INTRODUCTION GENERALE.

L’endettement des pays en voie de développement a pris une ampleur telle qu’il est devenu d’usage de parler d’économie d’endettement pour désigner un des nouveaux mécanismes fondamentaux de l’économie mondiale. Le remboursement de la dette compromettait dés le début des années quatre-vingts la croissance économique et l’équilibre socio-politique des débiteurs alors que le risque de défaut menaçait l’édifice financier international.

Ainsi, ce qui devait, à l’origine, aider les pays en voie de développement à opérer un décollage économique et à mieux s’intégrer à l’économie mondiale est devenu, aujourd’hui, leur principal handicap. En effet, les analyses théoriques soutenaient, à l’époque, que l’endettement était un moyen efficace pour rompre le cercle vicieux engendré par la faiblesse du revenu et de l’épargne. L’épargne extérieure apparaissait alors comme un moyen permettant de réaliser un meilleur volume d’investissement, d’élargir le marché domestique et rattraper le retard hérité de la période coloniale. Ceci permettra à ces pays de s’assurer d’une « bonne place » dans la division internationale du travail et donc de s’intégrer efficacement à l’économie mondiale. Bon nombre de pays en voie de développement se lancèrent dans cette stratégie au cours des années 60 et 70. Mais dès le début des années 80, surgit le phénomène , quasi-général, consistant dans la difficulté pour ces pays d’honorer leurs dettes et donc de contracter de nouveaux crédits et enfin de compte à poursuivre le processus de leur développement.

Cet amer constat du début des années quatre-vingts conduit à reconsidérer la relation entre le développement et l’endettement. Dans l’impossibilité de rembourser leur dette, sauf à en accepter des conséquences « insoutenables », les débiteurs se sont engagés dans une logique « paradoxante » : l’endettement pour le désendettement. D’un cercle vicieux à un autre, ils se voient aujourd’hui imposer des politiques d’ajustement structurel. Celles-ci ont pour but de faire recouvrer aux prêteurs leurs créances et pour effet de dicter aux débiteurs un mode d’intégration à l’économie mondiale.

Les explications concernant la crise de l’endettement des pays en voie de développement s’opposent entre elles quant à l’évaluation des influences comparées des facteurs internes et externes. Incidemment, cette question équivaut à établir les responsabilités des débiteurs et des créanciers.

C’est ainsi que la thèse libérale évoque, pour l’essentiel, une mauvaise affectation des fonds d’emprunt qui, associée à un environnement international permissif et à un laxisme des gouvernements, a entretenu l’endettement. Dominée par un retour victorieux de l’orthodoxie au détriment des idées keynésiennes, cette thèse fournit aux programmes d’ajustement structurel l’essentiel de leur fondement doctrinal. Elle a certainement le mérite d’expliquer, à sa manière, la montée de l’endettement des pays en voie de développement par le mode d’utilisation des ressources par eux. Elle occulte, cependant, l’influence des chocs exogènes sur l’endettement de ses mêmes pays.

A l’opposé s’exprime la thèse, principalement d’inspiration marxiste, qui, fidèle à ses principes, analyse la crise de l’endettement dans la relation dominants/dominés. L’endettement massif des pays en voie de développement correspondrait à une stratégie destinée à atténuer les effets de la crise sur les pays industriels créanciers. L’endettement international est perçu comme un nouveau mode de valorisation du capital se substituant au mode précédant, fondé sur la production. L’endettement devient alors un mode de régulation de l’économie mondiale. C’est là que tout se joue. On finit par soutenir que le remboursement de la dette est impossible et non souhaitable à la limite. Le transfert, en termes de ressources réelles, aurait des répercussions sur les pays créanciers telles que ces derniers préfèrent continuer à soutenir l’économie mondiale en y injectant des liquidités. En quête de relance pour sortir de la crise, les pays créanciers ne peuvent s’accommoder d’une contraction des échanges mondiaux qui résulterait d’un paiement de la dette à moins qu’ils n’acceptent de subir les effets «boomerang» sur leur niveau d’emploi et de revenu

Cette thèse souffre de son caractère volontariste. La crise de l’endettement serait l’aboutissement d’une stratégie consciente d’acteurs. Les pays industriels, qui sont en même temps les créanciers, font supporter aux débiteurs les effets de leur propre crise. La régulation par l’endettement international est souvent analysée à la manière d’un modèle d’usure qui consiste à piéger le débiteur. La phase ultime du cycle de l’endettement consiste dans l’ajustement structurel qui, tout en perpétuant l’endettement, réorganise la division internationale de travail au profit du pôle dominant. Il s’agit d’uniformiser les modes d’affectation et de gestion de ressources, soit mettre fin aux modèles concurrents à la vision libérale. Les pays en voie de développement apparaissent, selon cette thèse, comme les acteurs passifs d’un environnement international dont ils doivent subir le coût de l’ajustement.

Le but de notre recherche n’est pas de nous aligner sur l’une ou l’autre de ces deux thèses, du reste extrèmes. Chacune d’elles apporte un mode d’explication relevant d’hypothèses d’école d’une part, et souffrant d’un degré de généralisation propre à tout effort de théorisation. Notre démarche sera imprégnée d’un certain éclectisme. Nous puiserons dans l’une et l’autre ce qui nous semble pertinent pour analyser la montée de l’endettement extérieur de l’Algérie. L’essentiel de nos efforts consistera à mettre en évidence les spécificités du débiteur-Algérie. Celles-ci relèvent du mode particulier d’insertion de l’Algérie à la division internationale du travail et de celui ayant présidé à l’allocation des ressources durant les premières phases de son endettement.

La première spécificité du cas algérien est que la participation de l’Algérie à la division internationale du travail est quasi exclusivement assurée par les seuls hydrocarbures. Le caractère même de cette participation nous conduit à nous démarquer des analyses traditionnelles. Le poids de la rente dans la structure des prix des produits pétroliers réduit la question des termes de l’échange à celle du partage de la rente entre l’Algérie et les autres prétendants à ce partage. Détérioration et amélioration des termes de l’échange ne peuvent être assimilées, par conséquent, à un transfert de valeur au sens où on l’entend habituellement. L’évolution des termes de l’échange ne peut révéler que le niveau de partage de la rente qui est un transfert dans tous les cas.

La deuxième spécificité tient au modèle de développement lui-même. Il implique la mobilisation d’un surplus d’une importance telle que sa mise en oeuvre est peu concevable, dan le cas de l’Algérie, sans la rente pétrolière. La structure de l’investissement propre à ce modèle est peu compatible avec un endettement extérieur important. Alors que ce dernier impose un échéancier précis de remboursement, la structure de l’investissement se donne pour objectif une refonte des structures économiques et sociales. La rentabilité micro-économique n’est entrevue qu’à long terme. Un des objectifs essentiels du développement du secteur des hydrocarbures était de rendre conciliable la contrainte qu’impose le paiement du service de la dette et la nature du modèle de développement. En faisant face au service de la dette, grâce aux recettes des hydrocarbures, le modèle entendait exonérer l’industrie des prélèvements au titre de ces paiements, durant la phase démarrage. La rente et la dette s’articulent alors à la logique du modèle de telle façon que leur dépérissement soit organisé progressivement par les industries industrialisantes. La dette est perçue de fait comme une forme anticipée de la rente. Il s’agit d’une hypothèse essentielle de notre recherche. Concrètement, le secteur des hydrocarbures serait déchargé progressivement de sa fonction de pourvoyeur de devises au profit du reste de l’économie au fur et à mesure que celui-ci viendrait à maturité. Enclencher un cycle d’endettement sur la base de cette anticipation, comportait des risques évidents.

Les uns sont liés aux fluctuations sur le marché international. Celles-ci sont de nature à influencer le volume et le pouvoir d’achat de la rente et partant la capacité de celle-ci à couvrir le service de la dette . D’autres sont liés à la mise en oeuvre du modèle de développement lui-même. L’expérience montre que tout processus de développement met en mouvement des mécanismes économiques et sociaux que les schémas théoriques peuvent difficilement anticiper. L’expérience algérienne révèle une forte articulation entre ces deux types de risques. Le principe d’une politique prudente en matière d’endettement, posé comme ligne doctrinale à la fin des années soixante, est abandonné avec le premier choc pétrolier. Celui-ci a eu pour effet d’accroître les possibilités financières du pays en élargissant sa solvabilité extérieure, marquant ainsi un tournant décisif dans sa politique d’endettement. L’essentiel du financement de l’accumulation est assuré alors par les recettes des hydrocarbures et l’endettement extérieur.

Nous aborderons la relation entre ces deux sources par la notion de rente-dette. Il s’agit pour nous de montrer comment elles s’engendrent mutuellement. La captation de la rente suppose un endettement préalable pour réaliser les investissements. Le remboursement de la dette accroît la pression sur le développement du secteur des hydrocarbure en raison de la structure et la rigidité du reste de l’économie. Les difficultés de cette dernière sont reportées vers le secteur des hydrocarbures. Notre démarche sera différente de celle du modèle du dutch disease. D’inspiration néo-classique, ce dernier appréhende les distorsions d’une économie connaissant un boom dans ses recettes d’exportation, suite à une amélioration exogène de ses termes de l’échange, comme une fatalité. Ce modèle admet explicitement que la croissance, par le commerce international, peut s’accompagner de graves déséquilibres inter-sectiriels. La réalité algérienne s’éloigne nettement des hypothèses retenues par ce modèle et des conclusions qu’elles impliquent. L’émergence de l'Etat, comme régulateur central, suggère d’expliquer le mode d’ajustement de l’économie algérienne en tenant compte de ce rôle.

C’est la troisième spécificité caractérisant le cas algérien. Celle-ci relève du mode de gestion et d’affectation des ressources mobilisées pour le financement de l’accumulation. En se rendant titulaire d’une rente importante, l’Etat renforce sa présence. Sa position de premier épargnant lui permet de légitimer sans difficulté son rôle de premier entrepreneur de la nation. Il se donne comme mission de transformer la rente-dette en système productif. Nous parlerons de rente administrée pour qualifier la régulation centrale en Algérie. Cette expression a le mérite de désigner à la fois la nature et le mode de gestion des ressources que l’Etat mobilise pour l’accumulation. La gestion étatique va amplifier les déséquilibres «naturels» du modèle doctrinal. De déséquilibres moteurs, ils deviennent structurels. Pour les combattre, l’Etat réagit par la dépense qui, à son tour, entretient l’économie d’endettement. Un des mécanismes centraux de cette dernière est sans conteste le budget de l’Etat qui joue un rôle de premier plan dans la mobilisation et l’affectation de la rente pétrolière. Le mode de financement des investissements organise une contrainte lâche pour le système productif. On tente alors d’absorber les difficultés réelles de ce dernier par une injection renouvelée de capital. L’endettement intérieur et extérieur qui en résulte dépend fortement du cycle de la rente. La baisse drastique et durable de celle-ci au lendemain du contre-choc pétrolier de 1986 fait entrer l’Algérie dans la dernière phase de ce cycle. Les transferts qu’elle opère au profit de l’extérieur s’accompagnent d’une récession et d’un alourdissement du poids de la dette. Le reflux de la rente vers les bailleurs de fonds révèle la nature profonde des difficultés structurelles, liées à la construction d’un système productif algérien. Ce reflux prive ce dernier d’un moyen d’ajustement essentiel à l’extérieur.

En organisant de manière volontariste les conditions de reproduction de l’accumulation sans pouvoir les intérioriser par sa propre dynamique, l’expérience algérienne a connu rapidement ses limites. Cela ne tenait qu’au volume de la rente et de l’endettement que cette dernière permettait de mobiliser. L’affectation de la rente et de la dette à la recherche d’un large consensus social par un Etat entrepreneur, principalement préoccupé par sa propre reproduction, a favorisé le gaspillage et insufflé à l’ensemble de l’économie et de la société une mentalité et des comportements qui s’accordent mal avec l’effort de développement. En administrant les ressources à des prix inférieurs à leurs coûts économiques, l’action de l’Etat entretient l’économie d’endettement et l’appropriation privée d’une partie de ses mêmes ressources.

Par une démarche gradualiste et hésitante, l’Etat tente un auto-ajustement dès 1988. Le but est alors d’éviter un traitement imposé de l’extérieur qui heurterait toute la société. En rompant avec cette logique, l’ajustement structurel impose à l’Algérie, depuis 1994, de profondes modifications de ses structures économiques et sociales. Il s’impose comme un coût social qui n’est qu’une sanction différée du refus politique de supporter le coût économique des ressources utilisées. La récession prolongée du secteur industriel conduit à une désindustrialisation rapide de l’économie algérienne. Ceci nous conduit à nous interroger sur les interprétations qu’il convient de donner du mode d’insertion, déjà à l’oeuvre, de l’Algérie à la mondialisation.

Les spécificités que nous venons de mettre en évidence nous indiquent que l’attention doit être reportée sur les facteurs internes de la montée de l’endettement de l’Algérie sans ignorer toutefois les facteurs externes. En s’articulant aux premiers, ils ont plus ou moins accentué la contradiction rente-dette.

Notre travail est structuré en trois parties. Dans la première partie seront confrontés les arguments des uns et des autres concernant la crise de l’endettement . La deuxième aura pour objet l’analyse du cycle de la dette en liaison avec celui de la rente et la mesure de l’impact conjugué sur le financement de la construction du système productif . Dans la troisième, nous tenterons d’apporter une explication quant à la nature des déséquilibres qui ont conduit l’Algérie à l’ajustement structurel et à en évaluer les principales conséquences économiques et sociales.