1.3 - Le développement du crédit et ses limites.

L'activité marchande a toujours été soutenue par le crédit. L'intermédiation consistait à rendre disponibles les excédents des agents à surplus pour couvrir les besoins de ceux qui connaissaient des déficits. Le crédit élargissait donc les possibilités de l'activité de production et d'échange. Il est admis en général que la masse monétaire dans le système de l'étalon-or dépendait des réserves d'or et que les flux et reflux de celui-ci permettaient un retour à l'équilibre des balances des paiements moyennant la séquence bien connue inflation/déflation. Pour éviter de tels ajustements, la surveillance de la masse monétaire et par voie de conséquence celle du crédit était de rigueur.

La période qui allait s'ouvrir avec la sortie de crise de 1929 et se poursuivre tout au long des "trente glorieuses" verra dans les faits la consécration de la victoire des idées keynésiennes. La situation économique prévalant en Europe d'alors, chômage et réserves de productivité, pouvait être combattue par le développement du crédit hors des limites que lui imposait le système de l'étalon-or. L'élasticité de l'offre s’accommodait d'une faible inflation qui s'est révélée être un vecteur d'expansion économique et sociale.

L'idée essentielle, défendue dans le nouveau contexte, est que la dépense peut être effectuée sur la base d'une anticipation du revenu futur. L'investissement peut être financé sur une épargne ex-post. Le crédit à la consommation devient le moyen de dépenser son revenu avant de l'avoir gagné. En impulsant une hausse à l'absorption, le crédit est censé, grâce au dynamisme de la demande, actionner le mécanisme du multiplicateur dans le sens de l'expansion.

Pour l'approche de la régulation, cette période est marquée par un régime d'accumulation intensive durant laquelle les échanges organiques entre les deux sections se sont opérés dans le sens d'une expansion stable. Le développement du crédit a pu faire illusion tant que cette stabilité restait assurée. Les études entreprises par le collectif composé de J.H. LORENZI, O. PALESTRE et J. TOLADENO sur l'Europe d'une part et M. AGLIETTA sur les Etats-Unis d'autre part montrent clairement cela. Le développement du crédit a montré ses limites avec l'épuisement des réserves de productivité et leur exploitation coordonnée selon le schéma de proportionnalité qu'imposent les échanges entre les deux sections.

J. MAZIER, M. BASLE et J.F. VIDAL donnent, sur une longue période, la structure de l'endettement des entreprises françaises :

Tableau n° 2 : Structure de l'endettement des entreprises françaises : dette à court et moyen termes / profits en %
1900 1913 1922 1925 1932 1938 1954 1960 1972
32,4 55,4 26,6 32,1 45,6 29,9 53 58,8 78,1
Source : J. MAZIER, M. BASLE et J.F. VIDAL, ouvrage op. cité, p. 116.

La tendance générale montre une nette diminution des capacités de financement interne aux entreprises. La part des profits semble baisser rapidement, particulièrement après la seconde guerre mondiale. L'absorption des profits par la dette à court et moyen terme passe de 53 à 78,1 en moins de vingt ans (1950-1972). Le rythme de développement de l'économie de crédit est encore plus élevé si l'on ne considère que la période allant de 1960 à 1972. Le ratio d'endettement progresse de 19 points en douze ans. Les auteurs de ces chiffres notent que c'était le crédit à court terme qui dominait la structure de l'endettement. Autrement dit, le financement de l'investissement restait le fait des fonds propres. La tendance s'inverse après la seconde guerre mondiale. L'investissement dépend de plus en plus de la création monétaire.

La même situation est présentée par M. AGLIETTA pour les Etats Unis où ‘"l'endettement a joué un rôle décisif dans le dynamisme de la demande globale"’ 67.

Tableau n° 3 : Ratio de l'encours de la dette en fin d'année / PNB (Etats Unis).
Années Total Administrations Publiques Entreprises non financières Ménages
1946 155,8 110,4 29,4 16
1950 133,3 78,9 30,7 23,7
1955 133,8 67,3 33,2 33,3
1960 144,2 61,3 39,6 43,3
1965 140,9 50,9 42,1 47,9
1970 141,8 44,6 49,5 47,7
1975 140,6 41,3 51,7 47,6
1980 142,9 39 51,5 52,4
Source : M. AGLIETTA : Régulation et crise du capitalisme, L’expérience des Etats unis p. 52.

La stabilité du ratio de l'encours total de la dette par rapport au PNB est remarquable. On peut noter, par contre, une grande modification dans la répartition de la dette par agent. La dette est reportée progressivement sur les entreprises et les ménages. Leurs dettes cumulées, en fin de période, absorbent plus que la totalité du PNB alors que cette part n'était que de 45 % trente-quatre ans auparavant. La charge annuelle de la seule dette des ménages absorbe 24 % du revenu disponible 68.

Le crédit a pu soutenir un régime d'accumulation intensif, tout au long des "trente glorieuses", tant que celui-ci montrait des possibilités de productivité capable de maintenir le taux de profit grâce à une baisse simultanée du coût salarial et du capital. Dès le milieu des années soixante, la tendance s'inverse, semble-t-il, même si les effets ne sont ressentis qu'au début de la décennie suivante. M. AGLIETTA résume bien ce point de vue lorsqu'il écrit : ‘"On remarque également l'approfondissement spectaculaire de la plus-value relative dans la période 1958-1966, confirmant l'accélération de la baisse du coût salarial social réel dans cette période. La charge salariale et la charge de l'amortissement par unité produite ont diminué toutes les deux, dégageant un profit accumulable par unité produite en croissance très rapide. On mesure par contraste l'ampleur de la brutalité de la cassure inaugurée en 1966 dans le rythme de progression de la productivité du travail et dans la décroissance du coût salarial réel"’ 69.

Nous avons vu, plus haut, comment l'échange organique entre les deux sections, durant la période d'accumulation intensive, arrive à maintenir un taux de profit grâce aux gains de productivité résultant du développement de la section des biens de production et une baisse du coût de la force de travail résultant du développement de la section des biens de consommation. Il semble que cette cohérence d'ensemble est perturbée, du moins en France, à partir de 1962 70. Les gains de productivité de la section des biens de consommation, autrement dit la baisse du coût du salaire, n'arrivent plus à suivre le taux d'accumulation de l'ensemble. A partir de ce moment, la crise devient latente. Elle n'a pu être contenue que grâce à une répartition défavorable aux salaires et ce jusqu'à 196871. Les pressions sur le taux de plus-value deviennent de plus en plus fortes. Dans un contexte de baisse durable de la productivité, le taux de profit ne pouvait que baisser sachant que la limite à la hausse du taux de plus-value est proche.

Le développement du crédit, comme levier de la régulation, n'avait d'efficacité que par rapport à celle du régime d'accumulation lui-même, lequel, en s'intensifiant, a pu réaliser la promesse d'importants gains de productivité. Le tarissement des réserves de celle-ci s'est fait sentir dès le milieu des années soixante. La perturbation dans la reproduction du "tout" faisait que la crise devenait latente. D'instrument efficace de la régulation, le crédit allait devenir le principal pilier de "l'économie d'endettement".

Notes
67.

M. AGLIETTA : op. cité, p. 423.

68.

idem.

69.

M. AGLIETTA : op. cité, p. 77.

70.

J.H. LORENZI, O. PALESTRE et J. TOLADENA : La crise du XXe siècle,

Econmica 1980, p. 179.

71.

Idem, p. 280. J. DELAIS : Relations monétaires internationales, Thélématique 1994, p. 54.