RÉCAPITULATION
GÉNÉRALE

Le moment est venu de faire la synthèse de ces différentes enquêtes et de mettre en regard les airs respectifs du XXe et du XVIIe siècle...

On procédera d’abord à une comparaison des deux grandes significations abstraites « air-apparence » (XXe siècle) et « air-manière d’être » (XVIIe siècle), puis on essaiera d’expliquer les rapports opposés qu’elles entretiennent avec la signification physique – la manière d’être de l’époque classique étant en filiation avec l’air-élément, tandis que l’apparence des temps modernes est en rupture quasi complète avec ce même (et néanmoins autre...) fluide gazeux.

Le mot air-apparence présente un fonctionnement polysémique relativement simple. On peut construire, à partir de la signification générique commune « apparence » et d’un stock réduit de traits différenciateurs relatifs à l’espace, au temps et au point de vue, trois grandes significations :

qui se rapportent toutes trois à la personne. Le mot air s’inscrit dans un schéma notionnel unique, où il se trouve pris entre le support de la personne et l’apport de la qualification – ces deux relations entrant respectivement dans le cadre de la détermination et de la caractérisation. Ce schéma notionnel se réalise dans un petit nombre de structures syntaxiques. La plus importante est la structure d’appartenance, qui présente deux formes – une forme plénière qui est celle de la phrase avec avoir et la nominalisation, qui rend la caractérisation facultative. On peut faire dériver de la phrase avec avoir la construction verbale avec le complément de manière (avec / d’un air équivalant à « en ayant un air »). Quant à la seconde, on peut la retrouver enchâssée dans une phrase avec avoir (on a l’air d’un laquais). À ces formes de la structure d’appartenance on doit ajouter la construction avec l’attribut de l’objet. Quant à la caractérisation, elle met en jeu une assez grande diversité de constituants, de l’adjectif (et formes assimilées) aux syntagmes nominaux prépositionnels contenant un nom abstrait – (l’air) de la réussite, (un air) d’abattement – ou un nom de personne – (un air) de reine irritée, (l’air) d’un laquais. Cette double structuration, sémantique et syntaxique, du mot air présente assez de clarté pour qu’on soit tenté, dans le cadre d’une interprétation plus fine, de dégager les corrélations privilégiées qui s’éta­blissent entre constructions et significations.

Le mot 806 air-manière d’être offre, à partir des deux grandes significations :

une polysémie tentaculaire, à la fois très développée et finement ramifiée. Certes l’enquête a porté sur un corpus abondant et de nature différente. Mais la disproportion est telle qu’on ne peut la mettre au compte du seul matériau de départ – les dictionnaires pouvant offrir eux aussi des arborescences polysémiques complexes. On remarquera d’abord que les significations de ce mot se rapportent majoritairement, mais non de manière exclusive, à la personne. Dans les contextes de parole, le mot air peut se dire spécifiquement de l’action de parler ou du discours produit. Et surtout, les significations métaphoriques qui dérivent d’air-élément sont relatives au milieu, au groupe social, ou à diverses situations humaines. D’autre part, comme nous venons de le voir dans la récapitulation de l’étude précédente, on ne peut recourir à un schéma notionnel de base, comme dans le cas d’air-apparence. Les significations métaphoriques dérivées d’air-élément ont leurs constructions propres. Quant aux significations relatives à la personne, elles présentent une diversité de structures telle qu’on a du mal à en voir l’unité, et que l’établissement de corrélations entre syntaxe et sémantique, dans un système aussi complexe, est une entreprise plutôt hasardeuse.

Ceci n’empêche pas de mettre en comparaison les modes de structuration propres au XVIIesiècle avec ceux qu’on rencontre de nos jours.

Le mot air-apparence, au XXe siècle, entre, on l’a vu, dans une double relation de détermination et de caractérisation. Dans le cadre de la détermination, il se rattache à la personne support, à travers une relation qui, dans tous les cas, qu’il s’agisse de la structure d’appartenance ou de la construction avec l’attribut de l’objet, est une relation de possession, paraphrasable par une phrase avec avoir. Si l’on passe du côté de la caractérisation, on observe qu’elle récupère à son profit des syntagmes nominaux prépositionnels du type (l’air) d’un laquais issus d’une nominalisation, mais qui, renvoyant à un type humain, sont en voie d’adjectivation et ne jouent plus véritablement le rôle de complément déterminatif. On peut ajouter que dans des constructions telles que :

où le mot air est suivi à la fois d’une caractérisation et d’un complément déterminatif contenant un nom de personne, ce dernier vient spécifier la caractérisation au moyen d’une référence générique. Une structure du type ? Jean a l’air de Pierre, qui poserait, de part et d’autre du mot air, deux supports nominaux de même force référentielle, ne se rencontre guère – sinon dans l’énoncé Les enfants ont presque toujours l’air du père ou de la mère, où le mot air prend une signification subduite qui traduit la ressemblance entre deux personnes.

De cet ensemble de données, on peut tenter de tirer une interprétation. C’est que le mot air s’inscrit dans un schéma orienté, du type :

qui, à travers le mécanisme apport / support, est entièrement tourné vers la personne support. Cette force d’attraction expliquerait alors le fait que le mot air ne peut s’appliquer simultanément à une autre personne, et que, lorsqu’il est suivi d’un complément déterminatif, celui-ci se met en fait au service de la caractérisation. Enfin on peut dire de cette relation de possession, résolument orientée vers la personne support, qu’elle représente une possession inaliénable, puisque la construction avec l’attribut de l’objet est toujours possible, quelle que soit la signification du mot air. Le degré d’intégration ou d’inhérence de l’air à la personne est donc particulièrement marqué.

On ne retrouve évidemment pas le même type de fonctionnement au XVIIe siècle, où le mot air manifeste une plus grande autonomie par rapport à la personne. Rappelons d’abord qu’il peut avoir d’autres attaches – qui ne relèvent pas de la relation apport / support – dans les emplois où il dénote la manière d’être d’un milieu, d’un groupe social, ou l’atmosphère liée à telle ou telle situation. Ces emplois n’excluent pas une mise en relation à la personne, mais celle-ci, n’étant pas nécessaire, se fait dans des constructions libres, selon lesquelles on peut prendre l’air de la cour, se mettre du bel air, éviter l’air d’une noce, ou encore entretenir l’air de la solitude... D’autre part, quand le mot air-manière d’être se dit de la personne, la diversité des structures rencontrées ne se laisse pas ramener à la simple relation de possession posée précédemment. Si cette interprétation reste valable pour les structures avec avoir (structures d’appartenance, construction avec attribut de l’objet), elle convient moins dans les autres cas. La structure avoir un air dans (sa personne), qui associe le verbe avoir avec la préposition dans, a pour particularité de disjoindre la relation de l’air et de la personne, en la présentant figurément comme un rapport de contenant à contenu. Quant à la structure (être) d’un air, elle présente une relation de qualification abstraite qui, si on cherche à l’interpréter plus finement d’un point de vue sémantique, montre un renversement de la relation d’appartenance, qui va de la personne vers l’air – si l’on donne à la préposition de une valeur d’extraction, selon laquelle la personne « participe » de tel ou tel air (comme elle participe d’une qualité dans les constructions du type (être) d’une grande bonté). Selon cette interprétation, l’air est en quelque sorte la matière abstraite dont est faite la personne, ce qui contribue d’une autre manière à disjoindre la relation entre l’air et la personne. Un dernier fait peut être retenu. C’est la présence de la structure du type Jean a l’air de Pierre, que nous avons mentionnée ci-dessus, et qui est illustrée par les deux exemples suivants :

dans lesquels le mot air est suivi d’un complément déterminatif contenant un nom propre ou un pronom personnel (votre [...] air équivalant à « l’air de vous ») ayant une référence spécifique. Ce type de référenciation bloque tout processus d’adjectivation du complément, qui ne peut donc prendre une valeur de caractérisation. Il en résulte un schéma bi-orienté du type :

dans lequel le mot air fonctionne comme apport de deux supports nominaux. On peut voir dans cet ensemble de faits autant d’indices d’une moindre solidarité du mot air avec la personne support – ce que tendent à confirmer les dérives de constructions secondaires telles que avoir un air pour, et, plus encore, faire un air à, s’en aller dans l’air de... Enfin le mot air s’éloigne de la personne en tant que telle quand il s’applique à la parole. Dans ce contexte, il devient difficile de parler, quand on a à faire aux structures avec avoir, d’une relation de possession. Deux constructions tendent à s’imposer : la construction du type il y a dans qui reprend le rapport figuré de contenant à contenu, et la construction avec le complément de manière (avec / d’un air) qui donne, de la relation support-apport, une représentation dynamique dans laquelle l’air accompagne le processus de parole.

La relation qui s’établit entre le mot air et la personne au XVIIe siècle ne présente donc pas les mêmes propriétés que de nos jours. Elle n’est pas exclusive, elle n’est pas orientée uniquement vers la personne support, et elle n’exprime pas nécessairement la possession, encore moins la possession inaliénable, dans la mesure où la construction avec l’attribut de l’objet se rencontre de manière sporadique dans le corpus. Le degré d’intégration de l’air à la personne semble donc beaucoup moins fort que de nos jours. Ces caractéristiques formelles vont de pair avec les considérations sur l’extériorité de l’air, son caractère acquis, l’emploi de lexèmes verbaux tels que prendre et ôter – tout se passant comme s’il existait un jeu, une certaine mise à distance entre l’air et la personne.

La perspective qu’ouvre la comparaison entre les structures de l’une et l’autre époque va se trouver développée et enrichie par la prise en compte et la comparaison des contenus de significations.

Au XXe siècle, le mot air, on l’a vu, construit une polysémie relativement simple :

à partir de la signification générique « apparence ».

Cette signification peut être présentée sous la forme d’un schéma actanciel simple :

qui inscrit la relation :

dans un dispositif à deux actants – A1 représentant la personne support tandis qu’apparaît un second actant (A2). Précisons le statut respectif de ces deux actants, à partir d’une interprétation plus précise de la signification « apparence ». L’apparence, c’est la manière dont la personne support se présente aux yeux, c’est-à-dire l’« être vu » de A1. Elle implique ce que nous avons appelé une représentation statique de la personne, qu’il convient maintenant de préciser. L’« être vu » est en effet porteur de deux traits relatifs à la personne, un trait « physique » lié à la vue, et un trait « non agentivité » qui s’attache à cette formulation passive. Complémentairement, le second actant est actif, en ce qu’il voit (et interprète) l’apparence de A1.

On peut dire que, du point de vue de l’agentivité, le schéma est orienté de A2 (qui voit) vers A1 (qui est vu), soit :

Voyons maintenant comment ce schéma actanciel se trouve modulé selon les trois significations du mot air. La signification qui illustre le mieux ce schéma est celle que nous avons donnée en premier parce qu’elle est la plus représentée :

expression du visage.

Ce qui est vu de la personne est une partie du corps (l’apparence est locale), qui est le visage. Le trait « physique » est donc particulièrement bien circonscrit. Cette partie du corps fait l’objet d’une caractérisation de nature psychologique. À travers cette caractérisation, la personne est considérée en tant que siège d’un état, auquel elle ne participe pas de façon intentionnelle – ce qui permet de poser également le trait « non agentivité ». Quand au second actant, particulièrement sollicité par l’expressivité, il s’active à décrypter sur le visage de A1 les signes qui traduisent l’état intérieur de la personne. Si l’expression est durable, elle est plutôt en rapport avec le tempérament, le caractère ; si elle est non durable, elle dépend davantage de l’humeur et des affects. Ajoutons que l’expression non durable nous a paru la plus représentative des deux. Or le trait « non durable » n’est pas sans affinité avec la temporalité, de préférence limitée, dans laquelle s’inscrit l’« apparence » – et qu’on trouve dans la définition d’apparaître (« devenir visible, distinct ; se montrer tout à coup aux yeux » (PR)).

Passons à la seconde signification :

apparence générale sociale.

Ce qui est vu de la personne est son apparence générale, qui peut recouvrir la silhouette, l’habillement, mais aussi le maintien et les manières, et fait l’objet d’une caractérisation de nature sociale. Cette signification entre dans le schéma actanciel posé au départ, dans la mesure où l’on reste près du corps et où cette apparence physique est vue par le second actant. Mais les traits sont moins marqués que précédemment. Déjà, avec l’apparence générale, la perception physique devient plus floue. Plus encore, avec le maintien et les manières, le trait « physique » tend à s’estomper, tandis que l’agentivité gagne du terrain, dans la mesure où la personne participe plus activement à la manière de se présenter. Cette signification implique un second actant, qui juge de la conformité de l’apparence avec la norme, ou de telle ou telle appartenance sociale, non sans sous-entendu évaluatif. Enfin, cette apparence, en tant qu’elle engage l’image sociale de la personne, est en principe durable. À la différence de la précédente, cette signification est faiblement représentée. On peut donc dire que ces deux premières significations s’opposent en tous points, que ce soit par leur contenu ou leur mode de représentation.

Une troisième signification s’est dégagée de l’étude du corpus :

apparence générale expressive

qui emprunte ses traits à l’une et à l’autre des significations précédentes, et associe l’apparence générale et l’expressivité, ce qui rend l’interprétation plus complexe. Certes, l’apparence générale expressive peut avoir la même fonction que l’expression du visage, et se contenter d’exprimer, sur un mode plus diffus, les dispositions intérieures de la personne. Mais, précisément dans la mesure où l’expressivité entre en jeu, ce ne peut être la même apparence générale que la précédente (l’apparence générale sociale). La silhouette, l’habillement feront place au maintien, aux gestes, aux manières, et l’expression du visage, sans être mise au premier plan, ne pourra être complètement absente. De plus, la conjonction de traits favorise une interprétation plus riche, selon laquelle cette même apparence aurait une double composante, sociale et expressive. Chacune de ces deux composantes se trouve alors modifiée par la présence de l’autre. Dans la mesure où l’expressivité intervient, la composante sociale ne peut plus être normative. Elle prend une dimension plutôt relationnelle, tournée vers autrui. Prise dans cette relation, l’expressivité tend, de son côté, à se charger d’intentionnalité – la personne se composant une apparence plus ou moins en accord avec la vérité de son être. Ajoutons que cette intentionnalité prend une forme outrancière et souvent méprisante avec les (grands) airs. Comment situer cette signification par rapport au schéma actanciel posé au départ ? La personne est vue dans son aspect physique, mais à travers un flou qui se confirme, puisque l’apparence générale se déleste de ses traits les plus « matériels » (silhouette, habillement) et que l’expression du visage se trouve prise dans la représentation d’ensemble de la personne. Et surtout, le trait « agentivité » s’affirme, conduisant à l’intentionnalité et, parfois même, à l’affectation. Quant au second actant, s’il reste témoin de l’apparence, il peut aussi en être le destinataire, voire même réagir en tant que tel. Ajoutons enfin que, dans la mesure où elle s’attache à l’apparence générale et relationnelle de la personne, cette signification a plus d’affinité avec le trait « durable » qu’avec le trait « non durable ». En ce qui concerne sa représentativité, si l’on prend en compte les citations, elle est à peu près équivalente à celle de la première signification. Mais il convient de rappeler l’abondance des collocations relatives à l’expression du visage.

Je récapitule dans un premier temps les données, sous la forme simplifiée d’un tableau :

Signification
Trait «  physique » Trait «  agentivité »
expression du visage
+ -
apparence générale
sociale
+ +
apparence générale
expressive
+ - / +

Remarque :

La présence des signes + / – dans la troisième colonne indique que l’alternance des traits « agentivité » et « non agentivité » est possible à l’intérieur d’une même signification (« apparence générale expressive »).

Les trois significations contiennent le trait « physique ». La première contient les deux traits « physique » et « non agentivité », qui sont ceux du schéma actanciel de base. La deuxième signification associe le trait « physique » et l’« agentivité ». Quant à la troisième signification, elle offre les deux combinaisons, en raison de l’alternance des traits « agentivité » et « non agentivité ». Ce tableau montre que, de la signification « expression du visage » aux deux autres, on passe d’une représentation statique à une représentation plus dynamique, avec l’introduction du trait « agentivité ». Mais cette structuration demande à être interprétée plus finement. Ce que le jeu d’oppositions ne fait pas apparaître en effet, ce sont les variations d’intensité qui peuvent affecter un même trait selon les significations, et, partant, la corrélation qui tend à s’établir entre les deux traits « physique » et « agentivité ». Ainsi le trait « physique », marqué dans la première signification, s’affaiblit dans les deux autres, puisqu’on passe d’un plan rapproché sur le visage à une saisie plus floue de l’apparence générale de la personne, qui accorde une place au maintien, aux gestes, aux manières. Corrélativement, l’agentivité s’introduit, et sa présence peut conduire à l’intentionnalité – la personne participant à son apparence, et même la composant à certaines fins, dans le cas de l’apparence générale expressive. On voit que les deux traits ont tendance à varier en proportion inverse l’un de l’autre, l’affaiblissement de l’un (« physique ») conduisant au renforcement de l’autre (« agentivité ») – cette corrélation n’étant toutefois pas systématique (puisque l’apparence générale expressive peut être non agentive) 807 .On voit aussi que le schéma actanciel se dynamise lorsque le mot air intègre une dimension sociale, normative ou relationnelle, c’est-à-dire lorsqu’on considère la personne, non plus comme siège d’un état, mais dans son rapport au monde extérieur. Cette présentation ne doit toutefois pas faire oublier le critère de représentativité, qui réduit considérablement l’importance de l’apparence sociale au bénéfice des deux autres. De ce point de vue, le mot air, dans ses emplois modernes, est avant tout lié à l’expressivité – la norme sociale ne jouant qu’un rôle tout à fait secondaire dans la structuration. On peut dire alors que la polysémie de ce mot met principalement en jeu deux types d’apparence expressive qui s’opposent – l’une, l’expression du visage, entrant dans une représentation statique, et l’autre, l’apparence générale expressive, dans une représentation plus dynamique. De ces deux apparences, c’est la première qui constitue la signification prototypique du mot air, en ce qu’elle est à la fois la plus représentée, et la plus représentative du schéma actanciel posé au départ.

Venons-en au XVIIe siècle. Afin de faciliter la comparaison, je prendrai en compte les significations d’air-manière relatives à la personne, qui constituent la part la plus importante du corpus. Il me semble utile de récapituler d’abord la structuration qui a été précédemment proposée pour ces significations :

Manière d’être sociale

Manière d’être expressive

Remarques :

Nous avons utilisé deux sortes de traitillés. Les traitillés simples représentent la relation qui s’établit entre une signification principale et la (ou les) signification(s) secondaire(s) qui en dérivent par restriction de sens. Ainsi les significations « manière d’être orientée vers l’autre » et « manière d’être-occurrence » dérivent de « manière d’être en société », et les significations « accueil » et « manière d’être affectée ou en faveur » dérivent de « manière d’être occurrence ». Les traitillés doubles soulignent la relation d’appartenance qui s’établit entre deux significations, la manière de parler pouvant être considérée comme une composante de la manière d’être en société et de la manière d’être-comportement.

Essayons de dégager un schéma actanciel de base parallèle au précédent, du type :

  • A1 + manière d’être + caractérisation + A2.

La signification générique « manière d’être » impulse déjà une représentation plus dynamique de la personne que la signification « apparence », dans la mesure où elle pose un processus. Cette représentation dynamique s’incarne d’abord dans les significations qui figurent en haut de notre structuration, soit :

Manière d’être sociale

  • manière de vivre
    (conduite, manières, train de vie, position sociale)
  • manière d’être en société
    (manière de recevoir, de se comporter, de parler)

Manière d’être expressive

manière d’être-comportement.

Ces significations contiennent des processus de nature abstraite qui relèvent de l’« agir » (vivre, recevoir, parler, se comporter), et qui donnent de la personne une perception à la fois non physique et active. Or on a de bonnes raisons de considérer que ce sont ces significations abstraites qui sont les plus représentatives de notre corpus. D’abord, elles occupent, dans la présentation d’ensemble, une place de choix, au plus près des métaphores – ce qui leur donne une sorte de primarité, sinon de primauté, par rapport aux autres. De plus, comme le fait apparaître notre tableau, elles sont les plus productives, ce qui leur confère un rôle dominant dans la structuration. La manière de parler, qui donne lieu à d’importants développements, se rattache, dans le domaine social, à la manière d’être en société, et, dans le domaine de l’expressivité, à la manière d’être-comportement. D’autre part, la manière d’être en société conduit à des significations dérivées (par restriction de sens), qui atteignent deux niveaux de profondeur. Enfin, si l’on se reporte à Furetière, on constate que la définition du mot air qu’il pose en premier :

Air, signifie encore, Manière d’agir, de parler, de vivre, soit en bonne, ou en mauvaise part.’

résume assez bien, en trois reprises synonymiques, le contenu de ces significations abstraites... La convergence de ces indices nous conduit à poser un schéma actanciel de base du mot air-manière d’être, en opposition avec le précédent, dans lequel l’« agir » remplace l’« être vu », tandis que la personne possède les traits « non physique » et « agentivité ». Complémentairement, le second actant est mis ici en position de destinataire de l’agir de A1 – ce qui donne un schéma orienté de manière inverse du précédent, c’est-à-dire de A1 vers A2, soit :

Voyons maintenant comment ce schéma actanciel de base se trouve modulé à travers les principales significations relatives à la personne. Je commence par la manière d’être sociale. Celle-ci fait l’objet d’un jugement normatif, qui statue sur la conformité de l’air avec les usages de la bonne société. On notera la fréquence d’emploi d’adjectifs évaluatifs très généraux, le plus souvent positifs (bel, bon, grand) – le bon air dominant largement le corpus.

Reprenons les significations abstraites, qui se présentent en premier dans la structuration :

  • manière de vivre
    (conduite, manières, train de vie, position sociale)
  • manière d’être en société
    (manière de recevoir, de se comporter, de parler)

La première signification renvoie de façon très générale à la manière de vivre de la personne, et exclut totalement le trait « physique ». La seconde évoque les manières de la personne en société, en l’individualisant davantage, mais sans qu’intervienne une figuration proprement physique. Dans les deux cas, la personne est active. Ce trait « agentivité » prend d’autant plus de force qu’il est relayé en amont par le trait « acquisition, appropriation » – certains contextes soulignant le fait que l’air s’acquiert au contact du monde ou du groupe social. L’une et l’autre manière d’être sont entièrement tournées vers l’extérieur, en rapport avec la représentation sociale de la personne. Le bon air, l’air du monde et le grand air se côtoient dans le cas de la première signification, laissant une large place au seul bon air avec la seconde signification.

  • La signification :

manière d’être de la personne en mouvement
(danse, révérence, salutations, évolutions et exercices militaires)

met le corps en mouvement, à travers des gestes et des évolutions socialisées. La présence physique de la personne se dessine derrière la perception du mouvement. L’agentivité reste bien sûr de mise, et il est également mentionné à plusieurs reprises que ce bon air s’acquiert, par l’apprentissage ou l’éducation. Cette manière d’être, qui régit les mouvements du corps, est destinée à la vue d’autrui et contribue à la présentation sociale de la personne.

  • Quand on s’approche davantage de la personne, avec la signification :

manière de tenir son corps
(port, maintien, contenance)

la perception physique s’accentue tandis que le mouvement disparaît. Le trait « agentivité » est toujours là, dans la mesure où la personne agit sur son corps, mais son champ est plus limité. Les contextes suggèrent divers modes d’acquisition de cette manière d’être, qui peut être liée à l’éducation, à l’imitation, au statut social. On notera que l’air noble, qui apparaît dans plusieurs contextes, conjoint dans une même appréciation la distinction physique et morale. Cette manière d’être a la même finalité sociale que la précédente.

  • La dernière signification :

manière de se présenter
(apparence physique)

concerne la manière dont la personne se présente, à travers son habillement. Cette signification, qui est la plus physique, fait disparaître le trait « agentivité ». Si la manière de s’habiller résulte du choix de la personne, celle-ci n’est plus en action quand elle se présente à la vue, et l’on passe ici de la manière d’être à l’apparence. Le bel air est plus représenté que le bon air dans ce corpus. Cette apparence, en raison du rôle que joue le vêtement dans la manière de se présenter, est entièrement destinée au regard social.

La manière d’être sociale de la personne est en principe habituelle, et le trait « durable » s’attache aux différentes significations que nous venons de voir – sauf exception (si, par exemple, dans le dernier cas, on a à faire à une tenue vestimentaire occasionnelle).

La manière d’être expressive de la personne fait l’objet d’une caractérisation de nature psychologique. On notera la fréquence d’emploi, à côté de l’adjectif, du complément de type de + nom abstrait. On relève trois significations principales, dans une structure d’ensemble peu ramifiée.

  • La première signification :
‘manière d’être-comportement’

qui correspond à la « manière d’être en société », est la plus abstraite. Elle exclut une figuration physique de la personne. D’autre part, dans presque tous les cas, on a à faire à une situation relationnelle impliquant un rapport de force ou une stratégie, dans laquelle la personne se donne un air ou des airs, mettant son expressivité au service d’une fin. L’agentivité se double alors d’intentionnalité. Cette manière d’être-comportement a donc un destinataire – ce qui n’exclut pas la présence de témoins en rapport avec l’expressivité. Elle a tendance à être non durable, en accord avec les situations limitées dans lesquelles elle s’inscrit – ce qui n’exclut pas pour autant la possibilité inverse.

  • On peut faire correspondre à la « manière de tenir son corps » la signification suivante :
‘manière d’être-attitude.’

Cette signification est présente dans des portraits ou à l’occasion de scènes ponctuelles. Elle implique une représentation physique de la personne qui, orientée vers la partie haute du corps, tend à faire apparaître l’expression du visage. L’intentionnalité est moins marquée, et l’agentivité elle-même n’est pas toujours au rendez-vous. Dans plusieurs contextes, c’est l’expression naturelle des sentiments, liée à tel trait de caractère ou à une disposition passagère, qui prend le pas – le témoin tendant alors à remplacer le destinataire. Selon qu’on a à faire à un portrait ou à une mise en situation, la manière d’être-attitude peut être durable ou non durable.

  • La troisième signification :

manière de se présenter
(apparence physique)

peut être mise en relation avec la « manière de se présenter (à travers l’habillement) ». Elle concerne l’aspect physique de la personne, et la caractérisation est le plus souvent relative à l’âge ou à l’état de santé de la personne. Il ne peut plus être question ici d’intentionnalité ni d’agentivité. On passe de la manière d’être à l’apparence, et le destinataire laisse place au témoin. Cette manière de se présenter est plutôt durable quand elle est mise en rapport avec l’âge, et non durable quand elle est relative à l’état de santé.

Qu’on soit dans le domaine social ou dans celui de l’expressivité, on passe d’une représentation dynamique à une représentation plus statique de la personne. Je récapitule (et simplifie) les données sous forme de tableau. Voyons la manière d’être sociale :

Signification
Trait « physique » Trait « agentivité »
Manière de vivre
- +
manière d’être
en société
- +
manière d’être de la personne en mouvement + +
manière de tenir
son corps
+ +
manière de se présenter
(à travers l’habillement)
+ -

Les deux premières significations, qui nous ont permis de dégager le schéma actanciel de base, contiennent les deux traits « non physique » et « agentivité ». Le trait « physique » s’introduit avec les deux significations suivantes (« manière d’être de la personne en mouvement » et « manière de tenir son corps »), où il coexiste avec le trait « agentivité ». Ce n’est que dans la dernière signification qu’on trouve les deux traits « physique » et « non agentivité », caractéristiques de la représentation statique, et qu’on passe de la manière d’être à l’apparence. Mais, comme précédemment, cette structuration demande à être affinée. Elle ne fait pas apparaître les variations d’intensité qui peuvent se produire d’une signification à l’autre à l’intérieur d’un même trait de sens, non plus que la corrélation qui s’établit entre les deux traits « physique » et « agentivité ». Le principe de cette corrélation est ici le suivant : plus le trait « physique » s’accentue, plus le trait « agentivité » s’affaiblit. Et il peut trouver une explication simple. C’est que plus on se rapproche de la personne (par une sorte d’effet de zoom sur son aspect physique), plus son champ d’action se réduit, et, avec lui, l’agentivité qui en découle. Avec les deux premières significations, dans lesquelles la figuration physique est nulle, le champ d’action est largement ouvert, à travers des processus abstraits tels que vivre ou agir en société, et l’agentivité est maximale. Encore peut-on distinguer une différence dans le degré d’abstraction de ces deux significations, dans la mesure où la seconde met davantage en situation la personne que la première. La troisième signification, qui introduit le corps en mouvement dans l’espace, limite le champ d’action, et donc l’agentivité de la personne, à des processus physiques. Le trait « mouvement » confère toutefois à l’agentivité une certaine force, tandis que la perception physique, de caractère cinétique, reste dans un certain flou. Avec la quatrième signification, on s’arrête davantage sur l’aspect physique, dans la mesure où la personne exerce une action qui se limite à la tenue, au maintien du corps, en dehors de tout mouvement dans l’espace. Enfin la dernière signification, qui met en scène le corps habillé, supprime le champ d’action et l’agentivité de la personne. Ce rappel succinct du contenu des cinq principales significations qui appartiennent au domaine social fait clairement apparaître, me semble-t-il, le mouvement continu qui conduit d’une représentation dynamique à une représentation statique.

Appliquons la même démarche à la manière d’être expressive :

Signification
Trait «  physique » Trait «  agentivité »
manière d’être-comportement
- +
manière d’être-attitude
+ + / -
manière de se présenter
(apparence physique)
+ -

Remarque :

La présence des signes + / – dans la troisième colonne indique que l’alternance des traits « agentivité » et « non agentivité » est possible à l’intérieur d’une même signification (« manière d’être-attitude »).

La première signification, qui a contribué à établir le schéma actanciel de base, contient les deux traits « non physique » et « agentivité ». Le trait « physique » s’introduit avec la deuxième signification. Selon les contextes, il coexiste avec le trait « agentivité » ou s’associe avec le trait « non agentivité » – anticipant ainsi le passage à l’apparence, contenue dans la dernière signification. Ce tableau ne présente pas exactement les mêmes caractéristiques que le précédent. D’un côté, on retrouve les variations d’intensité qui peuvent affecter un même trait dans deux significations différentes, mais de l’autre, le mouvement qui conduit du dynamique au statique n’est pas toujours aussi graduel, dans la mesure où il met en jeu un nombre plus réduit de significations. En particulier, on ne trouve pas ici l’équivalent de la « manière d’être de la personne en mouvement », qui assurait une sorte de transition entre les significations abstraites et les significations fortement marquées par le trait « physique ». Voyons donc comment se fait la progression. Avec la première signification, en l’absence de figuration physique, le champ d’action s’ouvre largement sur le « comportement » de la personne, et l’agentivité est maximale – souvent renforcée d’ailleurs par l’intentionnalité. De cette signification abstraite, on passe directement à la « manière d’être-attitude » dans laquelle le trait « physique » est marqué, à travers les postures, le maintien, et même le visage de la personne, tandis que l’agentivité se limite au champ corporel – l’intentionnalité se faisant plus rare. La disparition totale de l’agentivité dans cette signification tend à favoriser l’émergence de la signification « expression du visage ». Quant à la troisième et dernière signification, elle s’en tient à l’apparence physique pure et simple, en relation avec l’âge ou l’état de santé de la personne.

Tentons maintenant d’établir une comparaison entre le XVIIe et le XXe siècle, en mettant en évidence, à partir des tableaux proposés précédem­ment, les équivalences qui s’établissent entre les significations de l’une et l’autre époque. Je récapitule, dans un premier tableau, l’ensemble des significations proposées, en mettant en grisé celles qui sont mises en relation d’une époque à l’autre :

XX e siècle
Signification
Trait «  physique » Trait «  agentivité »
expression du visage
+ -
apparence générale
sociale
+ +
apparence générale
expressive
+ - / +
XVII e siècle
Manière d’être
sociale
Signification
Trait « physique » Trait « agentivité »
manière de vivre
- +
manière d’être
en société
- +
manière d’être de la personne en mouvement + +
manière de tenir
son corps
+ +
manière de se présenter
(à travers l’habillement)
+ -

Manière d’être expressive
Signification
Trait «  physique » Trait «  agentivité »
manière d’être-comportement
- +
manière d’être-attitude
+ + / -
manière de se présenter
(apparence physique)
+ -

Après cette vision d’ensemble, je reprends et précise, dans un second tableau plus réduit, le système d’équivalences :

Remarque :

Les signes > et < expriment l’équivalence entre les significations.

D’une manière globale, l’apparence générale sociale du XXe siècle entre en relation, comme on peut s’y attendre, avec la manière d’être sociale du XVIIe siècle, tandis que l’apparence générale expressive et l’expression du visage correspondent à la manière d’être expressive. Mais cette mise en relation n’intéresse pas la totalité des significations qui, au XVIIe siècle, se rattachent respectivement à la manière d’être sociale et à la manière d’être expressive, comme le fait apparaître le premier tableau. D’autre part, si l’on se reporte au second tableau, on peut voir que les équivalences ne s’établissent pas de signification à signification, mais qu’elles procèdent par chevauchements. Ainsi l’apparence générale sociale « couvre » deux significations du XVIIe siècle (« manière de tenir son corps » et « manière de se présenter (à travers l’habillement) »), tandis que la manière d’être-attitude fait de même avec les deux significations « expression du visage » et « apparence générale expressive » du XXe siècle.

Précisons ces affinités. L’apparence générale sociale et la manière d’être sociale ont en commun de faire l’objet d’un jugement normatif ou évaluatif. L’apparence générale sociale donne à voir le corps social de la personne, à travers la silhouette, l’habillement, le maintien, les manières. Cette signification contient les traits « physique » et « agentivité », la personne exerçant une action sur son corps. Les composantes de l’apparence générale sociale se retrouvent, au XVIIe siècle, à la fois dans la manière de se présenter (en ce qui concerne l’habillement) et dans la manière de tenir son corps (pour ce qui est du maintien, des manières) – cette dernière signification possédant le trait « agentivité ». Entrons dans le domaine de l’expressivité. On peut dire d’abord que le mot air fait l’objet, aux deux époques, de caractérisations similaires, que ce soit au plan sémantique (leur contenu est psychologique) ou au plan formel (à côté de l’adjectif, on trouve le complément de type de + nom abstrait, et même le syntagme infinitival prépositionnel). La manière d’être-attitude du XVIIe siècle s’intéresse à l’apparence générale de la personne, en favorisant la partie haute du corps et l’expression du visage. Si certaines contenances visent à produire un effet sur autrui et ont un caractère intentionnel ou délibéré, d’autres se contentent d’exprimer les sentiments dont la personne est le siège – cette dernière interprétation n’étant pas sans rapport avec l’émergence de la signification « expression du visage ». Cette signification contient de toute façon le trait « physique », mais joue sur l’alternance « agentivité » / « non agentivité ». Les composantes physiques de la manière d’être-attitude se retrouvent dans les deux significations disjointes – « expression du visage » et « apparence générale expressive » – du XXe siècle. De plus, tout comme la manière d’être-attitude, l’apparence générale expressive se prête à une double interprétation, selon qu’elle a simplement une fonction expressive (la personne n’étant pas agentive) ou qu’elle prend une dimension relationnelle et intentionnelle (la personne étant agentive) 808 .

Mais il ne suffit pas de poser ces équivalences. Encore faut-il les interpréter, en tenant compte des systèmes respectifs dont relèvent les significations concernées.

Au XVIIe siècle, on l’a vu, la polysémie du mot air passe d’une représentation dynamique à une représentation statique. Or les significations de cette époque qui sont retenues dans le cadre de la comparaison avec le XXe siècle sont les significations les plus physiques et les plus statiques. C’est particulièrement le cas avec la manière d’être sociale. Les significations « manière de tenir son corps » et « manière de se présenter (à travers l’habillement) », que nous avons mises en relation avec l’apparence générale sociale, apparaissent au terme de la progression qui conduit du dynamique au statique. Avec ces deux significations, on est au plus près du corps, perçu hors du mouvement. Quant à l’agentivité, elle atteint son seuil minimal avec la manière de tenir son corps, et disparaît avec la manière de se présenter. On est à l’opposé des significations abstraites (« manière de vivre » et « manière d’être en société »), qui gomment la figuration physique et privilégient l’agentivité. Et l’on se démarque de la signification « manière d’être de la personne en mouvement », qui, même si elle possède les mêmes traits que la « manière de tenir son corps », contient un trait « physique » plus flou, et une « agentivité » plus marquée. Du côté de la manière d’être expressive, c’est la « manière d’être-attitude » qui se trouve mise en relation avec les significations du XXe siècle. Dans le système du XVIIe siècle, cette signification fait pendant à la « manière de tenir son corps » du domaine social. Elle donne à voir la personne physique et réduit l’agentivité au champ corporel – quand elle ne la fait pas disparaître complètement. Elle s’oppose, dans le domaine de l’expressivité, à la signification abstraite « manière d’être-comportement », non physique et fortement agentive.

Replaçons-nous maintenant dans la perspective du XXe siècle, où la polysémie du mot air suit un parcours inverse de celui du XVIIe siècle, puisqu’elle va d’une représentation statique vers une représentation plus dynamique. Dans ce parcours, l’apparence générale sociale et l’apparence générale expressive se présentent, on l’a vu, comme des significations plutôt dynamiques, dans lesquelles le trait « physique » est moins marqué et l’agentivité présente. Elles s’opposent à la signification posée au départ, « expression du visage », plus physique et non agentive. Les significations suivantes :

données comme équivalentes dans le cadre de la comparaison entre les deux époques, relèvent donc de points de vue opposés, si on les replace dans leurs systèmes respectifs.

De part et d’autre, les mêmes traits « physique » et « agentivité » prennent des valeurs différentes. Ainsi, avec les significations du XVIIe siècle « manière de tenir son corps » et « manière d’être-attitude », le trait « physique » se renforce – il nous mène au plus près du corps – tandis que le trait « agentivité » se trouve réduit d’autant. Avec les significations du XXe siècle, la pondération est inverse. Le trait « physique », en s’attachant à l’apparence générale, produit une sorte d’effet de zoom sur la personne entière qui nous éloigne du corps, et le trait « agentivité » apporte un dynamisme par sa présence même. Il n’est pas jusqu’à l’alternance « agentivité » / « non agentivité », présente à la fois dans la « manière d’être attitude » et dans l’« apparence générale expressive », qui ne puisse faire l’objet d’une lecture différente. Avec l’apparence générale expressive, c’est le trait « agentivité » qui se fait remarquer, parce qu’il témoigne du passage du statique au dynamique. Dans le cas de la manière d’être-attitude, c’est le trait « non agentivité » qui est notable, parce qu’il conduit du dynamique au statique.

Ces considérations ouvrent des perspectives intéressantes. Elles permettent, au-delà des équivalences locales qu’on peut établir d’une signification à une autre, de comparer deux ensembles polysémiques, et, partant, d’opposer deux modes de représentation radicalement différents.

La polysémie du mot air au XVIIe siècle, construite à partir d’un schéma actanciel de base dynamique, est marquée par l’agentivité. Cette agentivité s’exerce dans un champ très étendu, qui va de la manière de vivre ou de se comporter au maintien du corps. Au XXe siècle, la polysémie du mot air, construite à partir d’un schéma actanciel de base statique, privilégie la personne physique et la non agentivité. Et quand l’agentivité se présente, elle s’exerce dans un champ réduit, au plus près du corps. Les significations les plus abstraites du XVIIe siècle, qui donnent une force maximale à l’agentivité au détriment de la représentation physique, ne se retrouvent pas de nos jours. Il est intéressant de remarquer aussi que les significations du XVIIe siècle retenues par les dictionnaires modernes, à travers les expressions bel air, bon air, grand air, si on les replace dans le cadre de la polysémie de l’époque, sont plutôt les significations statiques (la manière de se tenir, la manière de se présenter à travers l’habillement) que les significations dynamiques.

Mais il convient aussi de tenir compte des domaines que couvrent les significations de l’une et l’autre époque. De ce point de vue, les deux types de structuration s’opposent également. Au XVIIe siècle, le domaine social est manifestement privilégié. La manière d’être sociale compte un très grand nombre d’occurrences, et offre, à travers les significations principales et secondaires, une polysémie particulièrement riche et diversifiée. Le domaine de l’expressivité est, en comparaison, beaucoup moins développé. Au XXe siècle, la représentativité des deux domaines s’inverse. L’apparence générale sociale occupe une place très réduite 809 , et l’expressivité l’emporte largement. Si l’on prend en compte conjointement le schéma actanciel de base et le domaine, on voit se dégager les dominantes propres à chaque époque, dans un jeu d’affinités contraires : ainsi le social et l’agentivité semblent aller de pair au XVIIe siècle, tandis que l’expressivité et la non agentivité font bon ménage au XXe siècle.

À la lumière de ces oppositions, il est maintenant possible de prendre une vue d’ensemble des parcours polysémiques, en relation avec les conceptions qui les sous-tendent. On peut dire qu’au XVIIe siècle, la personne est avant tout un sujet social. À travers le déploiement polysémique du mot air dénotant la manière d’être sociale, ce sont toutes les formes de la vie sociale qui sont passées en revue, des plus abstraites (manière de vivre, manière d’être en société) aux plus concrètes (manière d’être de la personne en mouvement, manière de tenir son corps, manière de se présenter à travers l’habillement). La « manière d’être en société » (manière de recevoir, de se comporter, de parler), qui donne lieu à un dédale de significations dérivées, semble toutefois privilégiée, et, avec elle, la manière de parler qui s’y rattache, et offre à son tour des composantes multiples aux interprétations nuancées. À travers la plupart de ces manières d’être, la personne agit. On peut penser que cette agentivité est d’autant plus contrôlée que l’air de la personne résulte d’une appropriation, d’une éducation ou d’une imitation, dont les contextes font mention à plusieurs reprises. Et même quand l’apparence prend le pas, avec la manière de s’habiller, on peut récupérer l’agentivité en amont, dans le choix qui préside à la tenue vestimentaire. Ces manières d’être visent un destinataire, et elles font l’objet de jugements relatifs à la norme sociale – les valeurs positives revenant souvent, à travers le bon air et le bel air. Comme on peut s’y attendre, la manière d’être sociale est, dans l’ensemble, durable. Notons, plus précisément, que le bon air acquis au contact du monde sait résister aux épreuves du temps... Quand on passe à la manière d’être expressive, celle-ci apparaît d’abord en filiation avec la manière d’être sociale. Si la caractérisation est de nature psychologique, la manière d’être est tournée vers autrui et intentionnelle, la personne se donnant un comportement, une attitude qu’elle met au service d’une fin. On pourrait presque parler d’une expressivité « de commande », les dispositions et les sentiments étant soumis au contrôle de la personne. Cette manière d’être vise un destinataire, ce qui n’exclut pas les témoins en rapport avec l’expressivité. Elle est plus ou moins durable selon les situations mises en jeu. L’expression naturelle des sentiments, sans intention ni finalité, existe. Elle intervient tardivement avec la manière d’être-attitude et, surtout, l’expression du visage. On notera que cette dernière signification émerge de manière relativement floue de la manière d’être-attitude, sans qu’on puisse véritablement lui donner un statut autonome. Ce qui domine au XVIIe siècle, c’est donc le contrôle du sujet en rapport avec l’autre. Cette représentation trouve son terrain d’élection dans le domaine social, où le sujet doit conformer sa manière d’être à la norme sociale. Elle se manifeste aussi dans le champ de l’expressivité, quand celle-ci a une dimension relationnelle et intentionnelle.

Au XXe siècle, la personne est avant tout un sujet psychologique. Le sujet social s’effondre littéralement, si on le compare à celui du XVIIe siècle. Non seulement il est très peu représenté, mais son champ d’action est fortement réduit. Avec l’apparence générale sociale, on s’intéresse en effet seulement au maintien et à l’habillement de la personne. Cette signification est encore plus statique que la signification « manière de tenir son corps » du XVIIe siècle, puisqu’elle équivaut à l’ensemble que forment cette signification et la « manière de se présenter (à travers l’habillement) ». La personne n’est que faiblement agentive, si on compare son champ d’action à celui du XVIIe siècle, et le témoin se fait juge de la conformité sociale de l’apparence. En revanche, l’expressivité est reine, et la première place est donnée à la signification « expression du visage ». La personne donne à voir ses dispositions et ses sentiments, de façon naturelle, en dehors de tout contrôle et de préférence dans l’instant – l’expression durable en rapport avec le caractère n’étant toutefois pas exclue. Mais, de toute façon, la personne est dépourvue d’agentivité, et devient sujet d’observation. Ce qui domine au XXe siècle, c’est donc le non-contrôle en relation avec l’affectivité ou l’intériorité (c’est-à-dire avec soi),même si l’on trouve aussi une apparence générale expressive tournée vers l’autre et marquée par l’intentionnalité 810 .

La prise en compte des emplois relatifs aux choses ainsi que des significations subduites tend à confirmer les tendances que nous venons de dégager.

Voyons d’abord les emplois relatifs aux choses. À l’une et l’autre époque, on peut considérer qu’ils dérivent métaphoriquement des significations qui se rapportent à la personne. Au XXe siècle, le corpus est peu abondant. L’expression du visage, trop marquée par le trait « physique » et la psychologie des émotions et des sentiments, ne produit que des métaphores vivantes. L’apparence générale expressive donne des résultats plus variables – la transposition étant possible quand l’intentionnalité disparaît. C’est l’apparence générale sociale qui se prête le mieux à ce glisse­ment vers le non animé, le type de jugement qu’elle implique pouvant facilement s’appliquer aux choses, concrètes ou abstraites, qui relèvent de la vie collective. Mais cette signification n’étant que peu représentée au plan humain, il n’est guère possible de dégager un principe de structuration commun aux personnes et aux choses – ce qui tend à disjoindre les deux ensembles.

Au XVIIe siècle, la manière d’être sociale, déjà très représentée quand il s’agit des personnes, s’étend naturellement aux lieux d’habitation et de réception, parfois même aux pièces et ameublements. Une signification telle que « train de vie » peut même, dans certains contextes, s’appliquer directement à l’habitation, sans qu’il soit nécessaire de passer par une métaphore. Quand il y a transposition métaphorique, selon qu’on évoque les fastes et les réceptions, ou qu’on donne à voir le château, différentes significations – comme le train de vie, la manière d’être en société et la manière de se présenter (parfois associées l’une à l’autre) – sont mises en jeu. Cette transposition se fait d’autant plus aisément que les significations les plus abstraites (train de vie, manière d’être en société) renvoient à des représentations qui lient de toute façon indissociablement la personne et le lieu d’habitation. Et il arrive que le mot air conjoigne les deux dans un même jugement. Ces différentes significations s’appliquent également à des choses non matérielles qui appartiennent au champ social. La manière d’être expressive est, en comparaison, peu productive. Le corpus est relativement peu abondant et plutôt hétérogène, et les significations ne se laissent pas toujours clairement identifier. Et il semble que la métaphore ait plus de mal à atteindre les choses matérielles que les choses abstraites.

On voit donc que le rapport entre les personnes et les choses ne s’établit pas de la même façon au XVIIe et au XXe siècle. De nos jours, les significations relatives aux choses constituent une sorte d’annexe, dont le mode de rattachement aux significations principales n’est pas apparent. Cela est dû au fait que le mot air fait dominer, comme on l’a vu, le sujet psychologique – ainsi que le trait « physique » dans la signification qu’il privilégie – alors que le trait « social », qui serait le plus apte à assurer la jonction, est sous-représenté. À l’inverse, au XVIIe siècle, le trait « social » est dominant, et il conjoint d’autant mieux les personnes et les choses (lieu d’habitation, en particulier) qu’il figure dans des significations abstraites, aptes à couvrir un champ d’expérience commun aux unes et aux autres. Les jugements qui s’y attachent relèvent aussi de valeurs communes – la magnificence du château témoignant, au même titre que les manières, de la qualité sociale – et empruntent souvent une forme identique (bon air, en particulier). Dans le domaine social, qui est le plus important au XVIIe siècle, les significations relatives aux personnes et aux choses partagent donc les mêmes principes de structuration, formant un ensemble homogène qui témoigne de la forte unité des représentations. On constate en revanche que, dès cette époque, l’expressivité n’a pas vraiment vocation à s’appliquer au non animé. La place qu’occupent les significations relatives aux choses dans la polysémie du mot air au XXe et au XVIIe siècle témoigne bien de l’opposition entre le psychologique et le social qui caractérisent respectivement ces deux époques.

Voyons maintenant les significations subduites. Au XXe siècle, le mot air tend à se détacher de la personne support pour signifier l’« apparence » d’un phénomène. De cette apparence, on passe aisément, via l’impression reçue, à la vraisemblance, qui donne libre cours à la subjectivité du second actant. Ce processus de subduction, qui conduit le mot air d’une signification lexicale à une valeur modalisatrice, montre bien l’importance de l’« être vu » et du trait « statique » qui s’attache à l’apparence. Par sa non agentivité, la personne support laisse en quelque sorte l’apparence lui échapper et basculer du côté de la personne témoin, activement présente. Dès lors, ces emplois dits « locutionnels », dans lesquels le mot air se libère de son support, peuvent convenir indifféremment aux personnes et aux choses. Au XVIIe siècle, on observe une double subduction, liée à chacune des deux significations, « manière d’être sociale » et « manière d’être expressive ». Dans le premier cas, on a à faire à des constructions verbales avec le complément de manière (avec / d’un air). On passe graduellement des significations semi-pleines à la manière de faire au sens large, puis à l’acception minimale « manière ». D’un bout à l’autre, c’est le trait « manière » qui conduit le processus de subduction. Or la manière s’applique aux processus, et met en jeu, préférentiellement, la relation agent / action 811 . La persistance de ce trait montre bien la prégnance du schéma dynamique, et du trait « agentivité » qui caractérise la personne support. Avec la manière d’être expressive, on retrouve un processus de subduction qui conduit à l’apparence, à l’impression reçue – cet emploi dit « locutionnel » pouvant s’appliquer aux personnes et aux choses –, mais la valeur modalisatrice ne semble pas atteinte. La construction à attribut du sujet n’est pas attestée et le corpus, relativement peu abondant, contient surtout des structures du type avoir l’air de + infinitif. Ce processus est comparable à celui qu’on observe au XXe siècle, mais il s’arrête au seuil de la grammaticalisation. Cela montre que, si le schéma statique émerge dans la manière d’être expressive, il a une moindre prégnance que de nos jours, la personne témoin jouant sans doute un rôle moins actif. Si l’on tient compte de la forte représentativité de la manière d’être sociale par rapport à la manière d’être expressive, on peut dire que les significations subduites permettent globalement de confirmer l’opposition entre le trait « statique » du mot air au XXe siècle et le trait « dynamique » de ce mot au XVIIe siècle. Quant à la subduction qui caractérise la « manière d’être expressive », elle permet de rapprocher cette signification de celles du XXe siècle, et de mettre en évidence sa relative « modernité ».

Il reste enfin à rendre compte de la relation privilégiée qui s’établit, au XVIIe siècle, entre la manière d’être et l’air-élément, et, par comparaison, à essayer de comprendre les raisons qui ont conduit à la disparition de cette relation au XXe siècle.

Au XVIIe siècle, on l’a vu, la personne est avant tout un sujet social, c’est-à-dire un sujet considéré par rapport au groupe social, qui joue un rôle dominant. La manière d’être sociale, qui est la signification privilégiée, met en évidence, à travers une polysémie très riche, les différents aspects de la représentation en société (train de vie, position sociale, manière de se comporter, manière de parler, manière de se mouvoir, manière de se tenir, apparence vestimentaire). Le groupe est à la fois source et cible du comportement de la personne. La personne acquiert sa manière d’être au contact du groupe, par la fréquentation ou l’éducation, et elle la destine à la société dans laquelle elle se trouve. Elle est agentive tout au long de ce parcours, qui implique le contrôle de soi-même. C’est naturellement la bonne société (la cour, le monde) qui impose la norme et définit les bonnes valeurs, et c’est à son contact qu’on acquiert le bon air ou le bel air – ce qui n’empêche pas d’aucuns de prendre un mauvais air en d’autres compagnies (ainsi Charles, avec les officiers subalternes !). Le fait que le mot air dénote à la fois la manière d’être du groupe social et celle de la personne, et le passage graduel que nous avons pu observer d’une signification à l’autre (la personne s’appropriant la manière d’être collective, qui apparaît en premier dans la structuration), témoignent de manière significative et quasi mimétique de ce rapport d’intégration de la personne dans la société, et de la primauté du groupe sur l’individu.

Si la conjonction de la personne et du groupe dans la manière d’être sociale repose sur des affinités pour ainsi dire « naturelles », il est plus étonnant de la retrouver dans la manière d’être expressive. Or cette signification ne contient pas seulement des manières d’être relatives à la personne (comportement, attitude, apparence physique), mais aussi des atmosphères psychologiques imputables à des groupes humains. Le groupe n’est pas de même nature que précédemment, en ce qu’il représente, non un corps ou une classe sociale stable, mais un groupement de personnes plus ou moins occasionnel. D’autre part, il n’y a pas de relation entre la manière d’être du groupe et celle de la personne, permettant de passer de l’une à l’autre – la personne n’ayant aucune raison de s’approprier l’expressivité de tel ou tel groupe. À la différence du domaine social, le domaine de la psychologie ne prédispose pas à première vue au rapprochement de la personne et du groupe. Si les deux se trouvent associés dans la manière d’être expressive, c’est qu’il existe, de l’un à l’autre, une solidarité de représentation, et que l’individu reste proche du groupe. Et si l’on admet le principe de structuration qui place, là encore, la manière d’être collective en ouverture de la polysémie, on peut aller jusqu’à dire que la personne est vue à travers le groupe, à l’image du groupe.

J’emprunte à La Rochefoucauld une citation qui illustre assez bien ce point de vue :

‘Tous les sentiments ont chacun un ton de voix, des gestes et des mines qui leur sont propres (La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, maxime 255, p. 86 812 ).’

Elle montre en effet que la manière d’être expressive, traduite ici par le ton de voix, les gestes et les mines, est mise en relation avec l’expression générale, et non individuelle, des sentiments, comme si l’individu n’était en quelque sorte que le dépositaire d’affects collectifs, ayant leur mode de fonctionnement propre, indépendamment des personnes qui les incarnent 813 .

Le groupe joue donc un rôle prépondérant dans la signification du mot air au XVIIe siècle. Et c’est précisément par l’intermédiaire de ce trait que l’air-manière d’être peut entrer en relation avec l’air-élément. L’air-manière d’être qui caractérise un groupe humain, et l’air-élément qui s’attache, d’une manière ou d’une autre, à un lieu, ne sont pas en effet sans affinité. La notion de groupe implique une saisie globale, indifféren­ciée, de l’humain, et elle peut, dans cette mesure, être assimilée à un lieu – comme en témoignent par ailleurs de nombreuses métonymies à l’œuvre dans le lexique (par exemple, les noms propres de pays, ou pays pour dire « habitants d’un pays »). Quant à la manière d’être qui s’applique au groupe, elle représente, d’une façon diffuse et relativement abstraite, l’ensemble des usages ou des comportements qui sont propres à ce groupe. Elle peut être vue à l’image de l’air-élément, comme une substance continue dépourvue de matérialité.

Il faut ajouter à cela le fait que l’air-élément possède des propriétés particulièrement favorables à cette transposition. D’abord, l’air du XVIIe siècle est très étroitement associé à ce que nous appelons aujourd’hui l’atmosphère, au sens météorologique du terme. Il apparaît en effet comme un véritable « capteur » des états de l’atmosphère. Ce sont en premier lieu les phénomènes atmosphériques, qu’il absorbe activement – qu’il s’agisse du climat, du temps, de l’atmosphère ou du vent. Ce sont aussi les maladies dont il se fait le vecteur, et, à l’occasion, la poussière due à des travaux de construction... Ces variations de l’atmosphère contribuent, comme on l’a vu, à la richesse de la polysémie d’air-élément, en déterminant l’apparition de significations (plus ou moins) inconnues de nos jours, telles qu’« air-climat », « air-temps », « air-atmosphère », « air-vent » ou « air-vecteur ». Certes, l’air ne se confond pas pour autant avec tel ou tel de ces états de l’atmosphère. Il reste un élément, mais c’est un élément « sensible », réceptif à tout ce qui se passe dans l’atmosphère. Cette caractéristique peut s’expliquer par le fait que l’air de cette époque n’a pas acquis l’autonomie que nous lui connaissons. Ce n’est pas encore un corps, possédant des propriétés physiques et chimiques spécifiques. Certes Furetière se fait l’écho d’expérimentations relatives au volume et à la pesanteur de l’air, mais rien ne dit que ces connaissances se soient fixées dans l’usage courant du mot air de cette seconde moitié du XVIIe siècle. Quant aux propriétés chimiques, qui font de l’air un corps composé, un « état de la matière », elles restent ignorées. On peut dire que c’est cette faiblesse de constitution, et l’absence d’un statut scientifique, qui donne à l’air sa remarquable faculté d’adaptation et cette extension étonnante dont témoignent les variations sémantiques du mot. D’autre part, à travers la plupart de ces significations, l’air est présenté comme un lieu par rapport à l’homme, et, de toute façon, il fait partie, en tant qu’agent actif, de la vie de l’homme, sur la santé duquel il exerce, qu’elle soit bonne ou mauvaise, une influence dominante. Très présent dans l’expérience humaine, il l’est aussi dans le discours, où se manifeste fortement la subjectivité de ceux qui en parlent. Toutes ces caractéristiques prédisposent l’air-élément à se transporter dans les sociétés humaines. Ainsi l’air devient-il ce milieu impalpable et sensible, qui capte les manières d’être des groupes humains, exerce une action sur celui qui s’y trouve, et suscite des jugements de valeur ou des réactions diverses.

Plus finement encore, ce transfert métaphorique emprunte les voies de la polysémie, en reproduisant dans l’air-manière d’être les différentes significations d’air-élément. Chacune des deux grandes significations, « manière d’être sociale » et « manière d’être expressive », a toutefois ses affinités propres. Ainsi c’est l’air-climat qui convient le mieux à la manière d’être sociale. La métaphore apparaît dans des syntagmes comme l’air de ce pays, l’air de la cour, qui reproduisent la structure l’air de Grignan, typique de cette signification, et dans lesquelles le groupe est, plus ou moins directement, considéré comme un lieu. De même que l’air-climat s’attache de manière permanente à un lieu d’origine qui lui donne ses propriétés spécifiques liées aux éléments, de même l’air social émane d’un groupe social déterminé, qui lui donne son caractère propre. Dans l’un et l’autre cas, ces caractéristiques sont stables, et font l’objet de jugements normatifs. Si l’air-climat exerce une action sur la santé, l’air social influence la personne qui acquiert une manière d’être à son contact. Et si l’air-climat suscite des discours empreints de subjectivité, l’air social est, de son côté, fortement investi par les valeurs qui s’y attachent. La manière d’être expressive, elle, est plus en affinité avec l’air-atmosphère. La métaphore apparaît le plus souvent dans des structures locatives, qui renvoient aux situations humaines concernées. L’air-atmosphère s’attache à un espace / temps limité et possède des propriétés sensibles. Il est proche de la personne, qui reçoit, non seulement d’éventuels bienfaits, mais aussi des sensations, liées à cette présence. De même, la manière d’être expressive émane de groupes humains, pris dans des situations particulières, et dont elle manifeste l’état d’esprit, les dispositions psychologiques. Cette atmosphère est perçue par ceux qui en sont témoins ou observateurs, et qui, éventuellement, réagissent à ce qu’ils voient. Dans l’un et l’autre cas, les caractéristiques sont liées aux circonstances, elles relèvent du domaine « sensible » et échappent à l’évaluation normative. Ces affinités n’excluent pas d’autres transferts métaphoriques, pour chacune des deux significations. En ce qui concerne la manière d’être sociale, on trouve quelques occurrences d’« air-atmosphère », qui dénotent une manière d’être occasionnelle (lors d’une noce, par exemple), évaluée de façon normative. Quant au mauvais air, il s’applique sans difficulté aux conduites jansénistes, réprouvées par l’église et suspectes de contaminer les personnes proches. De son côté, la manière d’être expressive emprunte une occurrence d’« air-climat », pour dénoter la mentalité scélérate, permanente quoique partielle, de la ville de Marseille, due à la présence de galériens sur le port. Dans un autre contexte, c’est l’air-vent qui permet de dire, de manière très pertinente, l’accès de tristesse qui vient assombrir la joie d’une cérémonie de mariage.

Les significations d’air-manière d’être, qu’il s’agisse de la manière d’être sociale ou de la manière d’être expressive, peuvent donc être consi­dérées comme des significations métaphoriques dans la mesure où le groupe est assimilé à un lieu. La métaphore s’affaiblit quand la référence au groupe devient implicite, comme c’est le cas avec l’expression le bel air. Et elle ne peut se maintenir quand l’air-manière d’être se dit de la personne, celle-ci n’ayant guère vocation à se fondre dans la notion de lieu. Il n’empêche que certains traits propres à air-élément semblent persister, avec des interprétations qu’on doit moduler selon les contenus mis en jeu, jusque dans les significations les plus éloignées de la métaphore de départ. Dans les emplois métaphoriques, les traits « immatériel » et « continu » conviennent à l’expression de conduites collectives, vues à la fois de façon abstraite et indifférenciée. Quand on passe du groupe à la personne, cette interprétation reste la même dans un premier temps, quand il s’agit des significations les plus abstraites. Avec la manière de vivre, la manière d’être en société (dans le domaine social), et la manière d’être-comportement (dans le domaine de l’expressivité), en l’absence de figuration proprement dite de la personne, ces deux traits donnent de sa manière d’être une vue à la fois abstraite et globale, indifférenciée. Dans les significations plus physiques, le trait « immatériel » devrait se trouver sans emploi. Je crois qu’au contraire, il contribue à dématérialiser la représentation de la personne, et à donner cette impression persistante que, de toute façon, même si le corps de la personne est impliqué, on ne l’atteint jamais vraiment en tant que tel. Quant au trait « continu », il favorise la saisie indifférenciée des mouvements (avec la manière d’être en mouvement) ou de l’aspect de la personne (avec la manière de se tenir et la manière d’être-attitude). Plus près encore du corps, avec l’apparence, qu’elle soit vestimentaire ou expressive, ce trait tend à effacer les contours qu’on attendrait de cette représentation. Tout au long de ce parcours polysémique, on peut dire que ces deux traits contribuent à entretenir l’effet de flou, si caractéristique de ce mot. S’il a quelque affinité avec les significations abstraites, ce flou devient d’autant plus sensible dans les significations physiques, qui laisseraient attendre une perception plus concrète et plus nette de la personne. Ajoutons qu’on le retrouve dans la manière de parler, le mot air donnant lieu à des interprétations instables aux contours indécis.

Il est une autre filiation avec air-élément, qui me semble pouvoir être retenue. On a vu que l’air-élément s’attachait à un lieu, qu’il s’agisse d’une relation d’origine ou de simple localisation. Or, si l’élément et le lieu sont solidaires, il n’en constituent pas moins deux entités distinctes. Lors de la transposition métaphorique, la manière d’être du groupe, qui, en principe, lui est consubstantielle, est présentée, à l’image de l’air-élément, comme une réalité autonome, détachée des personnes qui en sont le siège. Et quand quelqu’un prend l’air de la cour, il s’approprie cette manière d’être qui lui est extérieure, comme s’il était mis au contact de l’air-élément. Quand on passe aux significations relatives à la personne, on retrouve ce trait « extériorité », impliqué dans celui d’« acquisition » qui caractérise la manière d’être sociale. Plus finement, on peut se demander s’il n’en reste pas trace dans la structure un air est dans, qui exprime un rapport de localisation, et peut-être même dans la construction être d’un air, qui tend à poser distinctement la personne et la manière d’être dont elle participe.

Ce sont les éléments d’analyse que nous venons de proposer pour le mot air au XVIIe siècle qui vont nous permettre de comprendre ce qu’il en est d’air-fluide gazeux et d’air-apparence à l’époque moderne. Au XVIIe siècle, on l’a vu, la notion de groupe est fondamentale dans la polysémie d’air-manière. C’est le groupe qui fonde la métaphore de départ, et c’est à travers la manière d’être du groupe que celle de la personne est envisagée. Le passage de l’une à l’autre se fait progressivement, la métaphore de départ conduisant aux significations abstraites relatives à la personne, avant qu’apparaissent les significations plus physiques. L’importance du groupe doit être mise en relation avec la place privilégiée qu’occupe, à cette époque, la manière d’être sociale dans la polysémie du mot air. Le dispositif sémantique qui permet de passer de la manière d’être du groupe aux significations abstraites relatives à la personne est particulièrement adapté à cette signification, dans la mesure où il reproduit le processus d’appropriation par la personne d’une manière d’être collective. Au XXe siècle, il ne reste plus que des significations physiques se rapportant à la personne. On perd totalement la notion de groupe et les significations abstraites relatives à la personne – cette réduction de la polysémie du mot air allant de pair avec un véritable effondrement du sujet social. Dès lors, on ne voit guère quel lien on pourrait établir entre l’apparence physique d’une personne et l’air qu’on respire ! L’absence de la notion de groupe a pour conséquence directe la disparition de la métaphore.

Les choses demandent toutefois à être examinées de plus près. Dans la polysémie d’air-fluide gazeux, on repère en effet des emplois métaphoriques intéressants, que nous avons étudiés en leur temps, mais qu’il con­vient de rappeler ici :

L’air du temps : les idées, les manières d’une époque (PR)’ ‘ Prendre l’air de : s’informer de l’ambiance qui règne quelque part : prendre l’air du bureau (GLLF)’ ‘ Prendre l’air du bureau : s’informer de ce qui s’y passe, de l’état d’esprit qui y règne (PR)’ ‘ Prendre l’air du bureau :s’informer de ce qui s’y passe, de l’état d’esprit qui y règne, des dispositions des uns et des autres (GR)’ ‘ Prendre l’air du bureau : « Ce qui paraît en bien ou en mal des sentiments, des dispositions de ceux à qui l’on a affaire » (Ac. t. 1 1932) (TLF)’

Il s’agit d’expressions, dans lesquelles le mot air devient synonyme d’atmosphère, ambiance, et dénote la manière d’être (comportements, état d’esprit) d’un groupe humain. Ces emplois ne sont évidemment pas sans rappeler la métaphore d’« air-atmosphère » du XVIIe siècle, dans laquelle le mot air dénote la manière d’être expressive d’un ensemble de personnes. Cette interprétation convient particulièrement bien à l’expression l’air du bureau, qui concerne l’état d’esprit, les dispositions psychologiques d’un groupe, pris dans une situation donnée. Avec l’air du temps, il s’agit de la société, vue à un moment donné de son histoire. Mais il ne me semble pas, pour autant, que cette expression appelle une interpréta­tion normative. Ce qui est pris en compte, ce sont moins les mœurs, les usages en cours, qui s’imposeraient en tant que référence, que l’état d’esprit, le mouvement d’idées qu’exprime la collectivité dans un temps donné.

On peut alors poser la question suivante : s’il existe de nos jours, dans le domaine de l’expressivité, une métaphore « air-atmosphère », pourquoi ne pas la mettre en relation avec l’apparence expressive de la personne, en reprenant le mode de structuration que nous avons adopté pour le XVIIe siècle ? On remarquera d’ailleurs que le GR regroupe sous la même définition « ce qui entoure ; atmosphère, ambiance » l’expression prendre l’air du bureau ainsi que les exemples :

‘L’air de la cour, de la ville, des salons.
qu’il juge vieillis et les citations suivantes :
L’air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments.
Molière, La Comtesse d’Escarbagnas, 1.’ ‘L’air précieux (...) s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. Molière, Les Précieuses ridicules, 1.’ ‘L’air de cour est contagieux (...) La Bruyère, Les Caractères, VIII, 14. ’

On reconnaît, dans ce petit corpus 814 , l’emploi métaphorique des significations « air-climat » et « air-vecteur de maladies » pour dire la manière d’être d’un groupe social. Ce regroupement montre que le GR a bien perçu l’unité du processus métaphorique, tel que nous l’avons décrit pour le XVIIe siècle, qui conduit de l’air qu’on respire à la manière d’être du groupe. Seule la métaphore « air-atmosphère » ferait l’objet d’une interprétation moderne, mais on pourrait conserver le même principe d’articulation entre air-fluide gazeux et air-apparence.

Plusieurs raisons me semblent pourtant aller à l’encontre d’une telle solution. Au XVIIe siècle, on l’a vu, la notion de groupe joue un rôle majeur dans la polysémie du mot air. Elle se trouve, dans les métaphores d’« air-élément », au départ des deux grandes significations « manière d’être sociale » et « manière d’être expressive ». Elle est particulièrement en affinité avec la manière d’être sociale, qui est la signification dominante, et elle entretient une relation plus lâche avec la manière d’être expressive. Au XXe siècle, l’apparence sociale occupe une place très secondaire, et elle n’a pas de lien avec le groupe. Il ne reste donc que l’éventuelle relation qui s’établirait entre l’air-atmosphère et l’apparence expressive de la personne. On perd à la fois la perspective d’ensemble qui donne à la structuration son homogénéité, et la relation forte entre le groupe et le sujet social. Les bases d’un rapprochement entre l’air-fluide gazeux et l’air-apparence au XXe siècle se trouvent donc affaiblies. De plus, au XVIIe siècle, le passage de l’air du groupe à la manière d’être de la personne se fait progressivement, par l’intermédiaire des significations abstraites. Dans le domaine de l’expressivité, on passe d’air-atmosphère à « manière d’être-comportement », puis aux significations physiques « air-attitude » et « apparence physique ». Au XXe siècle, ce maillon de la signification abstraite n’existe plus, ce qui amène à mettre directement en présence l’atmosphère du groupe et l’apparence physique de la personne – ce saut sémantique étant encore plus abrupt si l’on met en avant la signification dominante « expression du visage » ! Il reste à prendre en compte un dernier facteur. La métaphore d’« air-atmosphère », au XVIIe siècle, est productive, comme le montrent les emplois libres, relativement nombreux, auxquels elle donne lieu. Au XXe siècle, on ne trouve que deux expressions l’air du temps et l’air du bureau. De surcroît, la seconde a un caractère quelque peu désuet 815 . On ne voit guère comment le mot air, pris dans ce corpus figé et réduit, aurait pouvoir d’impulser une métaphore active dans le cadre de la signification « air-apparence ». On conclura de ces considérations que la conjonction des deux airs, quelles qu’en soient les affinités à l’époque classique, n’a pas lieu d’être de nos jours.

La dernière remarque qui a été faite sur la faible productivité, de nos jours, de la signification « air-atmosphère » incite toutefois à pousser plus loin la réflexion. On peut se demander si l’air que nous respirons se prête aussi bien que celui du XVIIe siècle à ce type de métaphores. On notera d’abord que le mot atmosphère s’impose plus naturellement que le mot air pour dénoter la manière d’être d’un groupe, et que des mots comme ambiance, climat, donnés comme synonymes d’atmosphère dans le PR, sont également disponibles. Mais il convient d’examiner de plus près la signification d’air-fluide gazeux au XXe siècle et de la comparer avec celle d’air-élément au XVIIe siècle. Au XXe siècle, l’air est d’abord considéré, en tant que fluide gazeux, comme un « état de la matière ». Il possède des propriétés spécifiques, physiques et chimiques, ces dernières lui donnant sa nature de corps composé. Il a donc un statut scientifique, dont témoignent les définitions des dictionnaires. L’air constitue l’atmosphère, et il est mis en relation avec le phénomène de la respiration, humaine en particulier. Vu dans son rapport à l’homme, l’air possède des propriétés sensibles, relatives à la vue, au contact, à l’odorat, ou impliquant des sensations plus diffuses (à travers certaines métaphores de personnification) – l’acte de respirer étant lui-même source de sensations. L’air fait également l’objet de jugements de valeur portant sur sa qualité (selon que sa composition est altérée ou non), et sur l’action qu’il exerce sur l’organisme. Les indications de lieu sont diverses (grands espaces naturels, villes, lieux clos), le rattachement au lieu se faisant dans le cadre d’une actualisation fermée (l’air de + SN) ou ouverte (la localisation étant contextuelle ou situationnelle). Une enquête textuelle a montré que l’actualisation ouverte est, de loin, la plus fréquente, que, souvent aussi, l’air se trouve pris en situation, porteur de propriétés sensibles, et apporte une information relative au cadre de l’action. La qualité de l’air a partie liée avec le lieu – le bon air, l’air pur – qui est en même temps source de sensations agréables et donne à la respiration toute son amplitude, étant plutôt lié aux espaces naturels. Cette affinité se trouve confirmée quand on passe à la signification restreinte « air extérieur ». Cette signification, qui tend à dériver métonymiquement vers celle d’« espace extérieur », conduit à des expressions comme à l’air, au grand air, au / en plein air, qui dénotent des espaces découverts, naturels, où l’air tend à trouver des conditions de qualité optimales (alors que l’air extérieur du XVIIe siècle était seulement associé aux sorties ou aux visites). Une autre signification restreinte se dégage, « air en mouvement », qui n’est pas sans affinité avec la précédente – l’air des grands espaces étant naturellement en mouvement, et l’air en mouvement étant surtout l’air extérieur (même les courants d’air viennent du dehors !). L’air-fluide gazeux donne naissance à d’assez nombreuses métaphores, dont celle d’« air-atmosphère » dont il vient d’être question. Le trait « mouvement » est particulièrement productif en métonymies et métaphores, et il dérive facilement vers des valeurs positives d’espace et de liberté... La représentation qui se dégage de cette approche est celle d’un fluide immatériel, certes, mais « substantiel » et autonome, qui est partout autour de nous (à travers l’actualisation ouverte), qui est source de sensations pour l’homme, et dont la qualité n’est pas sans conséquence pour la santé. L’air s’associe naturellement – comme s’il trouvait là sa véritable dimension – à l’extériorité et aux grands espaces, au mouvement et à la liberté. Dans les textes, l’air, lié aux sensations, sert souvent de cadre à une situation – la syntaxe privilégiant les syntagmes « libres » (présentant une actualisation ouverte).

On mesure, par ces caractéristiques, combien notre air moderne s’éloigne de l’air-élément du XVIIesiècle. D’abord, l’air du XXe siècle, ayant une constitution propre, tend à s’autonomiser par rapport aux états de l’atmosphère. Moins sensible aux phénomènes météorologiques, il n’a plus le même pouvoir d’absorption que l’air-élément. L’air-climat et l’air-temps lui échappent, d’autant que les notions de climat et de temps ont changé, et font l’objet d’une approche qui se veut scientifique, en relation avec la météorologie. Il se distancie moins de l’air-atmosphère, qui s’inscrit dans un espace-temps proche de la personne et met en jeu les sensations du sujet. Enfin, à travers la signification « air en mouvement », il se rapproche de l’air-vent, mais sans qu’on puisse assimiler un déplacement d’air limité, occasionnel et lié à des causes diverses, à un phénomène naturel, dont l’ampleur est d’un autre ordre et qui constitue un facteur climatique. L’air du XXesiècle s’est aussi dessaisi des maladies, et nous n’accusons plus le mauvais air, mais les agents morbides spécifiques qui sont à l’origine de la contagion – les conceptions médicales ayant évolué de leur côté. Notre air moderne perd donc ce qui donnait à l’air du XVIIe siècle, en tant qu’élément variable, sensible à divers phénomènes, à la fois son unité et sa diversité. Il perd ce pouvoir de « captation », si favorable au processus métaphorique et à la pluralité de ses réalisations. Plus particulièrement, on ne retrouve plus, dans la polysémie du mot air, le principe d’inclusion permettant, dans le domaine météorologique, de passer de l’air-climat à l’air-temps, puis à l’air-atmosphère – l’air-vent apparaissant comme une composante de l’air-climat. Par rapport à cette représentation structurée et relativement abstraite liée aux états de l’atmosphère, qu’on retrouve sous la forme d’une polysémie fine dans la signification « manière d’être », l’air du XXe siècle se présente comme un corps, qui trouve en lui-même son unité, et qui est à la fois plus physique et plus proche, plus libre et plus mobile. Si, par certains aspects, il reste, comme on l’a vu, proche de l’air-atmosphère du XVIIe siècle, il tend à s’éloigner des autres airs, et, en particulier, de l’air-climat. Par rapport à l’air du XXesiècle, toujours prêt à s’échapper et à circuler, l’air du XVIIe est, pour ainsi dire, en dehors de la signification bien délimitée « air-vent », un air qui ne bouge pas. Plus que les autres airs, l’air-climat est statique, comme arrêté dans l’espace-temps, attaché de manière permanente à un lieu d’origine d’où il tire sa spécificité. Il possède des propriétés « élémentaires », qui s’inscrivent dans une approche globale dont l’homme fait partie. C’est un actant dominant dans la vie de l’homme, qui exerce sur sa santé une influence vitale. Il fait l’objet de jugements normatifs ainsi que d’un fort investissement au plan de la subjectivité et de la parole. Notre air moderne, on l’a vu, est plutôt perçu comme dynamique, libre de circuler partout et surtout dans les grands espaces – le rapport aux lieux n’étant plus le même depuis que la distinction ville / campagne, et la valorisation de la nature qui en découle, se sont imposées. D’autre part, il est proche de l’homme et de ses sensations, et fait volontiers partie du cadre événementiel. Même quand l’approche se fait plus « médicale » et normative, l’air reste lié aux sensations et à la fonction de respiration (un air pur donne une sorte de plénitude tandis que l’air pollué tend à provoquer une gêne respiratoire). De surcroît, les points de vue ne sont pas les mêmes. L’air et l’homme ne font plus partie d’un monde gouverné par les quatre éléments, et la composition de l’air tend à l’emporter sur d’éventuelles caractéristiques climatiques, dont il est rarement question. L’air n’est pas non plus considéré comme un facteur dominant, ayant une action vitale sur la santé et donnant lieu à des échanges très investis 816 . Moins présent dans l’expérience humaine, il sollicite davantage l’imaginaire, à travers les métaphores d’espace et de liberté. On peut donc dire que les traits caractéristiques de l’air-climat ne se retrouvent plus de nos jours. Or cette signification est non seulement la plus représentée dans la polysémie d’air-élément, mais c’est celle qui, lors du passage métaphorique d’air-élément à air-manière d’être, convient le mieux à l’expression de la manière d’être du groupe social.

On peut conclure de ces remarques que la conjonction de l’air-fluide gazeux et de l’air-apparence au XXesiècle est doublement contrariée. D’un côté, on a la signification « air-apparence », qui se rapporte à la personne indépendamment de toute référence au groupe – cette notion étant d’autant moins sollicitée que le domaine social est très faiblement représenté. De l’autre, on est en présence d’un air-fluide gazeux qui ne présente plus les mêmes caractéristiques que l’air-élément, et qui, s’il peut encore exprimer quelques atmosphères humaines occasionnelles, n’a malgré tout pas vocation à exprimer la manière d’être d’un groupe, en particulier dans le domaine social.

J’ajouterai que les deux mots air proposent une représentation commune de l’air qui est au-dessus de nous, comme étranger à l’homme et porteur de déstructuration. Mais l’air-élément est beaucoup plus investi par l’imaginaire au XVIIe siècle que de nos jours, comme en témoignent l’abondance des significations figurées de cette époque – sans doute parce que l’espace aérien, domestiqué par la technique, tend à devenir un champ d’activité à l’image de la surface terrestre...

Une dernière question se pose : l’air-apparence aurait-il perdu toute affinité avec l’air qu’on respire ? Je crois – mais cela reste de l’ordre de l’intuition – que persistent les traits « immatériel » et « continu » dont nous avions cru déceler la présence tout au long du parcours polysémique d’air-manière d’être. Ces deux traits, particulièrement expressifs, comme on l’a vu, dans le cas de significations physiques, donnent de l’apparence de la personne une approche dématérialisée et floue, et produisent cet « effet de voile », qui donne à ce mot, me semble-t-il, quelle que soit l’époque, une indéfinissable spécificité...

Notes
806.

. Pour simplifier les choses, je parle du mot air-manière d’être, en rapport avec le mot air-apparence, mais il est entendu que cette appellation n’a toute sa pertinence que dans le second cas, puisqu’au XVIIe siècle, les deux significations air-élément et air-manière d’être sont reliées, et ne correspondent pas à deux mots disjoints.

807.

. À ce niveau de l’analyse, on retrouve les notions de saillance et de gradualité que nous avions introduites dans la présentation.

808.

. Plus secondairement, la signification « apparence physique » du XVIIe siècle, relative à l’âge et à l’état de santé de la personne, trouve, elle aussi, des équivalences dans les significations du XXe siècle. À première vue, l’air malade et l’air jeune qu’on rencontre dans Mme de Sévigné relèvent de notre « apparence générale expressive ». L’interprétation doit toutefois être nuancée. En ce qui concerne l’âge, en effet, nous avions proposé, à partir des contextes du XXe siècle, une double lecture (peut-être un peu trop ténue !), avec l’air jeune pouvant relever de l’apparence générale sociale, et l’air de jeunesse, se rattachant à l’apparence générale expressive. Cette distinction, si l’on en admet le bien-fondé, semble montrer que le trait « social » est plus extensif au XXe siècle, puisqu’il peut inclure le critère d’âge, alors qu’il serait plus restrictif au XVIIe siècle – ce qui va de pair avec son caractère normatif, nettement plus marqué à cette époque. D’autre part, on notera l’alternance air malade (XVIIe siècle) / air maladif (XXe siècle), qui tend à montrer que l’apparence est plus immédiatement associée à la maladie au XVIIe siècle que de nos jours, où elle donne lieu à interprétation – les symptômes étant les signes d’une maladie qu’il convient de diagnostiquer. Quant à la signification restreinte « apparence, traits du visage » qu’on rencontre plus particulièrement dans la construction avoir de l’air de, je ne la considère pas comme équivalant à notre « expression du visage » moderne, dans la mesure où elle sert surtout à exprimer la ressemblance entre deux personnes.

809.

. De plus, comme on l’a vu précédemment, le trait « social » a un caractère moins normatif qu’au XVIIe siècle.

810.

. On notera le rôle fondamental que joue la notion de « contrôle » dans cette phase de synthèse de l’analyse – notion prisée par ailleurs dans la description des langues, et qui semble avoir une portée universelle. « Cette opposition entre des degrés de contrôle tient une grande place dans les langues » (C. Hagège, 1982, p. 50).

811.

. On pourrait évoquer l’étymologie de ce mot, dérivé du latin manus« main », pour dire que la manière, c’est, en quelque sorte, la mise en forme, le façonnement de l’action par l’agent.

812.

. Maximes et Réflexions diverses, édition présentée, établie et annotée par Jean Lafond, Gallimard, Collection Folio, 1990, 2ème édition revue et corrigée.

813.

. On touche là à un phénomène beaucoup plus général, qui concerne les procédés de généralisation, d’abstraction, de désactualisation dans l’écriture du XVIIe siècle.

814.

. Ce corpus contient aussi l’exemple suivant :

Porter le mauvais air quelque part : y porter la contagion.

qui illustre un transfert métonymique et ne correspond pas à la définition posée au départ.

815.

. Les dictionnaires du XVIIe siècle ne la mentionnent pas. Mais Littré, qui en donne les définitions suivantes :

Fig. et familièrement. L’air du bureau, ce qui paraît en bien ou en mal des dispositions de ceux qui ont la décision d’une affaire [article air].

Fig. et familièrement. L’air du bureau, les dispositions des personnes chargées d’une affaire. Prendre l’air du bureau, s’informer de l’état d’une affaire [article bureau].

fait suivre la seconde de deux citations, l’une du cardinal de Retz, l’autre de Voltaire.

816.

. Ce courant pourrait toutefois s’inverser, avec l’attention croissante portée actuellement au phénomène de la pollution atmosphérique !