2 – Choses non matérielles

J’isolerai d’abord la citation suivante :

‘4. Mon fils vient de voir ma jambe. En vérité, ma bonne, je la trouve fort bien. Il vous le va dire, et hors la promptitude de quatre jours, on ne peut pas dire que je < ne > sois guérie par la sympathie ; vous pouvez embrasser le Marquis1. Mon fils vient de mettre cet onguent noir pour faire la cicatrice, car il n’y a plus que cela à faire, et nous gardons précieusement le reste de la poudre pour quelque chose de plus grande importance2. Et croyez, ma chère bonne, que je ne m’en dédirai point : c’est vous qui m’avez guérie ; l’air du miracle n’y a pas été, voilà tout. Je viens de me promener. Ôtez-vous de l’esprit que je sois malade ni boiteuse ; je suis en parfaite santé. (t. 3, l. 903, p. 179)

La lettre est du 4 février 1685. Mme de Sévigné est aux Rochers. Rappelons qu’elle avait une plaie variqueuse à la jambe (voir note 4 de la p. 172, l. 901, t. 3, p. 1239).
1. Louis-Provence. Mme de Grignan avait dû faire vœu de ne l’embrasser qu’après la guérison de sa mère par la poudre de sympathie (voir note 1 de la p. 180, l. 903, t. 3, p. 1242).
2. Mme de Grignan avait envoyé à sa mère de la poudre de sympathie (t. 3, l. 901, p. 173) et de l’onguent noir (t. 3, l. 903, p. 177).’

dans laquelle on peut attribuer au mot air la signification « atmosphère ». La caractérisation du mot air (du miracle) dénote la qualité surnaturelle d’un événement, et l’air-atmosphère ainsi qualifié se rapporte à un processus, la guérison de Mme de Sévigné, qu’elle présente ainsi au début de sa lettre :

‘Hormis la promptitude de la guérison, ma bonne, vous pouvez compter que vous m’avez guérie. Il est vrai que nous pensions au commencement que ce serait une affaire de quatre jours ; nous nous sommes trompés, voilà tout, et en voilà quinze. (t. 3, l. 903, p. 176-177)’

Cette guérison, dans les meilleures conditions, l’air du miracle aidant, aurait dû prendre moins d’une semaine. Par voie humaine, grâce aux remèdes de Mme de Grignan, elle s’est étendue sur une quinzaine. Et Charles de Sévigné de confirmer les dires de sa mère :

‘Le pieux Énée vient de panser sa mère. La poudre de sympathie n’a point fait son miracle, mais elle nous a mis en état que l’onguent noir que vous nous avez envoyé achèvera bientôt ce qui reste à faire. Ainsi la sympathie et l’onguent noir auront l’honneur conjointement de cette guérison tant souhaitée. (t. 3, l. 903, p. 179-180)’

avec le même optimisme que tempère le regret du miracle inaccompli...

On retrouve ici la construction locative :

‘l’air du miracle n’y [dans cette guérison] a pas été’

qui était dominante dans le corpus relatif à la signification « atmosphère » se rapportant à la personne.

Je regroupe ensuite les citations suivantes :

5. En attendant, il1 me fait ici une fort bonne compagnie et il trouve que j’en suis une aussi. Il n’y a nul air de maternité à notre affaire. La princesse en est étonnée, elle qui n’a qu’un benêt de fils qui n’a point d’âme dans le corps2. (t. 2, l. 464, p. 204)

Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. Charles de Sévigné.
2. Il s’agit du fils de la princesse de Tarente, âgé de vingt ans. Saint-Simon le décrit comme « sans esprit que l’usage du monde » (voir note 8 de la p. 204, p. 1189). ’ ‘6. Le Roi arrive ce soir à Saint-Germain, et par hasard, Mme de Montespan s’y trouve aussi le même jour ; j’aurais voulu donner un autre air à ce retour, puisque c’est une pure amitié 1. (t. 2, l. 526, p. 339)

La lettre est du 8 juillet 1676.
1. Il s’agit toujours de la suite des bonnes résolutions relatives à ses relations avec Mme de Montespan, que Louis XIV avait dû prendre, en 1675, sous la pression des dévots (voir note 3 de la p. 718, l. 387, t. 1, p. 1411). ’ ‘7. Il y a un air de ralentissement dans tout le mouvement de guerre qui a paru d’abord1. (t. 3, l. 1002, p. 357)

La lettre est du 22 septembre 1688.
1. On préparait en grand secret une attaque surprise contre Philisbourg (note 4 de la p. 357, p. 1320).’ ‘8. Venons à nos Mayeul1 et à nos Amé. En vérité, mon cher cousin, cela est fort beau. Il y a un air de vérité qui fait plaisir. Ce n’est point chez nous que nous trouvons ces titres, c’est dans des chartes anciennes et dans les histoires. Ce commencement de maison me plaît fort. On n’en voit point la source, et la première personne qui se présente c’est un fort grand seigneur, il y a plus de cinq cents ans, des plus considérables de son pays, dont nous trouvons la suite jusqu’à nous. Il y a peu de gens qui pussent trouver une si belle tête. (t. 3, l. 917, p. 216)

La lettre est adressée à Bussy-Rabutin. Mme de Sévigné parle de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, que Bussy-Rabutin lui a dédiée (on trouvera le texte de l’épître dédicatoire dans la note 4 de la p. 215, l. 917, t. 3, p. 1255-1256).
1. Mayeul de Rabutin serait le premier de cette maison. Il aurait vécu en 1147. Bussy écrit dans son Histoire : « Toutes les apparences, Madame, sont que Mayeul de Rabutin était déjà de bonne maison, puisque les chartes qui parlent de lui le nomment parmi les grands seigneurs du Mâconnais, mais il est certain qu’il était homme d’honneur, puisqu’il nous paraît comme garant de la foi d’un souverain [...] » (extrait de l’épître dédicatoire) (voir note 4 de la p. 215, l. 917, t. 3, p. 1255-1256). On se reportera aussi à la note 1 de la p. 279, l. 954, t. 3, p. 1285. ’

En 6 et 7, le mot air se dit d’un processus, qu’il s’agisse du retour du Roi en 6, ou du mouvement de guerre en 7. En 5, notre affaire représente la bonne relation, les bons rapports que Mme de Sévigné a avec son fils, et en 8, l’air de vérité s’applique implicitement à la généalogie de la maison de Rabutin, dressée par Bussy. Venons-en à la signification du mot air. Dans la citation 5, Mme de Sévigné se refuse à imputer à sa qualité de mère la bonne entente qu’elle a avec son fils. Il n’y a nul air de maternité là-dedans, c’est-à-dire rien qui traduise cette filiation, aucune marque, aucune apparence de ce lien. En 6, Mme de Sévigné aurait voulu donner un autre air à ce retour, c’est-à-dire une apparence d’innocence, excluant toute concertation, et conforme au nouveau mode de relation (une pure amitié ) qui s’est instauré entre le Roi et sa maîtresse. Mais l’ironie (par hasard, une pure amitié ) dont elle fait preuve, et qu’elle réitère dans la lettre suivante :

‘Le bon ami de Quanto avait résolu de n’arriver que lorsqu’elle arriverait de son côté ; de sorte que si cela ne s’était trouvé juste le même jour, il aurait couché à trente lieues d’ici, mais, Dieu merci, tout alla à souhait. La famille de l’ami alla au-devant de lui. On donna du temps aux bienséances, mais beaucoup plus à la pure et simple amitié, qui occupa tout le soir. (t. 2, l. 527, p. 341)’

montre qu’elle n’y croit guère... En 7, où il y a une apparence de ralentissement qui succède à l’agitation des préparatifs militaires, le mot air fait écho au verbe paraître (qui a paru d’abord). Dans la dernière citation, l’arbre généalogique établi par Bussy a un air de vérité, c’est-à-dire un caractère, une apparence d’authenticité, dans la mesure où il s’appuie sur des documents anciens. Là encore, l’apparence de toutes ces choses, qui dénote une qualité, un état, correspond à la signification « manière d’être expressive » de la personne. Et le caractère abstrait du support rend difficile une interprétation plus fine de cette relation. Les choses abstraites mises en jeu sont proches de l’homme (qu’il s’agisse de leurs agissements, ou de documents écrits), ce qui, là encore, milite en faveur de métaphores d’usage, dont le degré de figement ne peut être apprécié.

Deux types de structures sont représentées : la structure avec avoir et la structure locative. La phrase avec avoir offre la variante avec donner :

‘donner un autre air à ce retour (6)’

dans laquelle ce verbe, qui signifie « attribuer », dénote un acte de parole abstrait. La citation 5 offre une nouvelle variante :

‘Il n’y a nul air de maternité à notre affaire. (5)’

qu’on peut paraphraser par « notre affaire n’a nul air de maternité ».

La construction locative est explicite en 7 :

‘il y a un air de ralentissement dans tout le mouvement de guerre (7)’

et implicite en 4 :

‘Il y a unairde vérité qui fait plaisir. (4)’

Venons-en maintenant aux significations subduites.

La construction avoir de l’air de, qui exprime métaphoriquement la ressemblance non physique, peut sans difficulté s’appliquer à des choses abstraites :

‘9. Je suis tellement persuadé que Mlle de Sévigné sera bien et bientôt mariée que cette opinion a de l’air d’un pressentiment ; vous m’en direz des nouvelles avant qu’il soit un an1. (t. 1, l. 88, p. 104)

La lettre est de Bussy-Rabutin, datée du 7 septembre 1668.
1. Bussy avait dû savoir quelque chose des préparatifs secrets du mariage avec M. de Grignan (note 5 de la p. 104, p. 943). Mme de Sévigné lui apprendra ce mariage dans sa lettre du 4 décembre 1668 (t. 1, l. 89, p. 105).’ ‘10. Je vous endormirai quelque jour des affaires de cette province ; elles sont pourtant dignes d’attention, et, présentement, il faut que vous souffriez qu’elles fassent mes nouvelles. Quand mes lettres arriveront au milieu de celles de Paris, elles auront assez de l’air d’une dame de province qui vous parle et vous confie les intrigues d’Avignon ou de quelque autre ville. Enfin, ma bonne, la seule amitié que vous avez pour moi leur donnera du prix. (t. 2, l. 430, p. 109)

Mme de Sévigné, en route vers Les Rochers, fait étape à La Seilleraye, chez d’Harouys, qui, rappelons-le, était trésorier des États de Bretagne, et dont le château se trouve à environ sept kilomètres à l’est de Nantes, non loin de la Loire (voir note 3 de la p. 105, l. 428, t. 2, p. 1136). ’ ‘11. Ne soyez nullement en peine de ma santé, ma chère belle ; je me porte très bien. Mme de Tarente m’a donné d’une essence qui l’a guérie de vapeurs bien pires que les miennes. On en met deux gouttes dans le premier breuvage que l’on boit à table, quinze jours durant, et cela guérit entièrement. Elle en conte des expériences qui ont assez de l’air de celles de la comédie du Médecin forcé 1, mais je les crois toutes, et j’en prendrais présentement sans que je ferais scrupule de me servir d’un remède si admirable quand je n’en ai nul besoin. (t. 2, l. 440, p. 137)

La lettre est du 20 octobre 1675.
1. Molière joue Le Fagotier (1661), puis Le Médecin par force (1664) avant de donner Le Médecin malgré lui (1666). Il y eut sans doute également un canevas sur le même thème à la comédie italienne (note 2 de la p. 137, p. 1153). ’ ‘12. Monsieur de Saint-Malo1, qui est Guémadeuc, votre parent, et sur le tout une linotte mitrée comme disait M. de Choisy, a paru aux États transporté et plein des bontés du Roi, et surtout des honnêtetés particulières qu’il a eues pour lui, sans faire nulle attention à la ruine de la province, qu’il a apportée agréablement avec lui. Ce style est d’un bon goût à des gens pleins, de leur côté, du mauvais état de leurs affaires. Il dit que Sa Majesté est contente de la Bretagne et de son présent, qu’il2 a oublié le passé et que c’est par confiance qu’il envoie ici huit mille hommes, comme on envoie un équipage chez soi quand on n’en a que faire. Pour M. de Rohan3, il a des manières toutes différentes, et qui ont plus de l’air d’un bon compatriote. (t. 2, l. 455, p. 181)

La lettre est datée du 8 décembre 1675. Mme de Sévigné est aux Rochers.
1. L’évêque de Saint-Malo, Sébastien de Guémadeuc, était d’une famille alliée aux Sévigné (voir note 1 de la p. 319, l. 191, t. 1, p. 1143-1144). Il était président du clergé de l’Assemblée de Bretagne (voir note 4 de la p. 166, l. 449, t. 2, p. 1169).
2. Le Roi (voir note 2 de la p. 181, p. 1177).
3. Le duc de Rohan était président de la noblesse de l’Assemblée de Bretagne (voir note 4 de la p. 166, l. 449, t. 2, p. 1169).’

La ressemblance est établie entre choses de même nature en 9 et 11. En 9, il s’agit d’actes de pensée. Bussy établit une équivalence entre son opinion et un pressentiment, qui a l’avantage, par rapport au simple jugement, de prévoir l’avenir. En 11, Mme de Sévigné compare les expériences réelles que lui rapporte la princesse de Tarente, en matière de médecines, aux situations qu’on trouve dans les comédies de Molière. Dans la citation 10, le rapport de ressemblance conduit à personnifier sous les traits d’une dame de province les lettres que Mme de Sévigné envoie à sa fille. Les unes (les lettres) et l’autre (la dame de province) ont en commun de communiquer des nouvelles. Il convient de mettre à part la citation 12. Dire que les manières de M. de Rohan, à la différence du style de M. de Saint-Malo, insoucieux des intérêts de sa province, ont plus de l’air d’un bon compatriote, c’est faire entendre, par métonymie, que ces manières ressemblent à celles d’un bon compatriote. Si par sa forme, cette occurrence est semblable à la précédente (on met en rapport des manières d’une part, une personne d’autre part), l’interprétation qu’on en fait la rattache plutôt aux deux premières (9 et 11), puisque ce sont en réalité les manières qui sont mises de part et d’autre en comparaison. Là encore, on peut tabler sur des métaphores d’usage, relatives à des réalités proches de l’homme, encore que le processus de subduction en affaiblisse probablement la portée. La citation 10, toutefois, qui met en relation deux choses de nature différente et développe l’image de la dame de province (qui vous parle et vous confie les intrigues d’Avignon ou de quelque autre ville), semble montrer que Mme de Sévigné s’amuse et que cette métaphore est de son invention.

Bien que la construction soit différente, il me semble que l’occurrence suivante :

‘13. Je suis bien aise que mon sentiment sur < La Princesse de Clèves vous ait plu. La critique m’a charmé, et je vous avoue que j’y ai trouvé tant de bon sens, tant de justesse, et un si grand air de vous, que je n’ai pas douté que vous ne l’eussiez faite, car par la hardiesse que vous dites qu’il [y] a de critiquer ce qui vient de ce côté-là, en le critiquant à propos, vous faites voir que s’il y a de la hardiesse, il n’y a point de témérité, et pour ce qui est de ce que vous appelez sottises, qui sont galanteries à des gens comme nous, vous avez prétendu vous cacher par là. (t. 2, l. 662, p. 634-635)

La lettre est de Bussy-Rabutin, qui cite un extrait de sa correspondance avec le P. Bouhours, ayant pour sujet La Princesse de Clèves. Les lignes ci-dessus sont une réponse à un passage du P. Bouhours, qui approuve le jugement de Bussy sur La Princesse de Clèves, mais se défend d’être l’auteur d’une critique qu’on lui attribue.’

relève de la même interprétation que les précédentes. Selon Bussy, la critique de La Princesse de Clèves dont il est question ressemble grandement, par ses qualités de bon sens, de justesse, à l’auteur à laquelle elle est attribuée et qui est son correspondant, le P. Bouhours. On peut considérer que le syntagme un grand air de vous, par la valeur quantitative de l’adjectif grand, se rapproche de la construction avoir de l’air de quelqu’un (on pourrait la paraphraser par « avoir grandement, beaucoup de l’air de quelqu’un »). Le rapprochement, tout à fait banal, va également dans le sens de la métaphore d’usage.

Venons-en enfin à la séquence avoir l’air. Elle est représentée à travers les deux structures :

  • avoir l’air + syntagme nominal prépositionnel
  • avoir l’air + infinitif

Voici le corpus correspondant à la première structure :

‘14. J’ai acheté pour me faire une robe de chambre une étoffe comme votre dernière jupe. Elle est admirable. Il y a un peu de vert, mais le violet domine ; en un mot, j’ai succombé. On voulait me la faire doubler de couleur de feu, mais j’ai trouvé que cela avait l’air d’une impénitence finale1. Le dessus est la pure fragilité2, mais le dessous eût été une volonté déterminée qui m’a paru contre les bonnes mœurs ; je me suis jetée dans le taffetas blanc3. (t. 1, l. 159, p. 233)

1. Mourir dans l’impénitence finale : mourir sans s’être repenti de ses péchés.
2. Fragilité : faiblesse contre les tentations ; facilité à pécher.
3. Le vocabulaire est emprunté à celui de la morale chrétienne. Mme de Sévigné a succombé à la tentation de la couleur. Malgré ses quarante-cinq ans et l’usage (les bonnes mœurs), elle a acheté une étoffe avec du vert pour une robe de chambre (c’est-à-dire une robe d’intérieur, avec laquelle on pouvait recevoir). Son péché n’est pas grave, car elle a agi par surprise, sans volonté de mal faire (pure fragilité) ; l’achat d’une doublure (le dessous) couleur de feu aurait au contraire marqué une volonté délibérée de persister dans le mal, comme le fait le pécheur qui, sur son lit de mort, refuse de regretter ses fautes (impénitence finale) (note 3 de la p. 233, p. 1066-1067).’ ‘15. Je causai fort hier avec Mme de Vins1 ; elle sentira bien plus longtemps cette douleur que M. de Pomponne. Je leur rends des soins si naturellement que je me retiens, de peur que le vrai n’eût l’air d’une affectation et d’une fausse générosité. Ils sont contents de moi. (t. 2, l. 713, p. 747)

1. Mme de Vins était la belle-sœur de Pomponne (la sœur de sa femme) (voir note 2 de la p. 636, l. 349, t. 1, p. 1365), qui venait d’être disgracié.’ ‘16. Enfin la main de Dieu s’est visiblement appesantie sur cette flotte1. Il en pourra revenir beaucoup, mais de longtemps ils ne seront en état de faire du mal, et il est certain que la déroute a été grande, et dans le moment qu’on l’espérait le moins ; cela a toujours l’air d’un miracle et d’un coup du ciel. Je ne devrais point vous parler de cette grande nouvelle, les gazettes en sont pleines, mais comme nous le sommes aussi, et qu’on ne parle d’autre chose, cela se trouve naturellement au bout de la plume. (t. 3, l. 1021, p. 390)

La lettre est du 8 novembre 1688.
1. Ayant subi une violente tempête alors qu’elle était à moitié chemin de l’Angleterre, la flotte de Guillaume d’Orange avait dû faire marche arrière (voir note 1 de la p. 390, p. 1340). Mme de Sévigné vient de décrire longuement à sa fille cette déroute. ’ ‘17. Le bon esprit du Chevalier ne trouve plus à propos d’aller à Avignon et d’y faire de la dépense1. Il y a vingt ans que vous brillez en Provence. Il faut céder à la dépense que vous êtes obligée de faire pour votre fils < et courir au plus pressé >. Le bon sens va là tout droit, et cette raison, honnête à dire, est fort aisée à comprendre. Elle n’a point l’air d’un prétexte, après tant de preuves de votre bonne volonté et de votre magnificence. (t. 3, l. 1058, p. 477)

La lettre est du 19 janvier 1689.
1. Il faut comprendre « que vous alliez à Avignon et que vous y fassiez de la dépense ». Pendant l’occupation d’Avignon, qui eut lieu d’octobre 1688 à octobre 1689, le comte de Grignan exerça les pouvoirs du vice-légat, qui avait été emprisonné, et il en toucha les émoluments (voir note 3 de la p. 364, l. 1007, t. 3, p. 1324-1325, et note 4 de la p. 411, l. 1032, t. 3, p. 1351). ’

Si j’ai proposé deux significations, l’une pleine et l’autre subduite, pour la structure correspondante relative à la personne :

‘La demoiselle n’a point du tout l’air d’une brehaigne.’

il me semble difficile de pousser jusque-là l’analyse dans le domaine des choses abstraites. La seule occurrence qu’on peut éventuellement soumettre à une double lecture est celle de la citation 15. Mme de Sévigné, parlant des soins qu’elle rend à Pomponne et à sa belle-sœur, craint que le vrai n’ait l’air d’une affectation et d’une fausse générosité. On peut expliciter cette proposition sous la forme suivante : « de peur qu’un comportement vrai n’ait l’air d’une attitude affectée et fausse », les substantifs abstraits exprimant des comportements et impliquant donc la personne. Dans cette mesure, le mot air pourrait dénoter la « manière d’être expressive » correspondant à ces attitudes d’affectation et de fausse générosité. On retrouverait ici l’interprétation « forte » (quoique déjà en partie subduite !) qui avait été retenue dans le cas de la structure avoir l’air de + infinitif. Ce rapprochement n’a rien d’étonnant, si l’on considère que l’infinitif et le nom abstrait dénotant un procès sont équivalents sémantiquement, malgré leur différence catégorielle. La seconde interprétation, correspondant à la signification subduite, convient également ici. Le vrai a l’apparence, il donne l’impression, d’être une affectation et une fausse générosité. Cette interprétation est d’autant plus plausible dans ce contexte que Mme de Sévigné est particulièrement attentive à faire plaisir à ses amis (Ils sont contents de moi), et qu’elle modère – paradoxalement – dans ce but (je me retiens, de peur que) les élans d’amitié qu’elle aurait naturellement.

Le contexte des trois autres citations favorise également cette signification subduite. En 14, Mme de Sévigné craint l’effet que pourrait produire le choix d’une doublure flamboyante pour sa robe de chambre – cette transgression des bonnes mœurs étant comparable à l’entêtement du pécheur sur son lit de mort. Cela aurait l’air, donnerait l’impression, d’une impénitence finale. En 17, Mme de Sévigné, qui craint pour sa fille le coût du voyage d’Avignon, lui conseille d’y renoncer en alléguant les dépenses qu’elle doit faire pour son fils. Cette bonne raison s’adresse à ceux qui ont profité jusque-là de la magnificence des Grignan, et qu’évoquent implicitement les infinitifs dire et comprendre, ainsi que le nom preuves. Vis-à-vis de ces destinataires, elle n’apparaîtra pas comme fausse, elle ne donnera pas l’impression d’être un prétexte. Enfin, en 16, Mme de Sévigné, qui vient de décrire longuement à sa fille la déroute de la flotte de Guillaume d’Orange due à la tempête, souligne le caractère inespéré de cette intempérie. L’apparence miraculeuse de cet événement (cela a [...] l’air d’un miracle et d’un coup du ciel) est indissociable de l’impression qu’en reçoit l’opinion publique – cette grande nouvelle étant connue et rebattue de tous, que ce soit par voie écrite (les gazettes en sont pleines) ou orale (on ne parle pas d’autre chose). Pas plus que précédemment, je ne ferai place à la locution figée avoir l’air, correspondant à l’interprétation modalisatrice. Le point auquel parvient ici le processus de subduction rend quelque peu artificielle la problématique de la métaphore...

La structure avoir l’air + infinitif est représentée par les exemples suivants :

‘18. Vous me louez continuellement sur mes lettres, et je n’ose plus vous parler des vôtres, de peur que cela n’ait l’air de rendre louanges sur louanges ; mais encore ne faut-il pas se contraindre jusqu’à ne pas dire la vérité. (t. 1, l. 237, p. 420)’ ‘19. Voilà un discours1 qui aurait tout l’air d’avoir été rapporté tout entier du faubourg Saint-Germain2 ; cependant il est de chez ma pauvre tante, où j’étais l’aigle de la conversation. Elle nous en donnait le sujet par ses extrêmes souffran­ces, qu’elle ne souffre pas qu’on mette en comparaison avec nul autre mal de la vie. M. de La Rochefoucauld est bien de cet avis ; il est toujours accablé de goutte. (t. 1, l. 269, p. 499)

1. Le discours en question, développé dans le paragraphe précédent, porte sur les souffrances du corps, considérées comme le plus grand des maux.
2. Parce qu’il est en accord avec la pensée de La Rochefoucauld qui écrit par exemple dans les Maximes : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir, mais les maux présents triomphent d’elle. » (voir note 2 de la p. 499, p. 1276). Pour comprendre cet enchaînement, il faut rappeler que Mme de La Fayette, amie de La Rochefoucauld, habitait faubourg Saint-Germain. ’ ‘20. Je ne vous mandai point tout ce détail, parce que cela aurait eu l’air de faire l’empêchée1, et cette discrétion vous a coûté mille peines. (t. 2, l. 400, p. 4)

Mme de Sévigné répond à sa fille, inquiète d’apprendre que sa mère a subi une saignée. Elle la rassure en lui exposant en détail les conditions dans lesquelles elle a été amenée à prendre précipitamment cette décision, pour des raisons liées davantage à ses affaires qu’à sa santé.
1. Rappelons que faire l’empêché signifie « se donner des airs d’homme très occupé ».’ ‘21. Mais le Roi, qui savait bien ce qu’il voulait faire de M. de Chaulnes, pouvait penser qu’il donnerait au maréchal la consolation de commander à la place du Gouverneur1.Cependant, comme il était impossible qu’en même temps M. de Chaulnes commandât à Brest et dans le reste de la Bretagne, M. le Maréchal d’Estrées était fort naturellement à ses vaisseaux et au commandement des deux évêchés2, où il avait mis les deux régiments qu’il commandait ; cela n’avait point l’air de prendre sur3 le Gouverneur. Il fallait en user, comme on faisait, pour le service, car on n’a jamais eu dessein de fâcher M. de Chaulnes depuis qu’il est en Bretagne. (t. 3, l. 1140, p. 671)

1. Le maréchal d’Estrées avait été dessaisi, sur ordre du Roi, du commandement de l’armée navale. Il devait commander le long des côtes les troupes qu’il avait (voir note 9 de la p. 646, l. 1130, t. 3, p. 1467-1468).
2. Saint-Pol-de-Léon et Quimper-Corentin (note 4 de la p. 671, p. 1479).
3. Prendre sur : retrancher à.’

Dans les citations 18, 20 et 21, le mot air s’applique à un procès, repris anaphoriquement par cela. En 18 et en 20, il s’agit d’un acte de parole (parler des vôtres [lettres], je ne vous mandai point tout ce détail), et en 21, d’une situation de commandement (était fort naturellement à ses vaisseaux et au commandement des deux évêchés). Ces procès sont mis en relation avec un autre procès, dont ils ont (ou pourraient avoir, ou n’ont pas) l’apparence. En 18, Mme de Sévigné craint qu’en parlant trop à sa fille de ses lettres, elle ne donne l’impression d’une surenchère dans l’éloge (rendre louanges sur louanges). En 20, elle se justifie de n’avoir point exposé à sa fille les raisons qui l’ont amenée à se faire faire une saignée, par le fait que le détail de ses occupations aurait pu donner l’impression qu’elle faisait l’importante. Dans la citation 21, le poste de commandement attribué au Maréchal d’Estrées le long des côtes de Bretagne ne donne pas l’impression d’empiéter sur les pouvoirs du gouverneur. Dans tous les cas, on porte attention à l’effet produit sur l’autre, qu’il s’agisse de Mme de Grignan vis-à-vis de laquelle Mme de Sévigné ne veut pas (je n’ose plus, de peur que, se contraindre) paraître excessive, ou de M. de Chaulnes qu’on tient à ménager (on n’a jamais eu dessein de fâcher M. de Chaulnes). En 19, le mot air se dit de propos sur la souffrance, tenus chez la tante de Mme de Sévigné. Ce discours donne l’impression, à ceux qui en prennent connaissance, d’avoir été rapporté tout entier du faubourg Saint-Germain, c’est-à-dire, par métonymie, de provenir de l’ami de Mme de La Fayette, M. de La Rochefoucauld. C’est la signification subduite « apparence » qui convient aux occurrences de ce corpus, l’interprétation forte « manière d’être expressive » n’ayant guère de pertinence dans ces contextes. Quant à la locution figée, elle n’a pas plus de chance d’apparaître ici que dans les corpus précédents. Enfin la problématique de la métaphore n’est pas plus pertinente que précédemment.