RÉCAPITULATION

Dans cette étude, l’importance du corpus se double d’une assez grande complexité de l’analyse, due au fait que la polysémie d’air-manière se trouve corrélée à celle d’air-élément, et qu’elle présente une structuration particulièrement ouverte et ramifiée. Une ferme récapitulation s’impose donc...

C’est la signification générique « manière d’être » qui se trouve modulée selon les différents emplois, à partir d’une première grande subdivision relative à deux domaines de l’expérience humaine, et qui propose de distinguer la manière d’être sociale évaluée de façon normative, et la manière d’être expressive, qui renvoie à l’intériorité du sujet.

Voyons la manière d’être sociale. On pose comme point de départ de la structuration les significations qui dérivent métaphoriquement d’« air-élément ». Trois possibilités se présentent. On relève d’abord des structures du type l’air de ce pays, l’air d’ici, l’air de la cour, construites sur le modèle de l’air de Grignan, et dans lesquelles on passe métaphoriquement du lieu au milieu social, la préposition gardant sa valeur d’origine. Ces emplois correspondent à la signification « air-climat », et le mot air dénote l’ensemble des mœurs, des usages qui caractérise une collectivité, qui exerce une influence sur l’individu et que celui-ci tend à assimiler. Les traits « immatérialité » et « continu » d’« air-élément » donnent une représentation abstraite et globale de ces comportements sociaux, qui en souligne peut-être la cohésion et l’unité. La mise en relation avec la personne suggère, à travers la collocation du verbe prendre, un processus d’appropriation d’une réalité sociale extérieure. D’autres constructions, plus libres, attachent l’air à un espace-temps limité, proche de la personne, et correspondent plutôt à la signification « air-atmosphère ». La préposition prend une simple valeur de localisation. Le mot air dénote l’ensemble des manières et des comportements qui se manifestent dans cet espace-temps – qu’il s’agisse de troupes en exercice ou d’une cérémonie de mariage – et qu’on soumet à une évaluation sociale. Là encore, les traits d’« air-élément » permettent de se représenter les comportements de manière abstraite et globale. Enfin, on trouve des émanations du mauvais air à l’hôtel de Carnavalet, où se tiennent des conversations hérétiques susceptibles de nuire à l’avancement des beaux-frères de Mme de Grignan.

De la métaphore d’« air-climat » qui exprime l’ensemble des usages propres à un milieu social, on passe à l’expression le bel air, qui dénote les manières élégantes, distinguées des gens de la cour – ce qu’on pourrait appeler le bon ton. Si la détermination (de la cour) s’efface au profit de la caractérisation (bel), la référence sociale, appelée par la valeur de notoriété de l’article défini, reste implicite. À travers une structure privilégiée du type le bel air, c’est..., le corpus offre un éventail de comportements, qui va de conduites (plus ou moins) morales à différents usages mondains qui touchent à la manière de voyager, de s’habiller, de se coiffer, et même d’envoyer du courrier... sans compter la meilleure façon de marcher pour des soldats ! À plusieurs reprises, on serait tenté de remplacer le bel air par le mot mode. Cette disponibilité d’emploi, qui reflète la diversité et la variabilité des mœurs, ne va pas sans une certaine distance ironique qui, vis-à-vis des pauvres hères, se tourne parfois en dérision. Avec l’expression le bel air, on reste proche de la signification précédente dérivée d’« air-climat », mais on peut penser que la métaphore est moins active, en raison de l’absence du complément de lieu et du figement de l’expression. Toutefois, la structure de l’expression n’est pas sans rappeler celle de syntagmes tels que l’air subtil, de même que certaines constructions, du type (être) dans le bel air, mettent en évidence un trait de localisation, par ailleurs caractéristique d’« air-élément ». D’autre part, les traits « immatériel » et « continu » restent prégnants dans la représentation qu’on se fait des manières d’une collectivité. On ajoutera que dans le champ du bel air, on peut trouver l’expression synonymique le bon air, et, en contraste, l’air de compagnie, qui ennuie par trop de cérémonies. Seule l’expression le bel air donne lieu à une dérivation métonymique, qui fait passer de la manière d’être au groupe social dont elle provient. Le bel air dénote alors la bonne société, et plus précisément les gens en vue, ceux qui donnent le ton.

De la manière d’être collective, on passe à la manière d’être de la personne qui a ou prend un air socialement marqué par un groupe ou un type social. Le mot air se rattache à la personne support, selon les deux variantes de la structure d’appartenance (l’air de quelqu’un / avoir un air), et il reçoit une spécification qui contient la référence sociale. Celle-ci passe de la détermination qui renvoie à un corps social (le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie) à des formes nominales de caractérisation liées à un milieu ou à un type social (du monde, de grand seigneur), puis à la qualification pure et simple (un bon air, un grand air, le bel air, un air d’établissement). Dans ces emplois, le mot air dénote la conduite sociale, les manières, ou le train de vie (avec l’expression grand air en particulier) de la personne. Dans certains contextes, on pourrait parler du standing, de la situation sociale liée aux signes extérieurs de richesse (l’habitation en particulier). Cette manière d’être donne lieu à une évaluation, le plus souvent positive, qu’explicitent les adjectifs bel, bon, (on ne trouve qu’une occurrence de mauvais) grand. Cette signification s’éloigne encore de la métaphore de départ. La disparition du complément de lieu (la préposition de, quand elle est employée, perd toute valeur d’origine), le glissement vers la structure d’appartenance qui met le mot air en relation avec le support de la personne et l’apport de la caractérisation, sont les indices d’une dérive du collectif vers l’individuel qui va s’accentuer dans les corpus suivants. Mais, par la vertu probable des traits « immatériel » et « continu » d’« air-élément », on garde une approche globale et relativement abstraite de la manière d’être de la personne. D’autre part, dans certains cas, l’air est présenté comme une réalité extérieure que la personne s’approprie (Sévigné a pris le mauvais air des officiers subalternes de cette compagnie) ou qu’on peut lui enlever (lui ôter un air de grand seigneur).

Peu à peu on se rapproche de la personne, qui se trouve mise en situation et fait l’objet de notations descriptives permettant de mieux cerner les individualités. Quelques-unes concernent l’apparence physique, mais la plupart sont relatives à l’esprit et à la parole, au caractère, aux qualités sociales et morales de la personne. Le mot air dénote alors la manière d’être en société de la personne, vue dans ses différents aspects (manière de recevoir, de se comporter, de parler), et dans une relative permanence. Dans notre corpus, cette manière d’être donne lieu à une évaluation positive, le plus souvent à travers l’expression bon air, et dans des contextes qui soulignent l’importance de la sociabilité et de l’art de converser. Avec ce bon air très proche de la politesse, certaines collocations de galanterie, et le voisinage de l’honnêteté, nous sommes au cœur de la société et des valeurs mondaines de l’époque. Notons qu’il est aussi des airs plus retirés (quand ils s’attachent à l’état religieux) ou plus familiers, d’autres enfin qui, par leur singularité, placent le personnage au-dessus ou en-dehors de la norme sociale. La signification du mot air dans ces emplois s’éloigne d’autant plus de la métaphore qu’elle s’intéresse davantage à la personne, qu’on voit se profiler à travers son comportement social. Il reste qu’en l’absence d’une figuration véritable de la personne, le mot air opère une saisie abstraite, globale et indifférenciée de ce comportement, qui reste tributaire des traits « immatériel » et « continu » d’« air-élément ». Quant aux modalités d’insertion du mot air, elles ajoutent à la double structure d’appartenance (l’air de quelqu’un / quelqu’un a un air) la construction être d’un air, caractéristique des noms de qualité (et des noms supports de ces qualités). Ce fait pourrait montrer que le mot air, à l’instar de ces noms, s’intègre dans une structure de caractérisation, qui, à la fois, le rapproche de la personne tout en lui conférant une sorte d’autonomie. Ce trait d’« extériorité », qui semble trouver confirmation dans certaines tournures locatives (Elle a un bon air dans sa personne et dans tout ce qu’elle dit), pourrait garder quelque affinité avec la signification « air-élément ». Ajoutons que le bon air s’acquiert au contact du monde, comme le rappelle Mme de Sévigné à propos des Foucquet en exil (aussi ont-ils vu le monde).

À la « manière d’être en société » se rattachent plusieurs significations dérivées. Quand le destinataire est exprimé, dans une construction du type avoir un air pour quelqu’un, le mot air exprime une manière d’être orientée vers l’autre, plus personnelle et plus investie (par une relation d’amitié ou un lien filial, par exemple). Avec certaines formes d’actualisation impliquant la pluralité ou la singularité, la manière d’être se fractionne en une ou plusieurs occurrences de comportement, qu’on soumet à l’appréciation sociale. L’une d’elle exprime plus spécifiquement la manière de recevoir, l’accueil, dans une construction avec le verbe faire qui exprime le destinataire (Elle nous fit un air honnête). Se rattachent également à ce comportement-occurrence certains emplois du syntagme un air sans caractérisation, dans lesquels le mot air se charge d’une qualification implicite et prend une signification restreinte, dénotant une manière d’être affectée (feinte, plaisanterie) ou en vogue, en faveur (mode). Quand le mot air dénote une occurrence de comportement, il peut se rattacher à la personne (dans des structures avec avoir ou faire), mais aussi s’en détacher dans une construction du type c’est un air.

La manière d’être en société implique, on l’a vu, la manière de parler. Mais le mot air peut aussi s’appliquer à la parole elle-même – qu’il ait pour support l’action de parler, la personne qui parle, ou le discours produit – et prendre dans ce contexte des significations spécifiques. L’abondance et la diversité du corpus étudié témoigne indirectement de la place et de l’importance que tient la manière de parler dans l’air de la personne. La parole peut être orale ou écrite.

Dans le premier cas, les situations peuvent mettre en scène de hauts personnages (dont le Roi), ou nous faire participer à des procès connus (Foucquet, La Voisin). Quand les propos sont évoqués indirectement, le mot air dénote la manière de parler au sens large, qui inclut diverses composantes, telles que l’expression, l’intonation, peut-être même, dans certains cas, la gestualité et l’expression du visage. Le fait que le mot air est souvent coordonné à des noms abstraits (avec un air et une hauteur qui ont déplu) ou des adverbes (parfaitement bien et d’un air pénétré) semble confirmer cette extension de sens. La manière de s’exprimer peut même se fondre, en quelque sorte, dans la manière d’être de la personne, comme le montre la phrase relevée précédemment (Elle a un bon air dans sa personne et dans tout ce qu’elle dit). On retrouve donc ici une signification relativement floue et indifférenciée, qui reste en filiation avec le trait « continu » d’air-élément. Cet air est toujours évalué socialement, en fonction de la situation, du rang ou du statut des personnages. Enfin, la construction dominante de ce corpus est représentée, comme on peut s’y attendre, par le complément de manière (avec / d’un air) qui suit un verbe de parole. Quand le mot air a pour support le discours (Il y a un air de vérité et de modestie dans tout ce qu’il dit), on trouve la structure locative, et le trait « extériorité » précédemment retenu. Quand on a à faire à un discours rapporté, l’interprétation se diversifie. Le mot air peut dénoter la manière de dire les choses incluant le contenu, l’expression et peut-être l’intonation. Celle-ci est exclue quand le mot air a pour support le discours lui-même (cette conversation [...] prenait un air burlesque). Mais il peut aussi, quand la parole est conventionnelle ou attendue, ou avec certaines collocations privilégiées, s’intéresser plus particulièrement à ce qui accompagne la parole, l’intonation d’une part, et d’autre part, l’expression du visage (et peut-être la partie haute du corps). Le statut de cette dernière acception est toutefois un peu à part, dans la mesure où le mot air ne dénote pas la manière de parler en lui-même, mais seulement par son emploi dans un contexte de parole. Dans ce corpus, l’effet de flou persiste toutefois, dans le fait que ces interprétations restent imprécises, et dans la diversité même d’acceptions qui se manifeste. Là encore, l’air, qui, dans la plupart des occurrences, traduit des attitudes, des dispositions et des sentiments, est jugé favorablement (le plus souvent) ou défavorablement, selon qu’il convient ou non aux situations et aux personnes mises en jeu. Quant aux structures, elles reproduisent majoritairement la construction précédemment relevée (verbe de parole + avec / d’un air), sauf dans le cas où le mot air se dit du discours lui-même, dans une variante de la phrase avec avoir (cette conversation [...] prenait un air burlesque).

Entre l’oral et l’écrit, on trouve un petit nombre de citations de statut intermédiaire, dans lesquelles un personnage lit un texte, dont il est ou n’est pas l’auteur. Quand Charles de Sévigné lit à sa mère les Provinciales, il le fait avec une intonation particulièrement expressive. Quand le Coadjuteur prononce une harangue devant le Roi, on peut apprécier l’expression et l’intonation conjointement, ou mettre en valeur la forme, le tour qu’il a su donner à cette composition. Là encore la signification du mot air s’ajuste au contexte avec une souplesse qui témoigne de son caractère flou et indifférencié. Il y a autant de structures représentées que de citations : la construction verbale avec le complément de manière, une variante de la phrase avec avoir, et la structure locative.

Venons-en au corpus écrit, relatif aux échanges de correspondance, et qui présente l’avantage d’exclure toute interprétation relative à l’intonation et à la personne physique... Si le synonyme ton conviendrait assez bien à tous les contextes, c’est avec le sens « manière de s’exprimer ». Mais cette manière de s’exprimer est susceptible de diverses interprétations. Elle peut toucher au contenu et à la forme de ce qu’on dit, considérer la manière de présenter les choses (dans une tournure ou un bon mot, par exemple), ou s’en tenir à l’expression, au style. Il arrive même que le mot air se dise d’un style qui se forme, et dans lequel on voit poindre une expression personnelle. On voit que, même avec une extension plus réduite, le mot air reste riche de variations et de nuances de sens, qui s’inscrivent dans le même flou que précédemment. La manière de parler, dans ce corpus, est caractérisée par référence à des genres (la nouvelle, la poésie, la chanson, le vieux langage) et des types d’écriture (le sérieux, le naturel, la raillerie, la galanterie, l’amitié), et se trouve plus rarement mise en relation avec les dispositions de l’épistolier (ou de l’épistolière). Elle donne lieu à des appréciations le plus souvent positives, en dépit de quelques dissonances, et qui soulignent l’agrément de l’écriture et le plaisir du destinataire. Quant aux structures, on peut dire qu’elles présentent une répartition inverse de celles du corpus oral. La construction avec le complément de manière (à laquelle se ramène sémantiquement une structure comme (affecter) un air de raillerie) est sous-représentée. Dans la plupart des exemples, le mot air a pour support le discours, et entre dans la tournure locative il y a un air dans. On rencontre aussi des formes de la structure d’appartenance, ainsi qu’une occurrence de la construction (être) d’un air. Enfin, on relèvera deux emplois génériques du mot air. Les traits propres à « air-élément » se maintiennent dans ce corpus, l’« immatérialité » convenant à la plupart des significations abstraites de ce corpus, tandis que le trait « continu » favorise cet effet de flou, maintes fois souligné...

L’importance et la richesse de ce corpus relatif à la parole méritent d’être soulignées, avec d’autant plus d’intérêt que ce domaine d’emploi du mot air a complètement disparu de nos jours. Ce qui ressort de cette étude, c’est une certaine conception de la parole, considérée comme un véritable « tout orchestral », pour reprendre le mot de G. Molinié (Dictionnaire de rhétorique, 1992a, p. 6), qui fait entrer dans cette expression « les phrases que l’on prononce avec les mots et les expressions que l’on a choisis, la voix, le regard et les gestes que l’on y met, les informations que l’on donne ou que l’on demande ou que l’on conteste, les raisonnements que l’on fait, la visée et les modalités qui nous animent ». Par-delà notre petit corpus bien circonscrit, c’est le très vaste champ de la rhétorique qui s’ouvre, et sur lequel abondent tant d’études érudites... que nous ne pouvons que saluer au passage 799  !

Si, après ce détour dans le champ de la parole, on poursuit le processus qui nous rapproche de la personne, celle-ci apparaît dans ses mouvements, ses gestes, son aspect physique. Il s’agit toujours d’une manière d’être sociale, perçue à travers la danse, la révérence, les salutations, ou encore les évolutions et les exercices qu’accomplissent les troupes militaires. Qu’on soit au bal ou à l’armée, l’évaluation reste la même, et conjoint dans un même regard l’agrément des personnes et la bonne grâce des soldats, qui font l’exercice comme s’ils dansaient des passe-pieds ! Il est aussi des gestes malheureux, qui nous semblent des bagatelles, mais qui, faits au vu et su du monde, pourraient bien donner l’air maladroit à leur auteur, et délier les méchantes langues. Et quand la maladie vient à gêner certains mouvements, c’est le bon air des bras et des mains, sans doute plaisamment personnifiés, qui se trouve mis à mal... Cette signification, qui implique davantage le corps, se distancie d’autant plus de la métaphore de départ. Mais l’on retient encore de la signification « air-élément » les traits « immatériel » et « continu », qui donnent une perception dématérialisée et indifférenciée des divers mouvements physiques de la personne. D’autre part, plusieurs contextes montrent que le bon air s’acquiert et se transmet, par l’éducation, l’apprentissage ou l’imitation – ce trait n’étant pas sans affinité avec l’extériorité posée au départ. Ajoutons que notre corpus contient un parallèle très intéressant entre le bon air et la bonne grâce. En réponse à Corbinelli, Bussy-Rabutin établit en effet un petit système d’oppositions – avec, d’un côté, les propriétés de la bonne grâce (naturelle, jolie, attire l’amitié) et, de l’autre, celles du bon air (acquis, beau, attire le respect, l’estime) – qui rend explicite le trait « acquis », et place le bon air au-dessus de la bonne grâce, par son caractère remarquable et la reconnaissance de valeurs qu’il implique. Quant aux modalités d’insertion du mot air, indépendamment des emplois génériques retenus ci-dessus, elles sont majoritairement représentées par les deux formes de la structure d’appartenance, l’air de quelqu’un et avoir un air – avec les variantes de cette dernière, dans lesquelles les collocations verbales (donner, apprendre à prendre) soulignent le trait « acquis ». On relèvera l’énoncé il a tout l’air de Termes, dans lequel le mot air est suivi d’un complément déterminatif contenant un nom propre, et qui établit une comparaison implicite entre deux personnages. On notera aussi la première apparition de la construction avec l’attribut de l’objet (vous n’aurez pas l’air plus maladroit), dans un contexte, toutefois, où le fait de présenter l’air comme une constante de la personne pourrait servir l’argumentation rassurante de Mme de Sévigné à l’égard de sa fille !

.Il est possible de faire dériver de la signification que nous venons de voir l’acception restreinte « manière de marcher ». Elle n’est représentée que par une seule occurrence, dans l’énoncé il s’en allait dans cet air de M. de La Rochefoucauld, qui enchâsse une nominalisation dans une construction prépositionnelle dont il convient de souligner la particularité (s’en aller dans un air).

Plus près encore de la personne, les mouvements et les gestes laissent place à la manière de tenir son corps, dans une perspective qui perd de son dynamisme. Selon les contextes, la description physique est plus ou moins appuyée. La personne peut être vue en plan rapproché, et faire l’objet de notations relatives à sa taille, à sa silhouette, et, plus encore, aux traits et particularités de son visage. C’est la beauté, le charme de la personne qui se trouve mis en valeur. On trouve l’expression bon air, ou alors, le contexte se charge de comparaisons flatteuses. Dans ce type d’emplois, le synonyme le plus approprié est le lexème port. Si l’on prend plus de recul, l’aspect physique devient plus allusif, cependant qu’apparaissent des traits liés à la personnalité (esprit, sentiments, conscience de soi). Le mot air dénote une manière de tenir son corps qui traduit ces dispositions intérieures, et l’adjectif noble qui le caractérise conjoint dans une même appréciation cette distinction physique et morale. En ce cas, ce sont plutôt les synonymes maintien, contenance, qui conviendraient. La même interprétation peut être faite, en l’absence de toute figuration physique, dans des contextes où l’air est lié à l’état social, au lignage ou à la qualité morale de la personne. Si la gravité convient à la condition d’épouse, les autres airs (l’air des Rabutin et celui de Bussy) font l’objet de jugements flatteurs et suscitent l’estime. Dans tous ces exemples, l’air « prend corps », pour ainsi dire, et tend à s’ajuster plus étroitement à la personne support. On perd d’autant plus de vue la métaphore de départ. Mais les traits « immatériel » et « continu » subsistent dans la perception toujours dématérialisée et indifférenciée qu’on a de l’aspect de la personne. Et d’autre part, certains contextes laissent entendre que cette manière d’être s’acquiert, surtout quand il s’agit de jeunes gens qui se forment et affirment leur qualité, ou de jeunes épousées. L’air « de famille » lui-même se perfectionne par le choix et l’imitation de bons exemples. Dans ce corpus, les structures sont diverses. Les formes de la structure d’appartenance (nominalisation et phrase avec avoir) sont représentées, souvent avec des variantes (anaphore associative, apposition). On retrouve des énoncés du type avoir (ou verbes équivalents) l’air de quelqu’un, avec ou sans valeur de comparaison (quand il s’agit de l’air des Rabutin). La construction avec attribut de l’objet est également présente. Elle souligne, avec d’autres (notamment l’apposition), la relation plus étroite qui s’établit entre l’air et la personne. On relève enfin le syntagme nominal à valeur générique, l’air de gravité, qui présente la manière d’être comme « préconstruite » par rapport aux personnes qui se l’approprient.

On peut faire dériver de la signification « manière de tenir son corps » une acception restreinte, représentée par la seule occurrence du syntagme nominal de l’air. Dans cet emploi, le mot air équivaut à un nom de qualité (au même titre que grâce auquel il est coordonné), et signifie « quelque chose de beau, d’agréable dans la manière de tenir son corps ». De nos jours, on pourrait dire, avec une signification équivalente, (avoir) de l’allure.

De la manière de se tenir, on passe enfin à la manière de se présenter, à travers l’habillement. Les contextes donnent plus ou moins de détail sur la manière de s’habiller des personnages. Certains se contentent de notations allusives, tandis que d’autres décrivent le vêtement ou la parure (la sangle, les couronnes, le justaucorps boutonné en bas, les tabliers), parfois à profusion (pour les deux endeuillées qui rivalisent de bonnets, de cornettes, de crêpe et d’hermine). Quand l’appréciation est élogieuse, ce sont les expressions bon air et bel air qui reviennent – cette dernière parfois teintée d’ironie. On notera que le bel air qu’on trouve dans ce corpus n’est pas sans affinité avec le bel air dénotant « les manières élégantes », étudié précédemment, et qui pouvait se rapporter à la manière de s’habiller. L’air est aussi évalué positivement quand il convient à une situation, matérielle (l’air de propreté dû aux tabliers) ou sociale (l’air négligé qui accompagne le jeu). On peut aussi dénoncer le soin d’une toilette (l’air d’une madame), son outrance peu convenable (l’air d’ajustement des endeuillées)... ou son coût (quand il s’agit d’un domestique). Cette signification, qui est la plus physique, nous fait passer de la manière d’être à l’apparence. Les traits « immatériel » et « continu », même au plus près du corps, contribuent à la dématérialisation et à l’imprécision de la perception de l’apparence. Le trait « acquis » n’a de pertinence ici qu’en amont, dans la mesure où l’habillement relève du choix de la personne. Plusieurs constructions sont représentées. La structure d’appartenance est présente sous ses deux formes, et dans ses variantes. Parmi celles-ci, on relèvera l’apposition et le syntagme nominal prépositionnel introduit par avec, qui traduisent une relation plus étroite de l’air et de la personne. On rencontre également la structure (être) d’un air. J’ajouterai enfin une remarque de détail qui peut avoir son importance. Ce corpus contient la nominalisation enchâssée (avoir) l’air d’une madame, dans laquelle le complément renvoie à un type social, et non celle du type (avoir) l’air de Termes, dans laquelle le complément désigne une personne spécifique. On peut faire l’hypothèse suivante. C’est que lorsque le mot air tend vers la signification « apparence », il ne peut se dire simultanément de deux personnes, mais se reporte vers la personne support qui est en amont, le complément de nom prenant alors une valeur de caractérisation.

La signification « manière d’être sociale », que nous avons posée en ouverture de cette étude, donne lieu à un processus de subduction qui conduit le mot air à dénoter la « manière » pure et simple. Ce processus s’observe tout naturellement dans les constructions verbales suivies d’un complément de manière (du type verbe + avec / un air), et il s’inscrit dans un continuum allant de significations semi-pleines à l’acception minimale. On reste assez près de certaines des significations étudiées précédemment quand le mot air et le support verbal contiennent le même trait spécifique (par exemple « comportement », « mouvement »). Dans ce cas, on peut parler d’une signification semi-pleine qui se caractérise seulement par une pondération de traits différente. Ainsi, avec un support verbal dénotant un comportement, on passe de la signification « manière d’être, de se comporter en société » – ainsi que de la signification qui en dérive « manière de se comporter vis-à-vis d’autrui » – à une signification semi-pleine, dans laquelle le trait « manière » prend le pas sur le trait « comportement ». De même, avec un support verbal dénotant un mouvement, la signification « manière d’être de la personne en mouvement » offre une variante affaiblie qui fait dominer la manière sur le mouvement. Quand on a à faire à des supports verbaux sans relation particulière avec tel ou tel trait spécifique du mot air, la subduction gagne du terrain, et le mot air dénote la manière de faire au sens large – la manière l’emportant toujours sur le faire. L’examen particulier de certaines occurrences conduit enfin au point d’aboutissement de ce processus, la simple « manière ».

Le mot air exprimant la manière d’être sociale peut se rapporter à des choses, matérielles ou abstraites.

Dans le domaine des choses matérielles, ce sont les lieux d’habitation et de réception – objets privilégiés du champ social – qui sont concernés. Dans (presque) toutes les occurrences, on peut considérer qu’il y a transfert métaphorique de l’humain au non animé. La présence dominante de la personne dans l’organisation de la polysémie du mot air, l’étroitesse du lien qui unit, à cette époque, le lieu d’habitation et ceux qui s’y trouvent, militent en faveur de la métaphore d’usage. En revanche, le degré de figement de cette figure ne peut être apprécié de manière fiable à trois siècles de distance. Je commencerai par la signification la plus générale « manière de vivre » de la personne, qui donnait lieu à des interprétations variables selon les contextes (conduite, manières, train de vie). Le mot air signifiant « train de vie », par exemple, peut se dire du lieu où se manifestent dépenses et fastes. Cet emploi n’est pas nécessairement métaphorique, dans la mesure où le train de vie, s’il s’attache à la personne, nécessite aussi une localisation concrète. Quand on a à faire à une structure locative (ou assimilée), du type un bel air d’abondance, qui est chez vous, cette localisation s’exprime « naturellement », et le mot air n’est pas métaphorique. Avec les formes de la structure d’appartenance (le grand air de votre maison / cette maison a un grand air), la lecture métaphorique reprend ses droits, et le mot air se dit figurément du lieu d’habitation qu’il tend à personnifier. Les contextes relatifs à cette signification mettent au compte du train de vie (pour ne pas dire « aux comptes », quand Mme de Sévigné blâme les excès de dépenses de sa fille !) les réceptions, la qualité des repas et du service, les divertissements, l’intendance avec la domesticité et l’équipage, le nombre de visites... L’expression grand air est de retour, accompagnée de variantes telles que un bel air d’abondance (l’adjectif bel se trouvant ici dans un emploi non figé), un air de royauté. La signification « conduite sociale » est représentée par une occurrence (veut donner un meilleur air au Palais-Royal), dans laquelle le lieu, à travers les mœurs qu’on lui attribue, est également personnifié. On trouve ici une variante de la phrase avec avoir. On se souvient que, dans l’étude consacrée à l’air de la personne, on passait de la manière de vivre en général à des manières d’être spécifiques, plus proches de la personne. Certaines de ces significations peuvent également être appliquées aux lieux d’habitation. Ainsi, dans les contextes qui évoquent, plus ou moins explicitement, visites ou réceptions, c’est la signification « manière d’être en société » qui se prête à la transposition. Quand on donne à voir l’extérieur du château, les terrasses, les jardins, le site, ainsi que ses richesses intérieures (ameublement, chapitre, ornements, gens de maison... jusqu’aux habits des uns et des autres), c’est une signification plus statique qui convient. On parlera plutôt de la « manière de se présenter » du lieu d’habitation, en affinité avec le maintien, l’apparence de la personne. Il n’est d’ailleurs pas sûr que la « manière d’être en société » et la « manière de se présenter » puissent être toujours clairement distinguées l’une de l’autre, la belle apparence du château contribuant aussi à l’éclat des réceptions. Quelle que soit l’interprétation retenue, l’habitation et sa manière d’être donnent évidemment lieu à une évaluation sociale. L’expression bon air, qui revient souvent, est relayée par de nombreuses qualifications qui, en collocation avec le mot air ou dans le contexte large, dénotent la beauté, la grandeur et la magnificence. La richesse de la demeure est indissociable de la qualité de ses hôtes – la même appréciation pouvant conjoindre l’habitation et les personnes (un si bon air dans cette maison et dans ces nouvelles familles). Les constructions qui correspondent à ce corpus sont de trois sortes : les formes de la structure d’appartenance (et une variante en (être) à) et les constructions (être) d’un air et (être) dans. Certains aménagements intérieurs de l’habitation (chambre, feux dans les cheminées, rideaux de lit) peuvent également avoir un bon air – le mot air signifiant alors « manière de se présenter » – dans des contextes qui accordent une grande importance aux lumières, aux feux, aux étoffes. Dans ce corpus réduit (quatre occurrences), les formes de la structure d’appartenance alternent avec la construction (être) d’un air.

Le mot air peut se dire aussi de choses non matérielles. Le corpus, assez hétérogène à première vue, reste toutefois en rapport avec l’humain – qu’il s’agisse de faits militaires, de manifestations collectives (les États) et de fonction sociale, de l’esprit, des actes des personnes (ou des jugements qu’on porte sur ces actes), ou encore d’un passé commun chargé de souvenirs... Cette relation favorise, dans presque toutes les occurrences, l’interprétation du mot air, et le choix de la métaphore d’usage, sans que, là encore, on puisse statuer sur le degré de figement de cette figure. Différentes significations sont représentées. Si le « train de vie » convient aux États, et la « manière d’être en société » à l’esprit, la plupart des occurrences illustrent la signification « manière de se présenter ». Toutes ces choses se prêtent naturellement à l’évaluation sociale (sauf peut-être le temps passé, plaisamment assimilé). Celle-ci s’exprime à travers des caractérisations déjà rencontrées, bon (saluons l’apparition de l’antonyme mauvais), grand, de magnificence, ou plus spécifiques (de fable, de province). Les trois constructions – structure d’appartenance (la phrase avec avoir et ses variantes), (être) d’un air et la construction locative – se retrouvent ici.

La manière d’être expressive fait l’objet d’une approche similaire. Les significations qui dérivent d’« air-élément » sont examinées en premier. La plus représentée se rattache à « air-atmosphère ». Les contextes décrivent des situations qui s’inscrivent dans un espace-temps plus ou moins limité (conquêtes militaires, allées et venues de troupes, constellations amoureuses, relations conflictuelles, séparations douloureuses, visites de domaines, promenades solitaires, situations personnelles). De même que l’élément présentait des propriétés sensibles impliquant davantage le sujet, cette atmosphère est chargée d’éléments psychologiques – attitudes, états, dispositions, sentiments – majoritairement pris en charge par des noms abstraits dans des compléments du type (un air) d’agacerie (on trouve un adjectif et un complément du type (l’air) de la solitude), ou contenus dans des caractérisations plus allusives, et, de façon implicite, dans le contexte. Et elle est sensible à ceux qui participent, en tant que témoins ou observateurs, à la situation, et qui, éventuellement, réagissent à ce qu’ils voient ou ce qu’ils vivent (acteurs et témoins étant parfois confondus). À travers cette métaphore, le mot air dénote la manière d’être, tantôt plus démonstrative, tantôt plus intériorisée, en tant qu’elle exprime les dispositions des personnes. Toujours en filiation avec l’air-élément, cette manière d’être est abstraite, et représentée de façon globale. De plus, elle est donnée comme une sorte de réalité autonome, détachée des personnes qui en sont le siège. En dehors de deux emplois génériques, les constructions sont en majorité locatives ou assimilées. Les syntagmes nominaux du type l’air de, suivis d’un complément exprimant, soit le temps (de la veille et du jour), soit la personne (du cardinal), ne s’interprètent pas comme des nominalisations – la préposition de ayant une valeur, soit de localisation (dans le temps, cette fois), soit d’origine (l’atmosphère émane alors de la personne). La métaphore d’« air-climat » est représentée dans une seule citation, où Mme de Sévigné évoque l’air scélérat de Marseille, imputable à la présence, permanente, de galériens sur le port. Le mot air dénote la manière d’être, la mentalité de cette ville, en tant qu’elle exprime des dispositions criminelles. La représentation est, comme précédemment, abstraite, globale et détachée des personnes. La construction locative (l’air y est un peu scélérat), qui établit une relation plus libre entre l’air et le lieu, convient mieux ici que le syntagme nominal fermé du type l’air de + nom de lieu, dans la mesure où l’air est vu à travers une propriété qui, dépendant d’une partie seulement de la population, ne s’attache pas à la totalité de ce lieu. Enfin on trouve une occurrence qui illustre la métaphore « air-vent », dans un contexte où la collocation verbale (jeter) vient dynamiser l’atmosphère (un air de tristesse). Le mot air dénote, de la même façon que précédemment, la manière d’être des personnes, en tant qu’elle manifeste leurs sentiments. La construction locative est retenue, peut-être parce qu’elle convient mieux à ce passage de l’air dans un espace-temps limité.

De l’air-atmosphère qui s’attache au groupe, on passe à la manière d’être qui a pour support la personne. La construction locative laisse place à des structures diverses. En dehors de deux emplois génériques, sont présentes les deux formes de la structure d’appartenance (la nominalisation, la phrase avec avoir et ses variantes) ainsi que des constructions qu’on peut assimiler, par paraphrase, à la phrase avec avoir (compléments circonstanciels contenant le mot air, syntagme nominal détaché, emploi métonymique du mot air). On trouve également une occurrence de la construction (être) d’un air. Les caractérisations du mot air prennent des formes diverses : adjectif, de + nom abstrait non actualisé ((un air) de paix), de + nom de personne actualisé ((l’air) d’un homme malheureux), syntagme infinitival prépositionnel ((un air) de s’empresser). Elles contiennent des attitudes, des états, des qualités morales, des dispositions d’esprit, des sentiments. Le mot air dénote la manière d’être de la personne en tant qu’elle exprime ces diverses dispositions. Il est synonyme de lexèmes tels que comportement (sens moderne), conduite, ce dernier étant parfois mis en relation contextuelle avec le mot air. Les contextes proposent des situations diverses – négociations entre belligérants, procès, rivalités et conflits, démonstrations de force, marques d’assiduité ou de soumission, rapports amoureux et d’amitié, attitudes qu’on se donne – qui vont de relations institutionnelles ou sociales à des relations plus personnelles. Dans presque tous les exemples, l’air implique l’intentionnalité de la personne. Que ce soit pour des raisons personnelles, d’intérêt ou de stratégie, pour montrer son importance ou sa supériorité dans les rapports de force, ou même dans une intention amicale, on se donne un air ou des airs, plus ou moins marqués d’ostentation. Quand la manière d’être ne correspond pas à la réalité ou sert une volonté de dissimulation, l’air n’est plus très éloigné de l’apparence, du paraître. L’intentionnalité implique la présence d’un destinataire, qui peut être dupe ou non de ce qu’on lui donne à voir, et elle n’exclut pas celle de simples témoins. Dans la mesure où il s’applique à la personne, le mot air s’éloigne ici de la métaphore de départ, mais la filiation est assurée par le trait « immatériel », qui convient au caractère abstrait de cette signification, et par le trait « continu », qui en donne une représentation indifférenciée. Cet air-comportement correspond, dans le champ de l’expressivité, à la manière d’être en société, dans le domaine mondain. Il arrive toutefois qu’il soit jugé selon les mêmes critères de convenance : ainsi en est-il de l’air de désaffection de Mme de Louvigny, fort contraire à cette tendresse légitime qui lui seyait si bien.

L’air-comportement, si l’on en juge par les contextes, qui n’en font pas mention, n’accorde pas la même place à la parole que la manière d’être en société. Il n’empêche que le mot air peut s’appliquer, comme précédem­ment, aux différents supports relatifs à la parole (action de parler, personne qui parle, discours produit). La parole orale est beaucoup plus représentée que la parole écrite, et, à l’exception d’une occurrence qui concerne la manière d’être habituelle de la personne, elle se trouve mise en situation. Les échanges se font à deux ou à plusieurs, et ont lieu à l’occasion d’un mariage, au cours d’un repas, mais, plus souvent, lors de rencontres (l’une d’elle a lieu chez le juge) ou de discussions familières. Le discours est, sous une forme ou une autre, toujours rapporté, mettant en avant un locuteur ou les différents partenaires. Selon les contextes, le mot air peut dénoter une manière de dire qui engage le contenu et la forme des propos (c’est le cas, un peu à part, de l’air breton de Rahuel), ou la manière de s’exprimer au sens large, incluant l’expression, l’intonation, peut-être la gestualité et l’expression du visage. Quand les paroles sont simples ou conventionnelles, c’est l’intonation qui est mise en valeur. Enfin certaines combinatoires favorisent plutôt la signification « expression du visage ». À l’écrit, il s’agit plutôt de la manière d’exprimer un contenu, en d’autres termes du ton de la lettre ou de tel ou tel passage. Ces variations de sens, l’imprécision des interprétations, confirment le flou et la flexibilité sémantique du mot air. Dans tous les cas, la manière de parler est expressive. Les caractérisations (adjectif, de + nom abstrait non actualisé) expriment des états, des qualités morales, des dispositions d’esprit, des sentiments. Les contextes soulignent parfois ces différents contenus, quand ils ne les prennent pas en charge, en l’absence de caractérisation. Dans la plupart des exemples, l’air n’a pas de caractère intentionnel, mais représente simplement la disposition dans laquelle se trouve la personne qui parle, ou (plus rarement) un trait de sa personnalité. La volonté se manifeste quand l’air n’est pas en rapport avec le contenu des paroles : il vise alors un destinataire. Sinon, il y a un témoin, plus ou moins activement présent (il est là ou on le sollicite, il reçoit, interprète ou réagit). Dans ce corpus, la structure dominante est représentée par un verbe de parole suivi d’un complément de manière (avec / d’un air), et elle correspond aux situations de parole orale. On trouve une structure d’appartenance (nominalisation) qui présente l’air comme un trait constant de la personne – le cumul des deux structures (avec son air breton) permettant de saisir, à l’occasion d’un dialogue, la manière de dire habituelle du personnage. La phrase avec avoir et la construction locative se rapportent à l’écrit.

De la même manière que pour la manière de parler dans le domaine social, les traits d’« air-élément » se retrouvent dans ces significations, pour la plupart abstraites, et particulièrement indécises.

Si l’air, appliqué à la parole, peut être considéré, soit selon d’un point de vue social, soit dans sa fonction expressive, la frontière entre ces deux types d’emploi n’est pas toujours facile à tracer. Ainsi on retrouve, d’une signification à l’autre, des caractérisations identiques ou similaires. Dans certains cas, le contexte opère la différenciation, en rattachant les unes à l’agrément ou à la bienséance, tandis que les autres font l’objet d’une interprétation psychologique. Mais dans d’autres citations, les deux points de vue peuvent s’associer : l’air traduit les dispositions de la personne, et il est jugé socialement, par rapport à la situation ou à l’état de cette personne. Il en est ainsi quand on se trouve dans un cadre marqué institutionnellement (procès), en présence du Roi, ou encore quand les plus hauts personnages s’expriment.

À cette étape de notre travail, où nous essayons de dégager les points importants des analyses qui ont précédé, il convient de mettre en évidence les implications, riches à cette époque, de la signification « manière de parler », qu’elle soit sociale ou expressive. On relève l’importance, dans l’interprétation, de l’intonation, du ton, qui révèlent l’inscription de la « voix » dans le discours 800  – composante qui suscite de nos jours un grand intérêt chez les spécialistes d’analyses du discours (on se reportera à D. Maingueneau, 1984, 1991, 1993). Mais surtout, si l’on suit ces auteurs, on se rend compte qu’au-delà de la voix, prise dans un sens strict, chaque discours a une « vocalité fondamentale », un ton 801 lequel donne une image de l’énonciateur, de son caractère et de sa corporalité. On retrouve ici la notion aristotélicienne de l’ethos, entendue comme « cette dimension de la scénographie où la voix de l’énonciateur s’associe à une certaine détermination du corps » (D. Maingueneau, 1993, p. 138). « [La] parole participe d’un comportement global (une manière de se mouvoir, de s’habiller, d’entrer en relation avec autrui...)802 » (D. Maingueneau, 1996, p. 40). Or ce qui est remarquable, c’est que le mot air, au XVIIe siècle, dit à la fois la manière de parler et l’ethos dont elle participe, puisque, comme nous l’avons vu, cette acception prend place dans un éventail de significations relatives aux différentes manières d’être de la personne, allant d’une manière d’être relativement abstraite à des caractéristiques plus physiques (manière de se mouvoir, de s’habiller, attitude, expression du visage) 803 . « À la différence de l’esthétique romantique, qui a tendance à saisir le style comme écriture autarcique, le critique classique en parlant d’air se refuse à séparer l’œuvre littéraire des normes qui régissent les comportements en société. On retrouve aujourd’hui cette polyvalence avec un terme comme “ style ”, qui vaut aussi bien du “ style de Proust ” que d’un “ style de vie ” ou d’un “ style de vêtement ” » (D. Maingueneau, 1993, p. 147). On peut parler, à propos du mot air au XVIIe siècle, de cette « incorporation » du dire et du faire, qu’évoque à plusieurs reprises D. Maingueneau (1984, p. 101-102 ; 1991, p. 186 ; 1993, p. 140). L’éthos de l’époque classique nous ramène dans l’immense champ de la rhétorique, et au cœur de la problématique de l’être et du paraître, l’orateur devant faire montre, sinon de ses bonnes mœurs réelles, du moins de ses bonnes mœurs oratoires, s’il veut persuader son auditoire... Sur cette distinction, M. Le Guern (1978) fournit, à travers les traités de rhétorique du temps, des témoignages éclairants, qui nous conduisent à repenser plus finement nos concepts linguistiques de subjectivité et de stratégie discursive 804 ...

Revenons-en à la personne. Si l’on poursuit notre mouvement de rapprochement, la personne est mise en vue, que ce soit dans des portraits ou des scènes ponctuelles, et certains éléments de description physique apparaissent – relatifs à la taille, la silhouette, à certaines parties du corps, au visage, au teint, à la voix. Les caractérisations du mot air (nombreux adjectifs, de + nom abstrait non actualisé, de + nom de personne non actualisé) dénotent des qualités morales, des dispositions morales ou sacerdotales, et surtout des sentiments. Le participe passé adjectivé penché exprime métonymiquement la maladie, la souffrance. Le mot air dénote la manière d’être, l’attitude de la personne, en tant qu’elle exprime ces états intérieurs. Dans certains contextes, cette manière d’être est proche de la contenance, du maintien (dans une acception plutôt moderne de ces mots) – la partie haute du corps se trouvant privilégiée. Cette perception favorise l’émergence de la signification « expression du visage », qui semble s’affirmer dans plus de la moitié des citations. Dans la mesure où l’affectivité est plus sollicitée, l’intentionnalité, l’agentivité de la personne l’est moins, et l’on peut sans doute établir une corrélation entre l’apparition de l’expression du visage et l’affaiblissement de ces notions dans un même corpus. Si le maintien féminin et certaines postures visent à produire un effet sur autrui, dans un certain nombre d’exemples, l’air exprime, sans contrainte particulière, un trait de caractère ou une disposition passagère dont la personne est le siège. Avec cette manière d’être naturelle, les actants témoins tendent à prendre la place du (ou des) destinataire(s) que vise la manière d’être intentionnelle. On se rapproche de l’apparence, et, dans cette mesure, le mot air s’éloigne d’autant plus de la métaphore de départ. Mais on retrouve quand même une certaine immatérialité dans la perception de la personne et une saisie mouvante et floue de son aspect physique. Dans ce corpus, le mot air s’intègre dans plusieurs structures : la phrase avec avoir et ses variantes (verbe donner, apposition), la construction verbale avec le complément de manière (avec / d’un air), la construction à attribut de l’objet (avoir l’air + adjectif). On peut faire correspondre cette signification à la« manière de tenir son corps » dans le domaine social.

On en vient enfin à la manière dont se présente la personne, à travers son aspect physique. Cette manière d’être peut exprimer un trait de personnalité (comme l’air hommasse de Mme de Chaulnes), mais, le plus souvent, elle est mise en rapport avec l’âge (réel ou supposé) ou l’état de santé de la personne, ou encore l’infécondité d’une jeune femme. Il n’y a plus ici d’intention ni de destinataire. Le mot air tend vers son synonyme apparence, et implique la présence d’un témoin. Cette signification, qui est la plus physique, correspond à la manière de se présenter à travers l’habillement, dans le domaine social. Quoique plus étroitement ajustée au corps, elle donne une représentation dématérialisée et sans netteté de l’apparence de la personne, conformément aux traits d’« air-élément ». Le corpus offre les deux formes de la structure d’appartenance et leurs variantes (lexèmes verbaux qui traduisent la perte quand il est question de l’âge, syntagme nominal prépositionnel introduit par avec), ainsi que différentes structures d’enchâssement. On peut faire dériver de cette signification l’acception restreinte « apparence, traits du visage », dans laquelle le trait « expressivité » reste présent. Les deux exemples présentent des nominalisations enchâssées dans une phrase avec avoir (ou sa variante). On notera la particularité de la construction avoir de l’air de quelqu’un (avec la préposition de), qui conduit à établir une ressemblance entre deux personnes.

La signification « manière d’être expressive » donne lieu à un processus de subduction, qui conduit le mot air à dénoter la simple « apparence expressive ». Les significations précédemment étudiées (« comportement », « attitude », « apparence physique ») impliquaient la personne support, que ce soit par le trait « intentionnalité » ou par le trait « physique » – ces deux traits étant d’ailleurs en proportion inverse l’un de l’autre (d’« air-comportement » à « air-attitude », puis à « air-apparence », le trait physique s’affirme au détriment de l’intentionnalité). Les significations subduites résultent de l’effacement de ces traits relatifs à la personne. À l’exception d’une occurrence (vous aurez un air bien victorieux) qui présente la structure d’appartenance canonique, on retrouve la fameuse séquence avoir l’air, source de tant de perplexités pour une conscience linguistique moderne ! La problématique est simplifiée au XVIIe siècle, du fait de l’absence de la construction à attribut du sujet (du type elle a l’air surprise).

Restent les deux structures :

La première est illustrée par un exemple (n’a point du tout l’air d’une brehaigne), dans lequel la signification subduite de simple « apparence » concurrence la possibilité d’une signification pleine « apparence physique » mentionnée dans le corpus précédent. Dans ce cas, le mot air se dit, non de la brehaigne, mais du fait d’être une brehaigne. Le corpus relatif à la seconde structure – qui comporte deux variantes gagner l’air de (+ infinitif) et avoir l’air de la table (d’être un savant gastronome) - est plus important. La plupart des occurrences se prêtent également à une double interprétation. La première est une interprétation « forte » (mais déjà en partie subduite !) dans laquelle le mot air reprend différentes significations (« comportement », « apparence physique »), qu’il attache à une représentation très abstraite de la personne. Dans la seconde interprétation, le mot air se dit de l’action ou de l’état exprimé par l’infinitif, et dénote la simple apparence. Cette interprétation, parfois imposée par le contexte, pourrait être favorisée dans les cas ambigus par la présence de modalisateurs. Cela n’a rien d’étonnant si l’on considère que la signification subduite du mot air implique davantage l’actant témoin. On se rapproche de l’impression reçue et de paraphrases du type « donner l’impression, avoir le sentiment ». Quelle que soit la structure –avoir l’air de + syntagme nominal prépositionnel ou avoir l’air de + infinitif – l’éventualité d’une troisième lecture correspondant, grammaticalement, au figement de la séquence avoir l’air, et, sémantiquement, à l’interprétation modalisatrice (« on dirait », « vraisemblablement »), n’a pas été retenue – l’absence de la construction à attribut du sujet n’incitant guère à pousser plus loin le processus de subduction. Enfin, trois occurrences présentent une subduction métaphorique de la construction avoir de l’air de quelqu’un, dans laquelle le mot air dénote les traits du visage. De la ressemblance physique, on passe à une ressemblance abstraite entre personnes.

Le mot air exprimant la manière d’être expressive peut se rapporter à des choses, matérielles ou abstraites. Le premier corpus est à la fois peu abondant et hétérogène : une pièce d’habitation (à laquelle on veut donner un air d’accouchement), une sorte de coiffure tristounette, les traits d’un visage défraîchi... On peut parler figurément de l’apparence « expressive » de ces choses, en rapport étroit avec l’homme – la filiation se faisant avec la signification « air-attitude » dans les deux premiers exemples, et avec « apparence physique » dans le troisième. Toutefois le second exemple représente peut-être une métaphore vivante. Trois structures correspondent à ces occurrences : la phrase avec avoir, la construction à attribut de l’objet et la construction locative. Le corpus relatif aux choses abstraites est relativement plus important et plus diversifié. On trouve d’abord une occurrence (l’air du miracle) qui illustre la signification « atmosphère ». Le mot air entre dans une construction locative et dénote l’apparence surnaturelle d’un processus de guérison. Le mot air peut aussi s’appliquer à des choses (processus, relations entre personnes, généalogie), qui ont telle ou telle apparence. Si l’on peut mettre en relation cette apparence avec la manière d’être expressive de la personne, à travers des métaphores d’usage, il est difficile, en raison de l’abstraction des supports, de faire une interprétation sémantique plus fine. Les structures représentées sont la phrase avec avoir (sous forme de variantes) et la construction locative.

On trouve enfin des significations subduites dans le domaine des choses. D’abord, la construction avoir de l’air de (et une construction locative synonyme) peut s’appliquer à des choses abstraites (actes de pensée, expériences, lettres, manières), pour exprimer leur ressemblance avec d’autres choses de même nature (ou assimilées). On peut voir, dans la presque totalité de ces emplois du mot air, des métaphores d’usage. Quant à la séquence avoir l’air, qui entre dans les mêmes structures que précédemment, elle s’applique également à des choses abstraites – substances (raison, discours), et surtout processus (événement, comportement, acte de parole). Dans les deux cas, c’est la signification subduite « apparence » et la paraphrase « donner l’impression, avoir le sentiment » qui conviennent, la manière d’être expressive ayant peu de pertinence dans ces contextes. De ce fait, la problématique de la métaphore perd de son intérêt... Quant à la lecture modalisatrice, pour les mêmes raisons que précédemment, elle n’a pas été retenue.

Quelques remarques, enfin, sur la méthodologie, en rapport avec ce qui a été dit dans la présentation. Pour y voir plus clair, je rappelle d’abord les axes principaux de cette structuration complexe 805  :

  1. Manière d’être sociale
    1. Relative à l’homme
      1. 1 – Manière d’être du groupe (D’air-élément à air-manière d’être sociale / Manière d’être collective)
      2. 2 – Manière d’être de la personne
  1. Relative aux choses
    1. 1 – Choses matérielles
    2. 2 – Choses non matérielles
  1. Manière d’être expressive
    1. Relative à l’homme
      1. 1 – Manière d’être du groupe (D’air-élément à air-manière d’être expressive)
      2. 2 – Manière d’être de la personne
  1. Relative aux choses
    1. 1 – Choses matérielles
    2. 2 – Choses non matérielles

Remarque : Les traitillés traduisent le fait que la manière de parler est une composante de la manière d’être de la personne (manière d’être en société et manière d’être-comportement).

La structuration est dominée par l’opposition fondamentale de deux traits de sens relatifs à la manière d’être, qui peut être « sociale » ou « expressive ». Ces traits ont été dégagés à partir de l’observation et de l’interprétation sémantique de la combinatoire immédiate de ce mot, qu’il s’agisse de la détermination, dans des syntagmes du type l’air de la cour, l’air des officiers subalternes de cette compagnie, et, surtout, de la caractérisation, dans ses différentes formes. On notera, dans le champ social, la fréquence des adjectifs bel, bon, grand, ainsi que l’importance de l’expression le bel air. À l’intérieur de ces deux grands ensembles (I et II), la structuration se fonde à nouveau sur un jeu d’oppositions sémantiques, selon que la manière d’être se dit de l’homme ou des choses (en IA et IB, d’une part, IIA et IIB, d’autre part), puis, dans le domaine des choses, selon que celles-ci sont matérielles ou non matérielles (en IB 1 et 2, et en IIB 1 et 2). Ces oppositions résident, là encore, dans le contexte étroit du mot air. Mais leur pouvoir de disjonction des significations a parfois des limites. Il en est ainsi de la différence entre le lieu d’habitation (chose) et ceux qui s’y trouvent (homme), qui n’entraîne pas nécessairement un changement de signification du mot air (celui-ci peut dénoter, dans les deux cas, le train de vie). D’autre part, la frontière entre les deux traits « social » et « expressif » tend à s’effacer, quand le mot air s’applique à la parole. Au plan formel, la saisie des structures qui contiennent ces oppositions n’est pas aussi facile qu’avec air-apparence. Les métaphores d’« air-élément », qui se rapportent au groupe humain, ont leurs structures propres, qui diffèrent de celles qu’on trouve quand la manière d’être se dit de la personne. Celles-ci, plus reconnaissables, présentent toutefois, dans le détail, une grande diversité. Au troisième niveau de structuration, apparaît une opposition très intéressante, en ce qu’elle est caractéristique du mot air, celle qui permet de disjoindre le groupe et la personne. Dans le cadre de la manière d’être sociale, les significations relatives au groupe sont plus riches, puisqu’elles regroupent les emplois métaphoriques du mot air et la manière d’être collective (IA1). Avec la manière d’être expressive, on ne trouve que les emplois métaphoriques (IIA1), mais on a vu qu’ils étaient en grand nombre. Enfin, les significations relatives à la personne se subdivisent, dans les deux cas, en significations pleines et significations subduites, les significa­tions pleines donnant lieu à une pluralité d’interprétations. La saisie des significations subduites a pu être corrélée à certaines structures, la construction verbale avec le complément de manière (avec / d’un air) en ce qui concerne la manière sociale, et, dans le cas de la manière d’être expressive, l’expression avoir l’air, suivie d’un syntagme nominal prépo­sitionnel ou d’un infinitif, ainsi que la construction avoir de l’air de, exprimant la ressemblance. Si ces corrélations ont valeur d’indice, elles ne dispensent ni d’une étude contextuelle plus fine, et ni des services de l’intuition – d’autant qu’on n’a pas manqué de déceler des degrés de subduction dans la signification « manière d’être sociale », et qu’on a cru retrouver, dans notre corpus, certaines des ambiguïtés de la séquence avoir l’air.

Et, puisque l’aveu est fait, il ne coûte plus de le réitérer... Reconnaissons que la structuration des significations pleines a donné lieu à des modes d’exploration multiples et divers, à des recherches d’indices plus ou moins informelles, à des allers et retours constants dans les texte, et que l’intuition y a pris largement sa part. Autant dire que cette expérience est à l’inverse de l’approche distributionnelle pure et dure que nous rappelions dans la présentation, et dont les procédures se voulaient (presque) entièrement objectives... On a eu recours aux différents procédés qui permettent de structurer le discours, qu’il s’agisse d’équivalences (du type le bel air, c’est), de parallèles et de comparaisons, d’oppositions, de processus anaphoriques et de reprise, d’enchaînements par juxtaposition ou coordination. Plus ponctuellement on a pu prendre en compte, non seulement les connecteurs qui expriment ou soulignent certaines des articulations que nous venons d’évoquer, mais aussi la valeur des temps, une collocation verbale, la présence d’une préposition ou d’un adverbe. On n’a pas manqué, bien sûr, de relever les synonymes qui s’offraient en contexte, tels que manière, ton ou bonne grâce. On s’est efforcé aussi de dégager des paradigmes sémantiques, notamment en ce qui concerne les qualités physiques et morales des personnes, ou l’aspect d’une habitation. Dans la mesure du possible, on a cherché des indices permettant d’accréditer un trait d’intentionnalité, la présence d’un destinataire ou d’un témoin, et, quand ces traits n’étaient pas directement perceptibles, on les a dégagés du contexte par inférence. Enfin, on a pris en compte, quand le contexte s’y prêtait, les coordonnées spatio-temporelles, les différents types de « cadrage » qui mettaient la personne en situation (portraits, scènes, rencontres, représentations).

S’il faut justifier la diversité, sinon la dispersion, de ces approches, je dirai qu’au fond, nous avons suivi un fil conducteur thématique, qui a fait passer au second plan le souci de la cohérence méthodique – l’orientation prise étant en accord avec l’objet de notre recherche. La polysémie d’air-manière d’être, en particulier quand il s’agit de la personne, repose en fait sur un processus de visualisation, qui opère différentes saisies, selon que la personne est vue de manière plus abstraite ou plus physique, en plan éloigné ou en plan rapproché, dans la durée ou de façon occasionnelle, et même ponctuelle. Certaines significations impliquent également l’inter­prétation de traits de comportement (« intentionnalité ») et de relation à l’autre. Ce sont ces modes d’approche de la personne que nous avons privilégiés, et auxquels nous avons subordonné la mise en œuvre des moyens, en essayant de tirer parti des ressources de toutes sortes, qu’il s’agisse de formes ou de contenus, qu’offraient nos contextes. Il convient d’ajouter à cela l’importance que prend, dans le champ de l’observation sociale et humaine qu’ouvre cette recherche, la connaissance approfondie du savoir d’époque – les personnages, leur rôle et leur statut, les traits qui les caractérisent, les événements historiques et les mœurs, les grâces et les disgrâces, les conflits et les affaires, les rapports de force et les stratégies, les rapports d’amitié ou d’inimitié, les intrigues et les relations amoureuses, les opinions religieuses et les débats en cours, etc. C’est dire la place que nous avons accordée à toutes les informations susceptibles d’éclairer les significations et les représentations qui s’attachent à air-manière d’être.

Quelques exemples. Quand on parle du bon air de quelqu’un, il peut être utile de savoir s’il s’agit de gens du monde, d’un exilé de retour à la cour, d’un simple gouverneur, d’une jeune fille ou d’une religieuse. De façon plus ponctuelle, l’air de M. de La Rochefoucauld ne sera correctement interprété que si l’on sait que l’auteur des Maximes souffrait terriblement d’une goutte qui le faisait boiter. Le bel air du chevalier de Grignan dénote une élégance qui ne s’impose pas à première vue, mais que viennent mettre en évidence plusieurs passages antérieurs. Quant au bon air de Pauline, on ne peut l’apprécier pleinement que si on le met en rapport avec la marque de l’ouvrier que lui a laissée son père. En d’autres termes, un petit historique du nez des Grignan n’est pas sans intérêt dans l’affaire. Les contextes de parole, dans lesquels le mot air est particulièrement difficile à cerner, demandent une reconstitution minutieuse des faits. Ainsi, pour interpréter la manière dont, à un moment donné, Foucquet a répondu à ses juges, nous avons suivi avec attention le cours d’ensemble de l’interrogatoire. La répartie de Mlle de La Vallière, retirée aux Carmélites, aux indélicates questions de Mme de Montespan, et l’air dont elle l’accompagne, doivent être replacés dans la relation de rivalité qui oppose les deux femmes. Pour apprécier l’air – c’est-à-dire l’intonation – que donne Mme de Bury à la parole de civilité qu’elle adresse à Mme de Sévigné, il faut savoir que cette dame est la sœur du seigneur d’Aiguebonne avec lequel les Grignan étaient en procès. Quand Bussy-Rabutin reproche à sa cousine l’air de raillerie dont elle a usé dans sa lettre, il renvoie à une querelle de préséance, dont il convient de démêler les fils dans un échange de lettres antérieur. Pour comprendre l’air de superficie que Mme de Sévigné conseille plaisamment à sa fille de donner à sa réponse à Mlle Descartes, il faut entrer dans les arcanes du débat sur les qualités sensibles, qui opposait Descartes aux théologiens catholiques...

Que résulte-t-il de ce travail de structuration des significations pleines d’air-manière d’être ? Voyons celles qui se rapportent à l’humain. Comme on l’a vu, la structuration repose sur l’opposition « groupe » / « personne », puis, quand il s’agit de la personne, sur des variations de traits, selon que la personne est vue dans sa manière d’être générale, sa manière de vivre, sa manière d’être en société, d’être en mouvement, dans son maintien, sa présentation, etc. On fera une place à part à la « manière de parler », qu’on peut considérer comme une composante de la manière d’être, plus particulièrement de la manière d’être en société. Mais cette structuration ne représente qu’une première approche. La décomposition en traits de sens ne rend pas vraiment compte de processus plus dynamiques qui, me semble-t-il, sont à l’œuvre dans cette polysémie. D’abord, dans le domaine social, il y a moins opposition que glissement de signification, du groupe à la personne. D’autre part, comme nous l’avons dit plus haut, la saisie des différents aspects de la personne se fait en continu, comme si l’on s’en approchait progressivement. On pourrait parler d’une sorte de polysémie évolutive, qui trouve son unité dans le regard, le point de vue porté sur la personne. On notera que cette approche peut être métaphoriquement transposée aux choses, en particulier au lieu d’habitation dans le domaine social.

Dans tous les cas, le moins qu’on puisse dire est que les significations sont floues. Les plus abstraites donnent lieu, assez naturellement, à une pluralité d’interprétation. D’autre part, il est difficile d’arrêter les contours de significations prises dans un mouvement continu. De la manière d’être en société à la manière d’évoluer de la personne, du mouvement et des gestes au maintien, du maintien à la manière de se présenter, du comportement à l’attitude, puis à l’apparence, les frontières sont mouvantes, et l’on ne peut fixer de manière définitive les traits de sens. On a vu combien la signification « expression du visage » n’émerge que graduellement, en même temps que le regard tend à se porter, de façon privilégiée, sur la partie haute du corps. Quant à la « manière de parler », elle recouvre différents aspects, ce qui donne lieu, selon que les traits s’associent ou se disjoignent, à des configurations sémantiques diverses, qu’il est difficile de cerner exactement. On rencontre des incertitudes similaires dans le domaine des choses, où les difficultés d’analyse sont parfois même plus grandes. Rien ne s’arrange, évidemment, avec les significations subduites, leurs dégradés subtils et leurs ambiguïtés... On ajoutera que les traits « immatérialité » et « continu », dont nous avons cru déceler la présence dans la polysémie d’air-manière d’être, à partir de la métaphore d’origine, contribuent à entretenir ce flou constant, aux différents niveaux de la structuration.

Ce qui peut surprendre, dans cette étude, c’est le rendement, somme toute peu important, des structures syntaxiques. D’abord, le critère formel de l’accord de l’adjectif (avec le sujet), qui permettait, dans le cas d’air-apparence, de repérer les emplois proprement locutionnels, a disparu de ce corpus. Reconnaissons toutefois que la rentabilité de ce critère dans la structuration d’air-apparence était de toute façon limitée. Ce qui est plus notable, c’est qu’il n’a pas été possible, à partir d’une approche distributionnelle, de dégager une structure de base unique, comme nous l’avions fait pour air-apparence. Certes, il semble bien que le mot air-manière d’être connaisse, lui aussi, une double contrainte, relative à la détermination et à la caractérisation. Mais il n’est pas possible de donner de cette contrainte une représentation unique du type support / apport. D’abord, avec les métaphores d’« air-élément » (climat, temps, atmosphère, vent, air vecteur de maladie), il s’agit moins de support que de localisation. L’air provient d’un milieu ou d’un groupe social, où il se trouve circonscrit dans tel ou tel espace-temps. On notera la fréquence des constructions locatives dans ce type de corpus. Le syntagme nominal du type l’air de + complément de nom est présent, lui aussi. Mais il ne peut s’interpréter comme la nominalisation d’une phrase avec avoir, la préposition de ayant dans ce cas une valeur d’origine ou de localisation. Quoique effacée, cette origine reste implicite dans l’expression le bel air employée absolument. Le schéma notionnel semble reprendre ses droits, quand le mot air se dit de la personne ou de la parole. Mais il donne lieu à des réalisations syntaxiques multiples et relativement hétérogènes. Sans entrer dans le détail des variantes et formes assimilées, nombreuses, on mentionnera les principales structures. La structure d’appartenance est certes massivement présente tout au long du corpus, en particulier à travers la phrase avec avoir, tandis que la construction avec l’attribut de l’objet fait quelques apparitions. Mais surtout, une autre structure revient assez régulièrement : (être) d’un air. Il est intéressant de relever aussi la construction locative du type un air (être) dans, fréquente dans les contextes de parole, plus rare quand le mot air se dit de la personne. Rappelons l’exemple qui illustre cette double possibilité : Elle a un bon air dans sa personne et dans tout ce qu’elle dit. La construction verbale avec le complément de manière avec / d’un air, naturellement représentée dans les contextes de parole, ne peut dériver de la phrase avec avoir, comme dans le cas d’air-apparence, dans la mesure où le mot air dénote différentes modalités spécifiques de l’acte de parole lui-même – la paraphrase « en ayant un air » n’ayant de pertinence que dans les rares cas où le mot air, exprimant le maintien ou l’expression du visage, pourrait se rattacher directement à la personne. Ces différentes structures correspondent aux significations principales que nous avons mentionnées dans le schéma ci-dessus. Si on entre dans le dédale des significations dérivées, on peut trouver des choses plus singulières encore, comme les constructions avoir un air pour, faire un air à, il s’en allait dans cet air de M. de La Rochefoucauld, les emplois du mot air sans caractérisation – sans compter les contextes propres au bel air métonymique... Il me paraît difficile de prétendre trouver l’unité d’un système aussi complexe, et plus encore de dégager des corrélations entre telle signification et tel choix syntaxique préférentiel, comme j’avais tenté de le faire dans le cas d’air-apparence. Une telle entreprise, déjà risquée en synchronie moderne, me paraît hors de portée à trois siècles de distance. Si j’ai parfois risqué quelques interprétations, ce n’est qu’à titre hypothétique.

Dans le cadre de ce constat globalement négatif, je formulerai toutefois une réserve intéressante. En certains points de la structuration, en effet, on peut dire que la syntaxe a pris une part plus active. C’est dans le cas des emplois métaphoriques d’air-élément. L’assimilation de constructions telles que l’air de ce pays, l’air d’ici, l’air de la cour à l’air de Grignan, structure type de la signification « air-climat », a joué un rôle fondamental dans la dérivation métaphorique d’air-élément à air-manière d’être sociale. D’autre part, on a pu établir une opposition significative entre ce syntagme nominal à actualisation fermée et la structure locative ouverte, caractéristique de la signification métaphorique « air-atmosphère », dans le domaine de l’expressivité. Ces faits tendent à montrer que la prégnance des structures syntaxiques, que nous avions précédemment remarquée dans la structuration d’air-élément, se trouve ici confirmée. On peut alors se demander si, au XVIIe siècle, air-élément ne présente pas certaines contraintes de construction, au moins égales, sinon plus fortes, à air-manière d’être, et si le principe selon lequel un nom dénotant une réalité physique se prête moins naturellement que certains noms abstraits à l’approche externe – comme semblent l’illustrer les deux mots air-atmosphère et air-apparence au XXe siècle – ne se trouve pas ici remis en question. Faut-il aller plus loin que ce constat méthodologique, et tirer certaines conséquences relatives à la vision des choses, en soulignant que l’air qu’on respire au XVIIe siècle s’inscrit dans une représentation plus fortement structurée que de nos jours, l’espace-temps jouant un rôle dominant dans cette représentation ?

Notes
799.

. Je citerai le n°132 de la revue XVII e siècle, qui montre l’attention minutieuse portée au « langage du corps » (p. 235), au geste et à la voix, dans l’art oratoire, mais aussi au théâtre et à l’opéra (où la musique était subordonnée à la déclamation).

800.

. De ce point de vue, la composante « intonation » que nous avons dégagée est probablement très insuffisante. Sans doute, la force de la voix, la prononciation, l’articulation, jouaient également un rôle important. L’aspect « phonétique » de la parole au XVIIe siècle mériterait, à lui seul, une investigation lexicale approfondie et une plus ample documentation. Sur cette question, on se reportera au n°12 de Littératu­res classiques, 1990, consacrée à « La voix au XVIIe siècle ». On y trouvera une approche polyphonique, qui montre le rôle et l’importance de la voix au XVIIe siècle (et, en particulier, la place que tient la lecture à haute voix dans l’échange social), mais aussi la diversité d’approches dont elle fait l’objet, de la part des physiciens, médecins, grammairiens, physionomistes, moralistes ou théologiens du temps.

801.

. On se reportera à D. Maingueneau, 1993, p. 137 et suiv. : « La vocalité radicale des œuvres se manifeste à travers une diversité de tons », ce terme ayant l’avantage « de pouvoir être employé pour les énoncés écrits comme pour les énoncés oraux » (p. 139). Or nous avons vu l’importance de ce mot, en tant qu’équivalent du mot air, dans nos études de corpus.

802.

. Citons quelques stéréotypes, du classicisme au romantisme et à l’époque moderne : « Un certain romantisme apparaît ainsi inséparable d’une corporalité pâle, maigre, où l’être oscille entre la passion et l’atonie mélancolique » (D. Maingueneau, 1993, p. 145). « D’un journal comme Libération, à partir des marques d’hétérogénéité, des modalisations, du choix des thèmes abordés, des titres, etc., le lecteur va induire une corporalité et un caractère qui attestent un certain rapport au monde : un garant [l’énonciateur] habillé plutôt en jean, ouvert à toutes les métamorphoses, décontracté, sans tabous, mobile... Le garant humaniste dévot, lui, est plutôt un homme sanguin au teint rose, avec un peu d’embonpoint... » (D. Maingueneau, 1991, p. 184).

803.

. « Or air n’est pas un terme réservé au vocabulaire critique ; il permet de caractériser une manière de se mouvoir et de s’habiller, plus largement un mode de vie » (D. Maingueneau, 1993, p. 146). On se reportera à F. Berlan, 1989, et à ce passage qu’elle cite, dans lequel le Père Bouhours établit un rapprochement très éclairant entre la manière de s’habiller et la manière de s’exprimer (repris par D. Mainguenau, 1993, p. 147) :

Les fraises même, les collets montés, les vertugadins ne sont point revenus, et apparemment ils ne reviendront jamais, parce qu’ils sont contraires à cet air libre, propre, et galant dont on s’habille depuis plusieurs années, et qu’on a soin de conserver avec toutes sortes d’habillements. Disons aussi pour ce qui regarde la langue, que le nerveze, le galimatias, et le phebus ne reviendront point, par la raison qu’il n’y a rien de plus opposé à cet air facile, naturel, et raisonnable, qui est le caractère de notre nation, et comme l’âme de notre langue. (Bouhours, Les entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1671, IIe Entretien, p. 77 ; je reprends le texte cité dans FRANTEXT).

804.

. M. Le Guern parle d’« une subjectivité décalée » au moyen de laquelle « le locuteur s’efforce de donner l’image de lui-même qui correspond le mieux à la finalité de son discours » (p. 287).

805.

. Comme dans chacune des récapitulations précédentes, il s’agit, là encore, non de reproduire purement et simplement le plan adopté, mais de dégager les axes de structu­ration à un niveau plus profond.