionnel au plan sémantique en raison de la subduction du mot air, mais qui garde, au plan syntaxique, une construction libre, du même type que celle qui correspond à la signification pleine.

Soit, si l’on aligne les deux structures :

Je ne retiendrai pas l’éventualité d’une structure du (troisième) type :

‘elle [a l’air] [(d’être) une brehaigne] ’

correspondant, grammaticalement, au figement de la séquence avoir l’air, et sémantiquement, à la lecture modalisatrice (paraphrasable par « on ne dirait pas une brehaigne, ce n’est vraisemblablement pas une brehaigne »). Le fait, évoqué ci-dessus, que dans un corpus quantitativement aussi important, on ne trouve pas trace de la construction avec attribut du sujet incite à penser que la séquence avoir l’air n’a pas atteint ce degré de figement qui conduit le mot air à la frontière du sens lexical et de sens grammatical.

La structure avoir l’air de + infinitif est beaucoup plus représentée :

‘3. Je vois tous les jours des gens qui n’ont point l’air d’être vos ennemis. J’en vois un, quelquefois, que vous m’avez tellement noirci, malgré sa blonde perruque, que je ne puis plus le regarder. Il y en a un gros, qui me paraît le patron des lieux où il règne1. (t. 1, l. 344, p. 625)
La lettre est adressée au comte de Guitaut. Mme de Sévigné est à Paris.
1. À l’hôtel de Condé (note 4 de la p. 625, p. 1357). Guitaut avait été très en faveur auprès de Condé, mais des querelles d’intérêt et des désaccords à l’intérieur de la cour du Prince brouillèrent les deux hommes et obligèrent Guitaut à se retirer dans ses terres d’Époisses, proches de Bourbilly (voir note 5 de la p. 155, l. 133, t. 1, p. 990-991). ’ ‘4. Le chevalier1 est très malotru2 et très languissant ; il aurait assez l’air d’être empoisonné, si Mme de Brinvilliers3 eût été son héritière. (t. 2, l. 529, p. 347)

La lettre est du 22 juillet 1676.
1. Le chevalier de Lorraine.
2. Malotru : [...] incommodé en sa personne [...].
3. Rappelons que Mme de Brinvilliers avait été accusée d’empoisonnement et exécutée le 17 juillet 1676. ’ ‘5. Parlez-moi donc de votre musique. Votre femme fait la délicate et la connaisseuse ; il me semble qu’elle aurait quelque légère disposition à ne la pas admirer. Leur faites-vous chanter les plaintes de Plin ? Sancenay a-t-il toujours l’air de n’avoir pas bonne opinion de lui ? Je vous conseille de ne plus penser à Arnoux1. Il a bien d’autres vues que l’espérance d’un canonicat de Grignan ; il est jeune, et les jeunes musiciens sont à la mode. (t. 2, l. 600, p. 527-528)

Mme de Sévigné s’adresse au comte de Grignan.
1. Parmi les témoins signataires d’actes notariés passés à Grignan, on trouve un Joseph Arnoux « maître de chœur » (voir note 2 de la p. 520, l. 597, t. 2, p. 1346). Sancenay n’est pas identifié. Serait-il un des musiciens de Grignan ? Est-ce celui qu’on retrouve mentionné à deux reprises (t. 2, l. 700, p. 704 et p. 708) à propos d’achats faits à un gantier ? ’ ‘6. Je crains bien que notre mariage ne se rompe par les raisons d’intérêt que vous me dites. Ce ne sera jamais de mon consentement, et si l’on veut donner à ronger l’espérance d’un duc1 qui ne viendra point, Mlle d’Alérac2 a bien l’air d’en être la victime et la dupe. (t. 3, l. 890, p. 145)
1. En raison de sa grande richesse (note 5 de la p. 145, p. 1226).
2. Mlle d’Alérac était Julie-Françoise de Grignan, la plus jeune des filles du comte de Grignan, nées d’un premier mariage. On projetait de la marier avec le vicomte de Polignac. Le mariage échouera (voir note 6 de la p. 126, l. 877, t. 3, p. 1217), probablement en raison des exigences de Montausier, qui, en qualité de tuteur de sa nièce, demandait à la famille Polignac d’impossibles concessions (voir note 6 de la p. 147, l. 891, t. 3, p. 1227). Précisons que Montausier avait épousé Julie d’Angennes, qui était la sœur d’Angélique-Clarisse d’Angennes, première épouse du comte de Grignan (voir note 5 de la p. 23, l. 28, t. 1, p. 852, et note 1 de la p. 43, l. 44, t. 1, p. 876). Les deux sœurs étaient filles de la marquise de Rambouillet. ’ ‘7. Les affaires d’Angleterre ne sauraient être pis, < et votre madame a bien l’air de ne jouer de longtemps. > (t. 3, l. 1038, p. 427)

Cette citation fait écho au passage d’une lette précédente : « Je pâme de rire de votre sotte bête de femme qui ne veut pas jouer que le roi d’Angleterre n’ait gagné une bataille ; elle devrait être armée jusque-là comme une amazone, au lieu de porter le violet et le blanc comme j’en ai vu. » (t. 3, l. 1035, p. 419). Mme de Sévigné se moque à plusieurs reprises des femmes provençales qui font vœu de porter certaines couleurs, ou de se priver de jeu et de spectacles (t. 3, l. 1062, p. 488 ; l. 1081, p. 535, et note 3 de la p. 419, l. 1035, t. 3, p. 1355).’ ‘8. Le Marquis1 a soupé il y a trois jours avec moi ; je le fis fort causer, et j’en fus en vérité très contente. Il y a unair de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit qui ne sent point le style de tous ces jeunes gens évaporés, qui ont toujours l’air d’être fous, ou de mentir [...] Il me conta toutes ses autres aventures, tous les coups qui avaient passé autour de lui, et sa contusion, mais cela sans ostentation, avec unairfroid et reposé et vrai qui plaît infiniment. J’aime à parler à lui ; je n’en perds point d’occasion. (t. 3, l. 1071, p. 504)

1. Rappelons qu’il s’agit de Louis-Provence.’ ‘9. Il est grand bruit de la faveur de M. de La Rochefoucauld ; on prétend qu’il s’est rendu maître de l’esprit de Monseigneur, et qu’il se sert de son crédit tout comme le Roi le peut désirer. Sa Majesté mena il y a quelques jours Mme de Maintenon, suivie de ses dames, souper dans une maison de campagne de ce nouveau favori, qui se nomme La Celle1 ; et je vous le dis ainsi, pour ne vous point dire qu’il les mena à la selle. Il doit aller un de ces jours à l’Étang chez M. de Barbezieux, afin d’avoir l’air de partager ses faveurs. (t. 3, l. 1340, p. 1109)
La lettre est de Madame de Coulanges.
1. La Celle était une maison auprès de Marly, appartenant à La Rochefoucauld (voir note 4 de la p. 1109, p. 1664).’

On se souvient que, dans le corpus d’« air-apparence », si le principe d’une triple lecture avait également été retenu pour cette structure, l’application avait conduit à des positions plus réservées. Une première interprétation, dite « forte », avait été donnée pour la phrase :

‘Tu as l’air de me le reprocher.’

dans laquelle la composante psychologique contenue dans le verbe reprocher permettait de maintenir la signification « apparence expressive », attachée à une représentation très abstraite de la personne (en tant qu’agent virtuel de l’infinitif). En cela, cette signification se présentait déjà comme partiellement subduite. Peut-on transposer une telle interprétation à notre corpus ? Le mot air dénoterait alors la manière d’être, l’apparence expressive correspondant à l’action ou à l’état exprimé par le verbe à l’infinitif, et en rapport avec une représentation très affaiblie de la personne. Il est certes difficile d’affirmer, en l’absence de tout recours à l’intuition, que cette interprétation peut être retenue dans le cadre de notre corpus. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’elle est compatible avec la plupart des occurrences qui s’y trouvent. En 7, on peut parler du comportement de jeu (ou plutôt de non-jeu), marqué par l’intentionnalité, de la sotte dont se moque Mme de Sévigné. De même, dans les citations 3 et 9, on peut voir une conduite intentionnelle qui manifeste l’inimitié (être vos ennemis), ou une équitable répartition de la faveur royale (partager ses faveurs). En 5, on peut comprendre que Sancenay a le comportement de quelqu’un qui manque de confiance en soi (n’avoir pas bonne opinion de lui), mais le trait « intentionnalité » est peu crédible ici. De même en 8, on ne peut imaginer que les jeunes gens que Mme de Sévigné oppose à son petit-fils se donnent volontairement un comportement de fous ou de menteurs. Dans une hypothèse d’empoisonnement comme en 4, il ne peut s’agir ni de comportement, ni d’intention de la part de la personne empoisonnée. C’est l’apparence physique du chevalier de Lorraine qui manifeste l’état dans lequel il se trouve. Aucune interprétation de cette nature ne me semble recevable, en revanche, pour la citation 6. Le rôle de victime et de dupe que Mme de Sévigné attribue à Mlle d’Alérac n’implique, de la part de cette dernière, aucune sorte de manière d’être expressive. C’est précisément cet exemple qui me permet de passer à la seconde interprétation, selon laquelle, comme précédemment, le mot air se dit de l’action ou de l’état exprimé par l’infinitif, et dénote la simple apparence. Les occurrences que je viens d’examiner peuvent aussi bien être interprétées uniformément de cette manière. Dans chaque exemple, on pourrait remplacer sans difficulté la séquence avoir l’air (de) par donner l’apparence, l’impression (de). Et en 6, c’est la seule interprétation qui me semble devoir être retenue.

Une dernière question se pose. Dans le cas des occurrences ambiguës, existe-t-il des indices contextuels permettant de donner la préférence à l’une ou l’autre interprétation ? Il est intéressant de relever dans la citation 6 :

‘Mlle d’Alérac a bien l’air d’en être la victime et la dupe (6)’

l’adverbe bien, qui, confortant la valeur de vérité de l’assertion, souligne le point de vue de l’énonciateur. La présence de ce modalisateur est tout à fait en accord avec l’interprétation proposée, dans la mesure où l’apparence, l’impression donnée impliquent davantage l’actant témoin et favorisent l’émergence de la subjectivité. Or les citations suivantes :

‘votre madame a bien l’air de ne jouer de longtemps (7)’ ‘qui n’ont point l’air d’être vos ennemis (3)’ ‘il aurait assez l’air d’être empoisonné (4)’

contiennent, respectivement, le même adverbe (bien en 7), un adverbe de quantité (assez en 4) qui exprime une évaluation positive, ou un adverbe de négation (n(e)...point en 3) qui dénote l’évaluation nulle. On peut penser que ces marqueurs de subjectivité viennent en renfort de l’interprétation subduite du mot air. Faut-il pour autant homogénéiser notre corpus en alignant les exemples restants (5, 8 et 9) sur cette interprétation ? La question reste ouverte...

De toute façon, quelle que soit l’interprétation, la structure formelle reste la même, soit :

Le fait que la signification subduite « apparence » corresponde à une construction libre du mot air semble trouver une confirmation dans l’exemple suivant :

‘10. Vous me faites une fort jolie peinture de l’économie de Pauline, pour ne pas dire autre chose. Il est plaisant de la voir agir naturellement sur la conservation de ses menus plaisirs ; il n’y a rien à craindre du nom qu’elle porte. Je voudrais pourtant sauver la conservation de cette fiche tenace, qui fait unairde devoir partout, qui peint l’avarice sans aucun profit, car il en faut toujours venir à décréter cette fiche, et vous n’y gagnez rien que l’air d’être une petite vilaine. (t. 3, l. 1136, p. 664)

Rappelons que ce passage signifie que Mme de Grignan paraît avare en refusant trop longtemps de donner à sa fille pour ses menus plaisirs l’argent qu’elle possède représenté par sa « créance » (voir note 5 de la p. 664, p. 1475).’

Mme de Sévigné entend convaincre sa fille qu’en gardant trop longtemps l’argent « de poche » qu’elle doit à Pauline et qu’elle finit par lui céder, elle ne gagne rien (puisqu’elle perd de toute façon l’argent) sinon l’air d’être une petite vilaine. Il ne peut s’agir ici que de la fâcheuse image que Mme de Grignan donne d’elle-même, et la paraphrase qui s’impose est « l’apparence d’être une petite vilaine ». Or le mot air ne peut entrer ici que dans une construction du type :

‘gagner [l’air d’être une petite vilaine]’

le lexème verbal gagner n’étant pas susceptible de former avec le mot air une locution sur le modèle d’avoir l’air. Cet emploi montre bien que, tout en ayant la signification subduite « apparence », le mot air conserve son autonomie syntaxique. Ce qui pourrait justifier le découpage que nous avons fait de la séquence avoir l’air, correspondant à cette signification.

Enfin, pour les mêmes raisons que précédemment, je ne retiendrai pas l’éventualité d’une troisième structure du type :

‘il [a l’air] [de partager ses faveurs]’

paraphrasable par « il semble qu’il partage ses faveurs, on dirait qu’il partage ses faveurs ». De surcroît, dans les citations concernées, certains indices qui militaient en faveur de la signification « apparence » semblent aller, pour d’autres raisons, à l’encontre de cette dernière interprétation. La présence d’adverbes tels que bien et assez opère une disjonction de la séquence avoir l’air, peut-être peu favorable à son figement. En 9, c’est la valeur finale du syntagme prépositionnel afin d’avoir l’air de partager ses faveurs qui, impliquant l’intentionnalité de la personne, n’est pas compatible avec la signification modalisatrice du mot air, entièrement tournée du côté de l’actant 2. On peut paraphraser par « afin d’avoir l’apparence de partager ses faveurs », mais non par « * afin d’avoir la vraisemblance de partager ses faveurs ».

À ce corpus j’ajouterai une occurrence de forme différente :

‘11. Vous me faites souvenir de notre pauvre abbé de Pontcarré1, en me parlant de ce Champigny2 ; c’était son parent, ce me semble, hormis qu’il ne mangeait pas tant, car le Troyen et le Papoul3 n’en savent pas davantage, et notre Pontcarré n’avait que l’air de la table. Je disais autrefois de feu Monsieur de Rennes qu’il marquait les feuillets de son bréviaire avec des tranches de jambon ; votre Valence ne mépriserait pas cette manière de < signet >. Aussi son visage4 était une vraie lumière de l’Église, et dès que midi était sonné, Monseigneur ne faisait plus aucune affaire. (t. 3, l. 1143, p. 681)

La lettre est du 31 août 1689.
1. Mort en 1684 (voir note 3 de la p. 681, p. 1483).
2. Il s’agit de l’évêque de Valence (voir note 3 de la p. 681, p. 1483).
3. Il s’agit respectivement de l’évêque de Troyes et de l’évêque de Saint-Papoul. Il faut comprendre que Champigny est aussi savant en gastronomie que les évêques de Troyes et de Saint-Papoul, alors que Pontcarré se conten­tait de le paraître (voir note 4 de la p. 681, p. 1483-1484).
4. Le visage de feu l’évêque de Rennes. Mais l’anecdote conviendrait bien à l’évêque en exercice, qui était aussi gastronome. Feu a peut-être été ajouté à tort par Perrin (voir note 5 de la p. 681, p. 1484).’

mais dont l’interprétation rejoint celle des structures que nous venons d’étudier, si on fait une lecture métonymique du complément de la table – l’air de la table équivalant alors à « l’air d’être savant en gastronomie ». La locution restrictive ne... que, qui met en emphase le syntagme nominal l’air, souligne plus fortement la signification du mot, la construction pouvant être paraphrasée par « de la table, il n’en avait que l’air ». Je reprendrai ici les deux interprétations proposées ci-dessus. Dans le premier cas, le mot air dénoterait la manière d’être expressive, voulue par l’intéressé, qui correspond au fait d’être savant gastronome. Dans le second cas, le mot air dénoterait l’apparence d’être savant gastronome, l’image que donne de lui ce même abbé. De toute façon, l’apparence de ce bon abbé, qu’il s’agisse de celle qu’il se donne, ou de celle qu’il donne, est opposée, grâce à l’emphase de la tournure restrictive, au savoir gastronomique réel des évêques de Troyes et de Saint-Papoul, et le trait de sens « paraître » se trouve particulièrement activé.

Une dernière forme de subduction est représentée par les occurrences suivantes :

‘12. Pour vos cousins1, j’en parlais l’autre jour ; un Provençal m’assura que ce n’étaient pas les plus importuns que vous eussiez à Grignan et qu’il y en avait d’une autre espèce, qui, sans vous blesser en trahison, vous faisaient bien plus de mal. Je comprends assez que vous avez présentement un peu de l’air de Mme de Sottenville2. (t. 1, l. 291, p. 552)

1. Jeu de mots. Les cousins désignent les moustiques et aussi la parenté accueillie à Grignan, qui épuisait les ressources de ses hôtes (note 5 de la p. 552, p. 1313).
2. Noble provinciale dans le George Dandin de Molière (note 6 de la p. 552, p. 1313). ’ ‘13. Ces deux poètes historiens1 suivent donc la cour, plus ébaubis que vous ne le sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jusqu’aux oreilles, couchant poéti­quement aux rayons de la belle maîtresse d’Endymion. Il faut cependant qu’ils aient de bons yeux pour remarquer exactement toutes les actions du prince qu’ils veulent peindre. Ils font leur cour par l’étonnement qu’ils ont de ces légions si nombreuses, et des fatigues qui ne sont que trop vraies ; il me semble qu’ils ont assez de l’air des deux Jean Doucet 2. Ils disaient l’autre jour au Roi qu’ils n’étaient plus si étonnés de la valeur extraordinaire des soldats, qu’ils avaient raison de souhaiter d’être tués pour finir une vie si épouvantable. Cela fait rire, et ils font leur cour. (t. 2, l. 638, p. 601)

La lettre est du 18 mars 1678.
1. Il s’agit de Racine et Boileau, qui avaient reçu en 1677 commission d’écrire l’histoire du Roi (voir note 3 de la p. 656, l. 674, t. 2, p. 1410), et qui l’accompagnaient dans ses campagnes (voir note 5 de la p. 572, l. 619, t. 2, p. 1371).
2. Jean Doucet était un paysan qui réjouissait Louis XIII par ses naïvetés. Ses neveux reprirent le rôle, qui passa au théâtre. Il y eut une pièce intitulée La Conférence de Janot et de Piarot Doucet de Villenoce et de Jaco Paquet de Pantin, sur les grandes magnificences qu’on prépare à Paris pour l’entrée de la Reine (voir note 4 de la p. 601, p. 1384).’ ‘14. Vous me réjouissez fort, Monsieur, de me dire que j’ai de l’air d’Horace. Si cela est, c’est à la nature à qui j’en ai l’obligation, car je ne l’ai jamais lu. Je ne sais pas si c’est à cause de la ressemblance, que ce qu’il dit me touche extrêmement, mais rien ne me touche davantage. (t. 1, l. 275, p. 516)

La lettre est du 23 mai 1672.
Bussy-Rabutin répond à Corbinelli, qui, dans un mot joint à la lettre de Mme de Sévigné (t. 1, l. 272, p. 509-510), faisait l’éloge du style de Bussy, le trouvant digne des préceptes d’Horace qu’il expose longuement.’

Dans ces trois occurrences, nous retrouvons la construction avoir de l’air de quelqu’un précédemment étudiée, dans laquelle le mot air dénote la mine, les traits du visage. Avoir de l’air de quelqu’un, c’est lui ressembler physiquement. Par métaphore, cette ressemblance peut être transposée dans des domaines non physiques. C’est le cas dans nos trois citations. En 12, Mme de Grignan, ayant la charge d’accueillir une parenté parasitaire, ressemble à Mme de Sottenville, la noble provinciale du George Dandin de Molière. En 13, les deux historiographes Racine et Boileau, par leur esbaudissement (ébaubis, étonnement) de bon aloi (ils font leur cour) devant les exploits du Roi et de son armée, font rire, comme les deux Jean Doucet qui miment le personnage du paysan naïf. Dans la citation 14, Bussy-Rabutin se félicite de ressembler à Horace qu’il n’a jamais lu, mais dont les écrits, rappelés par Corbinelli, le touchent extrêmement. Il s’agit d’une ressemblance de plume, mais le mot air ne dénote pas ici le style. Pris dans cette construction prépositionnelle, il évoque la ressemblance, qui se trouve dénommée un peu plus loin (Je ne sais si c’est à cause de la ressemblance). Dans une lettre nettement postérieure à celle-ci (23 mars 1689), Bussy reviendra sur ce thème en termes similaires :

‘Je ne savais que Benserade eût écrit ce que vous me mandez à la feue reine d’Angleterre. Ce n’est pas le premier bel esprit dans les pensées duquel je me suis rencontré ; notre ami Corbinelli dit que je pense assez comme Horace que je n’ai jamais lu. (t. 3, l. 1089, p. 553)’

faisant valoir sa ressemblance avec les bons auteurs (se rencontrer signifie « concorder », Littré), et la comparaison de Corbinelli (je pense assez comme Horace).

Notes
794.

. P. 639.

795.

. M. de Grignan attachait une grande importance à cette nomination : « Jamais affaire ne m’a tant regardé que celle de M. de Maillane [...] » (voir note 2 de la p. 612, l. 338, t. 1, p. 1348).

796.

. Mme de Grignan a vingt-sept ans.

797.

. Citation 9 du corpus relatif à la signification « apparence physique », p. 886.